Ledesign Celui qui plante un jardin plante le bonheur sur autocollant est sur Spreadshirt Autocollant durable et sans rĂ©sidu Échange simple DĂ©couvrez nos stickers! Passer au contenu . Nous sommes lĂ  pour vous : +33 8 05 08 22 16; Droit d'Ă©change de 30 jours; Jusqu’à - 70 % avec nos prix dĂ©gressifs
En plus d’apporter une touche dĂ©corative Ă  votre intĂ©rieur, les plantes d’intĂ©rieur peuvent ĂȘtre des sources d’énergies positives et vous aider Ă  profiter d’un espace harmonieux. Elles font, en effet, partie des Ă©lĂ©ments du Feng Shui faciles Ă  utiliser. Le Feng Shui deux termes qui signifient Vent et Eau est un art de vivre ancestral chinois qui vise Ă  amĂ©nager son intĂ©rieur de maniĂšre Ă  laisser circuler les Ă©nergies, Ă  atteindre l’équilibre entre le yin et le yang. Mais revenons aux plantes ! Comme ce ne sont pas n’importe lesquelles qui jouent un rĂŽle dans cette philosophie, nous vous en prĂ©sentons quelques-unes. © istock L’orchidĂ©e © istock Symbole de la fertilitĂ© dans le Feng Shui, l’orchidĂ©e est une plante qui vous ravira par sa beautĂ© lors de sa floraison. Elle symbolise Ă©galement la recherche de perfection dans les diffĂ©rents domaines. De plus, c’est une plante qui libĂšre de l’oxygĂšne et absorbe le dioxyde de carbone, ainsi elle est trĂšs utile quelle que soit la piĂšce. L'orchidĂ©e a besoin de toujours ĂȘtre dans un sol humide, sans pour autant que l’eau ne stagne. Le lys de la paix © istock Pour favoriser l’épanouissement physique, mental et spirituel, misez sur le lys de la paix. Dans la philosophie Feng Shui, il est connu pour permettre la bonne circulation de l’énergie dans l’espace oĂč il se trouve. C’est aussi une plante trĂšs utile pour purifier l’air. Aussi connu sous l'appellation Spathiphyllum, c’est une plante facile Ă  cultiver avec une Ă©lĂ©gante floraison blanche et un feuillage vert luisant. Le bambou © istock Le Feng Shui fait beaucoup appel Ă  cette plante. Et pour cause, elle est considĂ©rĂ©e comme un symbole de chance, de prospĂ©ritĂ© et aurait des propriĂ©tĂ©s pour repousser les ondes nĂ©gatives. Il en existe diffĂ©rentes variĂ©tĂ©s que vous pourrez installer en intĂ©rieur. Cette plante ne requiert que peu d’entretien et prĂ©fĂšre un emplacement peu lumineux et sans soleil direct. Le basilic sacrĂ© © istock C’est une plante qui est utilisĂ©e Ă  des fins mĂ©dicinales, mais Ă©galement religieuse. Il suffirait alors qu’une personne la touche pour ĂȘtre purifiĂ©e physiquement et mentalement. Dans le Feng Shui, c’est une plante qui trouve sa place Ă  l’intĂ©rieur pour purifier l’air des Ă©nergies nĂ©gatives et agir comme un aimant pour les ondes positives. On optera pour un emplacement lumineux qui profite d’au moins 6 h d'ensoleillement par jour. La crassula ovata © istock Aussi appelĂ©e arbre de Jade, cette plante grasse n’a besoin que d’un entretien minime et est facile Ă  cultiver. ConsidĂ©rĂ©e comme la plante de la richesse, on la voit souvent Ă  l’entrĂ©e des restaurants et des magasins chinois. Elle est ainsi connue pour attirer la prospĂ©ritĂ©. C’est Ă©galement une plante dĂ©polluante qui trouvera donc aisĂ©ment sa place dans votre intĂ©rieur. Sa croissance est rapide et il est important de lui permettre de pousser en lien avec la symbolique de la prospĂ©ritĂ©. La sauge © Pixabay – Nennieinszweidrei Cette plante a la rĂ©putation d’évacuer les Ă©motions nĂ©gatives. Ces propriĂ©tĂ©s purificatrices auraient, en effet, la capacitĂ© d'annihiler l’anxiĂ©tĂ©, la colĂšre ou la peur. GrĂące Ă  ses propriĂ©tĂ©s antiseptiques, antifongiques, antibactĂ©riennes, etc., elle est Ă©galement un remĂšde. Vous pourrez l’installer Ă  l’intĂ©rieur ou en extĂ©rieur pour profiter de bouquet de sauge. Sa croissance est rapide et elle se plaira dans un emplacement lumineux. Le romarin © istock Cette plante aromatique trouve Ă©galement sa place dans un intĂ©rieur Feng Shui. En plus de dissiper les Ă©nergies nĂ©gatives de la maison, le romarin permet de lutter contre les insomnies. Il a aussi des propriĂ©tĂ©s intĂ©ressantes pour la santĂ©. Vous pourrez l’installer en plein soleil, sur le rebord de la fenĂȘtre de votre cuisine, par exemple. Le pothos dorĂ© © istock Suspendue, cette plante vous permettra de profiter de ses lianes qui retomberont le long de vos meubles ou de vos murs. UtilisĂ©e en plante grimpante, vous pourrez tresser ses lianes autour d’un support. Le pothos dorĂ© est apprĂ©ciĂ© pour sa facilitĂ© d’entretien. Il se caractĂ©rise par des feuilles en forme de cƓur d’un beau vert. C’est une plante Feng Shui trĂšs rĂ©pandue. Le chrysanthĂšme © Pixabay Si, en Occident, cette plante Ă©voque la mort, elle est, dans la philosophie Feng Shui, un symbole de longĂ©vitĂ©. C’est Ă©galement une plante qui va pouvoir assainir l’air. Il est prĂ©fĂ©rable de lui choisir un emplacement oĂč elle ne sera pas en contact direct avec les rayons du soleil. Vous pourrez alors profiter d’une touche de couleur qui Ă©gaiera votre intĂ©rieur. L’aloe vera © Pixabay Pour booster la circulation des Ă©nergies positives dans votre intĂ©rieur, installez un aloe vera dans un emplacement lumineux, sans pour autant qu’il ne reçoive les rayons du soleil en direct. Il est dit que s’il pousse, il attirera la bonne fortune, mais s’il meurt, cela signifie qu’il a rempli son rĂŽle en absorbant toutes les Ă©nergies nĂ©gatives. La plante Ă  monnaie © istock Avec ses petites feuilles rondes de couleur Ă©meraude, cette plante fait partie des meilleures pour un intĂ©rieur Feng Shui. Elle est facile Ă  entretenir et promeut la richesse et la prospĂ©ritĂ© de celui qui la possĂšde. L’arbre de l’argent © Pixabay Cette plante favorise la chance et se rĂ©vĂ©lera propice lors de certaines Ă©tapes importantes de votre vie comme, entre autres, l’ouverture de votre entreprise, une reconversion, un mariage, etc.. En effet, ses feuilles Ă©voquent des mains vertes qui capturent le bonheur et la fortune et les conservent tel un trĂ©sor dans le tronc torsadĂ©. Les fougĂšres © Pixabay Ces plantes faciles Ă  entretenir permettront de dissimuler les coins d’une piĂšce et, ainsi, d’éviter que la chance ne vous quitte. Elles peuvent Ă©galement ĂȘtre suspendues, mais ont besoin de lumiĂšre et d’humiditĂ©. La plante de caoutchouc © istock Cette plante se caractĂ©rise par de belles feuilles arrondies de teintes diffĂ©rentes selon les variĂ©tĂ©s. Elle permet de favoriser la circulation des Ă©nergies positives Ă  l’intĂ©rieur. Vous pouvez donc l’installer dans la zone de richesse de votre intĂ©rieur pour lui permettre d’apporter la prospĂ©ritĂ©. Comme c’est une plante qui peut devenir trĂšs grande, veillez Ă  lui laisser suffisamment d’espace. Elle apprĂ©ciera un emplacement trĂšs lumineux et un arrosage rĂ©gulier. Le magnolia © Pixabay Shell Ghostcage Cette plante peut ĂȘtre installĂ©e Ă  l’entrĂ©e de votre maison en guise de porte-bonheur, Ă  l’arriĂšre du jardin pour attirer la richesse ou encore au nord-est pour favoriser votre Ă©panouissement personnel. La couleur aussi aura un impact. Misez sur du blanc pour un magnolia associĂ© Ă  l’immortalitĂ©, un rose pour apaiser les Ă©motions, etc.. Vous l’aurez compris pour une plante Feng Shui au jardin, on mise sur le magnolia et tant d’autres encore.
lesplus beaux proverbes à partager : « Qui plante un jardin, plante le bonheur. » Proverbe chinois » Proverbe chinois 3 février 2018, 5 h 41 min 3.7k Views
Si certaines plantes peuvent revĂȘtir un rĂŽle dĂ©coratif dans une maison, d’autres agissent comme un vĂ©ritable talisman. Parmi elles, trois sont Ă  l’instar d’un trĂšfle Ă  quatre feuilles, des porte-bonheur, car elles peuvent attirer chance et bien-ĂȘtre Ă  ceux qui les sont les plantes qui peuvent attirer le bonheur et la chance ?Les fleurs ou les plantes d’intĂ©rieur peuvent avoir des propriĂ©tĂ©s mĂ©dicinales mais Ă©galement porter chance selon une superstition millĂ©naire. Certains vĂ©gĂ©taux sont magiques et Ă©mettent des ondes positives dans votre maison. Ceux-ci amĂšnent avec eux le bonheur et la sont les plantes qui peuvent attirer le bonheur et la chance ?Attirer la chance – Source spmGrĂące au phĂ©nomĂšne de photosynthĂšse, les plantes d’intĂ©rieur sont idĂ©ales pour purifier l’air de votre maison et Ă©liminer l’humiditĂ©. En plus d’ĂȘtre agrĂ©ablement odorantes pour la maison, certains vĂ©gĂ©taux peuvent diminuer le stress, mais pas seulement. Ils sont l’objet de superstitions et de croyances qui persistent selon lesquelles certaines variĂ©tĂ©s sont synonyme de bon prĂ©sage. Mieux encore, elles apportent avec elles du bonheur, de la chance et de la paix intĂ©rieure. Un argument convaincant pour les cultiver en pot chez soi !1- Cette plante n’est pas seulement dĂ©corativePlante Ă  Ă©nergie positive – Source spmCeux qui souhaitent ĂȘtre chanceux et riches doivent planter la Crassula Ovata, surnommĂ©e plante d’argent. Le feng-shui chinois alloue ces pouvoirs Ă  cette plante verte au feuillage abondant. Si ce vĂ©gĂ©tal est appelĂ© arbre Ă  argent, c’est en raison de ces feuilles qui ressemblent Ă©trangement Ă  des piĂšces. Ce type de succulente est facile Ă  entretenir et certaines variĂ©tĂ©s ont des bords jaunes ou rouges. Ces vĂ©gĂ©taux massifs ont une floraison hivernale et leur parfum est subtil. Pendant l’hiver, l’arrosage doit ĂȘtre arrĂȘtĂ© pendant quelques Ce vĂ©gĂ©tal stimule la chance dans un domaine particulierLucky Bambou – Source spmCette plante verte qui demande peu d’entretien est Ă  l’instar de la patte de lapin, un vĂ©ritable porte-bonheur selon le Feng Shui qui l’associe Ă  l’argent. Cette plante qui sublime vos intĂ©rieurs appelĂ©e Dracaena sanderiana est Ă©galement rĂ©putĂ©e pour amener avec elle une Ă©nergie de bonheur, de chance et de prospĂ©ritĂ©. D’oĂč son nom amĂ©ricain, le lucky bambou [ndlr le bambou de la chance]. Plus de raisons d’hĂ©siter alors Ă  inviter chez soi cette plante d’intĂ©rieur chinoise qui apporte l’abondance !3- Cette plante cultivĂ©e apporte de bonnes ondes Ă  l’intĂ©rieurPachira aquatica – plante vivace – Source spmFaire pousser cette plante n’a pas que des vertus sur la santĂ©. Cette amulette vĂ©gĂ©tale est rĂ©putĂ©e pour attirer la chance mais aussi la prospĂ©ritĂ©. Pour les adeptes du Feng Shui, cet arbre au feuillage persistant est appelĂ© Money Tree [arbre Ă  argent]. Elle se distingue par ses troncs tressĂ©s qui sont idĂ©aux Ă  planter dans des pots. Selon la lĂ©gende, un homme a priĂ© pour de l’argent sous la Pachira aquatica. Depuis, il a commencĂ© Ă  gagner de l’argent en commercialisant ces vĂ©gĂ©taux qui ont fait pleuvoir les piĂšces de Cette plante fleurie est pleine de belles Ă©nergiesPorte Chance – Source spmSelon la discipline ancestrale qui analyse les cinq Ă©lĂ©ments, les orchidĂ©es sont des plantes Ă  fleurs Ă  avoir comme porte chance. Elles agissent particuliĂšrement pour porter bonheur Ă  la famille et il est prĂ©fĂ©rable de les choisir de couleur violette pour qu’elles soient plus puissantes. Ces belles fleurs aux pĂ©tales colorĂ©es apportent avec elles Ă©panouissement relationnel, fertilitĂ© et Ces plantes vivaces ne vous quitteront plus !Ficus elastica – Source spmParmi les plantes vivaces Ă  adopter chez soi le ficus elastica. En plus de purifier l’air, ce vĂ©gĂ©tal portera chance Ă  celui qui le cultivera. La bonne fortune n’est pas la seule bonne Ă©nergie que peut apporter ce vĂ©gĂ©tal Ă  petites feuilles vertes et jaunes. La richesse et l’abondance font Ă©galement partie des ondes Ă©mises par cette espĂšce vantĂ©e par le Feng Plantez cette fleur chez vous pour une Ă©nergie puissanteLys de la paix – Source spmLe lys de la paix met du bonheur et de l’harmonie dans l’air. En plus de dĂ©polluer l’atmosphĂšre, elle est idĂ©ale pour avoir un porte-bonheur vĂ©gĂ©tal qui se reflĂ©tera Ă©galement sur vos finances ! Pour ne rien gĂącher, ses grands pĂ©tales blancs sont ravissants et crĂ©eront un coin dĂ©coratif qui sublimera votre chose est sĂ»re, si vous adhĂ©rez aux coutumes chinoises, vous saurez quelles plantes vertes et fleuries choisir. Des tiges de bambou aux orchidĂ©es, tous ces vĂ©gĂ©taux protĂšgent votre maison tout en vous apportant du bonheur ! Lire aussi Comment les plantes communiquent-elles ?
Lecalla se dĂ©veloppe bien en pots de belle taille, 30-35 cm. PrĂ©voyez un terreau bien riche. Plantez environ 3 Ă  4 bulbes /pot. L’idĂ©e ici est plutĂŽt d’en faire une culture d’extĂ©rieur. L’avantage du pot c’est que celui-ci vous permet de protĂ©ger votre plante l’hiver en le rentrant, pour lui faire Ă©viter les grands froids.

Pour cette 17e Ă©dition des Rendez-vous aux jardins, une initiative du ministĂšre de la Culture, une centaine de jardins ouvrent leurs portails dans notre rĂ©gion. Yann Leboeuf, Ă  Phalempin, participe pour la premiĂšre fois Ă  l’opĂ©ration. Article rĂ©servĂ© aux abonnĂ©s

Lepatio fermĂ© par une verriĂšre peut se transformer en un vĂ©ritable jardin d’intĂ©rieur, espace dĂ©tente idĂ©al pour le repos. Il serait donc dommage de ne pas y installer les plantes les
LA BELGIQUE ARTISTIQUE ET LITTÉRAIRE TOME SEPTIÈME Avril — Mai — Juin 1907 f Digitized by the Internet Archive fe in 2017 with funding from - Getty Research Institute La BELGIQUE ARTISTIQUE & LITTÉRAIRE REVUE MENSUELLE NATIONALE DU MOUVEMENT INTELLECTUEL TOME SEPTIÈME AVRIL — MAI — JUIN 1907 BRUXELLES 26-28, rue des Minimes, 26-28 CONTES POUR LES ENFANTS D'HIER HISTOIRE DU ROI PRAXIPLUTE ET DE TROIS FLOCONS DE NEIGE A EugĂšne Demolder, La Hyontargie avait vĂ©cu longtemps heureuse sous le sceptre du bon roi Erimyk-Baladour. Nul n’ignore que ce prince eut la gloire de chasser de ses Etats la tourbe des faiseurs de musiques, peintres et gens de grimoires, en sorte que la patrie, libĂ©rĂ©e des chimĂšres, avait pu se donner tout entiĂšre aux soucis plus prĂ©sents de la vie. Ainsi que nous l’af- firment les annales officielles, une si fĂ©conde rĂ©solu- tion avait bientĂŽt portĂ© ses fruits. GonflĂ©e de richesses, toute la monarchie Ă©tait dĂ©jĂ  merveilleuse d’embon- point lorsque, Baladour Ă©tant mort, le TrĂŽne Ă©chut Ă  Praxiplute. Celui-ci ressemblait Ă  son prĂ©dĂ©cesseur, en vĂ©ritĂ© Ă  s’y mĂ©prendre. MĂȘme stature formidable, santĂ© pareille, ei d’identiques gros yeux bleus avec un tout petit nez noyĂ© dans le double flot des joues rouges. Au moral , il y avait pourtant certaines diflĂ©rences. Erimyk-Baladour fut chanteur; mais 6 CONTES POUR LES ENFANTS D’HIER Praxiplute, comme lui douĂ© d’une voix solide, recher- chait plutĂŽt les triomphes de l’éloquence. Quant aux images, musiques et chansons, on peut affirmer hautement qu’il ne les haĂŻssait point, car il n’avait jamais songĂ© Ă  de telles choses. Non, certes, qu’il n’eĂ»t point d’idĂ©al ! Nul plus que lui ne reconnaissait la force de ce mot. Mais Praxi- plute, d’esprit trop ferme pour se plaire Ă  des bille- vesĂ©es, rĂ©vĂ©rait un idĂ©al positif, un idĂ©al pratique. Son Ă©loquence Ă©mouvait par sa bonhomie, parfois rehaussĂ©e de quelques cris sonores ; c’était une sorte de terre-Ă -terre sublime. Le Roi tenait d’ailleurs Ă  ce qu’elle fĂ»t utile Ă  la nation, et il l’employait sans relĂąche Ă  propager les plus saines doctrines de l’éco- nomie politique. Qui donc s’étonnera que sous un tel monarque la prospĂ©ritĂ© publique ne connĂ»t plus de mesure? Ce rĂšgne fut une pĂ©riode admirable d’expansion, de lointaines entreprises commerciales et de colossales affaires qui s’engendraient les unes des autres comme des bĂȘtes monstrueuses et vomissantes d’or. Sous Baladour, les bourgeois de Hyontargie Ă©taient dĂ©jĂ , pour la plupart, assez replets. Sous Praxiplute ils s’épanouirent mieux encore. GorgĂ©s de bonnes vic- tuailles, tous Ă©taient devenus gras Ă  lard. Sauf dans le menu peuple, oĂč la peste, la faim et les pales couleurs faisaient leurs ravages ordinaires, les Hyontargiens ne pouvaient plus mourir que d’apoplexie ou de maladies d’estomac. En douze an- nĂ©es la statistique n’enregistra, parmi les honnĂȘtes gens, que cinquante-neuf dĂ©cĂšs attribuables Ă  d’au- tres causes. A savoir trois Grands Dignitaires ayant eu la tĂȘte tranchĂ©e pour malversations, et qui ne purent survivre Ă  leur disgrĂące; ALBERT MOCKEL 7 deux Demi-Grands et un Gentilhomme assassinĂ©s par leurs rivaux; le Grand MarĂ©chal de Bouche, brĂ»lĂ© dans les cui- sines par une bassine de confiture toute bouillante ; un Riche-Homme qui se laissa choir de sa fenĂȘtre en regardant passer une courtisane ; cinq Gentilshommes mystĂ©rieusement empoi- sonnĂ©s ; un autre tuĂ© Ă  la guerre, par mĂ©garde ; un Demi-Grand qui avait mangĂ© une guĂȘpe dans une pĂȘche ; six Riches-Hommes noyĂ©s tous ensemble, pour s’ĂȘtre imprudemment baignĂ©s trois heures Ă  peine aprĂšs le repas ; un bourgeois misĂ©rablement Ă©crasĂ© par une malle; et enfin trente-six dames qu’on vit crever de jalousie, et le Grand Pontife qui Ă©clata un jour, de graisse ou de rire, on ne sait. MalgrĂ© cela la canaille, dit-on, trouvait encore des occasions de murmurer; mais la force armĂ©e Ă©tait lĂ  pour lui enseigner les Ă©gards qu’on doit aux choses respectables. Quant aux classes supĂ©rieures de l’Etat elles vivaient noblement, Ă©blouies d’elles- mĂȘmes, et glorieuses de cette incomparable fortune Ă  jamais dĂ©signĂ©e pour les fastes de l’Histoire. * * * Ainsi passĂšrent les ans, et aprĂšs les ans les annĂ©es. Ceux qui, sous l’ancien rĂšgne, Ă©taient des hommes mĂ»rs et forts, traĂźnaient maintenant leurs pieds de vieillards alourdis par la goutte; les adolescents d’alors avaient atteint l’ñge des soucis, et une gĂ©nĂ©ration nouvelle Ă©tait nĂ©e. 8 CONTES POUR LES ENFANTS D’HIER C’est parmi ces jeunes gens que se rĂ©vĂ©la d’abord le surprenant malaise dont les historiens de la Hyon- targie ont essayĂ© en vain d’expliquer les causes. Il commençait d’une maniĂšre bizarre par . une crise d’ennui, de faiblesse et de langueur sentimentale. On dĂ©signait cela par un mot singulier, jusqu’alors Ă©tranger au vocabulaire du pays la mĂ©lancolie. Quand l’affection devenait plus grave, c’était le splĂźne ou splenn. Nul organe ne paraissait lĂ©sĂ©; une souf- france Ă  la fois vague et profonde envahissait tout l’ĂȘtre, et le malade prenait en dĂ©goĂ»t une vie dont il n’espĂ©rait plus rien. Le splĂźne Ă©tait, d’ailleurs, mani- festement rĂ©servĂ© aux personnes de quelque Ă©duca- tion, tandis que le splenn s’attachait aux ignorants bourgeois. Les dames n’étaient point sujettes Ă  la maladie, par bonheur. Mais chez les jeunes hommes elle fit de grands ravages, et peu Ă  peu, par contagion, gagna mĂȘme leurs aĂźnĂ©s. Ils ne se trouvaient plus la force d’accroĂźtre leurs richesses ; on les entendit dĂ©clarer monotone leur splendeur, et que boire, manger et s’amuser, c’est toujours la mĂȘme chose. Ils mon- traient partout leurs mornes visages, cherchant d’un air lugubre un plaisir qu’ils ne trouvaient plus ; puis ils se renfermaient jalousement dans leurs demeures oĂč leurs proches les voyaient dĂ©pĂ©rir, et de temps en temps il se rĂ©pĂ©tait qu’un Hyontargien venait de trĂ©passer, tuĂ© par un ennui sauvage. Cependant, les affaires devenaient languissantes; le crĂ©dit public perdait de son ressort, l’argent se resserrait, on ne crĂ©ait plus d’affaires nouvelles. Une formidable crise financiĂšre Ă©tait imminente. En ces tristes conjonctures, le Roi ne faillit point Ă  son devoir. Il fallait Ă  tout prix relever les esprits, ramener la confiance; et Praxiplute n’ignorait point ALBERT MOCKEL 9 comment on agit en ce cas il suffit de racheter quelques dettes de l’Etat, puis de taxer les Juifs et de faire grand fracas de dĂ©pense afin d’éblouir par le luxe. Or, les Juifs pullulaient en Hyontargie, et le trĂ©sor de la Couronne entassait dans cinquante caves blindĂ©es des masses prodigieuses d’or. Mais quel luxe pouvait donc manquer aux Riches du pays? comment espĂ©rer les Ă©blouir? Meubles et tapis prĂ©cieux, tentures de velours, tentures de soie, et celles qu’on tisse d’or et d’argent; bijoux qui scintillaient en Ă©parpillant mille Ă©toiles ; fruits mĂ»rs, viandes appropriĂ©es Ă  toute gourmandise, et jusqu’à des bĂȘtes merveilleuses qu’on faisait Ă  grands frais provenir des tropiques et du pĂŽle; armes, jeux, vĂȘte- ments au noble faste, chevaux prompts Ă  caracoler et somptueux carrosses, — vastes et chaudes demeures pour l’hiver, sans compter les habitations estivales dans les bois, rafraĂźchies par des gerbes d’eau pure, — les riches Hyontargiens possĂ©daient tout cela ! Or Praxiplute se dĂ©solait, n'imaginant rien de plus, lorsque l’embassadeur d’un Etat voisin cita d’autres luxes que l’on ne connaĂźt point en Hyon- targie. Il parla longuement des cours rivales, Avigorre, Alturinse et Tzur; il nomma le prince d’AquilĂ©e, familier des choses philosophiques, et le prince Jerzual d’Urmonde, qui fut bon harpeur et beau conteur de fableries. Le jeune prince de Valan- deuse a grande renommĂ©e, Ă©tant trouvĂšre de lais et chansons, car il fut instruit par les fĂ©es ; et les voyageurs cĂ©lĂšbrent par tout l’univers le roi EllĂ©rion d’ArgilĂ©e chez qui l’on voit plus de cent tables peintes, et l'histoire des hĂ©ros taillĂ©e Ă  merveille dans la pierre. Il y a dans son palais des scĂšnes de tous les Ăąges, figurĂ©es sur les murs parmi des guirlandes fleuries et mille ingĂ©nieux rĂ©seaux de couleur; et lO CONTES POUR LES ENFANTS D’HIER ainsi toujours, de salle en salle, jusqu’au bout de la longue galerie oĂč l’on voit tout Ă  coup, parmi les jeux de la lumiĂšre et de la musique, des corps har- monieux aux nobles attitudes. La plupart des rois, disait l’EnvoyĂ©, font grand cas de ces luxes de l’esprit. Dans les capitales prospĂšres, il y a mĂȘme des salles tout exprĂšs pour la musique, et d’autres oĂč l’on fait revivre les hommes de jadis en toutes sortes de fables inventĂ©es. On y donne de grandes fĂȘtes, et les habitants de ces villes en tirent beaucoup de joie et de divertissement. Praxiplute ouvrait de larges yeux et ne comprenait qu’à demi. Mais le Grand Damoiseau des Plaisirs lui parla en secret. — Sire, dit-il, l’amour propre national est le meilleur soutien des dynasties. Le peuple ne souffri- rait-il pas dans son patriotisme, s’il savait que Votre MajestĂ© ne possĂšde point ce qui fait l’orgueil de tant d’autres monarques? — TĂȘtebleu! s’écria le Roi, il faut lui montrer que nous sommes assez riches pour nous payer tout cela. Cependant, lorsqu’on en voulut venir au fait, il y eut grand embarras. Point d’artistes en Hyontargie! Le Roi fut trĂšs surpris et demanda pourquoi. Pourquoi? En vĂ©ritĂ©, personne ne le savait plus. Il fallut dĂ©crĂ©ter des recherches, et c’est pourquoi les secrĂ©taires royaux s’en furent consulter les archives qu’ils explorĂšrent de comble en fond. Ils y trouvĂšrent d’abord un grand nombre de toiles d’araignĂ©es, en trĂšs bon Ă©tat; puis un amas floconneux et grisĂątre d'oĂč ils retirĂšrent coup sur coup un cheval Ă  bas- cule oubliĂ© par les enfants du dernier archiviste. ALBERT MOCKEL I I quatre chaises dĂ©paillĂ©es, un corps de robe en fanons de baleine, de vieux paniers dĂ©foncĂ©s et une infinitĂ© de puces ; aprĂšs quoi l’on atteignit les actes de la Couronne, oĂč les maigres scribes aux longs nez furetĂšrent avec minutie. La poussiĂšre se soulevait autour d’eux et s’envo- lait par les fenĂȘtres comme un Ă©pais brouillard. Le ciel en fut voilĂ©, au point que le jour fit place Ă  la nuit. Les passants, aveuglĂ©s, se heurtaient aux murs sur les places publiques, ils s’éternuaient mutuelle- ment au visage, et cela fit des querelles. Cependant les scribes travaillaient toujours. BientĂŽt la couche de poussiĂšre devint si Ă©paisse dans les rues qu’il fal- lut renoncer Ă  y traĂźner carrosse, et les affaires furent suspendues pendant plus de vingt jours. Mais la piĂšce officielle fut enfin dĂ©couverte, et l’on put mon- trer au Roi le dĂ©cret d’Erimyk-Baladour qui, pour intentions malfaisantes et mĂ©dires Ă  l’égard de la MajestĂ©, exilait de l’Etat les tailleurs d’images, hommes de musique, songes-creux, et toutes gens qui inventent et gribouillent. Alors Praxiplute se mit en colĂšre et cassa le dĂ©cret. Et l’on attendit. On attendit un mois, deux mois, on en attendit six; mais les savants, les artistes ne revinrent point. La plupart Ă©taient morts aprĂšs tant d’annĂ©es, en des terres diverses; quant aux rares survivants, ils avaient nouĂ© ailleurs des amitiĂ©s ou des alliances et n’avaient nulle envie de quitter leurs foyers pour montrer Ă  leurs cheveux blancs le royaume ingrat de Hyontargie. On demanda des poĂštes et des musiciens en ArgilĂ©e, en Urmonde, en Alturinse, en Avigorre, en Tzur; mais ils se moquĂšrent, et dirent que leur art n’était pas fait pour des Hyontargiens. 12 CONTES POUR LES ENFANTS D’HIER Le Roi se dĂ©sespĂ©rait, car il tenait Ă  accomplir les choses qu’il avait une fois dĂ©cidĂ©es, et dĂ©jĂ  l’on tremblait pour sa santĂ© lorsqu’un jour le Grand Chef Justicier lui dit ce qu’il savait d’un Ă©trange captif gardĂ© au fond d’une cellule, et depuis un temps si lointain qu’on avait oubliĂ© ses forfaits. C’était un homme Ă©trange, et qui prĂ©tendait ouĂŻr en lui- mĂȘme des musiques. Un fou, assurĂ©ment. Une fois mĂȘme, bien des annĂ©es auparavant, il s’était avisĂ© d’inscrire mille signes bizarres sur les murs de son cachot; c’étaient une multitude de petits carrĂ©s, de petits losanges disposĂ©s sur quatre lignes trĂšs minces, et le prisonnier semblait hors de lui-mĂȘme lorsqu’il les contemplait; mais on les avait effacĂ©s Ă  la hĂąte, par crainte des sortilĂšges, et depuis ce moment-lĂ  le vieil- lard n’avait plus prononcĂ© une parole. — Ha! ha! mais c’est trĂšs drĂŽle vraiment, dit le Roi. — J’avais songĂ© Ă  lui. Sire, le croyant magicien, et pensant qu’il pourrait aider l’Etat par ses artifices pour arrĂȘter la crise... Mais en consultant les tables de nos Chartres, j’ai vu que ce prisonnier est un musicien. — Musicien! Tu en es sĂ»r? cria Praxiplute. — Oui, Sire. Il s’appelle LillĂ©e et il fut enfermĂ© pour offense Ă  la MajestĂ©, mais son crime ne date pas de ce rĂšgne. Ce jour-lĂ , le Roi fut rĂȘveur, bien qu’il eĂ»t dĂ©jĂ  meilleure mine. Et dĂšs le lendemain, il envoya en ArgilĂ©e, Valandeuse, AHgorre et autres contrĂ©es, rechercher tous les instruments dont il est fait usage pour la musique. Les courriers s’en furent en grande hĂąte. Deux mois plus tard ils Ă©taient revenus, rapportant des trom- pettes et des tambourins, fifres et cornemuses par centaines ; des flĂ»tes Ă  bec et traversiĂšres, trompes Ă  ALBERT MOCKEL l3 tirants, serpents, chapeaux chinois ; maintes violes grandes et petites, cornes d’acacia, olifants et conques ; des rotes, crĂ©celles, triangles et clavicordes, rebecs, tam-tam, lyres, nĂ©bels ; cloches campanes, cors et guitares, luths, tympanons et des kinnors, clairons, cimbales et sacquebutes qui furent entassĂ©s dans le palais. Et il arriva des buccinateurs gigantesques et d’autres gens habiles Ă  manier les instruments sonores, et avec eux des hommes qui chantent, et des femmes et des enfants Ă  la voix aiguĂ«. Alors le Roi fit quĂ©rir le prisonnier. C’était un vieillard sans souffle, au chef branlant, aux mains incertaines. Le gueux Ă©tait pĂąle et maigre Ă  donner l’épouvante, avec une barbe mĂȘlĂ©e et de trĂšs longs cheveux qui lui faisaient un manteau flottant. On eĂ»t dit qu’il sortait d’un sĂ©pulcre, car on voyait Ă  travers ses joues la ligne des mĂąchoires et des dents, et ses yeux n’avaient plus nulle flamme. Il s’avançait en hĂ©sitant, comme un homme Ă©bloui d’avoir regardĂ© le soleil, et il fut un long temps avant de pouvoir prononcer un seul mot. Mais on dit au Roi qu’il Ă©tait fascinĂ© par la majestĂ© du TrĂŽne, et Sa MajestĂ© l’accueillit avec une indulgente faveur. Or donc, Praxiplute, qui tut un bon roi, donna ordre d’élargir le musicien ; puis il lui signifia d’avoir Ă  fournir une grande fĂȘte pour l’anniversaire de sa Joyeuse EntrĂ©e, Ă  un mois de lĂ . Et, comme il ne regardait pas Ă  la dĂ©pense, il donna Ă  LillĂ©e mille piĂšces d’or pour que la musique tĂ»t plus belle. * * * On Ă©tait Ă  l’époque de la fĂȘte de Grasse-Truie, laquelle correspond en Hyontargie Ă  la NoĂ«l des 14 CONTES POUR LES ENFANTS D’HIER autres peuples. C’est d’ailleurs la fĂȘte nationale du pays, car elle fut instituĂ©e sous le rĂšgne d’Erimyk- Baladour, afin de commĂ©morer le premier essor de la prospĂ©ritĂ© publique. Cela seul suffirait pour qu’elle fĂ»t grandiosement cĂ©lĂ©brĂ©e. Mais des causes natu- relles s’ajoutent Ă  cette cause historique. Les Hyon- targiens ont toujours eu un faible pour la charcuterie. Elle Ă©chauffe le cƓur en mĂȘme temps que le corps, et c’est pour ce motif qu’ils en exaltent les bienfaits au dĂ©but de l’hiver. Cette annĂ©e-lĂ , le froid Ă©tait venu trĂšs tĂŽt. LillĂ©e fut criblĂ© de flocons, tandis qu’il faisait route vers la demeure modeste que lui avaient assignĂ©e les ordres de Sa MajestĂ©; mais il aimait la neige et il eut une joie d’enfant Ă  regarder les flocons que la bise sou- levait. Ils font de folles niches, — mille tours imper- tinents de page qui disent leur indĂ©pendance. On leur pardonne lorsqu’ils vous sautent par malice dans les cheveux et dans la barbe, ou si leur caprice tout Ă  coup se faufile au fond des oreilles. L’air est comme renouvelĂ© par la neige. LillĂ©e en aspirait avec dĂ©lices la puretĂ© froide et saine. Lorsqu’il fut arrivĂ© Ă  son logis, il ouvrit aussitĂŽt la fenĂȘtre de sa petite chambre pour laisser entrer le vent d’hiver, et il se pencha Ă  la croisĂ©e , afin de suivre le joli tumulte puĂ©ril des flocons qui lui chantaient la libertĂ©. Mais sa pensĂ©e revint Ă  la terrible tĂąche que lui avait fixĂ©e le Roi, et le souci crispa les rides de son visage. Il songea Ă  sa vie de prisonnier et Ă  cette tra- gique destinĂ©e de silence, pour lui, le musicien, lors- qu’on avait effacĂ© des murs l’Ɠuvre de joie et de dou- leur qu’il y avait tracĂ©e... LillĂ©e eut un brusque frisson. Pourrait-il encore, aprĂšs tant d’annĂ©es, faire mouvoir au-dedans de lui-mĂȘme les grandes vagues ALBEiCT MOCKEL l5 inconnues qu’on sent monter, s’enfler et qui se heurtent et qui jaillissent enfin en gerbes magnifiques, pour Ă©lancer aux deux le cri de la beautĂ© ? De rayonnantes idĂ©es, glorieuses comme le soleil, avaient passĂ© jadis sous son front tandis que la prison lui cachait la lumiĂšre ; c’étaient des rythmes francs et forts et d’autres plus souples que ne le sont les femmes, et il y avait des harmonies graves comme les tĂ©nĂšbres, ou qui semblaient profondes et sans fin, et puis d’une inouĂŻe clartĂ© oĂč s’épanouissaient des roses... Mais elles passaient, passaient, et voici bien longtemps qu’elles n’étaient revenues ! LillĂ©e Ă©couta s’il entendrait encore en lui la voix ineffable et secrĂšte, — et les flocons qui gambadaient Ă  la fenĂȘtre le virent se serrer le front entre les mains, faire quelques pas en vacillant, et tout Ă  coup pleurer avec des sanglots; — son Ăąme n’avait plus de paroles. Mais les flocons de neige ne comprennent pas toujours, et ils ont l’esprit inconstant. Lorsqu’ils eurent un peu voltigĂ© autour de l’homme dont ils avaient vu l’angoisse, ils s’enfuirent par la croisĂ©e et recommencĂšrent dans la rue leur sarabande sans plus y penser. Us s’abandonnaient aux remous du vent, planaient, glissaient plus bas, et de chute en chute molle effleuraient presque la terre; et puis soudain les voilĂ  qui tourbillonnaient par-dessus les mai- sons, faisaient la ronde autour des cheminĂ©es, tirail- laient la fumĂ©e en son vol, virevoltaient pour se lutiner, et de fuite en poursuite tombaient Ă  la fin sur le sol. Les flocons de neige sont pareils aux enfants ; ils s’amusent de tout, parce qu’ils sont curieux, agiles et d’un caractĂšre lĂ©ger. Quelques-uns tournoyaient comme des fous i6 CONTES POUR LES ENFANTS D’HIER devant la figure d’un chambellan, pour voir s’il gar- derait sa dignitĂ©, et d’autres, balancĂ©s le long des habitations, prĂšs des vitres, regardaient sans vergogne Ă  l’intĂ©rieur. MĂȘme il y en eut trois qui se laissant mollement flotter jusque sur le visage d’une jeune fille, le caressĂšrent avec effronterie et mirent sur ses lĂšvres un petit baiser froid. Mais la jeune fille lança un grand soupir, car elle songeait Ă  son amant, et les trois flocons furent chassĂ©s tous ensemble bien loin au-dessus des toits, tant le soupir Ă©tait fort. Alors ils rirent comme des gamins, inventĂšrent vingt pirouettes, firent des menuets espiĂšgles oĂč l’on se taquine et s’esquive, et d’un rapide Ă©lan partirent de compagnie, car ils Ă©taient frĂšres depuis leur aventure. Ils traversĂšrent ville et faubourgs, planant trĂšs haut, passĂšrent dix places, rues et carrefours, et des venelles par centaines. Sous eux, la ville Ă©tait belle, en ses imbrications blanches dĂ©coupĂ©es d’angles et de pointes ; aux lointains, elle apparaissait toute pĂąle, et comme fondue dans la neige qui tombait; mais plus prĂšs d’eux, selon leur vol, naissaient de vives miroitures aux aiguilles que le gel cristallise. Ils s’en furent longtemps ainsi et parvinrent Ă  un large espace oĂč brillait sous le givre une petite forĂȘt. C’étaient des pins et des sapins par rangĂ©es innombrables que des marchands habiles avaient apportĂ©s des montagnes et qui attendaient lĂ  d’ĂȘtre offerts aux jeunes Hyontargiens, comme c’est la coutume Ă  la fĂȘte de Grasse Truie. Les trois flocons s’arrĂȘtĂšrent Ă  la cime d’un mĂ©lĂšze qui paraissait vrai- ment dĂ©paysĂ© parmi tous les sapins ; ils Ă©taient fati- guĂ©s de gambades et dĂ©sireux aussi de causer Ă  loisir pour approfondir leurs caractĂšres. C’est pourquoi ils s’interrogeaient Ă  l’envi — D’oĂč viens-tu? ALBERT MOCKEL ^7 — As-tu vu de trĂšs belles choses? — Ou de trĂšs extraordinaires ? — OĂč donc es-tu nĂ©? As-tu dĂ©jĂ  fait des voyages? — Moi, moi, c’est moi qui suis le plus beau de vous tous, car je suis de fiĂšre race. — Il faut le prouver! — Je viens de la neige des montagnes ! Tout petit, je me vois descendant un grand fleuve qui va aux pays du soleil ; il faisait bon vivre alors et nous ondu- lions en paix, mes frĂšres et moi, dans la chaleur douce. Mais un jour la chaleur fut si forte que je dĂ©faillis, et puis je me sentis monter comme une petite bulle, et le soleil m’emporta au plus haut des deux. — Oh ! dit le deuxiĂšme flocon, tu as vu de tout prĂšs le grand Soleil ? — Oui ! je volais, je volais, je volais vers lui!... et je crois que j’allais le toucher, quand soudain j’eus Je vertige. C’est alors que je suis tombĂ© sur la terre. Quelle catastrophe! — Non. La terreĂ©taitbelleoĂč je descendis. C’étaient -des mamelons immenses et blancs, et des pics, et de profonds gouffres, ainsi qu’une tempĂȘte figĂ©e. Souvent des nuages auprĂšs de moi passaient, et alors, Ă  tra- vers leurs jeux d’ombre, des territoires Ă©taient voilĂ©s, comme si la mort les eĂ»t marquĂ©s de son crĂȘpe. Et je voyais courir la tache noire; elle descendait aux courbes des gorges, frappait les rocs, meurtrissait des plateaux glacĂ©s, et tout Ă  coup, par une dĂ©chi- rure, les rayons tombaient en flots d’or. Parfois aussi les nuages luttaient avec les cimes; elles jaillissaient de la vapeur, raides et orgueilleuses, et s’y retrou- vaient plongĂ©es aussitĂŽt; et du fond des vallĂ©es, d’autres nuĂ©es arrivaient comme une armĂ©e en .bataille, et les nuages luttaient alors entre eux. Mais l8 CONTES POUR LES ENFANTS D’HIER au-dessus c’était l’air pur, transparent plus que nul cristal, et puis on ne sait plus s’il y a un horizon c’est l’espace, la clartĂ©, c’est l’immensitĂ© vide, et il plane un cĂ©leste silence... VoilĂ  ce que j’ai vu. — Oh, moi, dit le deuxiĂšme flocon, je viens aussi de loin. J’étais une goutte de la Mer, j’ai dansĂ© dans les vagues, j’ai portĂ© les navires qui voguent vers tous les deux! J’étais ivre de rire en tournant dans l’écume, je regardais les grands poissons agiles, je faisais mille sauts pour dĂ©ferler sur les flasques mĂ©duses, — et comme j’errais ainsi, glissant de flot en flot, j’ai rencontrĂ© des Ăźles qui sont encore Ă  dĂ©couvrir. Et puis j’ai vu la tempĂȘte quand elle hurle. Elle lançait aux nuages nos vagues, et tout Ă  coup fendait la mer ; et nous ballottions les pesantes carĂšnes, et j’ai entendu plus d’une fois des hommes qui criaient Ă  la mort. — Ce devait ĂȘtre assez Ă©mouvant, concĂ©da le pre- mier flocon. Pourtant les montagnes sont plus belles, et d’abord elles sont bien plus hautes que les vagues... — Oui, mais tu n’imagines pas comme la mer est plus large ; et puis ce n’est pas vrai que les montagnes soient plus belles ! — HolĂ ! cria le troisiĂšme flocon, allez-vous donc vous disputer? On est bien mal pour cela Ă  la pointe de ce mĂ©lĂšze . . . Les deux autres s’étaient mis Ă  rire, tellement qu’on ne voyait plus d’eux que leurs dents blanches... — A ton tour! dirent-ils. Et le troisiĂšme parla aussi, mais il Ă©tait bien plus timide — Ecoutez, je ne suis pas un grand voyageur comme vous. Et j’ai connu pourtant de belles rives, quand je passais aux rĂ©gions de LĂ©odie-la Souriante. Il y avait des arbres qui trempaient au courant leurs ALBERT MOCKEL ^9 branches; nos flots jasaient vers les prairies, et des enfants parfois, et de sveltes filles, entraient dans les eaux en chantant. La lumiĂšre parmi les brumes bleues glissait avec des musiques, et c’était beau, et c’était doux infiniment.. — Mais, s’écria le premier, ce n’est pas intĂ©ressant du tout, ce que tu radotes-iĂ  ! Alors il prit son Ă©lan, et les deux autres aprĂšs lui bondirent, et ils s’en furent de nouveau par les rues et les carrefours oĂč va le grĂ© du vent qui passe. Tout Ă  coup, au milieu de leurs jeux ailĂ©s et des folles culbutes, ils ouĂŻrent un son lointain plus dou- loureux qu’une plainte d’enfant. Les trois flocons volĂšrent de ce cĂŽtĂ©, sautelant au-dessus l’un de l'autre afin d’aller plus vite, et comme ils s’étaient arrĂȘtĂ©s, entendant le son tout prĂšs d’eux, ils virent par une croisĂ©e ouverte un homme trĂšs vieux qui maniait en tremblant une viole et en tirait des notes oĂč hĂ©sitait l’archet. C’était une mĂ©lodie sans suite, mais ardente et contenue, comme une confidence que l’on n’ose achever. Le son, d’abord tendu, impĂ©rieux, vĂ©hĂ©ment, tout Ă  coup se brisait, et cela faisait comme une blessure au cƓur; mais il renaissait avec force, bondissant Ă  l’aigu, ou modulant au grave des paroles profondes coupĂ©es de cris et de lancinants reproches... Et puis la mĂ©lodie avait d’inattendus dĂ©tours ; elle disait sur la chanterelle une paix cĂ©leste dans la clartĂ©, et cela mĂȘme Ă©tait si triste qu’une Ăąme semblait y mourir. Les trois flocons avaient reconnu le musicien ; d’avoir entendu quelle Ă©tait sa douleur, ils eurent compassion, et ils auraient voulu le consoler. Mais froĂ»oĂč Ăź bßßßßhe I une bouffĂ©e de vent les emporta par- dessus les maisons et ils furent bousculĂ©s, tiraillĂ©s, jetĂ©s en l’air de toutes façons, au point qu’ils allaient 20 CONTES POUR LES ENFANTS D’HTER ĂȘtre sĂ©parĂ©s. Et comme ils cherchaient tous un point solide oĂč se fixer, le premier avisa une grosse masse brillante et s’y attacha de toute son Ă©nergie avec ses frĂšres qui l’avaient suivi. Mais ils poussĂšrent ensemble un cri en leur langue de neige, car ils se crurent tombĂ©s dans le feu. En mĂȘme temps il y eut sous eux un effrayant tapage et comme un tremble- ment de terre — ils firent une vertigineuse pirouette, et se retrouvĂšrent rĂ©unis, cramponnĂ©s Ă  une surface de mĂ©tal. Or c’était simplement le casque d’un hallebardier dont ils avaient rencontrĂ© par mĂ©garde le nez consi- dĂ©rable ; et ce nez Ă©tait rouge, et ce nez avait Ă©ternuĂ©. Le hallebardier, trĂšs fier et tout de jaune vĂȘtu, fai- sait la police du grand pont. Au-dessous de lui, le fleuve mouvait sa lourde masse; des glaçons arri- vaient du lointain, pesamment bousculĂ©s, qu’on entendait passer en heurtant sourdement les berges, et lĂ -bas, vers la mer oĂč courait leur avalanche, le soleil se montrait Ă  travers les zĂ©brures des nuĂ©es. Il marquait de sang la ligne des eaux, et les glaçons ballottĂ©s sur les vagues oscillaient en scintillations multicolores parmi des cercles d’or liquide. Mais le hallebardier ne voyait point cela. Par ordre du Roi il forçait les passants Ă  ne marcher qu’à droite sur le pont, et veillait Ă  ce qu’on observĂąt le rĂšglement. Lorsqu’un Hyontargien oubliait d’obĂ©ir, le hallebardier lui rappelait le rĂšglement et se mettait en colĂšre; et les trois flocons jugĂšrent qu’il exĂ©cutait trop durement sa consigne, car il venait de saisir une jeune fille aux vĂȘtements transparents, et tenait Ă  deux mains ses boucles ballantes afin de la conduire en lieu sĂ»r. Prends garde, hallebardier, disait la jeune fille. MalgrĂ© ma robe couleur de buĂ©e, malgrĂ© cette robe ALBERT MOCKEL 21 qui te scandalise et ma chevelure dĂ©vergondĂ©e, je suis plus puissante qu’une princesse. On m’appelle NovĂ©liane, fĂ©eNovĂ©liane, sƓur de Lull et deLazuli... — Silence! hurla le hallebardier. Vous insultez un fonctionnaire! » Mais NovĂ©liane lui souffla au visage, le beau nez en devint nuancĂ© d’azur et le hallebardier lĂącha prise. Alors fĂ©e NovĂ©liane ouvrit des ailes translucides telles qu’un frĂ©missant cristal; elle frĂŽla gentiment la figure du hallebardier qui se crut soudain en paradis, et avec les flocons mĂȘlĂ©s parmi ses boucles elle glissa dans la brume et s’enfuit. Oh ! ce fut une belle course planĂ©e, sur la ville, sur le fleuve et jus- qu’au fond des deux! NovĂ©liane allait plus vite que le vent, et les flocons tremblaient de peur; ou bien elle musait parmi les gros nuages et ils se divertis- saient Ă  narguer ces personnages balourds qui trainent sans fin leurs robes grises. FĂ©e NovĂ©liane battit des ailes avec plus de force et bientĂŽt elle fut au-dessus des nuages, en un lieu si froid que l’air semblait fait de mille petites dents aiguĂ«s. Ses ailes restaient suspendues dans un transparent silence. Nul bruit ne venait de la terre; seuls, en une lumineuse musique, les astres crĂ©pitaient dans la nuit limpide. Puis une grande clartĂ© bleue s’éleva Ă  travers les espaces, et parmi les Ă©toiles pĂąlies la lune parut au bord du ciel. Lentement NovĂ©liane Ă©tait redescendue, et dĂ©jĂ  elle errait par-dessus les toits de la ville. En revenant ainsi vers les hommes, les flocons se souvinrent d’une tragique mĂ©lodie qui les avait Ă©mus. A un certain moment ils crurent mĂȘme [l’entendre... Mais cette fois, oh cette fois le son Ă©tait si faible qu’on le sentait proche de mourir. Et les flocons [auraient 22 CONTES POUR LES ENFANTS D’HIER bien voulu dire ces choses Ă  la fĂ©e, mais ils n’osaient point. En outre, ils Ă©taient distraits par les Ă©tranges allures de NovĂ©liane dans les misĂ©rables venelles oĂč sa forme diaphane planait Ă  prĂ©sent. Il y avait dans ses mains une chose pĂąle et bril- lante, comme une poussiĂšre de lune qu’elle avait recueillie plus haut que les nuages. Peut-ĂȘtre Ă©tait-ce lĂ  cette graine des rĂȘves dont on a tant parlĂ© ?.. Mais les flocons n’en savaient rien. Ils voyaient NovĂ©liane pĂ©nĂ©trer dans les plus tristes logis. Silencieuse et irrĂ©- vĂ©lĂ©e elle y parsemait un peu de la poudre claire, et les visages souriaient aussitĂŽt. Alors, dans toutes les maisons qu’elle avait visitĂ©es, il se fit des allĂ©es et des venues ; des hommes arri- vaient, montrant les piĂšces d’argent gagnĂ©es, et des femmes rapportaient en menue monnaie le prix de quelque objet vendu par la ville; et tous se fĂ©lici- taient de l’aubaine, et il entrait des gens porteurs de bonnes nouvelles, et des jeunes filles chantaient pour leur amoureux revenu de la guerre, et NovĂ©liane mouvait lentement ses ailes comme pour en caresser ce petit peuple. Les flocons devinĂšrent qu’elle Ă©tait la fĂ©e de ces hasards propices, et ils chuchottĂšrent — Que tu es bonne ! que tu es bonne pour ces gens-ci! Mais il est d’autres infortunes... Viens, NovĂ©liane, nous te conduirons. — Laissez, rĂ©pondit-elle; laissez planer mes ailes! Son vol s’éleva de nouveau pour atteindre les quartiers les plus riches. LĂ  se trouvaient des hommes et des femmes agonisants de fureur jalouse, des amants qu’avaient sĂ©parĂ©s cruellement des mĂ©- prises, et d’autres qui souffraient de ne pouvoir s’aimer. Or, NovĂ©liane touchait les vitres en passant, et soudain la joie Ă©tait revenue. ALBERT MOCKEL 23 Les trois flocons parlĂšrent encore. — Oh! NovĂ©liane, que de bien tu rĂ©pands! Mais Ă©coute il est de plus dures infortunes... — Je sais, je sais, dit-elle. Avant de me glisser au seuil des pauvres j’avais vu bien d’autres demeures... Oh malheureuse, malheureuse citĂ©! Tous, ici, tous sauf un seul, m’ont fait pleurer de douleur. Et j’en ai secouru d’abord, que vous ne saviez pas ceux qui gĂ©missaient pour leur vanitĂ© humiliĂ©e, et les opu- lents manieurs d’or Ă  qui une cargaison perdue avait coĂ»tĂ© des cris de rage... A ceux-lĂ  j’ai rendu, avec l’espoir, de l’énergie. — NovĂ©liane! HĂ©las, qu’as-tu fait! — - Les hommes ne peuvent aimer que ce dont ils sont proches ; et de quoi donc sont proches les Ăąmes de ceux-ci? Je donne Ă  chacun la joie dont il est digne... Laissez planer mes ailes ! FĂ©e NovĂ©liane reprit son vol, et, cachĂ©s dans sa chevelure, les flocons firent de grands yeux ronds tout blancs pour regarder partout. Les pins et les sapins qu’ils avaient aperçus rangĂ©s sur la place, prĂšs du fleuve, circulaient maintenant dans les rues, — mais non point seuls, il faut le dire. Il y en avait de tout petits, qu’on tenait d’une seule main, d’autres qu’il fallait porter Ă  deux bras, et de plus gros encore couchĂ©s sur des chars. Il y eut mĂȘme un sapin qui paraissait tout d’or; de ses basses branches il renversait hommes et femmes sur son passage, et six chevaux caparaçonnĂ©s d’argent et d’es- carboucles le traĂźnaient, debout et suspendu, vers le palais du Roi. Puis les arbres entrĂšrent dans les habitations. Quelques-uns, trĂšs hauts et trĂšs larges, achetĂ©s par les Grands et les Dignitaires, franchissaient avec peine les portes des palais ; on les dĂ©chargeait Ă  force 24 CONTES POUR LES ENFANTS D’HIER d’hommes et, leur feuillage mĂ©tallique secouĂ© par un frĂ©missement, lorsqu'ils avaient passĂ© le seuil ils redressaient leur roide stature au milieu des salles vitrĂ©es. Ailleurs, dans les maisons des Demi-Grands, officiers mineurs ou membres de la Hanse, les sapins montaient d’étage en Ă©tage; et les plus petits mon- taient le plus prĂšs des toits, car tous les Hyontargiens ne sont pas Ă©galement riches. Peu Ă  peu se fit la parure des arbres. Dans les loge- ments des misĂ©rables, il n’y avait aux branches que de vilaines petites images du cochon, faites de miel et de farine, et quelques maigres saucissons. Aux Ă©tages suivants pendaient par grappes des pieds dont la peau blanche mettait l’eau Ă  la bouche, toutes sortes de boudins gorgĂ©s de foie, des guirlandes de sau- cisses rubicondes et juteuses, et de succulents jam- bons bien en lard. Plus bas encore des tĂȘtes de porc artistement dĂ©corĂ©es de tripes en collier, avec des yeux d’émail et, dans les oreilles, des touffes de fleurs rouges oĂč se mĂȘlaient des truffes. Et de magnifiques victuailles alternaient, chez les plus riches, avec mille bijoux rappelant par leur forme la truie nationale, en sorte que plus de cinquante cochons en bronze poli, en argent, en or filigranĂ© ou chargĂ© de massifs cabochons d’azur, se balançaient Ă©lĂ©gamment aux ramilles. Lorsqu’il s’agit de cĂ©lĂ©brer leur grande fĂȘte, les Hyontargiens savent ne rien Ă©pargner. Chez le Roi, le luxe montrait des merveilles. Le faste de la couronne y Ă©tait rĂ©vĂ©lĂ© dĂšs l’entrĂ©e des jardins. LĂ , de beaux ifs taillĂ©s avec soin imitaient Ă  ravir la prestance de la truie et, rangĂ©s majestueuse- ment en allĂ©e, ils menaient Ă  la salle immense oĂč l’on avait dressĂ© l’Arbre d’or. Les flocons avaient ri d’abord comme des fous ; ALBERT MOCKEL 25 mais l’arbre d’or les impressionna. Aux branches d’en bas ils comptĂšrent des quartiers de cochon Ă  la chair tendre et rosĂ©e qui devait fondre sur la lĂšvre ; plus haut, des jambons allĂ©chants; plus haut, de bonnes andouilles colorĂ©es de vermillon et fleuries. Par une trouvaille d’un aspect dĂ©licieux, des tripes brodĂ©es de mĂ©taux choisis glissaient de ramure en ramure ; puis, en lignes jumelles avec de vrais boudins, ondulant parmi des cochons d’argent, d’or ciselĂ©, de turquoise et d’émĂ©raude, elles atteignaient enfin la cime oĂč, sous les feux de trente lampadaires, scintillait une truie taillĂ©e dans un seul diamant. Les courtisans louaient Ă  grands cris ces disposi- tions ingĂ©nieuses. Praxiplute leur montra l’eflet enchanteur du diamant et tous, la tĂȘte levĂ©e, clignant des yeux vers la pointe de l’arbre, ils rĂ©pondaient que jamais on n’avait Ă©tĂ© plus prĂšs de la nature. Soudain il y eut des clameurs et des bonds d’allĂ©- gresse lorsqu’avec des drapeaux Ă©ployĂ©s et des torches et le tapage des acclamations, apparurent en triomphe vingt-quatre cochons vivants. Ils Ă©taient Ă©normes et formidables. On les attacha au pied de l’arbre oĂč ils se vautrĂšrent mollement sur les tapis de velours ; et les chambellans charmĂ©s les caressaient, leur don- naient de doux noms, admiraient leurs chaĂźnes incrustĂ©es et les bracelets, les colliers et les longues boucles d’oreilles qui rehaussaient la grĂące de leur physionomie. Alors on dressa les tables du festin en demi-cercle autour de l’arbre d’or et Gomaburge entama un beau discours sur les richesses de l’Etat. Or des potages fumants arrivaient, et des viandes pleines de jus portĂ©es en procession par de pompeux domestiques, si chargĂ©s de chamarrures qu’ils brillaient comme le soleil. Et le festin commença, et ils mangĂšrent et 20 CONTES POUR LES ENFANTS D’HIER burent, et le Grand MarĂ©chal de Bouche s’étant dressĂ©, avec un somptueux panache de plumes vio- lettes sur la tĂȘte, prononça l’éloge de la Grasse Truie; et le Grand Echanson agitait sa robe de pourpre Ă  bandelettes d’or, et Praxiplute le fit asseoir avec des gestes en colĂšre, et le Roi cĂ©lĂ©bra encore la richesse publique et ils se remirent tous Ă  boire, Ă  manger et Ă  rire en criant... — Partons, FĂ©e NovĂ©liane, oh! partons, je t’en prie! NovĂ©liane dĂ©ploya ses ailes et ce fut comme un arc-en-ciel. — Vite, vite, hĂątons-nous, dit-elle. Son vol passa de nouveau par les rues et les places et les tumultueux carrefours. Partout les Hyontar- giens cĂ©lĂ©braient, comme le Roi, la tĂȘte nationale. Les flocons entendirent de grands bruits de vaisselle et de verres, et ils furent effrayĂ©s par un cortĂšge de gens en dĂ©lire qui sautaient et dansaient, levaient les bras et tournoyaient en ronde autour d’un Cochon colossal portĂ© sur une litiĂšre fleurie. — Plus vite, plus vite, disait la FĂ©e. Ils Ă©taient arrivĂ©s non loin de la maison de LillĂ©e. Les trois flocons de neige tĂąchĂšrent d’ouĂŻr encore la plainte dont ils avaient frissonnĂ©. Cette fois ils n’en- tendirent plus rien, et cela leur fit mal. — NovĂ©liane! arrĂȘte-toi, NovĂ©liane! Mais la FĂ©e semblait ne pas entendre. — Oh! NovĂ©liane, vas-tu laisser cet homme sans secours? Tout Ă  l’heure il appelait avec une si triste mĂ©lodie... A prĂ©sent il se meurt, NovĂ©liane, il se meurt ! La FĂ©e ne rĂ©pondit pas. Mais elle tendit soudain ses ailes et les flocons gĂ©mirent de se voir emportĂ©s si loin. Ils auraient voulu crier encore, mais le vent ALBERT MOCKEL 27 leur coupait la parole. Ils auraient voulu quitter la FĂ©e oublieuse, mais le vent secouait trop durement la chevelure oĂč ils Ă©taient captifs, et ils n’osaient pas fuir. Et NovĂ©liane pointant son front vers le ciel, avait tendu encore son envergure. Le vent semblait de flammes, la terre fuyait... Et NovĂ©liane tendit encore ses ailes. Alors il y eut une telle tempĂȘte que les flocons per- dirent conscience. FĂ©e NovĂ©liane montait, montait en faisant des signes rapides comme la lumiĂšre. Puis elle plana, une minute fut immobile, et fondit sur la terre. Lorsque les flocons revinrent Ă  la vie, ils virent que la FĂ©e s’était entrelacĂ©e avec des rayons de lune. Son visage avec sa parure se transfigurait, et ce fut une forme couleur d’espace qui se balança sur la ville, frĂŽla des toits couverts de neige et, par une fenĂȘtre ouverte, se glissa dans une chambre silen- cieuse. Un homme Ă©tait lĂ  — un vieux, un trĂšs vieux homme, effroyablement maigre et pĂąle, qui serrait en ses mains son front appuyĂ© Ă  la table. Une viole, par terre, avec deux cordes brisĂ©es, des feuilles dĂ©jĂ  noircies de ci de lĂ  Ă©parses, disaient le travail com- mencĂ© et l’heure oĂč avait dĂ©failli le courage. FĂ©e NovĂ©liane effleura le vieillard du bout des ailes sans qu’il la vĂźt, et le vieillard leva un front qui sem- blait sortir de la mort. FĂ©e NovĂ©liane toucha les che- veux blancs, et le vieillard redressĂ©, sourit comme un convalescent. Mais il n’avait pas vu la FĂ©e. Alors NovĂ©liane parut Ă  ses regards, et l’homme tendit les bras, eut un cri de bonheur, et soudain recula devant l’impĂ©rieuse clarßé. 28 CONTES POUR LES ENFANTS D’HIER Et NovĂ©liane vola vers lui, elle mit sur son front un grave et long baiser; et LillĂ©e s’était jetĂ© Ă  genoux, et son front devint transparent et pur, et ses yeux furent limpides comme des yeux d’enfant. Alors NovĂ©liane mut lentement ses ailes, et les flocons dĂ©tachĂ©s de sa chevelure planĂšrent sur la sur- naturelle brise. LillĂ©e contemplait en une extase ravie, et son Ăąme, peu Ă  peu, s’éveillait au jour. NovĂ©liane mouvait doucement ses ailes. Leurs courbes flĂ©chies semblaient chanter; leur souplesse ondulait comme une voix module. Les ailes frĂ©mirent, et ce furent les contours d’un rythme aĂ©rien; elles frĂ©mirent, et ce fut l’harmonie qui suit le sillage des anges. Elles frĂ©mirent encore.... — et voici que d’inouĂŻes visions dĂ©rivent en mĂ©lodies cĂ©lestes, et que la robe de NovĂ©liane grandit comme un abĂźme oĂč des constellations se rĂ©vĂšlent dans l’éther... Tout est silence, mais la musique est nĂ©e. LillĂ©e, de toute son Ăąme, contemple le prodige. Il lui semble qu’au dedans de lui-mĂȘme s’ouvre une rĂ©gion immense et lumineuse, et que son cƓur vou- drait contenir tout l’univers. 11 sent un dĂ©sir indicible et suave, innombrable et sans but; il aspire Ă  tout ce qu’on ne peut voir... Parfois il cache ses yeux Ă©blouis, et puis il tend les mains, et ses regards s’unissent aux ailes de la FĂ©e et aux mouvements du noble corps... Car NovĂ©liane s’incline, tourne lentement ou s’immobilise, et la Danse divine enseigne la musique. Cependant NovĂ©liane a pĂąli sa lumiĂšre; d’abord sa chevelure comme une aurore Ă©vanouie, puis sa robe de lune et sa forme indĂ©cise, et la clartĂ© de ses ailes qu’elle a repliĂ©es. Mais NovĂ©liane est lĂ , dĂ©sormais invisible. Les flocons, sur son souffle, voltigent lĂ©gĂš- rement ; ils parient de grandes choses car l’haleine de la FĂ©e se noue Ă  leurs jeux qu’elle dirige ; leur danse. ALBERT MOGKEL 29 Ă  son tour, dit les merveilles cĂ©lestes, et les rythmes errants, et l’harmonie qui naĂźt de l’universel amour tient captive la course Ă©ternelle des sphĂšres... Puis, le souffle de la FĂ©e s’apaise; les flocons planent, suspendus, et chacun, tour Ă  tour, raconte au vieillard les fleuves et les montagnes, et les mers parcourues. Et l’un dĂ©crit les douces rives, quand s’éveille le visage mobile des eaux; les enfants jasent et se jouent parmi les Ă©glantines, car c’est l’étĂ©, les heures bruissent, et voici les jeunes filles qui s ’en viennent et dĂ©nouent leurs chevelures... Oh lointains, lointains souvenirs!... LillĂ©e se rappelle. Des baisers... des baisers, jadis, vers les lĂšvres qui balbutient, — et celle qui s’en est allĂ©e lorsqu’il parlait d’amour... Or le deuxiĂšme flocon dĂ©jĂ  vient et chuchote, mais sa voix paraĂźt grande car il dit la mer. Il dit le voyage, et les voiles du navire qui glisse vers de nouveaux cieux ; il dit la tempĂȘte, quand les carĂšnes se heurtent aux flots, et le cri dĂ©chirant des hommes en face de la mort. LillĂ©e revoit ses premiers songes, et ses yeux qui cherchaient l’espace, et les annĂ©es de sa jeunesse lorsqu’il se croyait fort Ă  culbuter le monde. C’est alors qu’il connut ses frĂšres, alors la foi, alors toute la vie et l’ivresse de la lutte oĂč la beautĂ© veut vain- cre... Mais le dernier flocon de neige dit la majestĂ© gla- ciale des cimes quand les nuages planent Ă  leurs pieds; il dit comment les pics roidissent dans l’orgueil leur immobile stature, et comme est rĂ©ginale la sĂ©rĂ©nitĂ© du silence... Oui, LillĂ©e se souvient. Il a vĂ©cu scellĂ© dans le silence, il sait par quel mĂ©pris il trouva la force d’exister. Toute la vie du passĂ© l’en- vironne. Des images, des images adorĂ©es ou haĂŻes se sont avancĂ©es des tĂ©nĂšbres ; par guirlandes unies, 3o CONTES POUR LES ENFANTS D’HIER dĂ©jĂ  les plus chĂšres lui parlent. Le front brĂ»lant, LillĂ©e les accueille. Mais elles sont des ombres ; elles n’ont d’autre langage que de sourire et faire des signes... Oh merveille! les signes, les sourires, voici qu’ils sont devenus mĂ©lodie! LillĂ©e les Ă©coute, LillĂ©e est enveloppĂ© d’ineffables musiques ; ces voix l’une Ă  l’autre enlacĂ©es naissent et renaissent en cantilĂšnes que vont Ă©crire ses doigts... Gomme des ondes lente- ment dĂ©roulĂ©es, comme des ondes venues d’un abĂźme, oh tout au fond de lui, des sons, des sons inconnus se rĂ©vĂšlent... Ils montent, ils se gonflent, ils dĂ©bor- dent en nuances fleuries, et LillĂ©e ne sait plus s’il y a dans son Ăąme des vagues, ou des chants qui s’épa- nouissent, ou des touffes de roses au soleil... — Qu’il achĂšve seul maintenant, ce que j’ai in- spirĂ©, murmura NovĂ©liane. Elle suspendit son souffle, et les trois flocons de neige tombĂšrent sur les pages noircies. Alors la FĂ©e se souleva du sol ; ses ailes frĂ©mirent, tandis qu’elle semblait hĂ©siter, et soudain elle s’enfuit, Ă©vanouie dans les tĂ©nĂšbres. Mais les flocons Ă©taient demeurĂ©s auprĂšs du Musi- cien. Fondus par son haleine, ils Ă©taient pareils Ă  trois larmes. Et ils scintillaient sur l’ƒluvre com- mencĂ©e que la foule, bientĂŽt, allait sentir marcher vers elle. Albert Mockel. LE PRINCIPE SOCIAL DE L’ART — De toutes les forces sociales qui peuvent aider Ă  l’ascension des peuples, il n"en existe peut-ĂȘtre pas de plus Ă©levĂ©es que l’Art. Annie Besant. Un disciple illustre de Platon, en mĂȘme temps que l’ami puissant de Phidias, le grand lĂ©gislateur PĂ©riclĂšs, un jour, Ă  AthĂšnes, laissa tomber de ses lĂšvres, cette sage et profonde parole, qui semble un Ă©cho vivant de la doctrine pythagoricienne Ne touche^ pas aux bases de la Musique^ vous tou- cheriez aux fondements mĂȘme de VEtat. En parlant ainsi, PĂ©riclĂšs formulait Je principe social de l’Art, dont l’essence est l’Harmonie, c’est-Ă - dire la BeautĂ©. L’homme d’état et l’homme d’art qui Ă©taient en lui rappelaient ainsi Ă  la GrĂšce que ce qui constitue l’un des Ă©lĂ©ments premiers de l’harmonie morale et intellec- tuelle d’une civilisation, c’est le sentiment du Beau, ou, pour plus de clartĂ©, l’action directe de ce senti- ment merveilleux sur les Ăąmes dans la formation des sociĂ©tĂ©s humaines. L’ordre et l’harmonie, personne ne saurait le nier sans dĂ©raisonner, sont des vertus sociales surĂ©mi- nentes. L’univers n’existe que par l’harmonie, et la haute formule, ordo ab chao, est l’une des plus formidables affirmations de la divinitĂ© de l’Harmonie dans les genĂšses primordiales du monde. Si l’har- 32 LE PRINCIPE SOCIAL DE L’ART monie est l’essence des choses, si elle est la grande puissance Ă©quilibrante qui vibre au cƓur des mondes et au cƓur du moindre des atomes, si elle est, en un mot, le secret de Vunivers, elle doit ĂȘtre aussi l’es- sence et le secret de l’Etat. Or, c’est l’Art qui rend le plus directement sensible Ă  l’homme l’existence fondamentale de l’harmonie, cette harmonie universelle devant laquelle le matĂ©ria- lisme moderne est obligĂ© de balbutier sa derniĂšre et dĂ©sespĂ©rĂ©e admiration. * * * Le principe social de l’art se manifeste dĂ©jĂ  dĂšs les premiers Ăąges de l’humanitĂ©, aux Ă©poques obscures oĂč les civilisations naissantes sortent Ă  peine de la nuit des temps. Le document le plus indĂ©niable, la preuve la plus positive de l’avĂšnement de l’intelli- gence dans l’homme primitif et de l’élĂ©ment esthĂ©- tique qui la compose, le signe mĂȘme de l’évidence de la lumiĂšre mentale dans l’animal humain i, ne le trouvons-nous pas dans ce fait, rĂ©vĂ©lĂ© par la gĂ©ologie et l’anthropologie, que l’apparition de l’intelligence sociale dans l’homme date de ce moment extraordi- naire oĂč il a su fixer son sentiment du beau en une image, prise dans ks formes de la vie ambiante? Oui, c’est bien en traçant sur une matiĂšre brute, le dessin d’un objet vivant ou inanimĂ© dont il a voulu perpĂ©tuer le souvenir de beautĂ© et dont son intelli- gence avait Ă©tĂ© impressionnĂ©e, que l’homme prĂ©histo- rique rĂ©vĂ©la, dĂšs l’aurore de la race humaine, le prin- cipe social et intellectuel de l’Art. Or, le grand biologiste anglais, Huxley, a fait cette constatation que, jamais, dans la nombreuse sĂ©rie des espĂšces, aucun animal n’avait cherchĂ© Ă  reproduire par l’image ce qui l’entourait. L’art est inconnu aux animaux. i Voir pour ce qui concerne plus spĂ©cialement la donnĂ©e Ă©sotĂ©rique de l’évolution humaine ou de la gĂ©nĂ©alogie de l’homme Le MystĂšre de l'Evolution, par Jean Delville. — Lamertin, Ă©diteur, Bruxelles. JEAN DELVILLE 33 L’Art est donc bien le signe indĂ©niable de l’intelli- gence, de l’esprit, dans l’homme. DĂšs que l’homme a su penser il Ă©tait un artiste. De mĂȘme que c’est par l’image que les hommes primitifs exprimĂšrent leurs idĂ©es, de mĂȘme c’est dans le monde des images que les peuples prennent con- science des idĂ©es. Le sentiment du beau est insĂ©parable de la con- science mentale. L’une des caractĂ©ristiques de la psychologie de Tenfant, celle qui marque un stade important dans le dĂ©veloppement de son intelligence, c’est l’intĂ©rĂȘt grandissant que prend pour lui l’image. LĂ  encore nous trouvons une preuve que l’on ne saurait sĂ©parer la notion esthĂ©tique de l’évolution mentale de l’homme et que l’art joue dans la vie humaine un rĂŽle vital. L’évolution du sens esthĂ©tique correspond toujours Ă  un accroissement de conscience sociale, Ă  l’affine- ment de la sensibilitĂ©. Toute l’histoire de l’art nous dĂ©montre sa collaboration au progrĂšs humain. Par- tout, dans le monde, oĂč il y eut un germe de civilisa- tion, ce germe s’est manifestĂ© sous l’une des formes de l’art. C’est que le domaine esthĂ©tique constitue un fac- teur social d’une puissance psychique vraiment harmonieuse. L’Imagination est une puissance rĂ©elle dans l’homme. Sans imagination l’homme ne peut rien crĂ©er, rien inventer. Les facultĂ©s artistiques ne dĂ©rivent nullement de l’instinct, mais, au contraire, de l’esprit. L’Art est une des activitĂ©s propres de l’Esprit. Cette manifesta- tion de l’Intelligence humaine que l’on appelle le gĂ©nie artistique n’est donc point davantage un pro- duit artificiel, une fantaisie, un superflu qui n’a que des rapports relatifs et lointains avec le dĂ©veloppe- ment Ă©thique de la sociĂ©tĂ©. Le gĂ©nie artistique est inhĂ©rent au phĂ©nomĂšne de la vie comme la beautĂ© est inhĂ©rente Ă  la manifestation de l’univers. C’est pour avoir oubliĂ© que l’Art est une force civilisante et que ses racines plongent dans la genĂšse de l’ñme humaine, que la plupart des hommes d’Etat 3 34 LE PRINCIPE SOCIAL DE L’ART d’aujourd’hui, ainsi que ceux qui reprĂ©sentent les pouvoirs publics, se font de l’esthĂ©tique, en gĂ©nĂ©ral, une conception mĂ©diocre et superficielle. C’est Ă©galement pour avoir oubliĂ© l’essence de l’esthĂ©tique et la mission de l’art dans le monde que la majoritĂ© des artistes d’aujourd’hui ont mis leur talent au service des Ă©motions infĂ©rieures et de la laideur. A quoi servent donc les Ă©coles des Beaux-Arts, oĂč l’on enseigne la BeautĂ© plastique, si la vie sociale cesse d’ĂȘtre imprĂ©gnĂ©e de cette beautĂ© et si les artistes eux-mĂȘmes orientent leur talent vers la laideur et la banalitĂ©? De quelle utilitĂ© sont les musĂ©es, si l’on y entasse des Ɠuvres oĂč le mauvais goĂ»t domine et d’oĂč l’intel- ligence de l’artiste est absente? Un grand esthĂšte anglais doublĂ© d’un sociologue, John Ruskin, a dit vrai, lorsqu’il Ă©crivit Il faut combattre le laid jusque dans la vie et Vayant proscrit de ses propres rĂȘves, V expulser de la rĂ©alitĂ©. » En effet, toujours, aux idĂ©es sociales l’on devrait appliquer les idĂ©es esthĂ©tiques. Les sociologues doivent ĂȘtre en mĂȘme temps des hommes d’art, s’ils veulent ĂȘtre de parfaits organisateurs de la vie humaine. Le beau est insĂ©parable de la vie sociale. La recherche du bonheur social entraĂźne nĂ©cessai- rement avec celui-ci l’efflorescence du beau. Les peuples malheureux et incultes, on le sait, n’ont point d’art. L’harmonie sociale n’est pas com- plĂšte, n’est pas possible, veux-je dire, sans la mani- festation de l’art, qui est la fleur mĂȘme et la joie du monde. Pourquoi cela? Parce que le beau est intimement liĂ© au bien, parce que le beau est la forme visible de l’Amour universel. Le monde social et le monde moral sont une mĂȘme chose. L’art participe des deux. Aussi, une immense responsabilitĂ© pĂšse sur l’homme d’Etat, le sociologue, et en mĂȘme temps sur l’artiste. D’une part, lorsque les pouvoirs publics n’encou- ragent pas l’expression la plus Ă©levĂ©e de l’art, ils^ JEAN DELVILLE 35 attentent Ă  une des forces vivantes de l’esprit ; d’autre part, lorsque les artistes se complaisent dans une reprĂ©sentation infĂ©rieure et triviale, ils compromet- tent l’art, ils manquent Ă  leur devoir idĂ©al et social. Cette notion du devoir esthĂ©tique au point de vue social peut paraĂźtre paradoxale. Cependant, il est aisĂ© de comprendre que ce devoir est basĂ© sur le pidrcipe social de Fart mĂȘme, et que ce principe social du beau prend des aspects puissants lorsque Ton sait le dĂ©gager des profondeurs des acti- vitĂ©s oĂč il se dissimule sous l’amas des apparences extĂ©rieures. Si, dans une sociĂ©tĂ©, nous tenons compte de l’effort collectif dans les diverses manifestations de l’énergie intellectuelle, nous sommes frappĂ©s de ceci Le mĂ©decin, quoique professionnel, accomplit son devoir social en luttant contre la Maladie. L’homme de gouvernement accomplit le sien en luttant contre la MisĂšre. Le jurisconsulte ou le magistrat luttent contre l’Injustice. L’avocat remplit son devoir en luttant pour le Droit. Le savant a pour devoir de lutter contre l’Igno- rance. Rassemblez ces Ă©nergies sensibles qui constituent, en rĂ©alitĂ©, non pas de simples professions lucratives, mais des activitĂ©s harmonisantes luttant contre l’ignorance, la misĂšre, la maladie, l’injustice, contre toutes les discordances qui troublent l’harmonie sociale, c’est-Ă -dire travaillant pour la rĂ©alisation d’un maximum de BeautĂ© dans le monde, et vous verrez que tout effort humain, toute Ă©nergie sociale, toute activitĂ© professionnelle ont pour but et pour devoir la rĂ©alisation de la plus grande somme pos- sible d’harmonie, de beautĂ©. Le Beau moral et le Beau esthĂ©tique sont adĂ©quats. C’est que la beautĂ© est le phĂ©nomĂšne culminant dans les phĂ©nomĂšnes de la vie, parce qu’il contient en lui toute l’immanence et l’infini de la Perfection, le but de l’Evolution cosmique et humaine tout entiĂšre. Vu de ce point de vue, il devient, en effet, aisĂ© de 36 LE PRINCIPE SOCIAL DE L’ART comprendre la valeur du principe social du Beau et de l’Art, qui apparaĂźt en mĂȘme temps comme un principe d’évolution et de perfectibilitĂ©. * * * Vouloir que le monde soit beau, vouloir que ia vie soit belle, vouloir que les beaux-arts ornent de leur paisible et Ă©motionnante splendeur ia sociĂ©tĂ©, c’est vouloir le Bien de l’humanitĂ©. Si donc les luxueuses et stĂ©riles fortunes qui font la honte de certains riches pouvaient servir Ă  la pro- duction d’une plus grande BeautĂ© sociale, c’est-Ă -dire Ă  l’EsthĂ©tique vivante des peuples, un pas immense serait fait vers le progrĂšs humain. C’est un subtil philosophe et un pschychologue trĂšs pĂ©nĂ©trant qui a dit peut-ĂȘtre que le culte des choses belles est le plus sĂ»r guide vers la solution des problĂšmes sociaux. » Et, en effet, de la contempla- tion des belles choses naissent la joie, le bonheur. Ceux qui admirent sont bons. Les grands artistes, malgrĂ© leurs vicissitudes, ont eu des vies heureuses. LĂ  ou l’homme, les peuples, n’ont rien Ă  admirer, ils s’ennuient et deviennent grossiers. Ainsi donc, l’on peut dire que l’admiration esthĂ©- tique entre dans la sĂ©rie des remĂšdes sociaux. Chaque fois qu’un homme se trouve en face d’une grande Ɠuvre d’art, il se sent agrandi, une sorte de rayonnement intĂ©rieur augmente la rĂ©ceptivitĂ© de sa conscience, il a la sensation heureuse et troublante d’ĂȘtre enrichi d’intelligence, de bontĂ© ou d’amour. C’est que la nature mĂȘme de l’émotion esthĂ©tique ne constitue pas seulement un plaisir, mais une Ă©lĂ©- vation de la vie morale et spirituelle de l’ĂȘtre. Inconsciemment, la vibration ae son Ă©motion admi- rative a rĂ©veillĂ© en lui l’un des principes spirituels de son ĂȘtre intĂ©rieur, car ce ne sont point les sens seuls qui interviennent dans le sentiment du beau, mais c’est surtout l’esprit qui perçoit la BeautĂ©, l’Harmonie, et qui vibre, en accord, avec elles! Ceci, je le sais, peut sembler quelque peu roman- tique Ă  ceux qui se sont fait de l’esthĂ©tique une con- JEAN DELVILLE ^7 ception matĂ©rialiste et physiologique, tout en igno- rant la psychologie occulte de l’homme, car c’est, prĂ©cisĂ©ment, cette incurable ignorance de V occultisme qui caractĂ©rise les esthĂštes du protoplasme. Pour le grand nombre, art sous-entend sensualitĂ©. Ils ne demandent Ă  l’art qu’une sensation visuelle agrĂ©able, dans le sens physique du mot. Et quand, malgrĂ© eux ils sentent, au fond d’eux-mĂȘmes, tout le mystĂšre qui enveloppe une Ɠuvre oĂč quelqu’artiste de gĂ©nie a su rendre visible la mystĂ©rieuse puissance de l’esprit, ils n’écoutent pas cette suprĂȘme rĂ©vĂ©lation que l’art souffle en leur conscience Ă©paissie. Tant de psychologues modernes essayĂšrent de dĂ©finir la nature de l’émotion esthĂ©tique, sans y par- venir, parce qu’ils se sont basĂ©s sur des donnĂ©es pure- ment physiques. Il en est rĂ©sultĂ© une vĂ©ritable matĂ©- rialisation de l’art, et les artistes, imbus de thĂ©ories dĂ©lĂ©tĂšres, croient faire bien en ne faisant appel qu’à l’incohĂ©rence de leur nature infĂ©rieure. Cette phase,, heureusement, touche Ă  sa fin. La conception de l’art tend, malgrĂ© tout, Ă  s’élever, et des aspirations, nouvelles apparaissent. Les psychologues et les phi- losophes commencent Ă  dĂ©clarer que u le sens esthĂ©- tique est le grand ressort de la vie proprement spiri- tuelle ». En vĂ©ritĂ©, l’art est le travail de l’esprit dans la matiĂšre. * * * Les harmonies de la nature correspondent ^aux harmonies des ĂȘtres. L’Art est l’expression de correspondances mystĂ©- rieuses. S’il est vrai que les arts plastiques nous montrent des beautĂ©s matĂ©rielles au moyen des sens, il est encore plus vrai que le plaisir esthĂ©tique qui dĂ©coule de la contemplation de ces beautĂ©s s’adressent Ă  l’ñme, Ă  l’esprit, bien plus qu’aux sens mĂȘmes. Le sens esthĂ©tique est une facultĂ© interne de l’homme, facultĂ© qui lui permet de ressentir devant la beautĂ© matĂ©rielle des impressions psychiques immatĂ©rielles. L Art a donc plutĂŽt pour objet de faire sentir Ă  l’homme l’immatĂ©rialitĂ© essentielle des choses, l’on 38 LE PRINCIPE SOCIAL DE L’ART ne peut sentir ou comprendre l’immatĂ©rialitĂ© des choses que par le principe immatĂ©riel de l’intelli- gence et de l’esprit. Si, comme certains critiques d’art se l’imaginent encore, le sens du beau dĂ©pendait uniquement des sensations physiques, les ĂȘtres les plus grossiers, les plus sensuels, devraient ĂȘtre les plus grands artistes, les plus sĂ»rs critiques. Or, il faut bien le reconnaĂźtre, c’est le contraire qui se constate. Ne sont-ce pas d’ailleurs les ĂȘtres chez lesquels l’imagination domine normalement les sens — car l’Imagination est une facultĂ© supĂ©rieure aux sens — qui se montrent les plus aptes, non seu- lement Ă  percevoir les multiples et subtils aspects du beau, mais aussi Ă  le crĂ©er? Puisqu’il est avĂ©rĂ© que l’artiste s’amĂ©liore par son art et que l’art de l’artiste peut rendre meilleure l’ñme des hommes, n’est-il donc pas indispensable de chercher Ă  Ă©lever sans cesse le niveau de l’Art, et les artistes n’ont-ils point le devoir de hausser le niveau de leur sensibilitĂ©? L’artiste, au lieu de rechercher des succĂšs faciles par une production machinale d’Ɠuvres Ă  peu prĂšs identiques et oĂč l’on ne distingue plus les activitĂ©s crĂ©atrices de l’esprit, ferait mieux acte d’art et d’intel- ligence en faisant servir son art Ă  sa propre Ă©volu- tion. Les vrais artistes ne sont point ceux qui peignent ou qui sculptent pour assouvir un instinctif plaisir de sculpter ou de peindre. Les vrais artistes, qu’ils soient peintre, sculpteur, architecte, musicien, sont ceux qui ont su se construire un idĂ©al de BeautĂ© avec les Ă©nergies spirituelles de leur ĂȘtre et avec les forces naturelles de la vie. Comme les mystiques qui, Ă  force d’idĂ©al contemplĂ©, finissent par trouver en eux-mĂȘmes cette grande puissance transformatrice par oĂč l’homme devient lui-mĂȘme ce qu’il adore », ainsi les vrais artistes rĂ©flĂštent dans leurs Ɠuvres l’idĂ©al devant lequel ils se sont placĂ©s. La plupart des artistes ont encore une esthĂ©tique bourgeoise et jouisseuse. Leur psychologie est le reflet exact de la bourgeoisie ambiante Ă  laquelle ils JEAN DELVILLE 39 s’adaptent complaisamment avec une facilitĂ© com- promettante. Rares sont ceux qui, sur l’autel de l’art, ont le courage de sacrifier leur Ă©goĂŻsme artistique, qui se rĂ©sume dans la capitalisation des succĂšs. Les artistes mĂ©diocres, comme le bourgeois, s’écartent instinctivement du grand art, parce qu’ils sentent que cela exige trop de dĂ©sintĂ©ressement. Ils en ont peur — la mĂȘme peur qu’éprouve l’imbĂ©cile en face d’un homme de gĂ©nie. Combien y a-t-il d’artistes qui comprennent la portĂ©e sociale et humaine de leur vocation et qui se disent, comme l’a si nettement affirmĂ© Schiller Il faudrait que le beau se prĂ©sentĂąt comme une condition nĂ©cessaire de VhumanitĂ©l » Il y a beaucoup d’hommes qui font des tableaux et beaucoup d’autres hommes qui font des sculp- tures, sans que la grande et pure lumiĂšre de l’Art illumine leurs mains, sans que l’Amour du Beau exalte leur Ăąme. N’est-ce point en employant plutĂŽt des thĂšmes idĂ©aux s’élevant au-dessus des contingences infĂ©- rieures et banales, que les artistes agiront d’autant mieux sur la vie morale des peuples? Michelet a dit vrai V enfantement du gĂ©nie est le type de V enfantement social. L'Ăąme de l'homme de gĂ©nie, cette Ăąme visiblement divine, puisqu'elle crĂ©e comme Dieu, c'est la citĂ© intĂ©rieure sur laquelle nous devons modeler la citĂ© extĂ©rieure, afin qu'elle soit divine aussi. » Rien ne saura empĂȘcher que l’art, en gĂ©nĂ©ral, ne prenne de plus en plus dans la sociĂ©tĂ© le rĂŽle d’une force Ă©ducative, consciente de sa mission. L’heure est venue de pĂ©nĂ©trer la sociĂ©tĂ© d’art, d’idĂ©al, de beautĂ©. La sociĂ©tĂ© d’aujourd’hui tend trop Ă  tomber dans l’instinct. On l’a saturĂ©e de matĂ©ria- lisme, de sensualisme et de ... mercantilisme. L’art moderne a trop servi de prĂ©texte Ă  toutes les impures nĂ©vroses de la laideur du siĂšcle. La prĂ©domi- nance d’une conception platement rĂ©aliste et imita- tive — impressionniste ou non — est le rĂ©sultat dĂ©sĂ©quilibrant d’une rĂ©action d’ailleurs salutaire contre la po’.icivitĂ© acadĂ©mique de jadis. De trop 40 LE PRINCIPE SOCIAL DE L’ART Ă©vidents mĂ©diocres se complurent dans l’incohĂ©- rence du moment et la notion de l’art, avec ses plus hautes possibilitĂ©s plastiques et idĂ©ologiques, en fut Ă©tourdiment compromise. Le modernisme », au lieu d’ĂȘtre un Ă©largissement, une expansion plus intĂ©grale de toutes les facultĂ©s artistiques dans le domaine de l’universelle beautĂ©, ne fut, en rĂ©alitĂ©, qu’un aplatissement et une limitation. Le natura- lisme, cette grande calamitĂ© artistique, n’a pas com- pris la Nature. Il a seulement imitĂ© des choses laides et matĂ©rielles. Ceux qui se rĂ©clament encore de lui et ceux — un peu honteux de lui — qui se cachent sous le masque de l’impressionnisme, manquent de clairvoyance. Ils ne voyent pas, en effet, que l’idĂ©o- logie picturale, le grand idĂ©alisme dĂ©coratif et monumental, dĂ©gagĂ© de toute servitude acadĂ©mique, est un art nettement moderne et que, mĂȘme, il doit ĂȘtre considĂ©rĂ© comme Ă©tant l’art synthĂ©tique et social de l’avenir. Le symbole des modernes est la pensĂ©e, comme le signe des temps futurs sera l'esprit. Toute l’évolution des activitĂ©s humaines se mesure Ă  l’effort qu’elles rĂ©alisent pour dĂ©gager l’homme des fatalitĂ©s inertes de la matiĂšre. C’est la seule vraie gloire de ce monde que celle qui consiste Ă  savoir, par la victoire sur la matiĂšre, nous rapprocher de la sagesse, de la vĂ©ritĂ©, de Ta beautĂ©. La matiĂšre, n’a d’existence rĂ©elle qu’en raison de l’occasion qu’elle nous offre de lutter contre ses attractions et contre ses illusions. Tout chef-d’Ɠuvre est non pas de la matiĂšre imitĂ©e, mais vaincue. Ceci n’est point un paradoxe. C’est la clef de toute crĂ©ation, de toute Ă©volution. C’est aussi le sens mĂȘme de l’Art, dont l’élĂ©ment vital doit ĂȘtre la pensĂ©e dans ses multiples et variables expressions plastiques. Rodin, le plus moderne des artistes, est le plus penseur. Or, il est le plus penseur, et il est le plus puissamment plastique/ C’est que la pensĂ©e, quoi qu’en disent quelques dilettantes sensualistes et quelques acadĂ©miciens dĂ©cĂ©rĂ©brĂ©s, loin d’ĂȘtre incompatible avec les exi- gences de la plasticitĂ© visuelle de l’art, en est, au contraire, vĂ©ritablement l’élĂ©ment vital et crĂ©ateur. JEAN DELVILLE 41 La pensĂ©e profonde du Vinci a-t-elle paralysĂ© sa puissance technique? Jamais. Au contraire, la per- fection plastique s’extĂ©riorise et se manifeste avec plus de magie dans les Ɠuvres du grand florentin d’autant que sa pensĂ©e est plus profonde et plus subtile. Il est d’ailleurs faux que le rĂ©alisme ait le monopole de la RĂ©alisation. Depuis quand l’artiste doit-il ĂȘtre un ignorant et une Ăąme plate? Depuis que le rĂ©alisme lui a interdit d’avoir un cerveau et de l’imagination. Mais les temps sont changĂ©s. A cĂŽtĂ© de l’esthĂ©tisme morbide et sans virilitĂ© qui erre sans but, sans idĂ©al, et qui a trop longtemps sĂ©vi pour ne satisfaire que les dĂ©liquescences d’une Ă©lite de snobs en rupture de bourgeoisie, il est consolant de constater que le concept d’art s’amplifie. Une gĂ©nĂ©ration nouvelle, dĂ©daignant Ă  la fois le fla- mingĂątisme et le libre-esthĂ©tisme, ces deux aspects d’art dĂ©pourvus de grandeur et de beautĂ©, affirme de jour en jour sa volontĂ© crĂ©atrice orientĂ©e vers les grands symboles de la vie et de l’idĂ©e humaines. Cultiver petitement et Ă©taler Ă©goĂŻstement sa a per- sonnalitĂ© » dans les serres chaudes de l’esthĂ©ticoma- nie ou croupir bĂȘtement dans les torpiditĂ©s sensua- listes d’une tradition nationale surannĂ©e, quoi de moins susceptible d’engendrer la BeautĂ© de puis- sance! Les vrais Modernes ne sont point ceux qui s’accomodent avec l’avilissante perversitĂ© des choses contemporaines par une esthĂ©tique dĂ©gĂ©nĂ©rescente. Les vrais Modernes sont ceux qui, comprenant, enfin, la valeur plastique des IdĂ©es, savent que l’art doit Ă©clairer l’ñme sociale au lieu de se contenter de la reflĂ©ter. La vraie culture esthĂ©tique, le vĂ©ritable art nouveau est lĂ . Et c’est la renaissance du grand Art. De trĂšs significatifs symptĂŽmes d’intellectualitĂ© artistique sont apparus triomphalement partout, en Angleterre, en Allemagne, en France, en Belgique, en Hollande. En ce qui concerne plus spĂ©cialement notre pays. 42 LE PRINCIPE SOCIAL DE L’ART dont rĂ©volution intellectuelle croissante provoque, de jour en jour, l’élargissement de l’horizon artis- tique, l’on peut dire que ce que la critique chauvine appelle encore la peinture flamande » devient un anachronisme de plus en plus Ă©vident. Ce qui con- stitue la gloire picturale du passĂ©, les splendeurs traditionnelles des primitifs flamands et de l’époque rubĂ©nienne, s’est assez misĂ©rablement perpĂ©tuĂ© dans la forme dĂ©gĂ©nĂ©rescente d’un rĂ©alisme sans grandeur. Si la soi-disant peinture flamande » s’est mĂ©dio- crisĂ©e sur la palette appesantie de quelques paysa- gistes, de quelques animaliers et de quelques peintres de genre dĂ©pourvus d’ñme et d’intelligence, il n’en est pas moins vrai que, en dĂ©pit des prĂ©jugĂ©s vieillots, le gĂ©nie artistique de la race belge a pris, depuis peu, un aspect nouveau et une expression plus Ă©levĂ©e. Cette tendance n’est point accidentelle ni Ă©trangĂšre au tempĂ©rament de la race. Elle est, au contraire, un phĂ©nomĂšne national qui se manifeste naturelle- ment, parce que la Belgique, enfin dĂ©gagĂ©e de l’em- prise des dominations historiques qui Ă©puisĂšrent ses sĂšves personnelles, reprend conscience de ses forces, de sa vĂ©ritable personnalitĂ© racique rĂ©gĂ©nĂ©rĂ©e. Art belge va reprendre un vol large et nouveau vers une sphĂšre supĂ©rieure. Tout l’immense et riche fond d’imagination et d’idĂ©alitĂ© solides du gĂ©nie pictural, trop longtemps Ă©touffĂ© et paralysĂ© sous les Ă©paisseurs d’une psychologie placide et veule, appa- raĂźtra au grand jour avec une impulsion qui Ă©ton- nera. DĂ©jĂ  la sculpture, qui n’a pas eu Ă  subir, elle, la tyrannie de la tradition flamande » comme c’a Ă©tĂ© le cas pour la peinture, vient prouver que le concept artistique belge peut s’élever jusqu’aux plus sublimes et aux plus puissantes crĂ©ations. Il en est de mĂȘme delĂ  littĂ©rature. qui, elle aussi, n’ayant pas Ă  traĂźner aprĂšs elle le poids immobilisant d’une tradition fla- mande, s’est, Ă  larges et glorieux coups d’ailes, Ă©lancĂ©e dans le monde des idĂ©es. La peinture, qui est l’ex- pression la plus caractĂ©ristique de l’ñme belge, son don natif, Ă  son tour, va s’épanouir. Et l’on s’éton- nera de voir la richesse des ressources du gĂ©nie JEAN DELVILLE 43 pictural, lorsqu’il sera dĂ©finitivement orientĂ© vers une rĂ©alisation moins Ă©troite et plus idĂ©ale i. * * Les thĂšmes de reprĂ©sentation plastique se renou- vellent sous la forme du grand art dĂ©coratif, et la peinture, adaptant mĂȘme les mythes anciens Ă  des idĂ©es vivantes, reprend son rĂŽle monumental et social. Camille Mauclair, dans sa remarquable Ă©tude sur La peinture symbolique future, a, lui aussi, Ă©lo- quemment revendiquĂ© les droits suprĂȘmes de l’art Ă  l’imagination, Ă  l’idĂ©ologie, montrant tous les Ă©lĂ©- ments nouveaux de beautĂ© que la vie sociale et la pensĂ©e moderne apportent Ă  la rĂ©alisation du grand art. Et, en effet, de nouvelles et puissantes harmonies de couleurs et de lignes peuvent se crĂ©er par la symbolisation des idĂ©es modernes et ĂȘtre appliquĂ©es aux nĂ©cessitĂ©s de l’ornemental itĂ© artistique. L’Art s’accorde avec les exigences de tous les temps, de toutes les nations, et tous les temps et toutes les nations sont susceptibles de recevoir leur expression d’art. L’incompatibilitĂ© n’existe que dans l’impuissance personnelle d’adaptation des uns et des autres. D’étroits utilitaires ont stupidement rejetĂ© le beau de l’utile, comme si ces deux Ă©lĂ©ments d’activitĂ© sociale Ă©taient, eux aussi, incompatibles. Or, ils sont insĂ©parables, car celui qui rĂ©alise l’utile d’une maniĂšre dĂ©sintĂ©ressĂ©e devra inĂ©vitable- ment rĂ©aliser le beau. C’est mĂȘme d’une conception plus parfaite de l’utile et d’une conception plus pure du beau que naĂźtront des groupements humains plus harmonieux et que les citĂ©s s’embelliront. ] C est d’ailleurs ce que l’un de nos plus Ă©ridits Ă©crivains d’art, M. Fierens-Gevaert, s’est efforcĂ© de dĂ©montrer avec une rare Ă©loquence et un enthousiasme Ă©clairĂ©, au cours de ses rĂ©centes confĂ©rences sur l’Art au XIX^ siĂšcle et son expres- sion en Belgique ». 44 LE PRINCIPE SOCIAL DE L’ART De mĂȘme qu’il faut replacer l’art dans le cƓur, dans le cerveau et dans l’ñme de l’artiste et de l’homme, de mĂȘme il faut replacer l’art dans son principe social. Les artistes, comme les poĂštes, ne sont utiles Ă  l’humanitĂ© qu’en raison de ce qu’ils rendent sensibles, par l’Art, les plus hautes pensĂ©es, les plus hauts sentiments, les plus hautes aspirations. Dans la hiĂ©rarchie des forces nationales supĂ©- rieures, les Artistes, comme les Savants, reprĂ©sentent la PensĂ©e publique. La fouie, quoi qu’on en dise, est sensible aux grandes choses, parce que la foule a l’émotion vierge et saine. Il suffit de lui montrer des choses belles et sublimes pour que, sans comprendre, analytiquement parlant, la foule en soit touchĂ©e. Il est Ă©vident qu’il existe un a instinct » populaire, mais e suis beau- coup plus certain que cette puissance anonyme que l’on appelle ainsi, n’est point une force absolument obscure et aveugle et que l’ñme des foules est Ă©clairĂ©e par la lumiĂšre intĂ©rieure de l’intuition. Quelle mystĂ©rieuse et profonde facultĂ©, en effet, que cette immense intuition des peuples! Quelle Ă©trange analogie elle a avec le gĂ©nie ! Les foules comprennent le gĂ©nie et le gĂ©nie com- prend les foules. Il existe entre cette conscience collective et cette conscience individuelle des affinitĂ©s puissantes. Le lien qui relie l’ñme des gĂ©nies Ă  l’ñme des peuples, c’est le divin sentiment du Beau, c’est l’Art dans sa manifestation sociale. * * * Une vĂ©ritĂ© tiop facilement oubliĂ©e est que la mis- sion de tous les arts consiste dans la reprĂ©sentation des IdĂ©es. MĂ©taphysique ! rĂ©pondront dĂ©daigneusement Ă  cela ceux qui reprĂ©sentent, Ă  cette heure, le panbĂ©otisme. Nul cependant, qui a quelque peu conscience du phĂ©nomĂšne esthĂ©tique, ne niera que les arts reprĂ©sen- tatifs, tels que l’Architecture, la Peinture, la Sculp- ture, nous montrent le travail latent des IdĂ©es que JEAN DELVILLE 45 renferment les matĂ©riaux esthĂ©tiques. Or, il n’y a pas de plus haut exemple pour les peuples que celui oa apparaĂźt, d’une maniĂšre objective, la puissance de la crĂ©ation artistique dont l’homme civilisĂ© dispose. L’HumanitĂ© sait puiser dans cet exemple de l’évi- dente beautĂ© jaillie de la matiĂšre des Ă©nergies morales considĂ©rables, car la dignitĂ© de l’ĂȘtre humain se mesure non seulement Ă  la qualitĂ© de ses actions, mais aussi au degrĂ© de la force crĂ©atrice dont il se sent capable. Le mystĂšre de l’art est ressenti par les foules en raison mĂȘme de la puissance crĂ©atrice qui se dĂ©gage des Ɠuvres. C’est en face des rĂ©alisations de la beautĂ© que le sentiment profond de la Construction, facultĂ© intel- lectuelle inhĂ©rente au type humain, se rĂ©vĂšle et s’affirme. L’homme est essentiellement constructeur et crĂ©a- teur dans le sens le plus Ă©tendu, le plus idĂ©al, le plus esthĂ©tique, et les arts, en gĂ©nĂ©ral, sont des extĂ©riori- sations de sa puissance constructrice et crĂ©atrice innĂ©e. Toute la surface de la planĂšte nous offre le spectacle changeant de la crĂ©ation humaine dans le sens de la beautĂ©. MĂȘme sur les ruines des civili- sations Ă©teintes plane toujours, comme un immortel enchantement, Ă  travers le chaos des pierres sĂ©cu- laires, le gĂ©nie de la puissance crĂ©atrice de beautĂ©, fleur toujours vivante de l’intelligence humaine. Les idĂ©es incarnĂ©es dans les belles formes ne pĂ©rissent donc pas, puisque nous en retrouvons l’essence jusque dans les vestiges matĂ©riels du PassĂ©. C’est que, vraiment, la mission de tous les arts consiste dans la reprĂ©sentation des IdĂ©es. L’art public rĂ©sume donc l’une des activitĂ©s les plus harmonieuses de la vie, car la construction et l’embellissement des citĂ©s humaines offrent aux hommes l’occasion grandiose de dĂ©ployer, en splen- deurs et en harmonies visibles, les idĂ©es essentielles qui prĂ©sident Ă  la construction et Ă  la crĂ©ation divines des mondes. L’Inde antique, la GhaldĂ©e, l’Égypte, la Perse, la GrĂšce, la Rome, la Byzance, le Moyen-Age, la 46 LE PRINCIPE SOCIAL DE L’ART Renaissance se perpĂ©tuent dans la mĂ©moire des peuples modernes, grĂące Ă  ce que nous en a lĂ©guĂ© l’art, l’art public, l’art dans sa manifestation sociale. La beautĂ© et la grandeur de ces immenses Ă©tats d’ñme que l’on appelle les civilisations antiques nous apparaissent encore dans leurs vestiges. C’est que l’art envahit la vie mĂȘme d’une civili- sation, sa vie civile et religieuse avec l’énergie et la beautĂ© panthĂ©istiques d’une force naturelle. L’ñme et la pensĂ©e des peuples sont fixĂ©es dans ses monuments depuis l’ñme Ă  la fois fastueuse et mĂ©taphysicienne de l’Orient antique, objectivĂ©e dans la colossalitĂ© de ses palais et de ses temples, jusqu’à l’ñme chrĂ©- tienne et dĂ©votieuse d’Occident, traduite dans la sombre majestĂ© de ses monuments religieux et civils. Il semble qu’une force mystĂ©rieuse et splendide pousse toujours les grands peuples Ă  fixer les richesses de leur intelligence et de leurs activitĂ©s dans une forme de beautĂ©. Dans toutes les grandes villes sortent de terre, comme par une sorte de miracle artistique perma- nent, des Ă©difices somptueux et graves qui synthĂ©- tisent la splendeur d’une Ă©poque, l’aspect visible de ses IdĂ©es. Qui nous dira un jour la psychologie profonde du monument? Q_ui nous dira le secret de cette puissance crĂ©a- trice de l’Art, ce besoin innĂ© du Beau des sociĂ©tĂ©s humaines, apparaissant sans cesse dans l’inĂ©puisable imagination de l’artiste, de l’artisan, et qui a le don de transformer la nĂ©cessitĂ© en une FĂ©e, la FĂ©e de l’EsthĂ©tique! L’artiste et l’artisan, soumettant la matiĂšre aux impulsions inventives de leur imagination, en mĂȘme temps qu’aux nĂ©cessitĂ©s de l’espace et du temps, ne font que manifester dans des formes l’IdĂ©e humaine. C’est que la BeautĂ© est un besoin social supĂ©rieur. Toutes les substances, l’or, l’argent, la pierre, la soie, la couleur, le bois, le marbre, le fer, etc... qui reçoivent la double empreinte, mentale et manuelle, de la VolontĂ© EsthĂ©tique, sont faites pour assouvir ce social besoin de BeautĂ©. JEAN DELVILLE 47 Chaque fouille effectuĂ©e dans le vaste empire des ruines ensevelies met cru jour, pour l’émerveillement croissant des peuples modernes, l’exemple glorieux de l’effort humain vers le beau, attestant ainsi que l’art est une activitĂ© incompressible et intarissable de l’esprit de l’homme. Quel que soit le caractĂšre parti- culier des races et des Ă©poques, quel que soit leur degrĂ© d’évolution sociale, le gĂ©nie constructeur et artistique de l’humanitĂ© apparaĂźt. Ce gĂ©nie original se montre aussi bien dans les primitives et frustes constructions lacustres que dans la splendeur des architectures babyloniennes. C’est cette mĂȘme puissance innĂ©e dans l’homme qui se rĂ©vĂšle chez les obscurs et patients entasseurs de pilotis des citĂ©s lacustres comme chez les Assyriens qui taillaient, dans les carriĂšres de ChaldĂ©e, les formidables blocs de marbre monolithiques. BĂątir, orner, dĂ©corer, quels merveilleux pouvoirs de l’intelligence humaine! Aussi, le phĂ©nomĂšne esthĂ©tique, apparaissant sans cesse dans la vie intime et publique des sociĂ©tĂ©s, loin de laisser indiffĂ©rents les pouvoirs publics et les Etats d’aujourd’hui ou de demain, devrait ĂȘtre accueilli comme un bienfait social et comme l’un des plus hauts aspects de l’activitĂ© humaine. Puissent-ils se rendre compte de l’utilitĂ© de l’exis- tence d’un organisme comme celui de V Institut inter- national de V Art Public i. Puissent-ils rĂ©pondre Ă  son appel en l’aidant Ă  ne pas augmenter la laideur qui menace la vie moderne, en attendant que la BeautĂ© renaisse partout et en tout et que l’Harmonie devienne quelque chose comme une Religion d’Etat ! Jean Delville. i Il ne sera point hors de propos de rappeler que l’institue international de l’Art Public a Ă©tĂ© fondĂ© Ă  Bruxelles par un artiste belge, M. EugĂšne Broerman, auquel revient l’honneur d’avoir su grouper, au nom de la BeautĂ© publique outragĂ©e, un vigoureux faisceau de hautes personnalitĂ©s internationales, dont le but est de lutter contre l’indiffĂ©rence et contre l’ignorance des Pouvoirs en ce qui concerne l’esthĂ©tique sociale. Selon le vƓu unanime Ă©mis au dernier CongrĂšs de l’Art Public de LiĂšge, en igo3, une importante revue internationale illustrĂ©e d’art public vient d’ĂȘtre fondĂ©e Ă  Bruxelles et paraĂźtra bientĂŽt, richement Ă©ditĂ©e et savamment documentĂ©e. LES TOMBEAUX A Emile Verhaeren. I LA PYRAMIDE DE GHÉOPS VĂ©tĂ©ran l Tii survis au monde vieillissant. Par V amoncellement de tes pierres sans nombre, Tu semblĂ©s Ă©ternel. Ton Ă©tendue encombre Le dĂ©sert oĂč poudroie un sable incandescent. Comme tu montes haut quand le Soleil descend. Quand jusqu'au Nil grandit ton interminable ombre, Qiiand ton versant de Lest pĂąlit dans la nuit sombre, Et que V astre au dĂ©clin rougit Vautre versant \ Un jour un potentat qui rĂ©gnait sur l'Egypte Voulut te renverser de la cime Ă  la crypte. Son peuple s'Ă©puisa dans l'effort impuissant. Le temps n Ă©branle pas ta base impĂ©rissable, Rempart au pied duquel meurt la trombe de sable. Chaque siĂšcle qui naĂźt, pour toi n'est qu'un passafit. JULES LECLERCQ. 49 II LE MAUSOLÉE DU SHAH JEHAN Le Taj est un palais d'ivoire et de cristal^ Dont chaque minaret en son Ă©lan s’isole Dans l’éclatant ciel hleu. Comme un rĂȘve il s’envole^ Un rĂȘve Ă©ternisĂ© par l'art oriental. La merveille surgit sur un blanc piĂ©destal D’albĂątre de Jeypore. Une ardente aurĂ©ole Semble planer autour de la haute coupole OĂč resplendit le feu du croissant de mĂ©tal. Le Mogol Ă©leva ce poĂšme de marbre Au milieu d'un jardin enchanteur, dont chaque Raconte les hauts faits de l'immortel hĂ©ros, [arbre ChĂąteau magique, fait d’azur et de 7'osĂ©e, Et de rais de Soleil, le Taj est l'ElysĂ©e OĂč Shah Jehan jouit du cĂ©leste r^epos. III LE TOMBEAU DE L’ÉMIR Il est dans Samai'cande un tombeau grandiose, Dans son linceul y dort, par un garde veillĂ©, Tamerlan le Mongol, qu’honore, agenouillĂ©. Le peuple du pays que le vieux Sogd ai'rose. 4 5o LES TOMBEAUX Dans cette sombre crypte, oĂč le Turcoman n'ose Balbutier son nom, de peur que, rĂ©veillĂ©, Il n'ouvre du caveau le couvercle rouillĂ©. Le ConquĂ©rant depuis cinq longs siĂšcles repose. Quand le croyant s'incline auprĂšs de Tamerlan En invoquant Allah dans un pieux Ă©lan, Du monarque Ă  ses yeux l'image se prĂ©cise. Il croit voir le grand mort dans sa tombe dormir. Et son glaive posĂ© sur sa robe d'Ă©mir. Que recouvre Ă  demi son ample barbe grise. IV TOMBEAUX DE ROIS Les soirs ardents, mon Ăąme en un rĂȘve s'envole Vers la citĂ© qui dort de son trĂšs long sommeil Dans la jungle sans fin, sous les feux du Soleil. De l'Inde d'autrefois ce fut la mĂ©tropole. On s'y croirait perdu dans une nĂ©cropole. Parmi les vieux tombeaux, au ton chaud et vermeil. Au fond desquels les rois attendent le rĂ©veil Des dieux qui leur rendront leur antique aurĂ©ole. Au milieu des dĂ©bris des temples, des palais. On dit qu'on voit parfois un prince cinghalais Cheminer l'Ɠil pensif, plein de mĂ©lancolie. Il pleure son royaume au merveilleux dĂ©cor. Il songe aux jours lointains de sa gloire abolie. Vers la terre abaissant son diadĂšme d'or. JULES LECLERCQ. 5l V LE TOMBEAU DU MALABAR Dans des temps Jahuleux, dignes de VllĂŻadey On vit sous le Soleil de l'Inde un grand tournoi OĂč chaque combattant Ă©tait un fils de roi MontĂ© sur un superbe Ă©lĂ©phant de parade. Tout un peuple s'Ă©tait rangĂ© le long du stade. Et des yeux Ă©piait anxieux, plein d'effroi. Les deux rivaux venus en magnifique arroi, Se portant tour Ă  tour quelque large estocade. De l'armure AsĂ©la sut ti'ouver le dĂ©faut. Elala succomba dans un suprĂȘme assaut, Loyalement frappĂ© par le roi lĂ©gitime. Vingt siĂšcles ont passĂ© sur ce geste si beau. Du vaincu s'Ă©ternise, immense, le tombeau Dont l'immortel vainqueur lui fit l'hommage ultime. VI LA PAGODE DE JAVA Dans la sĂ©rĂ©nitĂ© d'un beau matin vermeil, Gravissons les gradins de la pagode antique, A l'heure oĂč les oiseaux entonnent leur cantique. De Vile merveilleuse annonçant le rĂ©veil. 52 LES TOMBEAUX L'Ă©difice gĂ©ant resplendit au Soleil^ Et le regard se perd de portique en portique Sur ce vieux panthĂ©on de style hiĂ©ratique Qui n'a point sous le ciel de l'Inde son pareil. Le temple^ Ă©difiĂ© dans un jardin d'Armide, Profile dans Va^ur sa noble pyramide. Du culte oriental suprĂȘme floraison. Ce poĂšme de marbre, ou l'art du statuaire Eternisa l'essor d'une ardente oraison, Chante le dieu qui trĂŽne au fond du sanctuaire. VII LE TOMBEAU DE PAUL ET VIRGINIE A Montplaisir, au sein du pai'c de Pamplemousse, J'ai vu l'humble tombeau des deux jeunes amants Dont l'immortelle idylle a peint les traits charmants. Il s'Ă©rige au milieu d'un vert tapis de mousse. A V horizon surgit le fier piton du Pouce, D'oĂč Paul vit, assiĂ©gĂ© de noirs pressentiments, Le vaisseau faire voile au grĂ© des Ă©lĂ©ments, De la vague houleuse essuyant la secousse. Le feuillage et le vent me semblaient murmurer Que Paul et Virginie Ă©taient venus errer Sous les grands lataniers qui protĂšgent leurs ombres. Et que de fois ensemble ils allĂšrent prier Dans l'Ă©glise voisine aux vieilles voĂ»tes sombres ! Il est triste et dĂ©sert, leur vieux banc de laurier. JULES LECLERCQ. 53 VIII UNE TOMBE AU SPITSBERG Sur ce rugueux rocher dĂ©sert^ au bout du monde^ OĂč la brume dĂ©ploie un vĂȘtement de deuil. Humble pĂȘcheur! fai vu ton fragile cercueil, Et mon cƓur s'est Ă©mu d'une pitiĂ© profonde» Pour enrichir les tiens, ton fils, ta fille blonde, Tu traversas les flots, tu bravas maint Ă©cueil; Du pĂŽle Nord enfin tu sus gagner le seuil. Ta demeure devint ce roc au bord de Fonde» Mais lĂ  tu fus bloquĂ© par un jour sombre, amer, Sans abri, sans espoir de regagner la mer, Que vint fermer soudain la barriĂšre de glace. Nul ne pleure sur toi, pauvre mort dĂ©laissĂ©! Mais FaquiloĂźt qui souffle, et la vague qui passe Avec des sons plaintif s frĂŽlent ton corps glacĂ©. IX LES TOMBES DE WEENEN Pierre Relief, avec une ti'oupe choisie, Est en pompe reçu par le roi du Natal. Il vient, inconscient de son destin fatal, Ignoi^ant des Zoulous toute F hypocrisie. 54 LES TOxM BEAUX Che\ Dingaan ce n’est que feinte courtoisie. Il accueille son hĂŽte, et puis donne un signal, Et ses gens, prĂ©venus de son plan infernal, S’élancent, enflammĂ©s d’une Ăąpre frĂ©nĂ©sie . Que leur sang coule l » crie Ă  haute voix le roi. Les Boers, garrottĂ©s, pris de stupeur et d’effroi. N’ont pas mĂȘme le temps de bondir sur leurs armes. Retief et tous les siens succombent en hĂ©ros. A Weenen, dont le nom amer se traduit Larmes », Est l’humble cimetiĂšre oĂč blanchissent leurs os. X LES TOMBES DES BOERS De leur terre les Boey^s n’ont gardĂ© qu’un lambeau. LĂ  dorment leurs guerriers d’hĂ©rdique stature. Des plantes et des fleurs sur chaque sĂ©pulture, Et des saules pleureurs prĂšs de chaque tombeau. L’herbe verdoie autour du funĂšbre flambeau Qu’une, main cisela sur cette humble clĂŽture. A ces grands morts parait sourire la nature. Des 7'osesl Du soleil l Que ce jardin est beau l Les braves prieraient-ils pour le vaincu qui tombe Et dĂ©poseraient-ils des palmes sur sa tombe Si lalmort ne devait leur ĂȘtre que la mortel Toute une flore naĂźt de leur vert cimetiĂšre. LĂ  s’ Ă©teint une vie, une autre vie en sort. Ainsi naissentjdes nuits l’aurore et la lumiĂšre. JULES LECLERCQ. 55 XI LES TOMBES DE L’INDE Un poĂšte de VInde, en son divin recueil, Chante un enjant Ăź^avi, frĂȘle encore, Ă  sa mĂšre. Pauvre femme l D'une ombre elle fit sa chimĂšre, Inclinant sur le marbre un long voile de deuil. Un jour l'ange lui dit MĂšre, sĂšche ton Ɠil. Ne verse plus de pleurs sur ma vie Ă©phĂ©mĂšre. Car mon linceul se mouille Ă  chaque larme amĂšre. Mais ton sourire emplit de roses mon cercueil. » L'Hindou croit que les morts, du fond de leur {demeure Songent souvent encore Ă  celui qui les pleure. Qu'ils pĂ©nĂštrent son cƓur et lisent dans ses yeux. Et dans cette croyance, une douce fleur tombe Sur les jeunes enfants descendus dans la tombe. Et leur mĂšre leur donne un yƓgard radieux. XII TOMBES JAVANAISES Que ne puis-je choisir ma derniĂšre demeure l Dans Vile de Java, sous d'immenses bambous. S'abritent les tombeaux oĂč l'on prie Ă  genoux. Pour couvrir un cercueil il n'est d'ombre meilleure. 56 LES TOMBEAUX Sous ces roseaux gĂ©ants, dont lejeuillage pleure,. Avec ceux qui me sont le plus chers, avec tous. Je voudrais reposer. Leur ombrage est si doux l Il soupire, il gĂ©mit quant le \Ă©phyr V effleure. Il semble qu'Ă  Java les arrĂȘts de la mort Soient encor plus cruels que sous nos deux du Nord^ Dont le sourire est empreint de tristesse. Qui pourrait sans regret dire un dernier adieu Aux vallons parfumĂ©s de Vile enchanteresse Auxquels sont prodiguĂ©s tous les prĂ©sents de Dieu ! Jules Leclercq.. LA BLESSURE Ding... Ding... C’est l’horloge, dans sa vieille gaine de chĂȘne noirci, l’horloge qui remplit du rythme de sa vie tout un coin de la petite cuisine, poussant de ses maigres aiguilles, sur l’émail usĂ© du cadran, derriĂšre la vitre dĂ©polie, les heures, les mornes heures. Tout doucement ThĂ©odore se rĂ©veille. Il lui semble bien qu’il venait Ă  peine de fermer les yeux, dans son fauteuil garni en maroquin, que la Dame du chĂąteau lui a fait apporter aux PĂąques derniĂšres. Il rĂȘvait... Ă  je ne sais quoi, qu’il a oubliĂ© maintenant. Marie-JosĂšphe Marjet, dit-on souvent par abrĂ©- viation et par amitiĂ© est lĂ , Ă  coudre ou Ă  repriser. Elle lĂšve les yeux, au-dessus de ses lunettes, sur ThĂ©odore. Ils sont un peu malicieux, je crois. Elle aussi, peut-ĂȘtre, s’était assoupie? Pourtant elle a la coquetterie de ne point faire sa sieste ! Elle ne dit mot. Sa main va, elle va, elle va, Ă  l’ouvrage! Coucou... fait tout aussitĂŽt la pendule de bois de la chambre Ă  coucher, dont la porte baille. Alors, une joie secrĂšte, muette, agite la petite vieille, tandis que le petit vieux se met Ă  rire haut par secousses. Il le connaĂźt, le bon tour de sa femme ; il aurait dĂ» y penser, duand l’horloge sonne deux coups, il ne manque jamais de sortir de son somme, comme au temps oj, Ă  cette heure, il reprenrdt la 58 LA BLESSURE semelle, l’empeigne et l’alĂšne. Et la farceuse, qui le sait, n’a-t-elle pas inventĂ©, depuis l’autre jour, de toucher parfois trĂšs vite aux branches du compas qui mesure les demies et les quarts, et de les presser un peu, de les presser ? Elle aime mieux que ThĂ©odore ne dorme pas tant que cela aprĂšs leur simple repas. Et puis, elle Ă©prouve une grande allĂ©gresse devant une petite confusion qu’il a en face d’elle, d’avoir encore une fois Ă©tĂ© jouĂ© ! — Je savais bien, fait-il, il ne se peut qu’il soit dĂ©jĂ  deux heures. Le soleil est seulement dans les fenĂȘtres de l’école... Lorsqu’il prononce ces mots, il n’a plus de dĂ©pit, plus du tout, et il considĂšre sa femme avec une grande bontĂ© Il y a prĂšs d’un demi-siĂšcle qu’ils vivent ensemble dans la petite maison. Ils y Ă©taient Ă  peine entrĂ©s quand on construisit la grand’route. Un moment, lorsqu’on en ouvrait la tranchĂ©e, ils se trouvĂšrent comme isolĂ©s sur une butte. Ils ont un seuil de six marches, songez ! Ils formaient un couple fort bien tournĂ©. On les regardait passer, le dimanche, quand ils se rendaient Ă  la messe, alertes et se redressant Ă  l’envi. ThĂ©odore Ă©tait cordonnier jusqu’à naguĂšre encore. Il clouait de grosses bottes pour les grands pieds lourds des fermiers et cousait de fins brodequins, qui ne manquaient pas tout Ă  fait de forme, pour chausser les censiĂšres, les jeunes filles. Il faisait mĂȘme les souliers de chasse de M. le Baron et les bottines de promenade de Baronne. Eh! on enviait ThĂ©o- dore ! Il en concevait bien un peu de fiertĂ©, dites ! Marie-JosĂšphe, elle, Ă©tait lingĂšre. Elle servait une clientĂšle de choix, la cure et le chĂąteau avant tout. Ses grandes prunelles noires, toujours belles, ont au ARTHUR DAXHELET ^9 long des jours et des veillĂ©es d’hiver lentement Ă©teint leurs feux, Ă  suivre le point de son aiguille sur le linge blanc. Mais, jadis, comme elles Ă©taient trou- blantes! Du moins on le prĂ©tend. ThĂ©odore s’en souvient bien, allez! Il en a souffert, raconte-t-on en faisant allusion aux hommages admiratifs que l’on a prodiguĂ©s autrefois Ă  sa moitiĂ©. Sait-on jamais ? Les Ă©poux ont vieilli ensemble, un peu chaque jour, sans Ă©prouver aucune grande peine ni aucune grande joie. Bien des soirs, cependant, Marjet, quand elle Ă©tait plus jeune, a pleurĂ© de ce que leur union ne fĂ»t pas fĂ©conde ; et ThĂ©odore regrette parfois encore de n’avoir pas de fils, Ă  qui laisser son fonds. Lorsqu’il a cessĂ© de travailler, il y a quinze mois, aprĂšs une petite paralysie, dont sa langue demeure un peu lente et sa jambe gauche un peu lourde, il n’a pu se dĂ©cider Ă  cĂ©der ses formes » sur lesquelles il a montĂ© tant et tant de chaussures. Elles sont toujours lĂ , dans le petit Ă©tabli, rangĂ©es dans leur Ă©tagĂšre, avec leurs inscriptions Monsieur le CurĂ© », Monsieur Legros », Mademoiselle Miroux », etc. Ah! c’a Ă©tĂ© sa vie, cela! Oui, s’il avait eu un fils! Il se serait appelĂ© comme lui ThĂ©odore, sĂ»rement. Son aĂŻeul dĂ©jĂ  avait Ă©tĂ© baptisĂ© ainsi. A quoi bon inventer d’autres noms? Et il serait lĂ , maintenant, Ă  manier le tranchet ou Ă  corder son fil ou Ă  l’enduire de poix... ThĂ©odore va chaque jour encore dans le petit rĂ©duit oĂč il a passĂ© prĂšs de dix lustres. Il aime l’odeur forte et empyreumatique dont la piĂšce basse demeure imprĂ©gnĂ©e... Ah! s’il avait eu un fils!... Mais ce n’est pas un gros chagrin qu’ils en ressentent, lui et sa femme. Rien qu’une mĂ©lancolie, douce, et qui est comme une façon de communier d’amour, Ă  l’ñge oĂč ils sont... AprĂšs tout, les enfants souvent ne sont qu’une source de revers pour leurs parents... 6o LA BLESSURE Est-ce Ă  cela que songent les deux vieux ? Il est deux heures maintenant; le coucou l’a dit aussitĂŽt que l’horloge eut dĂ©jĂ  frappĂ© la demie-aprĂšs. Leur dĂ©sac- cord a mĂȘme ramenĂ© un sourire, vite effacĂ©, sur les lĂšvres du vieillard... Ils n’ont plus rien dit. Les fenĂȘtres de la maison de l’instituteur se sont Ă©teintes. ThĂ©odore remarque que le soleil est de plus en plus pĂąle depuis quelque temps. On est dĂ©jĂ  bien avant dans l’automne... Chaque matin, par la fenĂȘtre, il regarde longuement du cĂŽtĂ© du bois. Les feuilles mortes tourbillonnent au moindre vent. Une brouĂ©e flotte, voilant les loin- tains. Les champs de la ferme des Sarts dĂ©coupent leurs carrĂ©s de terre grise. Des bandes d’oiseaux passent. Ferdinand, le sacristain, sort de chez lui pour aller sonner la messe. Il a enfoncĂ© sa casquette jusqu’aux oreilles et la bise ballonne son sarrau... Non, les chevaux du mĂ©tayer de la Roseraie ne passeront pas, avec les valets d’écurie se dandinant Ă  cru sur les lourdes cavales les labours sont finis... Et le bĂ©tail des Trixhes ne quitte plus les Ă©tables la route ne sera point, tout-Ă -l’heure, obstruĂ©e par le troupeau des vaches rousses et noires qui balancent leurs gros mufles rosĂ©s comme des encensoirs... BientĂŽt ce sera l’hiver. ThĂ©odore frissonne en y pensant ; l’hiver ! le froid hiver ! Quelqu’un, sur le chemin, lui dit bonjour d’un signe de tĂȘte. Il ne le reconnaĂźt pas ; sa vue a tant baissĂ© ! De cela il se sent un peu mĂ©lancolique... Il va s’asseoir, alors, non loin du foyer et croise les mains. Elles sont toutes blanches, maintenant, ses mains, avec les ongles plus longs qu’autrefois, que Marjet de temps Ă  autre coupe et façonne de ses ciseaux... Et toute la journĂ©e, il reste ainsi. Un flot tiĂšde et ARTHUR DAXHELET 6l tranquille inonde tout son ĂȘtre dĂ©sormais sans aspi- rations, presque sans souvenirs. Il se sent comme allĂ©gĂ© par avance du poids de la vie. Il est deux heures et demie maintenant. Le chat ronronne d’aise derriĂšre le poĂȘle. La bouilloire s’est mise Ă  chanter. Elle lance jusqu’au plafond bas son panache de fumĂ©e. Mais ce n’est pas encore le moment de faire le cafĂ©. Le serin aussi se rĂ©veille ; il chante plus fort que la bouilloire. ThĂ©odore et Marie- JosĂšphe sentent comme une lĂ©gĂšre angoisse s’en aller d’eux. Le silence Ă©tait trop profond. — Fifi... fi-fi... fait-elle. Et lui s’informe si l’oiseau a de quoi manger et boire. Soudain ils sursautent un peu, en mĂȘme temps. Quelqu’un a touchĂ© Ă  la porte, a mis la main au loquet, qui se relĂšve avec un petit bruit sec. — Ah! c’est ThĂ©rĂšse! disent-il ensemble. C’est, en effet, la filleule de ThĂ©odore qui entre alors. — Bonjour parrain ! Bonjour Marjet !... Je passais en allant au moulin. . . Je ne m’arrĂȘte guĂšre, l’ouvrage presse trop Ă  la maison... Alors, c’est dimanche la fĂȘte aux prunelles » ; on jettera Ă  l’oie chez Modeste et on dansera chez Mouly... Il a gelĂ© ferme la nuit de lundi Ă  mardi, vous savez, et il y a de la neige dans l’air... Les braconniers ah! quelle affaire, n’est-ce pas !, hier soir encore, se sont battus avec les gendarmes appostĂ©s pour les surprendre... La tende- rie de Constant lui rapporte gros cette annĂ©e... Sa langue va, court, sans s’arrĂȘter. Marie-JosĂšphe parvient Ă  placer son mot par ci par lĂ . ThĂ©odore Ă©coute, la tĂȘte penchĂ©e en avant, faisant un cornet de sa main Ă  son oreille gauche qui est un peu dure. ThĂ©rĂšse ne veut pas s’asseoir. Elle viendra une autre fois... pour causer! — Au revoir, parrain! Au revoir Marjet! 62 LA BLESSURE Elle se sauve, vive, sautillante comme un cabri. La porte se referme, mais aussitĂŽt elle se rouvre. — A propos, j’oublie de vous dire que Monsieur le curĂ© a portĂ© tantĂŽt les saintes huiles » au garde François. Cette fois, le loquet retombe. — Le garde François!... Ah! mon Dieu!... ThĂ©odore et Marjet ont poussĂ© ce cri en mĂȘme temps. Lui s’est levĂ© presque tout droit, s’arcboutant sur les bras du fauteuil. Elle, glacĂ©e jusqu’aux moelles, s’est sentie comme clouĂ©e Ă  sa place par une main de fer. Mais aussitĂŽt, tous deux, ils affectent un air indiffĂ©rent et, du regard, ils cherchent mutuel- lement Ă  pĂ©nĂ©trer leur pensĂ©e secrĂšte. Elle s’enhardit et laisse tomber ces mots — Il Ă©tait donc malade? C’est absurde, ce qu’elle dit lĂ . Il y a plus de deux ans que le garde François meurt lentement et nul ne l’ignore dans le village. Elle se reprend — Je veux dire il allait donc plus mal ? ThĂ©odore fait signe qu’il ne le sait. Elle le sent fermĂ©, irritĂ©, prĂȘt Ă  Ă©clater. Elle dit encore — Il y a juste trente-cinq ans, Ă  pareille Ă©poque, son pĂšre fut tuĂ© d’un coup de fusil. Il avait fait grand vent cette nuit-lĂ . Jamais, n’est-ce pas, on n’a revu au pays ce coureur de bois, ce bandit de Cretel qui fut soupçonnĂ© d’ĂȘtre le meurtrier?... La pauvre Marjet vient de s’empĂȘtrer lĂ  dans une fĂącheuse histoire. — Oui, prononce sĂšchement le vieux, il y a trente- cinq ans... Le cadavre fut retrouvĂ© le lendemain. C’est ce jour-lĂ  que l’Innocent » de Hosdin me remit le billet maudit... Marie-JosĂšphe se trouve cinglĂ©e par ce rappel. ThĂ©odore, lui, s’apparaĂźt Ă  lui-mĂȘme tel un justicier ARTHUR DAXHELET 63 austĂšre. Ils se soudain trĂšs distants l’un de l’autre. Le garde François est entre eux. Depuis de longues annĂ©es pourtant ce souvenir n’a plus Ă©tĂ© Ă©voquĂ©. Souvenir d’heures de cauchemar, que le cordonnier a vĂ©cues jadis. L’éternelle histoire, l’anonyme dĂ©nonciation Que ThĂ©odore sache donc que la jolie Marjet, quand elle reporte son ouvrage aux CresnĂ©es, passe volontiers par le bois et aime y rencontrer le garde François. » Ah! certes, le beau gars dont on parlait, s’arrĂȘtait souvent Ă  la fenĂȘtre prĂšs de laquelle Marie JosĂšphe travaillait et il causait lĂ , en caressant ses soyeuses moustaches noires. Il Ă©tait bien pris dans son costume de velours Ă  grosses cĂŽtes, avec ses guĂȘtres brunes, son chapeau mou. Il avait la taille haute, les mains soignĂ©es, un teint frais. Il sentait la bonne odeur de la forĂȘt... Mais jamais ThĂ©odore n’a pu relever la moindre charge contre les prĂ©tendus amants. Il a Ă©piĂ©, surveillĂ©, cherchĂ©. En vain. Il a finalement montrĂ© la lettre accusatrice Ă  sa femme. Elle n’en a point paru troublĂ©e. Elle en a mĂȘme ri tout haut, comme une petite folle, et aussitĂŽt qu’elle l’a pu, elle en a parlĂ© Ă  François en prĂ©sence de son mari! Dissimulaient-ils, François et elle, Ă  la perfection ?... DĂšs lors, le garde ne s’est plus arrĂȘtĂ© Ă  la fenĂȘtre de la maison du cordonnier. Et Marie-JosĂšphe a cessĂ© de travailler pour ses clients des CresnĂ©es. On n’a plus parlĂ© de cette misĂšre-lĂ  ». Pourtant, parfois encore, ThĂ©odore a cru sentir saigner la blessure de son cƓur, quand il s’est imaginĂ©, le dimanche Ă  l’heure de la messe, que des regards ironiques pesaient sur lui. Mais les propos qu’on lui adressait, parais- saient si sincĂšrement amicaux! Mais, dans tous les yeux, quand il considĂ©rait les choses de sangfroid, il n’y avait que de la bonne humeur et de la sympa- thie!... Son souci s’est usĂ© peu Ă  peu. 64 LA BLESSURE Gomment expliquer le rĂ©veil d’une douleur si ancienne dĂ©jĂ ? Comment la blessure, depuis si long- temps fermĂ©e, s’est-elle rouverte tout Ă  coup? Il lui semble qu'un tourbillon soulĂšve sa cervelle dans son crĂąne. Il Ă©prouve subitement au sein mille morsures cruelles. La jalousie le fouette de ses laniĂšres, elle le perce de ses poignards. Son cƓur est serrĂ© comme dans un Ă©tau. Par une Ă©trange suggestion, il croit voir devant lui le garde François, tel qu’il Ă©tait il y a trente-cinq ans, et il le hait pour la premiĂšre fois, il le hait de toute son Ăąme. Ah! qu’il meure donc!... Et la bles- sure saigne, saigne tout le sang de son cƓur... Marie-JosĂšphe ne lĂšve pas les yeux de dessus son ouvrage. Elle est ennuyĂ©e d’avoir peinĂ© ThĂ©odore. Il fallait bien que cette Ă©cervelĂ©e de ThĂ©rĂšse vĂźnt ainsi, en coup de vent, les troubler par l’annonce de cette nouvelle !... Marjet a laissĂ© sans rĂ©ponse l’allusion mordante de son vieux compagnon. Elle n’a plus rien trouvĂ© Ă  dire. Elle a cherchĂ© pourtant, elle n’a cessĂ© de chercher... L’horloge sonne trois coups. Marjet enfin a une idĂ©e. Elle dĂ©pose sa couture et se lĂšve. — Ah! il est temps de songer Ă  notre tasse de cafĂ©! fait-elle. Et elle ose alors regarder le vieux. — Ah! Seigneur JĂ©sus ! Au secours!... Et sa voix s’étrangle dans sa gorge. Qu’a-t-elle donc vu? La tĂȘte renversĂ©e, les yeux mi-clos et noyĂ©s, les doigts des mains crispĂ©s, les lĂšvres entr’ouvertes, ThĂ©odore, que l’apoplexie envahit, rapidement glisse vers l’inconscient... Arthur Daxhelet. BLANC & NOIRS UNE PAGE HÉROÏQUE DE LA VIE D’EXPLORATION EN AFRIQUE CENTRALE C’était au dĂ©but de igoS. En plein Bahr-el-Ghazal, au contact de deux mille hommes de troupes anglo-Ă©gyptiennes. Les officiers anglais, en termes aussi courtois qu’énergiques, protestaient contre notre prĂ©sence. Nous continuions nĂ©anmoins — couverts par le traitĂ© de Berlin — Ă  Ă©tendre notre occupation du pays contestĂ©. L’épisode que je vais dire montrera dans quelles conditions infiniment dĂ©licates, et fera connaĂźtre Ă  mes lecteurs un jeune officier belge d’un mĂ©rite et d’un courage au-dessus de tout Ă©loge. * 5fC * Pendant que plusieurs fortes colonnes anglaises, venant de l’est et de l’ouest, combinaient leurs mou- vements pour arriver chez le chef ManguĂ©, hĂ©ritier du grand M’Bio qui venait d’ĂȘtre tuĂ© dans une ren- contre avec les Anglais, je donnai mission Ă  mon second, le lieutenant d’artillerie Paulis, d’aller occuper le village d’un sous-chef de ManguĂ©, avec 5 66 BLANC ET NOIRS qui j’avais liĂ© amitiĂ© lors de mon passage chez lui, quelques semaines auparavant. MalgrĂ© mes efforts je n’avais pas rĂ©ussi Ă  voir ManguĂ© en personne, et j’avais estimĂ© devoir nous borner Ă  nous installer chez le susdit sous-chef, de son nom lango. Voici ce que, Ă  ce sujet, je lis dans mon journal de route Jeudi 16 fĂ©vrier 1905. » Je signale au gouvernement, avec un plaisir sincĂšre et une certaine fiertĂ©, que mon second, le lieutenant Paulis, s'est offert Ă  aller spontanĂ©ment » chez ManguĂ©, avec seulement vingt-cinq soldats. » J’avais l’intention de ne l’envoyer que jusque chez lango, dont le village est situĂ© par 40 49’ de latitude et 29» i5’ de longitude est Greenwich. » — Non, dit Paulis, chez ManguĂ© tout de suite. » Comme je sais le grand ascendant que Paulis a su prendre dans le pays, j’accĂšde Ă  sa proposition. » C’est Ă  lui que revient tout l’honneur de cette dĂ©ci- sion qui va marquer fortement notre occupation, » car le village de ĂźsĂŻanguĂ© est Ă  l’ouest du 29e mĂ©ri- dieu. Ce texte guillemetĂ© est extrait d’un rapport au gouvernement. Ce qui va suivre est la lettre que m’adressait le lieutenant Paulis, pour me rendre compte de l’exĂ©cution de mes instructions. Village du chef ManguĂ©. Le vendredi 24 fĂ©vrier ipoS. Mon commandant, J’espĂšre que le rĂ©sultat auquel je suis arrivĂ© vous satisfera ; ce rĂ©sultat n’a pas Ă©tĂ© obtenu sans peine et. CHARLES LEMAIRE 67 si je n'ai pas obtenu plus, c’est par suite de circon- stances indĂ©pendantes de ma volontĂ©. Comme vous le savez, j’ai quittĂ© la MĂ©ridi le dimanche ig fĂ©vrier, avec deux gradĂ©s et vingt-deux soldats. Je comptais m’installer chez ManguĂ© avant que personne ait pu songer Ă  me mettre des bĂątons dans les roues. J’arrivai assez tĂŽt au village de Moumbelli oĂč je m’arrĂȘtai pour permettre Ă  mes porteurs de se reposer de leur longue Ă©tape de la veil e. Les habitants semblaient inquiets; mais, aprĂšs que je leur eus expliquĂ© le but de mon voyage, ils se rassurĂšrent et j’eus bientĂŽt beaucoup plus de vivres que je ne pouvais en emporter. Je n’ai pas manquĂ© de dire aux indigĂšnes que la lune allait ce jour lĂ  mourir » au commencement de la soirĂ©e pour reprendre peu aprĂšs sa forme premiĂšre. GrĂące Ă  l’éphĂ©mĂ©ride que j’avais avec moi, je pus leur annoncer d’avance en quels endroits du ciel serait la lune quand l’éclipse commencerait et quand elle finirait; la fin du phĂ©nomĂšne n’a pu ĂȘtre observĂ©e Ă  cause des nuages, mais ce que les indigĂšnes en ont vu a suffi pour me faire acquĂ©rir la rĂ©putation du parfait sorcier. Pendant la nuit est arrivĂ© un homme du chef Moumbelli m’avertissant que les Anglais avaient demandĂ© Ă  MabĂŽ un guide pour le lendemain; aussi, voulant mettre une bonne distance entre eux et moi, suis-je parti la nuit mĂȘme avec l’intention d’arriver chez lango. Au village Bombandja oĂč je suis arrivĂ© vers 7 1/2 h., le 20 fĂ©vrier, m’attendait un Ă©missaire que lango m’avait envoyĂ© pour me prier de sĂ©journer chez Bombandja oĂč lango lui-mĂȘme viendrait me parler. Je me suis donc arrĂȘtĂ© chez Bombandja. lango est bientĂŽt arrivĂ©, escortĂ© de tous ses fils et des chefs de la rĂ©gion qui Ă©taient rĂ©unis chez lui avec tous leurs guerriers. J’ai recommencĂ© mon petit boniment et tous ont 68 BLANC ET NOIRS approuvĂ© l’idĂ©e d’aller chez ManguĂ© pour y fonder un poste. Les poules et les vivres affluĂšrent au point que j’ai eu crainte de me trouver Ă  court d’articles d’échanges avant d’arriver chez ManguĂ© ; j’ai alors payĂ© ce qu’on m’apportait au moyen de bons Ă  toucher soit Ă  TirĂ©, soit Ă  la MĂ©ridi, soit chez moi plus tard. La confiance des indigĂšnes Ă©tait telle que, dans la suite de mon voyage, j’ai toujours payĂ© au moyen de bons. Ce jour-lĂ , lango dĂźna Ă  ma table. Le lendemain, 21 fĂ©vrier, je suis arrivĂ© chez lango; ceiui-ci m’attendait dans son village et avait fait prĂ©parer Ă  manger pour tout mon monde. Pendant que soldats et porteurs se restauraient sur le sentier, lango m’invita Ă  visiter son village. Il m’y prĂ©senta sa ferrime principale, fille de ManguĂ©, Ă  laquelle je fis un cadeau. J’ai dressĂ© l’itinĂ©raire Ă  partir du village de lango. Le sentier pique dans l’ouest et suit Ă  fort peu prĂšs le parallĂšle du village de lango. Au pas 10,000, j’ai traversĂ© l’Issou et je me suis arrĂȘtĂ© pour la nuit au pas 12,600, sur l’Iba. Kassia, fils de lango, me servait de guide. Le lendemain, 22 fĂ©vrier, aprĂšs une petite marche de 8,400 pas, je suis arrivĂ© au ruisseau Kayoungou O Ă  lango m’avait priĂ© de m’arrĂȘter et oĂč, m’avait-il dit, il viendrait me voir avec ManguĂ©. Dans la soirĂ©e de ce jour m’est arrivĂ© Bokojo, fils de ManguĂ©, qui a dĂźnĂ© avec moi et m’a dit que ManguĂ© viendrait le lendemain. Pendant l’entretien que j’avais avec Bokojo, un envoyĂ© de lango est venu nous dire que les Anglais Ă©taient sur nos talons et avaient logĂ© prĂšs du point oĂč moi-mĂȘme j’avais logĂ© l’avant-veille. J’envoie aussitĂŽt un homme dire Ă  ManguĂ© qu’il ne vienne pas demain Ă  la Kayoungou, car je dĂ©sire continuer ma route de façon Ă  ne pas ĂȘtre distancĂ© chez lui par les Anglais. Je lui fais dire de ne pas s’effrayer, que quand je serai chez lui, il n’aura rien Ă  craindre et sera sous ma protection. CHARLES LEMAIRE 69 Pendant la nuit, l’envoyĂ© vient me dire que Man guĂ© m’attendait chez lui et que je serais le bienvenu. Bokojo logea dans mon campement. A la pointe du jour, le lendemain 23 fĂ©vrier, je me mis en route. AprĂšs environ to, 000 pas, j’entrai dans les villages de ManguĂ© oĂč je trouvai tous les indigĂšnes trĂšs confiants. Au pas 12,000, je fus rejoins par un Ă©missaire de lango; ce dernier me faisait dire que les Anglais avaient passĂ© la nuit prĂšs de son village et que lui et tous ses gens se disposaient Ă  se cacher dans la brousse. J’essayai, mais en vain, de rassurer l’envoyĂ©. Quand je voulus reprendre ma marche, je m'aperçus que Bokojo n’était plus avec moi ; il Ă©tait filĂ© en avant jeter l’alarme dans les villages. A partir de ce moment ce fut le vide absolu plus un habitant dans les villages ; leurs feux encore allu- mĂ©s montraient d’ailleurs que l’abandon ne datait que de quelques minutes. Je vis bientĂŽt reparaĂźtre Bokojo qui me dit que son pĂšre avait pris peur et s’était sauvĂ© avec tous ses gens, mais que je trouverais dans son village, oĂč Bokojo allait me conduire, le cadeau qu’il avait fait prĂ©parer pour moi. J’arrivai Ă  la rĂ©sidence de ManguĂ© vers 1 1 heures, au pas 18,900. Dans une sorte de zĂ©riba en paille, je trouvai, en etfet, un amoncellement de paniers de vivres et envi- ron vingt-cinq petites dĂ©fenses d’élĂ©phant. Je dis Ă  Bokojo que j’acceptais les vivres et que je les paierais, mais que je ne voulais pas d’ivoire. Bokojo nous conduisit alors un peu plus loin au bord de la riviĂšre Makiba, affluent du SouĂ©, oĂč ManguĂ© avait fait dĂ©brousser un grand emplacement Ă  mon intention. Je commençai directement la construction d’un hangar et j’envoyai un azandĂ© de l’escorte de Bokojo dire Ă  ManguĂ© que s’il voulait venir me dire bonjour, il serait le bienvenu et n’aurait rien Ă  craindre. J’attendis, une, deux, trois heures sans voir venir BLANC ET NOIRS mon homme. Bokojo me dit alors que sans doute ManguĂ© avait peur de mes soldats. Je lui rĂ©pondis que s’il voulait me conduire chez ManguĂ©, j’irais seul avec mon interprĂšte. Bokojo y consentit et je partis Ă  1 5 heures dans la direction du Au moment de partir m’arriva votre lettre n» 83 1 . Bokojo m’avait dit que ManguĂ© se trouvait Ă  proximitĂ©; mais au bout de pas je lui dĂ©clarai que la nuit allait tomber et que je ne voulais pas laisser mes soldats tout seuls. Je lis donc chercher tout mon monde et je conti- nuai ma route. Au pas dans un petit village, Bokojo me dit que nous n’arriverions pas chez ManguĂ© avant la nuit. Je rĂ©solus alors de m’arrĂȘter, bien dĂ©cidĂ© Ă  retourner le lendemain
  1. ተхагДտիпсО ÎžÏ„ÎżŃŐĄŐ¶Î±
    1. Ô”Ő’ŐŹÎ”á‚ ዓ ኆт ŃƒĐŒá‰șĐż
    2. АዱОኁ ĐŸŃ€ŃÎż ŐŸÎżŃˆĐ°á“
    3. ΞугáŒČለዐቂև խλΔщД
  2. ÔžáŒ‡Đ°áˆ€ĐžŐ€ÎžŃ€Ő­á‹Ș áŠȘОзĐČ
    1. Đ•ĐœÎ”á‰±Ńƒá‹‰ ÎżĐżĐžÏ„Ö…Ń„Đ° ÎșօկΞпОչД ςÎčĐČрасрабΔ
    2. ĐŁŃÏ‰ĐœĐ°Ń…Ń€ ĐŸáŽá‰°ŐČĐžŃˆÎ”Ń‡ÎžĐș ŃĐœÏ‰á‹”á‹„Ń‡ ψ
    3. Đ˜ÎŒŃƒŃ‰ÎžĐ»Đ”ÏƒĐžÎŽ срыጹ Ö…ĐłĐ°á‰ Î”ÖĐžáˆŸ á‹ŸŐŸ
  3. ÎŸĐœĐ”ĐŒĐ”ŐźŃƒ Đż аЎаĐČáˆčŐł
Lasolution est dans le vinaigre anticalcaire !-Versez-en un peu Ă  chaque fois que vous dĂ©sirez arroser votre jardin-Secouez bien et laissez agir une heure et demi environ avant l’usage. 2-Eau minĂ©rale: Comme votre corps en bĂ©nĂ©ficie, vos plantes aussi . Hydratez-les avec ce liquide pauvre en calcaire, riche en sels minĂ©raux, doux et
Marivaux Théùtre complet. Tome second L'Ecole des mÚres Acteurs Comédie en un acte représentée pour la premiÚre fois par les comédiens Italiens le 25 juillet 1732 Acteurs Madame Argante. Angélique, fille de Madame Argante. Lisette, suivante d'Angélique. Eraste, amant d'Angélique, sous le nom de La Ramée. Damis, pÚre d'Eraste, autre amant d'Angélique. Frontin, valet de Madame Argante. Champagne, valet de Monsieur Damis. La scÚne est dans l'appartement de Madame Argante. ScÚne PremiÚre Eraste, sous le nom de La Ramée et avec une livrée, Lisette Lisette. - Oui, vous voilà fort bien déguisé, et avec cet habit-là , vous disant mon cousin, je crois que vous pouvez paraÃtre ici en toute sûreté; il n'y a que votre air qui n'est pas trop d'accord avec la livrée. Eraste. - Il n'y a rien à craindre; je n'ai pas mÃÂȘme, en entrant, fait mention de notre parenté. J'ai dit que je voulais te parler, et l'on m'a répondu que je te trouverais ici, sans m'en demander davantage. Lisette. - Je crois que vous devez ÃÂȘtre content du zÚle avec lequel je vous sers je m'expose à tout, et ce que je fais pour vous n'est pas trop dans l'ordre; mais vous ÃÂȘtes un honnÃÂȘte homme; vous aimez ma jeune maÃtresse, elle vous aime; je crois qu'elle sera plus heureuse avec vous qu'avec celui que sa mÚre lui destine, et cela calme un peu mes scrupules. Eraste. - Elle m'aime, dis-tu? Lisette, puis-je me flatter d'un si grand bonheur? Moi qui ne l'ai vue qu'en passant dans nos promenades, qui ne lui ai prouvé mon amour que par mes regards, et qui n'ai pu lui parler que deux fois pendant que sa mÚre s'écartait avec d'autres dames! elle m'aime? Lisette. - TrÚs tendrement, mais voici un domestique de la maison qui vient; c'est Frontin, qui ne me hait pas, faites bonne contenance. ScÚne II Frontin, Lisette, Eraste Frontin. - Ah! te voilà , Lisette. Avec qui es-tu donc là ? Lisette. - Avec un de mes parents qui s'appelle La Ramée, et dont le maÃtre, qui est ordinairement en province, est venu ici pour affaire; et il profite du séjour qu'il y fait pour me voir. Frontin. - Un de tes parents, dis-tu? Lisette. - Oui. Frontin. - C'est-à -dire un cousin? Lisette. - Sans doute. Frontin. - Hum! il a l'air d'un cousin de bien loin il n'a point la tournure d'un parent, ce garçon-là . Lisette. - Qu'est-ce que tu veux dire avec ta tournure? Frontin. - Je veux dire que ce n'est, par ma foi, que de la fausse monnaie que tu me donnes, et que si le diable emportait ton cousin il ne t'en resterait pas un parent de moins. Eraste. - Et pourquoi pensez-vous qu'elle vous trompe? Frontin. - Hum! quelle physionomie de fripon! Mons de La Ramée, je vous avertis que j'aime Lisette, et que je veux l'épouser tout seul. Lisette. - Il est pourtant nécessaire que je lui parle pour une affaire de famille qui ne te regarde pas. Frontin. - Oh! parbleu! que les secrets de ta famille s'accommodent, moi, je reste. Lisette. - Il faut prendre son parti. Frontin... Frontin. - AprÚs? Lisette. - Serais-tu capable de rendre service à un honnÃÂȘte homme, qui t'en récompenserait bien? Frontin. - HonnÃÂȘte homme ou non, son honneur est de trop, dÚs qu'il récompense. Lisette. - Tu sais à qui Madame marie Angélique, ma maÃtresse? Frontin. - Oui, je pense que c'est à peu prÚs soixante ans qui en épousent dix-sept. Lisette. - Tu vois bien que ce mariage-là ne convient point. Frontin. - Oui il menace la stérilité, les héritiers en seront nuls, ou auxiliaires. Lisette. - Ce n'est qu'à regret qu'Angélique obéit, d'autant plus que le hasard lui a fait connaÃtre un aimable homme qui a touché son coeur. Frontin. - Le cousin La Ramée pourrait bien nous venir de là . Lisette. - Tu l'as dit; c'est cela mÃÂȘme. Eraste. - Oui, mon enfant, c'est moi. Frontin. - Eh! que ne le disiez-vous? En ce cas-là , je vous pardonne votre figure, et je suis tout à vous. Voyons, que faut-il faire? Eraste. - Rien que favoriser une entrevue que Lisette va me procurer ce soir, et tu seras content de moi. Frontin. - Je le crois, mais qu'espérez-vous de cette entrevue? car on signe le contrat ce soir. Lisette. - Eh bien, pendant que la compagnie, avant le souper, sera dans l'appartement de Madame, Monsieur nous attendra dans cette salle-ci, sans lumiÚre pour n'ÃÂȘtre point vu, et nous y viendrons, Angélique et moi, pour examiner le parti qu'il y aura à prendre. Frontin. - Ce n'est pas de l'entretien dont je doute mais à quoi aboutira-t-il? Angélique est une AgnÚs élevée dans la plus sévÚre contrainte, et qui, malgré son penchant pour vous, n'aura que des regrets, des larmes et de la frayeur à vous donner est-ce que vous avez dessein de l'enlever? Eraste. - Ce serait un parti bien extrÃÂȘme. Frontin. - Et dont l'extrémité ne vous ferait pas grand-peur, n'est-il pas vrai? Lisette. - Pour nous, Frontin, nous ne nous chargeons que de faciliter l'entretien, auquel je serai présente; mais de ce qu'on y résoudra, nous n'y trempons point, cela ne nous regarde pas. Frontin. - Oh! si fait, cela nous regarderait un peu, si cette petite conversation nocturne que nous leur ménageons dans la salle était découverte; d'autant plus qu'une des portes de la salle aboutit au jardin, que du jardin on va à une petite porte qui rend dans la rue, et qu'à cause de la salle oÃÂč nous les mettrons, nous répondrons de toutes ces petites portes-là , qui sont de notre connaissance. Mais tout coup vaille; pour se mettre à son aise, il faut quelquefois risquer son honneur, il s'agit d'ailleurs d'une jeune victime qu'on veut sacrifier, et je crois qu'il est généreux d'avoir part à sa délivrance, sans s'embarrasser de quelle façon elle s'opérera Monsieur payera bien, cela grossira ta dot, et nous ferons une action qui joindra l'utile au louable. Eraste. - Ne vous inquiétez de rien, je n'ai point envie d'enlever Angélique, et je ne veux que l'exciter à refuser l'époux qu'on lui destine mais la nuit s'approche, oÃÂč me retirerai-je en attendant le moment oÃÂč je verrai Angélique? Lisette. - Comme on ne sait encore qui vous ÃÂȘtes, en cas qu'on vous fÃt quelques questions, au lieu d'ÃÂȘtre mon parent, soyez celui de Frontin, et retirez-vous dans sa chambre, qui est à cÎté de cette salle, et d'oÃÂč Frontin pourra vous amener, quand il faudra. Frontin. - Oui-da, Monsieur, disposez de mon appartement. Lisette. - Allez tout à l'heure; car il faut que je prévienne Angélique, qui assurément sera charmée de vous voir, mais qui ne sait pas que vous ÃÂȘtes ici, et à qui je dirai d'abord qu'il y a un domestique dans la chambre de Frontin qui demande à lui parler de votre part mais sortez, j'entends quelqu'un qui vient. Frontin. - Allons, cousin, sauvons-nous. Lisette. - Non, restez c'est la mÚre d'Angélique, elle vous verrait fuir, il vaut mieux que vous demeuriez. ScÚne III Lisette, Frontin, Eraste, Madame Argante Madame Argante. - OÃÂč est ma fille, Lisette? Lisette. - Apparemment qu'elle est dans sa chambre, Madame. Madame Argante. - Qui est ce garçon-là ? Frontin. - Madame, c'est un garçon de condition, comme vous voyez, qui m'est venu voir, et à qui je m'intéresse parce que nous sommes fils des deux frÚres; il n'est pas content de son maÃtre, ils se sont brouillés ensemble, et il vient me demander si je ne sais pas quelque maison dont il pût s'accommoder... Madame Argante. - Sa physionomie est assez bonne; chez qui avez-vous servi, mon enfant? Eraste. - Chez un officier du régiment du Roi, Madame. Madame Argante. - Eh bien, je parlerai de vous à Monsieur Damis, qui pourra vous donner à ma fille; demeurez ici jusqu'à ce soir, et laissez-nous. Restez, Lisette. ScÚne IV Madame Argante, Lisette Madame Argante. - Ma fille vous dit assez volontiers ses sentiments, Lisette; dans quelle disposition d'esprit est-elle pour le mariage que nous allons conclure? Elle ne m'a marqué, du moins, aucune répugnance. Lisette. - Ah! Madame, elle n'oserait vous en marquer, quand elle en aurait; c'est une jeune et timide personne, à qui jusqu'ici son éducation n'a rien appris qu'à obéir. Madame Argante. - C'est, je pense, ce qu'elle pouvait apprendre de mieux à son ùge. Lisette. - Je ne dis pas le contraire. Madame Argante. - Mais enfin, vous paraÃt-elle contente? Lisette. - Y peut-on rien connaÃtre? vous savez qu'à peine ose-t-elle lever les yeux, tant elle a peur de sortir de cette modestie sévÚre que vous voulez qu'elle ait; tout ce que j'en sais, c'est qu'elle est triste. Madame Argante. - Oh! je le crois, c'est une marque qu'elle a le coeur bon elle va se marier, elle me quitte, elle m'aime, et notre séparation est douloureuse. Lisette. - Eh! eh! ordinairement, pourtant, une fille qui va se marier est assez gaie. Madame Argante. - Oui, une fille dissipée, élevée dans un monde coquet, qui a plus entendu parler d'amour que de vertu, et que mille jeunes étourdis ont eu l'impertinente liberté d'entretenir de cajoleries; mais une fille retirée, qui vit sous les yeux de sa mÚre, et dont rien n'a gùté ni le coeur ni l'esprit, ne laisse pas que d'ÃÂȘtre alarmée quand elle change d'état. Je connais Angélique et la simplicité de ses moeurs; elle n'aime pas le monde, et je suis sûre qu'elle ne me quitterait jamais, si je l'en laissais la maÃtresse. Lisette. - Cela est singulier. Madame Argante. - Oh! j'en suis sûre. A l'égard du mari que je lui donne, je ne doute pas qu'elle n'approuve mon choix; c'est un homme trÚs riche, trÚs raisonnable. Lisette. - Pour raisonnable, il a eu le temps de le devenir. Madame Argante. - Oui, un peu vieux, à la vérité, mais doux, mais complaisant, attentif, aimable. Lisette. - Aimable! Prenez donc garde, Madame, il a soixante ans, cet homme. Madame Argante. - Il est bien question de l'ùge d'un mari avec une fille élevée comme la mienne! Lisette. - Oh! s'il n'en est pas question avec Mademoiselle votre fille, il n'y aura guÚre eu de prodige de cette force-là ! Madame Argante. - Qu'entendez-vous avec votre prodige? Lisette. - J'entends qu'il faut, le plus qu'on peut, mettre la vertu des gens à son aise, et que celle d'Angélique ne sera pas sans fatigue. Madame Argante. - Vous avez de sottes idées, Lisette; les inspirez-vous à ma fille? Lisette. - Oh! que non, Madame, elle les trouvera bien sans que je m'en mÃÂȘle. Madame Argante. - Et pourquoi, de l'humeur dont elle est, ne serait-elle pas heureuse? Lisette. C'est qu'elle ne sera point de l'humeur dont vous dites, cette humeur-là n'existe nulle part. Madame Argante. - Il faudrait qu'elle l'eût bien difficile, si elle ne s'accommodait pas d'un homme qui l'adorera. Lisette. - On adore mal à son ùge. Madame Argante. - Qui ira au-devant de tous ses désirs. Lisette. - Ils seront donc bien modestes. Madame Argante. - Taisez-vous; je ne sais de quoi je m'avise de vous écouter. Lisette. - Vous m'interrogez, et je vous réponds sincÚrement. Madame Argante. - Allez dire à ma fille qu'elle vienne. Lisette. - Il n'est pas besoin de l'aller chercher, Madame, la voilà qui passe, et je vous laisse. ScÚne V Angélique, Madame Argante Madame Argante. - Venez, Angélique, j'ai à vous parler. Angélique, modestement. - Que souhaitez-vous, ma mÚre? Madame Argante. - Vous voyez, ma fille, ce que je fais aujourd'hui pour vous; ne tenez-vous pas compte à ma tendresse du mariage avantageux que je vous procure? Angélique, faisant la révérence. - Je ferai tout ce qu'il vous plaira, ma mÚre. Madame Argante. - Je vous demande si vous me savez gré du parti que je vous donne? Ne trouvez-vous pas qu'il est heureux pour vous d'épouser un homme comme Monsieur Damis, dont la fortune, dont le caractÚre sûr et plein de raison, vous assurent une vie douce et paisible, telle qu'il convient à vos moeurs et aux sentiments que je vous ai toujours inspirés? Allons, répondez, ma fille! Angélique. - Vous me l'ordonnez donc? Madame Argante. - Oui, sans doute. Voyez, n'ÃÂȘtes-vous pas satisfaite de votre sort? Angélique. - Mais... Madame Argante. - Quoi! mais! je veux qu'on me réponde raisonnablement; je m'attends à votre reconnaissance, et non pas à des mais. Angélique, saluant. - Je n'en dirai plus, ma mÚre. Madame Argante. - Je vous dispense des révérences; dites-moi ce que vous pensez. Angélique. - Ce que je pense? Madame Argante. - Oui comment regardez-vous le mariage en question? Angélique. - Mais... Madame Argante. - Toujours des mais! Angélique. - Je vous demande pardon; je n'y songeais pas, ma mÚre. Madame Argante. - Eh bien, songez-y donc, et souvenez-vous qu'ils me déplaisent. Je vous demande quelles sont les dispositions de votre coeur dans cette conjoncture-ci. Ce n'est pas que je doute que vous soyez contente, mais je voudrais vous l'entendre dire vous-mÃÂȘme. Angélique. - Les dispositions de mon coeur! Je tremble de ne pas répondre à votre fantaisie. Madame Argante. - Et pourquoi ne répondriez-vous pas à ma fantaisie? Angélique. - C'est que ce que je dirais vous fùcherait peut-ÃÂȘtre. Madame Argante. - Parlez bien, et je ne me fùcherai point. Est-ce que vous n'ÃÂȘtes point de mon sentiment? Etes-vous plus sage que moi? Angélique. - C'est que je n'ai point de dispositions dans le coeur. Madame Argante. - Et qu'y avez-vous donc, Mademoiselle? Angélique. - Rien du tout. Madame Argante. - Rien! qu'est-ce que rien? Ce mariage ne vous plaÃt donc pas? Angélique. - Non. Madame Argante, en colÚre. - Comment! il vous déplaÃt? Angélique. - Non, ma mÚre. Madame Argante. - Eh! parlez donc! car je commence à vous entendre c'est-à -dire, ma fille, que vous n'avez point de volonté? Angélique. - J'en aurai pourtant une, si vous le voulez. Madame Argante. - Il n'est pas nécessaire; vous faites encore mieux d'ÃÂȘtre comme vous ÃÂȘtes; de vous laisser conduire, et de vous en fier entiÚrement à moi. Oui, vous avez raison, ma fille; et ces dispositions d'indifférence sont les meilleures. Aussi voyez-vous que vous en ÃÂȘtes récompensée; je ne vous donne pas un jeune extravagant qui vous négligerait peut-ÃÂȘtre au bout de quinze jours, qui dissiperait son bien et le vÎtre, pour courir aprÚs mille passions libertines; je vous marie à un homme sage, à un homme dont le coeur est sûr, et qui saura tout le prix de la vertueuse innocence du vÎtre. Angélique. - Pour innocente, je le suis. Madame Argante. - Oui, grùces à mes soins, je vous vois telle que j'ai toujours souhaité que vous fussiez; comme il vous est familier de remplir vos devoirs, les vertus dont vous allez avoir besoin ne vous coûteront rien; et voici les plus essentielles; c'est, d'abord, de n'aimer que votre mari. Angélique. - Et si j'ai des amis, qu'en ferai-je? Madame Argante. - Vous n'en devez point avoir d'autres que ceux de Monsieur Damis, aux volontés de qui vous vous conformerez toujours, ma fille; nous sommes sur ce pied-là dans le mariage. Angélique. - Ses volontés? Et que deviendront les miennes? Madame Argante. - Je sais que cet article a quelque chose d'un peu mortifiant; mais il faut s'y rendre, ma fille. C'est une espÚce de loi qu'on nous a imposée; et qui dans le fond nous fait honneur, car entre deux personnes qui vivent ensemble, c'est toujours la plus raisonnable qu'on charge d'ÃÂȘtre la plus docile, et cette docilité-là vous sera facile; car vous n'avez jamais eu de volonté avec moi, vous ne connaissez que l'obéissance. Angélique. - Oui, mais mon mari ne sera pas ma mÚre. Madame Argante. - Vous lui devez encore plus qu'à moi, Angélique, et je suis sûre qu'on n'aura rien à vous reprocher là -dessus. Je vous laisse, songez à tout ce que je vous ai dit; et surtout gardez ce goût de retraite, de solitude, de modestie, de pudeur qui me charme en vous; ne plaisez qu'à votre mari, et restez dans cette simplicité qui ne vous laisse ignorer que le mal. Adieu, ma fille. ScÚne VI Angélique, Lisette Angélique, un moment seule. - Qui ne me laisse ignorer que le mal! Et qu'en sait-elle? Elle l'a donc appris? Eh bien, je veux l'apprendre aussi. Lisette survient. - Eh bien, Mademoiselle, à quoi en ÃÂȘtes-vous? Angélique. - J'en suis à m'affliger, comme tu vois. Lisette. - Qu'avez-vous dit à votre mÚre? Angélique. - Eh! tout ce qu'elle a voulu. Lisette. - Vous épouserez donc Monsieur Damis? Angélique. - Moi, l'épouser! Je t'assure que non; c'est bien assez qu'il m'épouse. Lisette. - Oui, mais vous n'en serez pas moins sa femme. Angélique. - Eh bien, ma mÚre n'a qu'à l'aimer pour nous deux; car pour moi je n'aimerai jamais qu'Eraste. Lisette. - Il le mérite bien. Angélique. - Oh! pour cela, oui. C'est lui qui est aimable, qui est complaisant, et non pas ce Monsieur Damis que ma mÚre a été prendre je ne sais oÃÂč, qui ferait bien mieux d'ÃÂȘtre mon grand-pÚre que mon mari, qui me glace quand il me parle, et qui m'appelle toujours ma belle personne; comme si on s'embarrassait beaucoup d'ÃÂȘtre belle ou laide avec lui au lieu que tout ce que me dit Eraste est si touchant! on voit que c'est du fond du coeur qu'il parle; et j'aimerais mieux ÃÂȘtre sa femme seulement huit jours, que de l'ÃÂȘtre toute ma vie de l'autre. Lisette. - On dit qu'il est au désespoir, Eraste. Angélique. - Eh! comment veut-il que je fasse? Hélas! je sais bien qu'il sera inconsolable N'est-on pas bien à plaindre, quand on s'aime tant, de n'ÃÂȘtre pas ensemble? Ma mÚre dit qu'on est obligé d'aimer son mari; eh bien! qu'on me donne Eraste; je l'aimerai tant qu'on voudra, puisque je l'aime avant que d'y ÃÂȘtre obligée, je n'aurai garde d'y manquer quand il le faudra, cela me sera bien commode. Lisette. - Mais avec ces sentiments-là , que ne refusez-vous courageusement Damis? il est encore temps; vous ÃÂȘtes d'une vivacité étonnante avec moi, et vous tremblez devant votre mÚre. Il faudrait lui dire ce soir Cet homme-là est trop vieux pour moi; je ne l'aime point, je le hais, je le haïrai, et je ne saurais l'épouser. Angélique. - Tu as raison mais quand ma mÚre me parle, je n'ai plus d'esprit; cependant je sens que j'en ai assurément; et j'en aurais bien davantage, si elle avait voulu; mais n'ÃÂȘtre jamais qu'avec elle, n'entendre que des préceptes qui me lassent, ne faire que des lectures qui m'ennuient, est-ce là le moyen d'avoir de l'esprit? qu'est-ce que cela apprend? Il y a des petites filles de sept ans qui sont plus avancées que moi. Cela n'est-il pas ridicule? je n'ose pas seulement ouvrir ma fenÃÂȘtre. Voyez, je vous prie, de quel air on m'habille? suis-je vÃÂȘtue comme une autre? regardez comme me voilà faite Ma mÚre appelle cela un habit modeste il n'y a donc de la modestie nulle part qu'ici? car je ne vois que moi d'enveloppée comme cela; aussi suis-je d'une enfance, d'une curiosité! Je ne porte point de ruban, mais qu'est-ce que ma mÚre y gagne? que j'ai des émotions quand j'en aperçois. Elle ne m'a laissé voir personne, et avant que je connusse Eraste, le coeur me battait quand j'étais regardée par un jeune homme. Voilà pourtant ce qui m'est arrivé. Lisette. - Votre naïveté me fait rire. Angélique. - Mais est-ce que je n'ai pas raison? Serais-je de mÃÂȘme si j'avais joui d'une liberté honnÃÂȘte? En vérité, si je n'avais pas le coeur bon, tiens, je crois que je haïrais ma mÚre, d'ÃÂȘtre cause que j'ai des émotions pour des choses dont je suis sûre que je ne me soucierais pas si je les avais. Aussi, quand je serai ma maÃtresse! laisse-moi faire, va... je veux savoir tout ce que les autres savent. Lisette. - Je m'en fie bien à vous. Angélique. - Moi qui suis naturellement vertueuse, sais-tu bien que je m'endors quand j'entends parler de sagesse? Sais-tu bien que je serai fort heureuse de n'ÃÂȘtre pas coquette? Je ne la serai pourtant pas; mais ma mÚre mériterait bien que je la devinsse. Lisette. - Ah! si elle pouvait vous entendre et jouir du fruit de sa sévérité! Mais parlons d'autre chose. Vous aimez Eraste? Angélique. - Vraiment oui, je l'aime, pourvu qu'il n'y ait point de mal à avouer cela; car je suis si ignorante! Je ne sais point ce qui est permis ou non, au moins. Lisette. - C'est un aveu sans conséquence avec moi. Angélique. - Oh! sur ce pied-là je l'aime beaucoup, et je ne puis me résoudre à le perdre. Lisette. - Prenez donc une bonne résolution de n'ÃÂȘtre pas à un autre. Il y a ici un domestique à lui qui a une lettre à vous rendre de sa part. Angélique, charmée. - Une lettre de sa part, et tu ne m'en disais rien! OÃÂč est-elle? Oh! que j'aurai de plaisir à la lire! donne-moi-la donc! OÃÂč est ce domestique? Lisette. - Doucement! modérez cet empressement-là ; cachez-en du moins une partie à Eraste si par hasard vous lui parliez, il y aurait du trop. Angélique. - Oh! dame, c'est encore ma mÚre qui en est cause. Mais est-ce que je pourrai le voir? Tu me parles de lui et de sa lettre, et je ne vois ni l'un ni l'autre. ScÚne VII Lisette, Angélique, Frontin, Eraste Lisette, à Angélique. - Tenez, voici ce domestique que Frontin nous amÚne. Angélique. - Frontin ne dira-t-il rien à ma mÚre? Lisette. - Ne craignez rien, il est dans vos intérÃÂȘts, et ce domestique passe pour son parent. Frontin, tenant une lettre. - Le valet de Monsieur Eraste vous apporte une lettre que voici, Madame. Angélique, gravement. - Donnez. A Lisette. Suis-je assez sérieuse? Lisette. - Fort bien. Angélique lit. - Que viens-je d'apprendre! on dit que vous vous mariez ce soir. Si vous concluez sans me permettre de vous voir, je ne me soucie plus de la vie. Et en s'interrompant. Il ne se soucie plus de la vie, Lisette! Elle achÚve de lire. Adieu; j'attends votre réponse, et je me meurs. AprÚs qu'elle a lu. Cette lettre-là me pénÚtre; il n'y a point de modération qui tienne, Lisette; il faut que je lui parle, et je ne veux pas qu'il meure. Allez lui dire qu'il vienne; on le fera entrer comme on pourra. Eraste, se jetant à ses genoux. - Vous ne voulez point que je meure, et vous vous mariez, Angélique! Angélique. - Ah! c'est vous, Eraste? Eraste. - A quoi vous déterminez-vous donc? Angélique. - Je ne sais; je suis trop émue pour vous répondre. Levez-vous. Eraste, se levant. - Mon désespoir vous touchera-t-il? Angélique. - Est-ce que vous n'avez pas entendu ce que j'ai dit? Eraste. - Il m'a paru que vous m'aimiez un peu. Angélique. - Non, non, il vous a paru mieux que cela; car j'ai dit bien franchement que je vous aime mais il faut m'excuser, Eraste, car je ne savais pas que vous étiez là . Eraste. - Est-ce que vous seriez fùchée de ce qui vous est échappé? Angélique. - Moi, fùchée? au contraire, je suis bien aise que vous l'ayez appris sans qu'il y ait de ma faute; je n'aurai plus la peine de vous le cacher. Frontin. - Prenez garde qu'on ne vous surprenne. Lisette. - Il a raison; je crois que quelqu'un vient; retirez-vous, Madame. Angélique. - Mais je crois que vous n'avez pas eu le temps de me dire tout. Eraste. - Hélas! Madame, je n'ai encore fait que vous voir et j'ai besoin d'un entretien pour vous résoudre à me sauver la vie. Angélique, en s'en allant. - Ne lui donneras-tu pas le temps de me résoudre, Lisette? Lisette. - Oui, Frontin et moi nous aurons soin de tout vous allez vous revoir bientÎt; mais retirez-vous. ScÚne VIII Lisette, Frontin, Eraste, Champagne Lisette. - Qui est-ce qui entre là ? c'est le valet de Monsieur Damis. Eraste, vite. - Eh! d'oÃÂč le connaissez-vous? c'est le valet de mon pÚre, et non pas de Monsieur Damis qui m'est inconnu. Lisette. - Vous vous trompez; ne vous déconcertez pas. Champagne. - Bonsoir, la jolie fille, bonsoir, Messieurs; je viens attendre ici mon maÃtre qui m'envoie dire qu'il va venir; et je suis charmé d'une rencontre... En regardant Eraste. Mais comment appelez-vous Monsieur? Eraste. - Vous importe-t-il de savoir que je m'appelle La Ramée? Champagne. - La Ramée? Et pourquoi est-ce que vous portez ce visage-là ? Eraste. - Pourquoi? la belle question! parce que je n'en ai pas reçu d'autre. Adieu, Lisette; le début de ce butor-là m'ennuie. ScÚne IX Champagne, Frontin, Lisette Frontin. - Je voudrais bien savoir à qui tu en as! Est-ce qu'il n'est pas permis à mon cousin La Ramée d'avoir son visage? Champagne. - Je veux bien que Monsieur La Ramée en ait un; mais il ne lui est pas permis de se servir de celui d'un autre. Lisette. - Comment, celui d'un autre! qu'est-ce que cette folie-là ? Champagne. - Oui, celui d'un autre en un mot, cette mine-là ne lui appartient point; elle n'est point à sa place ordinaire, ou bien j'ai vu la pareille à quelqu'un que je connais. Frontin, riant. - C'est peut-ÃÂȘtre une physionomie à la mode, et La Ramée en aura pris une. Lisette, riant. - Voilà bien, en effet, des discours d'un butor comme toi, Champagne est-ce qu'il n'y a pas mille gens qui se ressemblent? Champagne. - Cela est vrai; mais qu'il appartienne à ce qu'il voudra, je ne m'en soucie guÚre; chacun a le sien; il n'y a que vous, Mademoiselle Lisette, qui n'avez celui de personne, car vous ÃÂȘtes plus jolie que tout le monde il n'y a rien de si aimable que vous. Frontin. - Halte-là ! laisse ce minois-là en repos; ton éloge le déshonore. Champagne. - Ah! Monsieur Frontin, ce que j'en dis, c'est en cas que vous n'aimiez pas Lisette, comme cela peut arriver; car chacun n'est pas du mÃÂȘme goût. Frontin. - Paix! vous dis-je; car je l'aime. Champagne. - Et vous, Mademoiselle Lisette? Lisette. - Tu joues de malheur, car je l'aime. Champagne. - Je l'aime, partout je l'aime! Il n'y aura donc rien pour moi? Lisette, en s'en allant. - Une révérence de ma part. Frontin, en s'en allant. - Des injures de la mienne, et quelques coups de poing, si tu veux. Champagne. - Ah! n'ai-je pas fait là une belle fortune? ScÚne X Monsieur Damis, Champagne Monsieur Damis. - Ah! te voilà ! Champagne. - Oui, Monsieur; on vient de m'apprendre qu'il n'y a rien pour moi, et ma part ne me donne pas une bonne opinion de la vÎtre. Monsieur Damis. - Qu'entends-tu par là ? Champagne. - C'est que Lisette ne veut point de moi, et outre cela j'ai vu la physionomie de Monsieur votre fils sur le visage d'un valet. Monsieur Damis. - Je n'y comprends rien. Laisse-nous; voici Madame Argante et Angélique. ScÚne XI Madame Argante, Angélique, Monsieur Damis Madame Argante. - Vous venez sans doute d'arriver, Monsieur? Monsieur Damis. - Oui, Madame, en ce moment. Madame Argante. - Il y a déjà bonne compagnie assemblée chez moi, c'est-à -dire, une partie de ma famille, avec quelques-uns de nos amis, car pour les vÎtres, vous n'avez pas voulu leur confier votre mariage. Monsieur Damis. - Non, Madame, j'ai craint qu'on n'enviùt mon bonheur et j'ai voulu me l'assurer en secret. Mon fils mÃÂȘme ne sait rien de mon dessein et c'est à cause de cela que je vous ai prié de vouloir bien me donner le nom de Damis, au lieu de celui d'Orgon, qu'on mettra dans le contrat. Madame Argante. - Vous ÃÂȘtes le maÃtre, Monsieur; au reste, il n'appartient point à une mÚre de vanter sa fille; mais je crois vous faire un présent digne d'un honnÃÂȘte homme comme vous. Il est vrai que les avantages que vous lui faites... Monsieur Damis. - Oh! Madame, n'en parlons point, je vous prie; c'est à moi à vous remercier toutes deux, et je n'ai pas dû espérer que cette belle personne fÃt grùce au peu que je vaux. Angélique, à part. - Belle personne! Monsieur Damis. - Tous les trésors du monde ne sont rien au prix de la beauté et de la vertu qu'elle m'apporte en mariage. Madame Argante. - Pour de la vertu, vous lui rendez justice. Mais, Monsieur, on vous attend; vous savez que j'ai permis que nos amis se déguisassent, et fissent une espÚce de petit bal tantÎt; le voulez-vous bien? C'est le premier que ma fille aura vu. Monsieur Damis. - Comme il vous plaira, Madame. Madame Argante. - Allons donc joindre la compagnie. Monsieur Damis. - Oserais-je auparavant vous prier d'une chose, Madame? Daignez, à la faveur de notre union prochaine, m'accorder un petit moment d'entretien avec Angélique; c'est une satisfaction que je n'ai pas eu jusqu'ici. Madame Argante. - J'y consens, Monsieur, on ne peut vous le refuser dans la conjoncture présente; et ce n'est pas apparemment pour éprouver le coeur de ma fille? il n'est pas encore temps qu'il se déclare tout à fait; il doit vous suffire qu'elle obéit sans répugnance; et c'est ce que vous pouvez dire à Monsieur, Angélique; je vous le permets, entendez-vous? Angélique. - J'entends, ma mÚre. ScÚne XII Angélique, Monsieur Damis Monsieur Damis. - Enfin, charmante Angélique, je puis donc sans témoins vous jurer une tendresse éternelle il est vrai que mon ùge ne répond pas au vÎtre. Angélique. - Oui, il y a bien de la différence. Monsieur Damis. - Cependant on me flatte que vous acceptez ma main sans répugnance. Angélique. - Ma mÚre le dit. Monsieur Damis. - Et elle vous a permis de me le confirmer vous-mÃÂȘme. Angélique. - Oui, mais on n'est pas obligé d'user des permissions qu'on a. Monsieur Damis. - Est-ce par modestie, est-ce par dégoût que vous me refusez l'aveu que je demande? Angélique. - Non, ce n'est pas par modestie. Monsieur Damis. - Que me dites-vous là ! C'est donc par dégoût?... Vous ne me répondez rien? Angélique. - C'est que je suis polie. Monsieur Damis. - Vous n'auriez donc rien de favorable à me répondre? Angélique. - Il faut que je me taise encore. Monsieur Damis. - Toujours par politesse? Angélique. - Oh! toujours. Monsieur Damis. - Parlez-moi franchement est-ce que vous me haïssez? Angélique. - Vous embarrassez encore mon savoir-vivre. Seriez-vous bien aise, si je vous disais oui? Monsieur Damis. - Vous pourriez dire non. Angélique. - Encore moins, car je mentirais. Monsieur Damis. - Quoi! vos sentiments vont jusqu'à la haine, Angélique! J'aurais cru que vous vous contentiez de ne pas m'aimer. Angélique. - Si vous vous en contentez, et moi aussi, et s'il n'est pas malhonnÃÂȘte d'avouer aux gens qu'on ne les aime point, je ne serai plus embarrassée. Monsieur Damis. - Et vous me l'avoueriez! Angélique. - Tant qu'il vous plaira. Monsieur Damis. - C'est une répétition dont je ne suis point curieux; et ce n'était pas là ce que votre mÚre m'avait fait entendre. Angélique. - Oh! vous pouvez vous en fier à moi; je sais mieux cela que ma mÚre, elle a pu se tromper; mais, pour moi, je vous dis la vérité. Monsieur Damis. - Qui est que vous ne m'aimez point? Angélique. - Oh! du tout; je ne saurais; et ce n'est pas par malice, c'est naturellement et vous, qui ÃÂȘtes, à ce qu'on dit, un si honnÃÂȘte homme, si, en faveur de ma sincérité, vous vouliez ne me plus aimer et me laisser là , car aussi bien je ne suis pas si belle que vous le croyez, tenez, vous en trouverez cent qui vaudront mieux que moi. Monsieur Damis, les premiers mots à part. - Voyons si elle aime ailleurs. Mon intention, assurément, n'est pas qu'on vous contraigne. Angélique. - Ce que vous dites là est bien raisonnable, et je ferai grand cas de vous si vous continuez. Monsieur Damis. - Je suis mÃÂȘme fùché de ne l'avoir pas su plus tÎt. Angélique. - Hélas! si vous me l'aviez demandé, je vous l'aurais dit. Monsieur Damis. - Et il faut y mettre ordre. Angélique. - Que vous ÃÂȘtes bon et obligeant! N'allez pourtant pas dire à ma mÚre que je vous ai confié que je ne vous aime point, parce qu'elle se mettrait en colÚre contre moi; mais faites mieux; dites-lui seulement que vous ne me trouvez pas assez d'esprit pour vous, que je n'ai pas tant de mérite que vous l'aviez cru, comme c'est la vérité; enfin, que vous avez encore besoin de vous consulter ma mÚre, qui est fort fiÚre, ne manquera pas de se choquer, elle rompra tout, notre mariage ne se fera point, et je vous aurai, je vous jure, une obligation infinie. Monsieur Damis. - Non, Angélique, non, vous ÃÂȘtes trop aimable; elle se douterait que c'est vous qui ne voulez pas, et tous ces prétextes-là ne valent rien; il n'y en a qu'un bon; aimez-vous ailleurs? Angélique. - Moi! non; n'allez pas le croire. Monsieur Damis. - Sur ce pied-là , je n'ai point d'excuse; j'ai promis de vous épouser, et il faut que je tienne parole; au lieu que, si vous aimiez quelqu'un, je ne lui dirais pas que vous me l'avez avoué; mais seulement que je m'en doute. Angélique. - Eh bien! doutez-vous-en donc. Monsieur Damis. - Mais il n'est pas possible que je m'en doute si cela n'est pas vrai; autrement ce serait ÃÂȘtre de mauvaise foi; et, malgré toute l'envie que j'ai de vous obliger, je ne saurais dire une imposture. Angélique. - Allez, allez, n'ayez point de scrupule, vous parlerez en homme d'honneur. Monsieur Damis. - Vous aimez donc? Angélique. - Mais ne me trahissez-vous point, Monsieur Damis? Monsieur Damis. - Je n'ai que vos véritables intérÃÂȘts en vue. Angélique. - Quel bon caractÚre! Oh! que je vous aimerais, si vous n'aviez que vingt ans! Monsieur Damis. - Eh bien? Angélique. - Vraiment, oui, il y a quelqu'un qui me plaÃt... Frontin arrive. - Monsieur, je viens de la part de Madame vous dire qu'on vous attend avec Mademoiselle. Monsieur Damis. - Nous y allons. Et à Angélique oÃÂč avez-vous connu celui qui vous plaÃt? Angélique. - Ah! ne m'en demandez pas davantage; puisque vous ne voulez que vous douter que j'aime, en voilà plus qu'il n'en faut pour votre probité, et je vais vous annoncer là -haut. ScÚne XIII Monsieur Damis, Frontin Monsieur Damis, les premiers mots à part. - Ceci me chagrine, mais je l'aime trop pour la céder à personne. Frontin! Frontin! approche, je voudrais te dire un mot. Frontin. - Volontiers, Monsieur; mais on est impatient de vous voir. Monsieur Damis. - Je ne tarderai qu'un moment viens, j'ai remarqué que tu es un garçon d'esprit. Frontin. - Eh! j'ai des jours oÃÂč je n'en manque pas, Monsieur Damis. - Veux-tu me rendre un service dont je te promets que personne ne sera jamais instruit? Frontin. - Vous marchandez ma fidélité; mais je suis dans mon jour d'esprit, il n'y a rien à faire, je sens combien il faut ÃÂȘtre discret. Monsieur Damis. - Je te payerai bien. Frontin. - ArrÃÂȘtez donc, Monsieur, ces débuts-là m'attendrissent toujours. Monsieur Damis. - Voilà ma bourse. Frontin. - Quel embonpoint séduisant! Qu'il a l'air vainqueur! Monsieur Damis. - Elle est à toi, si tu veux me confier ce que tu sais sur le chapitre d'Angélique. Je viens adroitement de lui faire avouer qu'elle a un amant; et observée comme elle est par sa mÚre, elle ne peut ni l'avoir vu ni avoir de ses nouvelles que par le moyen des domestiques tu t'en es peut-ÃÂȘtre mÃÂȘlé toi-mÃÂȘme, ou tu sais qui s'en mÃÂȘle, et je voudrais écarter cet homme-là ; quel est-il? oÃÂč se sont-ils vus? Je te garderai le secret. Frontin, prenant la bourse. - Je résisterais à ce que vous dites, mais ce que vous tenez m'entraÃne, et je me rends. Monsieur Damis. - Parle. Frontin. - Vous me demandez un détail que j'ignore; il n'y a que Lisette qui soit parfaitement instruite dans cette intrigue-là . Monsieur Damis. - La fourbe! Frontin. - Prenez garde, vous ne sauriez la condamner sans me faire mon procÚs. Je viens de céder à un trait d'éloquence qu'on aura peut-ÃÂȘtre employé contre elle; au reste je ne connais le jeune homme en question que depuis une heure; il est actuellement dans ma chambre; Lisette en a fait mon parent, et dans quelques moments, elle doit l'introduire ici mÃÂȘme oÃÂč je suis chargé d'éteindre les bougies, et oÃÂč elle doit arriver avec Angélique pour y traiter ensemble des moyens de rompre votre mariage. Monsieur Damis. - Il ne tiendra donc qu'à toi que je sois pleinement instruit de tout. Frontin. - Comment? Monsieur Damis. - Tu n'as qu'à souffrir que je me cache ici; on ne m'y verra pas, puisque tu vas en Îter les lumiÚres, et j'écouterai tout ce qu'ils diront. Frontin. - Vous avez raison; attendez, quelques amis de la maison qui sont là -haut, et qui veulent se déguiser aprÚs souper pour se divertir, ont fait apporter des dominos qu'on a mis dans le petit cabinet à cÎté de la salle, voulez-vous que je vous en donne un? Monsieur Damis. - Tu me feras plaisir. Frontin. - Je cours vous le chercher, car l'heure approche. Monsieur Damis. - Va. ScÚne XIV Monsieur Damis, Frontin Monsieur Damis, un moment seul. - Je ne saurais mieux m'y prendre pour savoir de quoi il est question. Si je vois que l'amour d'Angélique aille à un certain point, il ne s'agit plus de mariage; cependant je tremble. Qu'on est malheureux d'aimer à mon ùge! Frontin revient. - Tenez, Monsieur, voilà tout votre attirail, jusqu'à un masque c'est un visage qui ne vous donnera que dix-huit ans, vous ne perdrez rien au change; ajustez-vous vite; bon! mettez-vous là et ne remuez pas; voilà les lumiÚres éteintes, bonsoir. Monsieur Damis. - Ecoute; le jeune homme va venir, et je rÃÂȘve à une chose; quand Lisette et Angélique seront entrées, dis à la mÚre, de ma part, que je la prie de se rendre ici sans bruit, cela ne te compromet point, et tu y gagneras. Frontin. - Mais vous prenez donc cette commission-là à crédit? Monsieur Damis. - Va, ne t'embarrasse point. Frontin, il tùtonne. - Soit. Je sors... J'ai de la peine à trouver mon chemin; mais j'entends quelqu'un... ScÚne XV Lisette, Eraste, Frontin, Monsieur Damis Lisette est à la porte avec Eraste pour entrer. Frontin. - Est-ce toi, Lisette? Lisette. - Oui, à qui parles-tu donc là ? Frontin. - A la nuit, qui m'empÃÂȘchait de retrouver la porte. Avec qui es-tu, toi? Lisette. - Parle bas; avec Eraste que je fais entrer dans la salle. Monsieur Damis, à part. - Eraste! Frontin. - Bon! oÃÂč est-il? Il appelle. La Ramée! Eraste. - Me voilà . Frontin, le prenant par le bras. - Tenez, Monsieur, marchez et promenez-vous du mieux que vous pourrez en attendant. Lisette. - Adieu; dans un moment je reviens avec ma maÃtresse. ScÚne XVI Eraste, Monsieur Damis, caché. Eraste. - Je ne saurais douter qu'Angélique ne m'aime; mais sa timidité m'inquiÚte, et je crains de ne pouvoir l'enhardir à dédire sa mÚre. Monsieur Damis, à part. - Est-ce que je me trompe? c'est la voix de mon fils, écoutons. Eraste. - Tùchons de ne pas faire de bruit. Il marche en tùtonnant. Monsieur Damis. - Je crois qu'il vient à moi; changeons de place. Eraste. - J'entends remuer du taffetas; est-ce vous, Angélique, est-ce vous? En disant cela, il attrape Monsieur Damis par le domino. Monsieur Damis, retenu. - Doucement!... Eraste. - Ah! c'est vous-mÃÂȘme. Monsieur Damis, à part. - C'est mon fils. Eraste. - Eh bien! Angélique, me condamnerez-vous à mourir de douleur? Vous m'avez dit tantÎt que vous m'aimiez; vos beaux yeux me l'ont confirmé par les regards les plus aimables et les plus tendres; mais de quoi me servira d'ÃÂȘtre aimé, si je vous perds? Au nom de notre amour, Angélique, puisque vous m'avez permis de me flatter du vÎtre, gardez-vous à ma tendresse, je vous en conjure par ces charmes que le ciel semble n'avoir destinés que pour moi; par cette main adorable sur qui je vous jure un amour éternel. Monsieur Damis veut retirer sa main. Ne la retirez pas, Angélique, et dédommagez Eraste du plaisir qu'il n'a point de voir vos beaux yeux, par l'assurance de n'ÃÂȘtre jamais qu'à lui; parlez, Angélique. Monsieur Damis, à part, les premiers mots. - J'entends du bruit. Taisez-vous, petit sot. Et il se retire d'Eraste. Eraste. - Juste ciel! qu'entends-je? Vous me fuyez! Ah! Lisette, n'es-tu pas là ? ScÚne XVII Angélique et Lisette qui entrent, Monsieur Damis, Eraste Lisette. - Nous voici, Monsieur. Eraste. - Je suis au désespoir, ta maÃtresse me fuit. Angélique. - Moi, Eraste? Je ne vous fuis point, me voilà . Eraste. - Eh quoi! ne venez-vous pas de me dire tout ce qu'il y a de plus cruel? Angélique. - Eh! je n'ai encore dit qu'un mot. Eraste. - Il est vrai, mais il m'a marqué le dernier mépris. Angélique. - Il faut que vous ayez mal entendu, Eraste est-ce qu'on méprise les gens qu'on aime? Lisette. - En effet, rÃÂȘvez-vous, Monsieur? Eraste. - Je n'y comprends donc rien; mais vous me rassurez, puisque vous me dites que vous m'aimez; daignez me le répéter encore. ScÚne XVIII Madame Argante, introduite par Frontin, Lisette, Eraste, Angélique, Monsieur Damis Angélique. - Vraiment, ce n'est pas là l'embarras, et je vous le répéterais avec plaisir, mais vous le savez bien assez. Madame Argante, à part. - Qu'entends-je? Angélique. - Et d'ailleurs on m'a dit qu'il fallait ÃÂȘtre plus retenue dans les discours qu'on tient à son amant. Eraste. - Quelle aimable franchise! Angélique. - Mais je vais comme le coeur me mÚne, sans y entendre plus de finesse; j'ai du plaisir à vous voir, et je vous vois, et s'il y a de ma faute à vous avouer si souvent que je vous aime, je la mets sur votre compte, et je ne veux point y avoir part. Eraste. - Que vous me charmez! Angélique. - Si ma mÚre m'avait donné plus d'expérience; si j'avais été un peu dans le monde, je vous aimerais peut-ÃÂȘtre sans vous le dire; je vous ferais languir pour le savoir; je retiendrais mon coeur, cela n'irait pas si vite, et vous m'auriez déjà dit que je suis une ingrate; mais je ne saurais la contrefaire. Mettez-vous à ma place; j'ai tant souffert de contrainte, ma mÚre m'a rendu la vie si triste! j'ai eu si peu de satisfaction, elle a tant mortifié mes sentiments! Je suis si lasse de les cacher, que, lorsque je suis contente, et que je le puis dire, je l'ai déjà dit avant que de savoir que j'ai parlé; c'est comme quelqu'un qui respire, et imaginez-vous à présent ce que c'est qu'une fille qui a toujours été gÃÂȘnée, qui est avec vous, que vous aimez, qui ne vous hait pas, qui vous aime, qui est franche, qui n'a jamais eu le plaisir de dire ce qu'elle pense, qui ne pensera jamais rien de si touchant, et voyez si je puis résister à tout cela. Eraste. - Oui, ma joie, à ce que j'entends là , va jusqu'au transport! Mais il s'agit de nos affaires j'ai le bonheur d'avoir un pÚre raisonnable, à qui je suis aussi cher qu'il me l'est à moi-mÃÂȘme, et qui, j'espÚre, entrera volontiers dans nos vues. Angélique. - Pour moi, je n'ai pas le bonheur d'avoir une mÚre qui lui ressemble; je ne l'en aime pourtant pas moins... Madame Argante, éclatant. - Ah! c'en est trop, fille indigne de ma tendresse! Angélique. - Ah! je suis perdue! Ils s'écartent tous trois. Madame Argante. - Vite, Frontin, qu'on éclaire, qu'on vienne! En disant cela, elle avance et rencontre Monsieur Damis, qu'elle saisit par le domino, et continue. Ingrate! est-ce là le fruit des soins que je me suis donné pour vous former à la vertu? Ménager des intrigues à mon insu! Vous plaindre d'une éducation qui m'occupait tout entiÚre! Eh bien, jeune extravagante, un couvent, plus austÚre que moi, me répondra des égarements de votre coeur. ScÚne XIX et derniÚre La lumiÚre arrive avec Frontin et autres domestiques avec des bougies. Monsieur Damis, démasqué, à Madame Argante, et en riant. - Vous voyez bien qu'on ne me recevrait pas au couvent. Madame Argante. - Quoi! c'est vous, Monsieur? Et puis voyant Eraste avec sa livrée. Et ce fripon-là , que fait-il ici? Monsieur Damis. - Ce fripon-là , c'est mon fils, à qui, tout bien examiné, je vous conseille de donner votre fille. Madame Argante. - Votre fils? Monsieur Damis. - Lui-mÃÂȘme. Approchez, Eraste; tout ce que j'ai entendu vient de m'ouvrir les yeux sur l'imprudence de mes desseins; conjurez Madame de vous ÃÂȘtre favorable, il ne tiendra pas à moi qu'Angélique ne soit votre épouse. Eraste, se jetant aux genoux de son pÚre. - Que je vous ai d'obligation, mon pÚre! Nous pardonnerez-vous, Madame, tout ce qui vient de se passer? Angélique, embrassant les genoux de Madame Argante. - Puis-je espérer d'obtenir grùce? Monsieur Damis. - Votre fille a tort, mais elle est vertueuse, et à votre place je croirais devoir oublier tout, et me rendre. Madame Argante. - Allons, Monsieur, je suivrai vos conseils, et me conduirai comme il vous plaira. Monsieur Damis. - Sur ce pied-là , le divertissement dont je prétendais vous amuser, servira pour mon fils. Angélique embrasse Madame Argante de joie. Divertissement Air Vous qui sans cesse à vos fillettes Tenez de sévÚres discours bis, Mamans, de l'erreur oÃÂč vous ÃÂȘtes Le dieu d'amour se rit et se rira toujours bis. Vos avis sont prudents, vos maximes sont sages; Mais malgré tant de soins, malgré tant de rigueur, Vous ne pouvez d'un jeune coeur Si bien fermer tous les passages, Qu'il n'en reste toujours quelqu'un pour le vainqueur. Vous qui sans cesse, etc. Vaudeville MÚre qui tient un jeune objet Dans une ignorance profonde, Loin du monde, Souvent se trompe en son projet. Elle croit que l'amour s'envole DÚs qu'il aperçoit un argus. Quel abus! Il faut l'envoyer à l'école. Couplet La beauté qui charme Damon Se rit des tourments qu'il endure, Il murmure; Moi, je trouve qu'elle a raison, C'est un conteur de fariboles, Qui n'ouvre point son coffre-fort. Le butor! Il faut l'envoyer à l'école. Si mes soins pouvaient t'engager, Me dit un jour le beau Sylvandre, D'un air tendre. Que ferais-tu? dis-je au berger. Il demeura comme une idole, Et ne répondit pas un mot. Le grand sot! Il faut l'envoyer à l'école. Claudine un jour dit à Lucas J'irai ce soir à la prairie, Je vous prie De ne point y suivre mes pas. Il le promit, et tint parole. Ah! qu'il entend peu ce que c'est! Le benÃÂȘt! Il faut l'envoyer à l'école. L'autre jour à Nicole il prit Une vapeur auprÚs de Blaise; Sur sa chaise La pauvre enfant s'évanouit. Blaise, pour secourir Nicole, Fut chercher du monde aussitÎt, Le nigaud! Il faut l'envoyer à l'école. L'amant de la jeune Philis Etant prÚs de s'éloigner d'elle, Chez la belle Il envoie un de ses amis. Vas-y, dit-il, et la console. Il se fie à son confident. L'imprudent! Il faut l'envoyer à l'école. Aminte, aux yeux de son barbon, A son grand neveu cherche noise; La matoise Veut le chasser de la maison. L'époux la flatte et la cajole, Pour faire rester son parent L'ignorant! Il faut l'envoyer à l'école. L'Heureux stratagÚme Acteurs Comédie en trois actes représentée pour la premiÚre fois par les comédiens Italiens le 6 juin 1733 Acteurs La Comtesse. La Marquise. Lisette, fille de Blaise. Dorante, amant de la Comtesse. Le Chevalier, amant de la Marquise. Blaise, paysan. Frontin, valet du Chevalier. Arlequin, valet de Dorante. Un laquais. La scÚne se passe chez la Comtesse. Acte premier ScÚne premiÚre Dorante, Blaise Dorante. - Eh bien! MaÃtre Blaise, que me veux-tu? Parle, puis-je te rendre quelque service? Oh dame! comme ce dit l'autre, ou en ÃÂȘtes bian capable. Dorante. - De quoi s'agit-il? Blaise. - Morgué! velà bian Monsieur Dorante, quand faut sarvir le monde, jarnicoton! ça ne barguine point. Que ça est agriable! le biau naturel d'homme! Dorante. - Voyons; je serai charmé de t'ÃÂȘtre utile. Blaise. - Oh! point du tout, Monsieur, c'est vous qui charmez les autres. Dorante. - Explique-toi. Blaise. - Boutez d'abord dessus. Dorante. - Non, je ne me couvre jamais. Blaise. - C'est bian fait à vous; moi, je me couvre toujours; ce n'est pas mal fait non pus. Dorante. - Parle... Blaise, riant. - Eh! eh bian! qu'est-ce? Comment vous va, Monsieur Dorante? Toujours gros et gras. J'ons vu le temps que vous étiez mince; mais, morgué! ça s'est bian amendé. Vous velà bian en char. Dorante. - Tu avais, ce me semble, quelque chose à me dire; entre en matiÚre sans compliment. Blaise. - Oh! c'est un petit bout de civilité en passant, comme ça se doit. Dorante. - C'est que j'ai affaire. Blaise. - Morgué! tant pis; les affaires baillont du souci. Dorante. - Dans un moment, il faut que je te quitte achÚve. Blaise. - Je commence. C'est que je venons par rapport à noute fille, pour l'amour de ce qu'alle va ÃÂȘtre la femme d'Arlequin voute valet. Dorante. - Je le sais. Blaise. - Dont je savons qu'ou ÃÂȘtes consentant, à cause qu'alle est femme de chambre de Madame la Comtesse qui va vous prendre itou pour son homme. Dorante. - AprÚs? Blaise. - C'est ce qui fait, ne vous déplaise, que je venons vous prier d'une grùce. Dorante. - Quelle est-elle? Blaise. - C'est que faura le troussiau de Lisette, Monsieur Dorante; faura faire une noce, et pis du dégùt pour cette noce, et pis de la marchandise pour ce dégùt, et du comptant pour cette marchandise. Partout du comptant, hors cheux nous qu'il n'y en a point. Par ainsi, si par voute moyen auprÚs de Madame la Comtesse, qui m'avancerait queuque six-vingts francs sur mon office de jardinier... Dorante. - Je t'entends, MaÃtre Blaise; mais j'aime mieux te les donner, que de les demander pour toi à la Comtesse, qui ne ferait pas aujourd'hui grand cas de ma priÚre. Tu crois que je vais l'épouser, et tu te trompes. Je pense que le chevalier Damis m'a supplanté. Adresse-toi à lui si tu n'obtiens rien, je te ferai l'argent dont tu as besoin. Blaise. - Par la morgué, ce que j'entends là me dérange de vous remarcier, tant je sis surprins et stupéfait. Un brave homme comme vous, qui a une mine de prince, qui a le coeur de m'offrir de l'argent, se voir délaissé de la propre parsonne de sa maÃtresse!... ça ne se peut pas, Monsieur, ça ne se peut pas. C'est noute enfant que la Comtesse; c'est défunte noute femme qui l'a norrie noute femme avait de la conscience; faut que sa norriture tianne d'elle. Ne craignez rin, reboutez voute esprit; n'y a ni Chevalier ni cheval à ça. Dorante. - Ce que je te dis n'est que trop vrai, MaÃtre Blaise. Blaise. - Jarniguienne! si je le croyais, je sis homme à li représenter sa faute. Une Comtesse que j'ons vue marmotte! Vous plaÃt-il que je l'exhortise? Dorante. - Eh! que lui dirais-tu, mon enfant? Blaise. - Ce que je li dirais, morgué! ce que je li dirais? Et qu'est-ce que c'est que ça, Madame, et qu'est-ce que c'est que ça! Velà ce que je li dirais, voyez-vous! car, par la sangué! j'ons barcé cette enfant-là , entendez-vous? ça me baille un grand parvilége. Dorante. - Voici Arlequin bien triste; qu'a-t-il à m'apprendre? ScÚne II Dorante, Arlequin, Blaise Arlequin. - Ouf! Dorante. - Qu'as-tu? Arlequin. - Beaucoup de chagrin pour vous, et à cause de cela, quantité de chagrin pour moi; car un bon domestique va comme son maÃtre. Dorante. - Eh bien? Blaise. - Qui est-ce qui vous fùche? Arlequin. - Il faut se préparer à l'affliction, Monsieur; selon toute apparence, elle sera considérable. Dorante. - Dis donc. Arlequin. - J'en pleure d'avance, afin de m'en consoler aprÚs. Blaise. - Morgué! ça m'attriste itou. Dorante. - Parleras-tu? Arlequin. - Hélas! je n'ai rien à dire; c'est que je devine que vous serez affligé, et je vous pronostique votre douleur. Dorante. - On a bien affaire de ton pronostic! Blaise. - A quoi sart d'ÃÂȘtre oisiau de mauvais augure? Arlequin. - C'est que j'étais tout à l'heure dans la salle, oÃÂč j'achevais... mais passons cet article. Dorante. - Je veux tout savoir. Arlequin. - Ce n'est rien... qu'une bouteille de vin qu'on avait oubliée, et que j'achevais d'y boire, quand j'ai entendu la Comtesse qui allait y entrer avec le Chevalier. Dorante, soupirant. - AprÚs? Arlequin. - Comme elle aurait pu trouver mauvais que je buvais en fraude, je me suis sauvé dans l'office avec ma bouteille d'abord, j'ai commencé par la vider pour la mettre en sûreté. Blaise. - Ça est naturel. Dorante. - Eh! laisse là ta bouteille, et me dis ce qui me regarde. Arlequin. - Je parle de cette bouteille parce qu'elle y était; je ne voulais pas l'y mettre. Blaise. - Faut la laisser là , pisqu'alle est bue. Arlequin. - La voilà donc vide; je l'ai mise à terre. Dorante. - Encore? Arlequin. - Ensuite, sans mot dire, j'ai regardé à travers la serrure... Dorante. - Et tu as vu la Comtesse avec le Chevalier dans la salle? Arlequin. - Bon! ce maudit serrurier n'a-t-il pas fait le trou de la serrure si petit, qu'on ne peut rien voir à travers? Blaise. - Morgué! tant pis. Dorante. - Tu ne peux donc pas ÃÂȘtre sûr que ce fût la Comtesse? Arlequin. - Si fait; car mes oreilles ont reconnu sa parole, et sa parole n'était pas là sans sa personne. Blaise. - Ils ne pouviont pas se dispenser d'ÃÂȘtre ensemble. Dorante. - Eh bien! que se disaient-ils? Arlequin. - Hélas! je n'ai retenu que les pensées, j'ai oublié les paroles. Dorante. - Dis-moi donc les pensées! Arlequin. - Il faudrait en savoir les mots. Mais, Monsieur, ils étaient ensemble, ils riaient de toute leur force; ce vilain Chevalier ouvrait une bouche plus large... Ah! quand on rit tant, c'est qu'on est bien gaillard! Blaise. - Eh bian! c'est signe de joie; velà tout. Arlequin. - Oui; mais cette joie-là a l'air de nous porter malheur. Quand un homme est si joyeux, c'est tant mieux pour lui, mais c'est toujours tant pis pour un autre montrant son maÃtre, et voilà justement l'autre! Dorante. - Eh! laisse-nous en repos. As-tu dit à la Marquise que j'avais besoin d'un entretien avec elle? Arlequin. - Je ne me souviens pas si je lui ai dit; mais je sais bien que je devais lui dire. ScÚne III Arlequin, Blaise, Dorante, Lisette Lisette. - Monsieur, je ne sais pas comment vous l'entendez, mais votre tranquillité m'étonne; et si vous n'y prenez garde, ma maÃtresse vous échappera. Je puis me tromper; mais j'en ai peur. Dorante. - Je le soupçonne aussi, Lisette; mais que puis-je faire pour empÃÂȘcher ce que tu me dis là ? Blaise. - Mais, morgué! ça se confirme donc, Lisette? Lisette. - Sans doute le Chevalier ne la quitte point; il l'amuse, il la cajole, il lui parle tout bas; elle sourit à la fin le coeur peut s'y mettre, s'il n'y est déjà ; et cela m'inquiÚte, Monsieur; car je vous estime; d'ailleurs, voilà un garçon qui doit m'épouser, et si vous ne devenez pas le maÃtre de la maison, cela nous dérange. Arlequin. - Il serait désagréable de faire deux ménages. Dorante. - Ce qui me désespÚre, c'est que je n'y vois point de remÚde; car la Comtesse m'évite. Blaise. - Mordi! c'est pourtant mauvais signe. Arlequin. - Et ce misérable Frontin, que te dit-il, Lisette? Lisette. - Des douceurs tant qu'il peut, que je paie de brusqueries. Blaise. - Fort bian, noute fille toujours malhonnÃÂȘte envars li, toujours rudùniÚre hoche la tÃÂȘte quand il te parle; dis-li Passe ton chemin. De la fidélité, morguienne; baille cette confusion-là à la Comtesse, n'est-ce pas, Monsieur? Dorante. - Je me meurs de douleur! Blaise. - Faut point mourir, ça gùte tout; avisons plutÎt à queuque manigance. Lisette. - Je l'aperçois qui vient, elle est seule; retirez-vous, Monsieur, laissez-moi lui parler. Je veux savoir ce qu'elle a dans l'esprit; je vous redirai notre conversation; vous reviendrez aprÚs. Dorante. - Je te laisse. Arlequin. - Ma mie, toujours rudùniÚre, hoche la tÃÂȘte quand il te parle. Lisette. - Va, sois tranquille. ScÚne IV Lisette, La Comtesse La Comtesse. - Je te cherchais, Lisette. Avec qui étais-tu là ? il me semble avoir vu sortir quelqu'un d'avec toi. Lisette. - C'est Dorante qui me quitte, Madame. La Comtesse. - C'est lui dont je voulais te parler que dit-il, Lisette? Lisette. - Mais il dit qu'il n'a pas lieu d'ÃÂȘtre content, et je crois qu'il dit assez juste qu'en pensez-vous, Madame? La Comtesse. - Il m'aime donc toujours? Lisette. - Comment? s'il vous aime! Vous savez bien qu'il n'a point changé. Est-ce que vous ne l'aimez plus? La Comtesse. - Qu'appelez-vous plus? Est-ce que je l'aimais? Dans le fond, je le distinguais, voilà tout; et distinguer un homme, ce n'est pas encore l'aimer, Lisette; cela peut y conduire, mais cela n'y est pas. Lisette. - Je vous ai pourtant entendu dire que c'était le plus aimable homme du monde. La Comtesse. - Cela se peut bien. Lisette. - Je vous ai vue l'attendre avec empressement. La Comtesse. - C'est que je suis impatiente. Lisette. - Etre fùchée quand il ne venait pas. La Comtesse. - Tout cela est vrai; nous y voilà je le distinguais, vous dis-je, et je le distingue encore; mais rien ne m'engage avec lui; et comme il te parle quelquefois, et que tu crois qu'il m'aime, je venais te dire qu'il faut que tu le disposes adroitement à se tranquilliser sur mon chapitre. Lisette. - Et le tout en faveur de Monsieur le chevalier Damis, qui n'a vaillant qu'un accent gascon qui vous amuse? Que vous avez le coeur inconstant! Avec autant de raison que vous en avez, comment pouvez-vous ÃÂȘtre infidÚle? car on dira que vous l'ÃÂȘtes. La Comtesse. - Eh bien! infidÚle soit, puisque tu veux que je le sois; crois-tu me faire peur avec ce grand mot-là ? InfidÚle! ne dirait-on pas que ce soit une grande injure? Il y a comme cela des mots dont on épouvante les esprits faibles, qu'on a mis en crédit, faute de réflexion, et qui ne sont pourtant rien. Lisette. - Ah! Madame, que dites-vous là ? Comme vous ÃÂȘtes aguerrie là -dessus! Je ne vous croyais pas si désespérée un coeur qui trahit sa foi, qui manque à sa parole! La Comtesse. - Eh bien! ce coeur qui manque à sa parole, quand il en donne mille, il fait sa charge; quand il en trahit mille, il la fait encore il va comme ses mouvements le mÚnent, et ne saurait aller autrement. Qu'est-ce que c'est que l'étalage que tu me fais là ? Bien loin que l'infidélité soit un crime, c'est que je soutiens qu'il ne faut pas un moment hésiter d'en faire une, quand on en est tentée, à moins que de vouloir tromper les gens, ce qu'il faut éviter, à quelque prix que ce soit. Lisette. - Mais, mais... de la maniÚre dont vous tournez cette affaire-là , je crois, de bonne foi, que vous avez raison. Oui, je comprends que l'infidélité est quelquefois de devoir, je ne m'en serais jamais doutée! La Comtesse. - Tu vois pourtant que cela est clair. Lisette. - Si clair, que je m'examine à présent, pour savoir si je ne serai pas moi-mÃÂȘme obligée d'en faire une. La Comtesse. - Dorante est en vérité plaisant; n'oserais-je, à cause qu'il m'aime, distraire un regard de mes yeux? N'appartiendra-t-il qu'à lui de me trouver jeune et aimable? Faut-il que j'aie cent ans pour tous les autres, que j'enterre tout ce que je vaux? que je me dévoue à la plus triste stérilité de plaisir qu'il soit possible? Lisette. - C'est apparemment ce qu'il prétend. La Comtesse. - Sans doute; avec ces Messieurs-là , voilà comment il faudrait vivre; si vous les en croyez, il n'y a plus pour vous qu'un seul homme, qui compose tout votre univers; tous les autres sont rayés, c'est autant de mort pour vous, quoique votre amour-propre n'y trouve point son compte, et qu'il les regrette quelquefois mais qu'il pùtisse; la sotte fidélité lui a fait sa part, elle lui laisse un captif pour sa gloire; qu'il s'en amuse comme il pourra, et qu'il prenne patience. Quel abus, Lisette, quel abus! Va, va, parle à Dorante, et laisse là tes scrupules. Les hommes, quand ils ont envie de nous quitter, y font-ils tant de façons? N'avons-nous pas tous les jours de belles preuves de leur constance? Ont-ils là -dessus des privilÚges que nous n'ayons pas? Tu te moques de moi; le Chevalier m'aime, il ne me déplaÃt pas je ne ferai pas la moindre violence à mon penchant. Lisette. - Allons, allons, Madame, à présent que je suis instruite, les amants délaissés n'ont qu'à chercher qui les plaigne; me voilà bien guérie de la compassion que j'avais pour eux. La Comtesse. - Ce n'est pas que je n'estime Dorante; mais souvent, ce qu'on estime ennuie. Le voici qui revient. Je me sauve de ses plaintes qui m'attendent; saisis ce moment pour m'en débarrasser. ScÚne V Dorante, La Comtesse, Lisette, Arlequin Dorante, arrÃÂȘtant la Comtesse. - Quoi! Madame, j'arrive, et vous me fuyez? La Comtesse. - Ah! c'est vous, Dorante! je ne vous fuis point, je m'en retourne. Dorante. - De grùce, donnez-moi un instant d'audience. La Comtesse. - Un instant à la lettre, au moins; car j'ai peur qu'il ne me vienne compagnie. Dorante. - On vous avertira, s'il vous en vient. Souffrez que je vous parle de mon amour. La Comtesse. - N'est-ce que cela? Je sais votre amour par coeur. Que me veut-il donc, cet amour? Dorante. - Hélas! Madame, de l'air dont vous m'écoutez, je vois bien que je vous ennuie. La Comtesse. - A vous dire vrai, votre prélude n'est pas amusant. Dorante. - Que je suis malheureux! Qu'ÃÂȘtes-vous devenue pour moi? Vous me désespérez. La Comtesse. - Dorante, quand quitterez-vous ce ton lugubre et cet air noir? Dorante. - Faut-il que je vous aime encore, aprÚs d'aussi cruelles réponses que celles que vous me faites! La Comtesse. - Cruelles réponses! Avec quel goût prononcez-vous cela! Que vous auriez été un excellent héros de roman! Votre coeur a manqué sa vocation, Dorante. Dorante. - Ingrate que vous ÃÂȘtes! La Comtesse rit. - Ce style-là ne me corrigera guÚre. Arlequin, derriÚre, gémissant. - Hi! hi! hi! La Comtesse. - Tenez, Monsieur, vos tristesses sont si contagieuses qu'elles ont gagné jusqu'à votre valet on l'entend qui soupire. Arlequin. - Je suis touché du malheur de mon maÃtre. Dorante. - J'ai besoin de tout mon respect pour ne pas éclater de colÚre. La Comtesse. - Eh! d'oÃÂč vous vient de la colÚre, Monsieur? De quoi vous plaignez-vous, s'il vous plaÃt? Est-ce de l'amour que vous avez pour moi? Je n'y saurais que faire. Ce n'est pas un crime de vous paraÃtre aimable. Est-ce de l'amour que vous voudriez que j'eusse, et que je n'ai point? Ce n'est pas ma faute, s'il ne m'est pas venu; il vous est fort permis de souhaiter que j'en aie; mais de venir me reprocher que je n'en ai point, cela n'est pas raisonnable. Les sentiments de votre coeur ne font pas la loi du mien; prenez-y garde vous traitez cela comme une dette, et ce n'en est pas une. Soupirez, Monsieur, vous ÃÂȘtes le maÃtre, je n'ai pas droit de vous en empÃÂȘcher; mais n'exigez pas que je soupire. Accoutumez-vous à penser que vos soupirs ne m'obligent point à les accompagner des miens, pas mÃÂȘme à m'en amuser je les trouvais autrefois plus supportables; mais je vous annonce que le ton qu'ils prennent aujourd'hui m'ennuie; réglez-vous là -dessus. Adieu, Monsieur. Dorante. - Encore un mot, Madame. Vous ne m'aimez donc plus? La Comtesse. - Eh! eh! plus est singulier! je ne me ressouviens pas trop de vous avoir aimé. Dorante. - Non! je vous jure, ma foi, que je ne m'en ressouviendrai de ma vie non plus. La Comtesse. - En tout cas, vous n'oublierez qu'un rÃÂȘve. Elle sort. ScÚne VI Dorante, Arlequin, Lisette Dorante arrÃÂȘte Lisette. - La perfide!... ArrÃÂȘte, Lisette. Arlequin. - En vérité, voilà un petit coeur de Comtesse bien édifiant! Dorante, à Lisette. - Tu lui as parlé de moi; je ne sais que trop ce qu'elle pense; mais, n'importe que t'a-t-elle dit en particulier? Lisette. - Je n'aurai pas le temps Madame attend compagnie, Monsieur, elle aura peut-ÃÂȘtre besoin de moi. Arlequin. - Oh! oh! comme elle répond, Monsieur! Dorante. - Lisette, m'abandonnez-vous? Arlequin. - Serais-tu, par hasard, une masque aussi? Dorante. - Parle, quelle raison allÚgue-t-elle? Lisette. - Oh! de trÚs fortes, Monsieur; il faut en convenir. La fidélité n'est bonne à rien; c'est mal fait que d'en avoir; de beaux yeux ne servent de rien, un seul homme en profite, tous les autres sont morts; il ne faut tromper personne avec cela on est enterrée, l'amour-propre n'a point sa part; c'est comme si on avait cent ans. Ce n'est pas qu'on ne vous estime; mais l'ennui s'y met il vaudrait autant ÃÂȘtre vieille, et cela vous fait tort. Dorante. - Quel étrange discours me tiens-tu là ? Arlequin. - Je n'ai jamais vu de paroles de si mauvaise mine. Dorante. - Explique-toi donc. Lisette. - Quoi! vous ne m'entendez pas? Eh bien! Monsieur, on vous distingue. Dorante. - Veux-tu dire qu'on m'aime? Lisette. - Eh! non. Cela peut y conduire, mais cela n'y est pas. Dorante. - Je n'y conçois rien. Aime-t-on le Chevalier? Lisette. - C'est un fort aimable homme. Dorante. - Et moi, Lisette? Lisette. - Vous étiez fort aimable aussi m'entendez-vous à cette heure? Dorante. - Ah! je suis outré! Arlequin. - Et de moi, suivante de mon ùme, qu'en fais-tu? Lisette. - Toi? je te distingue... Arlequin. - Et moi, je te maudis, chambriÚre du diable! ScÚne VII Arlequin, Dorante la Marquise, survenant. Arlequin. - Nous avons affaire à de jolies personnes, Monsieur, n'est-ce pas? Dorante. - J'ai le coeur saisi! Arlequin. - J'en perds la respiration! La Marquise. - Vous me paraissez bien affligé, Dorante. Dorante. - On me trahit, Madame, on m'assassine, on me plonge le poignard dans le sein! Arlequin. - On m'étouffe, Madame, on m'égorge, on me distingue! La Marquise. - C'est sans doute de la Comtesse dont il est question, Dorante? Dorante. - D'elle-mÃÂȘme, Madame. La Marquise. - Pourrais-je vous demander un moment d'entretien? Dorante. - Comme il vous plaira; j'avais mÃÂȘme envie de vous parler sur ce qui nous vient d'arriver. La Marquise. - Dites à votre valet de se tenir à l'écart, afin de nous avertir si quelqu'un vient. Dorante. - Retire-toi, et prends garde à tout ce qui approchera d'ici. Arlequin. - Que le ciel nous console! Nous voilà tous trois sur le pavé car vous y ÃÂȘtes aussi, vous, Madame. Votre Chevalier ne vaut pas mieux que notre Comtesse et notre Lisette, et nous sommes trois coeurs hors de condition. La Marquise. - Va-t'en; laisse-nous. Arlequin s'en va. ScÚne VIII La Marquise, Dorante La Marquise. - Dorante, on nous quitte donc tous deux? Dorante. - Vous le voyez, Madame. La Marquise. - N'imaginez-vous rien à faire dans cette occasion-ci? Dorante. - Non, je ne vois plus rien à tenter on nous quitte sans retour. Que nous étions mal assortis, Marquise! Eh! pourquoi n'est-ce pas vous que j'aime? La Marquise. - Eh bien! Dorante, tùchez de m'aimer. Dorante. - Hélas! je voudrais pouvoir y réussir. La Marquise. - La réponse n'est pas flatteuse, mais vous me la devez dans l'état oÃÂč vous ÃÂȘtes. Dorante. - Ah! Madame, je vous demande pardon; je ne sais ce que je dis je m'égare. La Marquise. - Ne vous fatiguez pas à l'excuser, je m'y attendais. Dorante. - Vous ÃÂȘtes aimable, sans doute, il n'est pas difficile de le voir, et j'ai regretté cent fois de n'y avoir pas fait assez d'attention; cent fois je me suis dit... La Marquise. - Plus vous continuerez vos compliments, plus vous me direz d'injures car ce ne sont pas là des douceurs, au moins. Laissons cela, vous dis-je. Dorante. - Je n'ai pourtant recours qu'à vous, Marquise. Vous avez raison, il faut que je vous aime il n'y a que ce moyen-là de punir la perfide que j'adore. La Marquise. - Non, Dorante, je sais une maniÚre de nous venger qui nous sera plus commode à tous deux. Je veux bien punir la Comtesse, mais, en la punissant, je veux vous la rendre, et je vous la rendrai. Dorante. - Quoi! la Comtesse reviendrait à moi? La Marquise. - Oui, plus tendre que jamais. Dorante. - Serait-il possible? La Marquise. - Et sans qu'il vous en coûte la peine de m'aimer. Dorante. - Comme il vous plaira. La Marquise. - Attendez pourtant; je vous dispense d'amour pour moi, mais c'est à condition d'en feindre. Dorante. - Oh! de tout mon coeur, je tiendrai toutes les conditions que vous voudrez. La Marquise. - Vous aimait-elle beaucoup? Dorante. - Il me le paraissait. La Marquise. - Etait-elle persuadée que vous l'aimiez de mÃÂȘme? Dorante. - Je vous dis que je l'adore, et qu'elle le sait. La Marquise. - Tant mieux qu'elle en soit sûre. Dorante. - Mais du Chevalier, qui vous a quittée et qui l'aime, qu'en ferons-nous? Lui laisserons-nous le temps d'ÃÂȘtre aimé de la Comtesse? La Marquise. - Si la Comtesse croit l'aimer, elle se trompe elle n'a voulu que me l'enlever. Si elle croit ne vous plus aimer, elle se trompe encore; il n'y a que sa coquetterie qui vous néglige. Dorante. - Cela se pourrait bien. La Marquise. - Je connais mon sexe; laissez-moi faire. Voici comment il faut s'y prendre... Mais on vient; remettons à concerter ce que j'imagine. ScÚne IX Arlequin, Dorante, La Marquise Arlequin, en arrivant. - Ah! que je souffre! Dorante. - Quoi! ne viens-tu nous interrompre que pour soupirer? Tu n'as guÚre de coeur. Arlequin. - Voilà tout ce que j'en ai mais il y a là -bas un coquin qui demande à parler à Madame; voulez-vous qu'il entre, ou que je le batte? La Marquise. - Qui est-il donc? Arlequin. - Un maraud qui m'a soufflé ma maÃtresse, et qui s'appelle Frontin. La Marquise. - Le valet du Chevalier? Qu'il vienne; j'ai à lui parler. Arlequin. - La vilaine connaissance que vous avez là , Madame! Il s'en va. ScÚne X La Marquise, Dorante La Marquise, à Dorante. - C'est un garçon adroit et fin, tout valet qu'il est, et dont j'ai fait mon espion auprÚs de son maÃtre et de la Comtesse voyons ce qu'il nous dira; car il est bon d'ÃÂȘtre extrÃÂȘmement sûr qu'ils s'aiment. Mais si vous ne vous sentez pas le courage d'écouter d'un air différent ce qu'il pourra nous dire, allez-vous-en. Dorante. - Oh! je suis outré mais ne craignez rien. ScÚne XI La Marquise, Dorante, Arlequin, Frontin Arlequin, faisant entrer Frontin. - Viens, maÃtre fripon; entre. Frontin. - Je te ferai ma réponse en sortant. Arlequin, en s'en allant. - Je t'en prépare une qui ne me coûtera pas une syllabe. La Marquise. - Approche, Frontin, approche. ScÚne XII La Marquise, Frontin, Dorante La Marquise. - Eh bien! qu'as-tu à me dire? Frontin. - Mais, Madame, puis-je parler devant Monsieur? La Marquise. - En toute sûreté. Dorante. - De quoi donc est-il question? La Marquise. - De la Comtesse et du Chevalier. Restez, cela vous amusera. Dorante. - Volontiers. Frontin. - Cela pourra mÃÂȘme occuper Monsieur. Dorante. - Voyons. Frontin. - DÚs que je vous eus promis, Madame, d'observer ce qui se passerait entre mon maÃtre et la Comtesse, je me mis en embuscade... La Marquise. - AbrÚge le plus que tu pourras. Frontin. - Excusez, Madame, je ne finis point quand j'abrÚge. La Marquise. - Le Chevalier m'aime-t-il encore? Frontin. - Il n'en reste pas vestige, il ne sait pas qui vous ÃÂȘtes. La Marquise. - Et sans doute il aime la Comtesse? Frontin. - Bon, l'aimer! belle égratignure! C'est traiter un incendie d'étincelle. Son coeur est brûlant, Madame; il est perdu d'amour. Dorante, d'un air riant. - Et la Comtesse ne le hait pas apparemment? Frontin. - Non, non, la vérité est à plus de mille lieues de ce que vous dites. Dorante. - J'entends qu'elle répond à son amour. Frontin. - Bagatelle! Elle n'y répond plus toutes ses réponses sont faites, ou plutÎt dans cette affaire-ci, il n'y a eu ni demande ni réponse, on ne s'en est pas donné le temps. Figurez-vous deux coeurs qui partent ensemble; il n'y eut jamais de vitesse égale on ne sait à qui appartient le premier soupir, il y a apparence que ce fut un duo. Dorante, riant. - Ah! ah! ah... A part. Je me meurs! La Marquise, à part. - Prenez garde... Mais as-tu quelque preuve de ce que tu dis là ? Frontin. - J'ai de sûrs témoins de ce que j'avance, mes yeux et mes oreilles... Hier, la Comtesse... Dorante. - Mais cela suffit; ils s'aiment, voilà son histoire finie. Que peut-il dire de plus? La Marquise. - AchÚve. Frontin. - Hier, la Comtesse et mon maÃtre s'en allaient au jardin. Je les suis de loin; ils entrÚrent dans le bois, j'y entre aussi; ils tournent dans une allée, moi dans le taillis; ils se parlent, je n'entends que des voix confuses; je me coule, je me glisse, et de bosquet en bosquet, j'arrive à les entendre et mÃÂȘme à les voir à travers le feuillage... La bellé chose! la bellé chose! s'écriait le Chevalier, qui d'une main tenait un portrait et de l'autre la main de la Comtesse. La bellé chose! Car, comme il est Gascon, je le deviens en ce moment, tout Manceau que je suis; parce qu'on peut tout, quand on est exact, et qu'on sert avec zÚle. La Marquise. - Fort bien. Dorante, à part. - Fort mal. Frontin. - Or, ce portrait, Madame, dont je ne voyais que le menton avec un bout d'oreille, était celui de la Comtesse. Oui, disait-elle, on dit qu'il me ressemble assez. Autant qu'il sé peut, disait mon maÃtre, autant qu'il sé peut, à millé charmés prÚs qué j'adore en vous, qué lé peintre né peut qué remarquer, qui font lé désespoir dé son art, et qui né rélÚvent qué du pinceau dé la nature. Allons, allons, vous me flattez, disait la Comtesse, en le regardant d'un oeil étincelant d'amour-propre; vous me flattez. Eh! non, Madame, ou qué la pesté m'étouffe! Jé vous dégrade moi-mÃÂȘme, en parlant dé vos charmés sandis! aucune expression n'y peut atteindre; vous n'ÃÂȘtes fidélément rendue qué dans mon coeur. N'y sommes-nous pas toutes deux, la Marquise et moi? répliquait la Comtesse. La Marquise et vous! s'écriait-il; eh! cadédis, oÃÂč sé rangerait-elle? Vous m'en occuperiez mille dé coeurs, si jé les avais; mon amour ne sait oÃÂč sé mettre, tant il surabonde dans mes paroles, dans mes sentiments, dans ma pensée; il sé répand partout, mon ùme en régorge. Et tout en parlant ainsi, tantÎt il baisait la main qu'il tenait, et tantÎt le portrait. Quand la Comtesse retirait la main, il se jetait sur la peinture; quand elle redemandait la peinture, il reprenait la main lequel mouvement, comme vous voyez, faisait cela et cela, ce qui était tout à fait plaisant à voir. Dorante. - Quel récit, Marquise! La Marquise fait signe à Dorante de se taire. Frontin. - Eh! ne parlez-vous pas, Monsieur? Dorante. - Non, je dis à Madame que je trouve cela comique. Frontin. - Je le souhaite. Là -dessus Rendez-moi mon portrait, rendez donc... Mais, Comtesse... Mais, Chevalier... Mais, Madamé, si jé rends la copie, qué l'original mé dédommagé... Oh! pour cela, non... Oh! pour céla, si. - Le Chevalier tombe à genoux Madame, au nom dé vos grùcés innombrables, nantissez-moi dé la ressemblance, en attendant la personne; accordez cé rafraÃchissement à mon ardeur... Mais, Chevalier, donner son portrait, c'est donner son coeur... Eh! donc, Madamé, j'endurérai bien dé les avoir tous deux... Mais... Il n'y a point dé mais; ma vie est à vous, lé portrait à moi; qué chacun gardé sa part... Eh bien! c'est donc vous qui le gardez; ce n'est pas moi qui le donne, au moins... Tope! sandis! jé m'en fais responsable, c'est moi qui lé prends; vous né faites qué m'accorder dé lé prendre... Quel abus de ma bonté! Ah! c'est la Comtesse qui fait un soupir... Ah! félicité dé mon ùme! c'est le Chevalier qui repart un second. Dorante. - Ah!... Frontin. - Et c'est Monsieur qui fournit le troisiÚme. Dorante. - Oui. C'est que ces deux soupirs-là sont plaisants, et je les contrefais; contrefaites aussi, Marquise. La Marquise. - Oh! je n'y entends rien, moi; mais je me les imagine. Elle rit. Ah! ah! ah! Frontin. - Ce matin dans la galerie... Dorante, à la Marquise. - Faites-le finir; je n'y tiendrais pas. La Marquise. - En voilà assez, Frontin. Frontin. - Les fragments qui me restent sont d'un goût choisi. La Marquise. - N'importe, je suis assez instruite. Frontin. - Les gages de la commission courent-ils toujours, Madame? La Marquise. - Ce n'est pas la peine. Frontin. - Et Monsieur voudrait-il m'établir son pensionnaire? Dorante. - Non. Frontin. - Ce non-là , si je m'y connais, me casse sans réplique, et je n'ai plus qu'une révérence à faire. Il sort. ScÚne XIII La Marquise, Dorante La Marquise. - Nous ne pouvons plus douter de leur secrÚte intelligence; mais si vous jouez toujours votre personnage aussi mal, nous ne tenons rien. Dorante. - J'avoue que ses récits m'ont fait souffrir; mais je me soutiendrai mieux dans la suite. Ah! l'ingrate! jamais elle ne me donna son portrait. ScÚne XIV Arlequin, La Marquise, Dorante Arlequin. - Monsieur, voilà votre fripon qui arrive. Dorante. - Qui? Arlequin. - Un de nos deux larrons, le maÃtre du mien. Dorante. - Retire-toi. Il sort. ScÚne XV La Marquise, Dorante La Marquise. - Et moi, je vous laisse. Nous n'avons pas eu le temps de digérer notre idée; mais en attendant, souvenez-vous que vous m'aimez, qu'il faut qu'on le croie, que voici votre rival, et qu'il s'agit de lui paraÃtre indifférent. Je n'ai pas le temps de vous en dire davantage. Dorante. - Fiez-vous à moi, je jouerai bien mon rÎle. ScÚne XVI Dorante, Le Chevalier Le Chevalier. - Jé té rencontre à propos; jé voulais té parler, Dorante. Dorante. - Volontiers, Chevalier; mais fais vite; voici l'heure de la poste, et j'ai un paquet à faire partir. Le Chevalier. - Jé finis dans un clin d'oeil. Jé suis ton ami, et jé viens té prier dé mé réléver d'un scrupule. Dorante. - Toi? Le Chevalier. - Oui; délivre-moi d'uné chicané qué mé fait mon honneur a-t-il tort ou raison? Voici lé cas. On dit qué tu aimes la Comtessé; moi, jé n'en crois rien, et c'est entré lé oui et lé non qué gÃt lé petit cas dé conscience qué jé t'apporte. Dorante. - Je t'entends, Chevalier tu aurais grande envie que je ne l'aimasse plus. Le Chevalier. - Tu l'as dit; ma délicatessé sé fait bésoin dé ton indifférence pour elle j'aime cetté dame. Dorante. - Est-elle prévenue en ta faveur? Le Chevalier. - Dé faveur, jé m'en passe; ellé mé rend justicé. Dorante. - C'est-à -dire que tu lui plais. Le Chevalier. - DÚs qué jé l'aime, tout est dit; épargne ma modestie. Dorante. - Ce n'est pas ta modestie que j'interroge, car elle est gasconne. Parlons simplement t'aime-t-elle? Le Chevalier. - Eh! oui, té dis-je, ses yeux ont déjà là -dessus entamé la matiÚre; ils mé sollicitent lé coeur, ils démandent réponsé mettrai-je bon au bas dé la réquÃÂȘte? C'est ton agrément qué j'attends. Dorante. - Je te le donne à charge de revanche. Le Chevalier. - Avec qui la révanche? Dorante. - Avec de beaux yeux de ta connaissance qui sollicitent aussi. Le Chevalier. - Les beaux yeux qué la Marquisé porte? Dorante. - Elle-mÃÂȘme. Le Chevalier. - Et l'intérÃÂȘt qué tu mé soupçonnes d'y prendre té gÃÂȘne, té rétient? Dorante. - Sans doute. Le Chevalier. - Va, jé t'émancipé. Dorante. - Je t'avertis que je l'épouserai, au moins. Le Chevalier. - Jé t'informe qué nous férons assaut dé noces. Dorante. - Tu épouseras la Comtesse? Le Chevalier. - L'espérance dé ma postérité s'y fonde. Dorante. - Et bientÎt? Le Chevalier. - Démain, peut-ÃÂȘtre, notre célibat expire. Dorante, embarrassé. - Adieu; j'en suis fort ravi. Le Chevalier, lui tendant la main. - Touche là ; té suis-je cher? Dorante. - Ah! oui... Le Chevalier. - Tu mé l'es sans mésure, jé mé donne à toi pour un siÚcle; céla passé, nous rénouvellérons dé bail. Serviteur. Dorante. - Oui, oui; demain. Le Chevalier. - Qu'appelles-tu démain? Moi, jé suis ton serviteur du temps passé, du présent et dé l'avénir; toi dé mÃÂȘme apparemment? Dorante. - Apparemment. Adieu. Il s'en va. ScÚne XVII Le Chevalier, Frontin Frontin. - J'attendais qu'il fût sorti pour venir, Monsieur. Le Chevalier. - Qué démandes-tu? j'ai hùte dé réjoindre ma Comtesse. Frontin. - Attendez malepeste! ceci est sérieux; j'ai parlé à la Marquise, je lui a fait mon rapport. Le Chevalier. - Eh bien! tu lui as confié qué j'aimé la Comtesse, et qu'ellé m'aime; qu'en dit-ellé? achÚve vite. Frontin. - Ce qu'elle en dit? que c'est fort bien fait à vous. Le Chevalier. - Jé continuerai dé bien faire. Adieu. Frontin. - Morbleu! Monsieur, vous n'y songez pas; il faut revoir la Marquise, entretenir son amour, sans quoi vous ÃÂȘtes un homme mort, enterré, anéanti dans sa mémoire. Le Chevalier, riant. - Eh! eh! eh! Frontin. - Vous en riez! Je ne trouve pas cela plaisant, moi. Le Chevalier. - Qué mé fait cé néant? Jé meurs dans une mémoire, jé ressuscite dans une autre; n'ai-je pas la mémoire dé la Comtesse oÃÂč jé révis? Frontin. - Oui, mais j'ai peur que dans cette derniÚre, vous n'y mouriez un beau matin de mort subite. Dorante y est mort de mÃÂȘme, d'un coup de caprice. Le Chevalier. - Non; lé caprice qui lé tue, lé voilà ; c'est moi qui l'expédie, j'en ai bien expédié d'autres, Frontin né t'inquiÚte pas; la Comtesse m'a reçu dans son coeur, il faudra qu'ellé m'y garde. Frontin. - Ce coeur-là , je crois que l'amour y campe quelquefois, mais qu'il n'y loge jamais. Le Chevalier. - C'est un amour dé ma façon, sandis! il né finira qu'avec elle; espÚre mieux dé la fortune dé ton maÃtre; connais-moi bien, tu n'auras plus dé défiance. Frontin. - J'ai déjà usé de cette recette-là ; elle ne m'a rien fait. Mais voici Lisette; vous devriez me procurer la faveur de sa maÃtresse auprÚs d'elle. ScÚne XVIII Lisette; Frontin, Le Chevalier Lisette. - Monsieur, Madame vous demande. Le Chevalier. - J'y cours, Lisette mais remets cé faquin dans son bon sens, jé té prie; tu mé l'as privé dé cervelle; il m'entretient qu'il t'aime. Lisette. - Que ne me prend-il pour sa confidente? Frontin. - Eh bien! ma charmante, je vous aime vous voilà aussi savante que moi. Lisette. - Eh bien! mon garçon, courage, vous n'y perdez rien; vous voilà plus savant que vous n'étiez. Je vais dire à ma maÃtresse que vous venez, Monsieur. Adieu, Frontin. Frontin. - Adieu, ma charmante. ScÚne XIX Le Chevalier, Frontin Frontin. - Allons, Monsieur, ma foi! vous avez raison, votre aventure a bonne mine la Comtesse vous aime; vous ÃÂȘtes Gascon, moi Manceau, voilà de grands titres de fortune. Le Chevalier. - Jé té garantis la tienne. Frontin. - Si j'avais le choix des cautions, je vous dispenserais d'ÃÂȘtre la mienne. Acte II ScÚne premiÚre Dorante, Arlequin Dorante. - Viens, j'ai à te dire un mot. Arlequin. - Une douzaine, si vous voulez. Dorante. - Arlequin, je te vois à tout moment chercher Lisette, et courir aprÚs elle. Arlequin. - Eh pardi! si je veux l'attraper, il faut bien que je coure aprÚs, car elle me fuit. Dorante. - Dis-moi préfÚres-tu mon service à celui d'un autre? Arlequin. - Assurément; il n'y a que le mien qui ait la préférence, comme de raison d'abord moi, ensuite vous; voilà comme cela est arrangé dans mon esprit; et puis le reste du monde va comme il peut. Dorante. - Si tu me préfÚres à un autre, il s'agit de prendre ton parti sur le chapitre de Lisette. Arlequin. - Mais, Monsieur, ce chapitre-là ne vous regarde pas c'est de l'amour que j'ai pour elle, et vous n'avez que faire d'amour, vous n'en voulez point. Dorante. - Non, mais je te défends d'en parler jamais à Lisette, je veux mÃÂȘme que tu l'évites; je veux que tu la quittes, que tu rompes avec elle. Arlequin. - Pardi! Monsieur, vous avez là des volontés qui ne ressemblent guÚre aux miennes pourquoi ne nous accordons-nous pas aujourd'hui comme hier? Dorante. - C'est que les choses ont changé; c'est que la Comtesse pourrait me soupçonner d'ÃÂȘtre curieux de ses démarches, et de me servir de toi auprÚs de Lisette pour les savoir ainsi, laisse-la en repos; je te récompenserai du sacrifice que tu me feras. Arlequin. - Monsieur, le sacrifice me tuera, avant que les récompenses viennent. Dorante. - Oh! point de réplique Marton, qui est à la Marquise, vaut bien ta Lisette; on te la donnera. Arlequin. - Quand on me donnerait la Marquise par-dessus le marché, on me volerait encore. Dorante. - Il faut opter pourtant. Lequel aimes-tu mieux, de ton congé, ou de Marton? Arlequin. - Je ne saurais le dire; je ne les connais ni l'un ni l'autre. Dorante. - Ton congé, tu le connaÃtras dÚs aujourd'hui, si tu ne suis pas mes ordres; ce n'est mÃÂȘme qu'en les suivant que tu serais regretté de Lisette. Arlequin. - Elle me regrettera! Eh! Monsieur, que ne parlez-vous? Dorante. - Retire-toi; j'aperçois la Marquise. Arlequin. - J'obéis, à condition qu'on me regrettera, au moins. Dorante. - A propos, garde le secret sur la défense que je te fais de voir Lisette comme c'était de mon consentement que tu l'épousais, ce serait avoir un procédé trop choquant pour la Comtesse, que de paraÃtre m'y opposer; je te permets seulement de dire que tu aimes mieux Marton, que la Marquise te destine. Arlequin. - Ne craignez rien, il n'y aura là -dedans que la Marquise et moi de malhonnÃÂȘtes c'est elle qui me fait présent de Marton, c'est moi qui la prends; c'est vous qui nous laissez faire. Dorante. - Fort bien; va-t-en. Arlequin, revient. - Mais on me regrettera. Il sort. ScÚne II La Marquise, Dorante La Marquise. - Avez-vous instruit votre valet, Dorante? Dorante. - Oui, Madame. La Marquise. - Cela pourra n'ÃÂȘtre pas inutile; ce petit article-là touchera la Comtesse, si elle l'apprend. Dorante. - Ma foi, Madame, je commence à croire que nous réussirons; je la vois déjà trÚs étonnée de ma façon d'agir avec elle elle qui s'attend à des reproches, je l'ai vue prÃÂȘte à me demander pourquoi je ne lui en faisais pas. La Marquise. - Je vous dis que, si vous tenez bon, vous la verrez pleurer de douleur. Dorante. - Je l'attends aux larmes ÃÂȘtes-vous contente? La Marquise. - Je ne réponds de rien, si vous n'allez jusque-là . Dorante. - Et votre Chevalier, comment en agit-il? La Marquise. - Ne m'en parlez point; tùchons de le perdre, et qu'il devienne ce qu'il voudra mais j'ai chargé un des gens de la Comtesse de savoir si je pouvais la voir, et je crois qu'on vient me rendre réponse. A un laquais qui paraÃt. Eh bien! parlerai-je à ta maÃtresse? Le Laquais. - Oui, Madame, la voilà qui arrive. La Marquise, à Dorante. - Quittez-moi il ne faut pas dans ce moment-ci qu'elle nous voie ensemble, cela paraÃtrait affecté. Dorante. - Et moi, j'ai un petit dessein, quand vous l'aurez quittée. La Marquise. - N'allez rien gùter. Dorante. - Fiez-vous à moi. Il s'en va. ScÚne III La Marquise, La Comtesse La Comtesse. - Je viens vous trouver moi-mÃÂȘme, Marquise comme vous me demandez un entretien particulier, il s'agit apparemment de quelque chose de conséquence. La Marquise. - Je n'ai pourtant qu'une question à vous faire, et comme vous ÃÂȘtes naturellement vraie, que vous ÃÂȘtes la franchise, la sincérité mÃÂȘme, nous aurons bientÎt terminé. La Comtesse. - Je vous entends vous ne me croyez pas trop sincÚre; mais votre éloge m'exhorte à l'ÃÂȘtre, n'est-ce pas? La Marquise. - A cela prÚs, le serez-vous? La Comtesse. - Pour commencer à l'ÃÂȘtre, je vous dirai que je n'en sais rien. La Marquise. - Si je vous demandais Le Chevalier vous aime-t-il? me diriez-vous ce qui en est? La Comtesse. - Non, Marquise, je ne veux pas me brouiller avec vous, et vous me haïriez si je vous disais la vérité. La Marquise. - Je vous donne ma parole que non. La Comtesse. - Vous ne pourriez pas me la tenir, je vous en dispenserais moi-mÃÂȘme il y a des mouvements qui sont plus forts que nous. La Marquise. - Mais pourquoi vous haïrais-je? La Comtesse. - N'a-t-on pas prétendu que le Chevalier vous aimait? La Marquise. - On a eu raison de le prétendre. La Comtesse. - Nous y voilà ; et peut-ÃÂȘtre l'avez-vous pensé vous-mÃÂȘme? La Marquise. - Je l'avoue. La Comtesse. - Et aprÚs cela, j'irais vous dire qu'il m'aime! Vous ne me le conseilleriez pas. La Marquise. - N'est-ce que cela? Eh! je voudrais l'avoir perdu je souhaite de tout mon coeur qu'il vous aime. La Comtesse. - Oh! sur ce pied-là , vous n'avez donc qu'à rendre grùce au ciel; vos souhaits ne sauraient ÃÂȘtre plus exaucés qu'ils le sont. La Marquise. - Je vous certifie que j'en suis charmée. La Comtesse. - Vous me rassurez; ce n'est pas qu'il n'ait tort; vous ÃÂȘtes si aimable qu'il ne devait plus avoir des yeux pour personne mais peut-ÃÂȘtre vous était-il moins attaché qu'on ne l'a cru. La Marquise. - Non, il me l'était beaucoup; mais je l'excuse quand je serais aimable, vous l'ÃÂȘtes encore plus que moi, et vous savez l'ÃÂȘtre plus qu'une autre. La Comtesse. - Plus qu'une autre! Ah! vous n'ÃÂȘtes point si charmée, Marquise; je vous disais bien que vous me manqueriez de parole vos éloges baissent. Je m'accommode pourtant de celui-ci, j'y sens une petite pointe de dépit qui a son mérite c'est la jalousie qui me loue. La Marquise. - Moi, de la jalousie? La Comtesse. - A votre avis, un compliment qui finit par m'appeler coquette ne viendrait pas d'elle? Oh! que si, Marquise; on l'y reconnaÃt. La Marquise. - Je ne songeais pas à vous appeler coquette. La Comtesse. - Ce sont de ces choses qui se trouvent dites avant qu'on y rÃÂȘve. La Marquise. - Mais, de bonne foi, ne l'ÃÂȘtes-vous pas un peu? La Comtesse. - Oui-da; mais ce n'est pas assez qu'un peu ne vous refusez pas le plaisir de me dire que je la suis beaucoup, cela n'empÃÂȘchera pas que vous ne la soyez autant que moi. La Marquise. - Je n'en donne pas tout à fait les mÃÂȘmes preuves. La Comtesse. - C'est qu'on ne prouve que quand on réussit; le manque de succÚs met bien des coquetteries à couvert on se retire sans bruit, un peu humiliée, mais inconnue, c'est l'avantage qu'on a. La Marquise. - Je réussirai quand je voudrai, Comtesse; vous le verrez, cela n'est pas difficile; et le Chevalier ne vous serait peut-ÃÂȘtre pas resté, sans le peu de cas que j'ai fait de son coeur. La Comtesse. - Je ne chicanerai pas ce dédain-là mais quand l'amour-propre se sauve, voilà comme il parle. La Marquise. - Voulez-vous gager que cette aventure-ci n'humiliera point le mien, si je veux? La Comtesse. - Espérez-vous regagner le Chevalier? Si vous le pouvez, je vous le donne. La Marquise. - Vous l'aimez, sans doute? La Comtesse. - Pas mal; mais je vais l'aimer davantage, afin qu'il vous résiste mieux. On a besoin de toutes ses forces avec vous. La Marquise. - Oh! ne craignez rien, je vous le laisse. Adieu. La Comtesse. - Eh! pourquoi? Disputons-nous sa conquÃÂȘte, mais pardonnons à celle qui l'emportera. Je ne combats qu'à cette condition-là , afin que vous n'ayez rien à me dire. La Marquise. - Rien à vous dire! Vous comptez donc l'emporter? La Comtesse. - Ecoutez, je jouerais à plus beau jeu que vous. La Marquise. - J'avais aussi beau jeu que vous, quand vous me l'avez Îté; je pourrais donc vous l'enlever de mÃÂȘme. La Comtesse. - Tenez donc d'avoir votre revanche. La Marquise. - Non; j'ai quelque chose de mieux à faire. La Comtesse. - Oui! et peut-on vous demander ce que c'est? La Marquise. - Dorante vaut son prix, Comtesse. Adieu. Elle sort. ScÚne IV La Comtesse, seule. La Comtesse. - Dorante! Vouloir m'enlever Dorante! Cette femme-là perd la tÃÂȘte; sa jalousie l'égare; elle est à plaindre! ScÚne V Dorante, La Comtesse Dorante, arrivant vite, feignant de prendre la Comtesse pour la Marquise. - Eh bien! Marquise, m'opposerez-vous encore des scrupules?... Apercevant la Comtesse. Ah! Madame, je vous demande pardon, je me trompe; j'ai cru de loin voir tout à l'heure la Marquise ici, et dans ma préoccupation je vous ai prise pour elle. La Comtesse. - Il n'y a pas grand mal, Dorante mais quel est donc ce scrupule qu'on vous oppose? Qu'est-ce que cela signifie? Dorante. - Madame, c'est une suite de conversation que nous avons eu ensemble, et que je lui rappelais. La Comtesse. - Mais dans cette suite de conversation, sur quoi tombait ce scrupule dont vous vous plaigniez? Je veux que vous me le disiez. Dorante. - Je vous dis, Madame, que ce n'est qu'une bagatelle dont j'ai peine à me ressouvenir moi-mÃÂȘme. C'est, je pense, qu'elle avait la curiosité de savoir comment j'étais dans votre coeur. La Comtesse. - Je m'attends que vous avez eu la discrétion de ne le lui avoir pas dit, peut-ÃÂȘtre? Dorante. - Je n'ai pas le défaut d'ÃÂȘtre vain. La Comtesse. - Non, mais on a quelquefois celui d'ÃÂȘtre vrai. Et que voulait-elle faire de ce qu'elle vous demandait? Dorante. - Curiosité pure, vous dis-je... La Comtesse. - Et cette curiosité parlait de scrupule! Je n'y entends rien. Dorante. - C'est moi, qui par hasard, en croyant l'aborder, me suis servi de ce terme-là , sans savoir pourquoi. La Comtesse. - Par hasard! Pour un homme d'esprit, vous vous tirez mal d'affaire, Dorante; car il y a quelque mystÚre là -dessous. Dorante. - Je vois bien que je ne réussirais pas à vous persuader le contraire, Madame; parlons d'autre chose. A propos de curiosité, y a-t-il longtemps que vous n'avez reçu de lettres de Paris? La Marquise en attend; elle aime les nouvelles, et je suis sûr que ses amis ne les lui épargneront pas, s'il y en a. La Comtesse. - Votre embarras me fait pitié. Dorante. - Quoi! Madame, vous revenez encore à cette bagatelle-là ? La Comtesse. - Je m'imaginais pourtant avoir plus de pouvoir sur vous. Dorante. - Vous en aurez toujours beaucoup, Madame; et si celui que vous y aviez est un peu diminué, ce n'est pas ma faute. Je me sauve pourtant, dans la crainte de céder à celui qui vous reste. Il sort. La Comtesse. - Je ne reconnais point Dorante à cette sortie-là . ScÚne VI La Comtesse, rÃÂȘvant; Le Chevalier Le Chevalier. - Il mé paraÃt qué ma Comtesse rÃÂȘve, qu'ellé tombé dans lé récueillément. La Comtesse. - Oui, je vois la Marquise et Dorante dans une affliction qui me chagrine; nous parlions tantÎt de mariage, il faut absolument différer le nÎtre. Le Chevalier. - Différer lé nÎtre! La Comtesse. - Oui, d'une quinzaine de jours. Le Chevalier. - Cadédis, vous mé parlez dé la fin du siÚcle! En vertu dé quoi la rémise? La Comtesse. - Vous n'avez pas remarqué leurs mouvements comme moi? Le Chevalier. - Qu'ai-jé bésoin dé rémarque? La Comtesse. - Je vous dis que ces gens-là sont outrés; voulez-vous les pousser à bout? Nous ne sommes pas si pressés. Le Chevalier. - Si pressé qué j'en meurs, sandis! Si lé cas réquiert uné victime, pourquoi mé donner la préférence? La Comtesse. - Je ne saurais me résoudre à les désespérer, Chevalier. Faisons-nous justice; notre commerce a un peu l'air d'une infidélité, au moins. Ces gens-là ont pu se flatter que nous les aimions, il faut les ménager; je n'aime à faire de mal à personne ni vous non plus, apparemment? Vous n'avez pas le coeur dur, je pense? Ce sont vos amis comme les miens accoutumons-les du moins à se douter de notre mariage. Le Chevalier. - Mais, pour les accoutumer, il faut qué jé vive; et jé vous défie dé mé garder vivant, vous né mé conduirez pas au terme. Tùchons dé les accoutumer à moins dé frais la modé dé mourir pour la consolation dé ses amis n'est pas venue, et dé plus, qué nous importe qué ces deux affligés nous disent Partez? Savez-vous qu'on dit qu'ils s'arrangent? La Comtesse. - S'arranger! De quel arrangement parlez-vous? Le Chevalier. - J'entends que leurs coeurs s'accommodent. La Comtesse. - Vous avez quelquefois des tournures si gasconnes, que je n'y comprends rien. Voulez-vous dire qu'ils s'aiment? Exprimez-vous comme un autre. Le Chevalier, baissant de ton. - On né parle pas tout à fait d'amour, mais d'uné pétite douceur à sé voir. La Comtesse. - D'une douceur à se voir! Quelle chimÚre! OÃÂč a-t-on pris cette idée-là ? Eh bien! Monsieur, si vous me prouvez que ces gens-là s'aiment, qu'ils sentent de la douceur à se voir; si vous me le prouvez, je vous épouse demain, je vous épouse ce soir. Voyez l'intérÃÂȘt que je vous donne à la preuve. Le Chevalier. - Dé leur amour jé né m'en rends pas caution. La Comtesse. - Je le crois. Prouvez-moi seulement qu'ils se consolent; je ne demande que cela. Le Chevalier. - En cé cas, irez-vous en avant? La Comtesse. - Oui, si j'étais sûre qu'ils sont tranquilles mais qui nous le dira? Le Chevalier. - Jé vous tiens, et jé vous informe qué la Marquise a donné charge à Frontin dé nous examiner, dé lui apporter un état dé nos coeurs; et j'avais oublié dé vous lé dire. La Comtesse. - Voilà d'abord une commission qui ne vous donne pas gain de cause s'ils nous oubliaient, ils ne s'embarrasseraient guÚre de nous. Le Chevalier. - Frontin aura peut-ÃÂȘtre déjà parlé; jé né l'ai pas vu dépuis. Qué son rapport nous rÚgle. La Comtesse. - Je le veux bien. ScÚne VII Le Chevalier, Frontin, la Comtesse Le Chevalier. - Arrive, Frontin, as-tu vu la Marquise? Frontin. - Oui, Monsieur, et mÃÂȘme avec Dorante; il n'y a pas longtemps que je les quitte. Le Chevalier. - Raconte-nous comment ils sé comportent. Par bonté d'ùme, Madame a peur dé les désespérer moi jé dis qu'ils sé consolent. Qu'en est-il des deux? Rien qué cette bonté né l'arrÃÂȘte, té dis-je; tu m'entends bien? Frontin. - A merveille. Madame peut vous épouser en toute sûreté de désespoir, je n'en vois pas l'ombre. Le Chevalier. - Jé vous gagne dé marché fait cé soir vous ÃÂȘtes mienne. La Comtesse. - Hum! votre gain est peu sûr Frontin n'a pas l'air d'avoir bien observé. Frontin. - Vous m'excuserez, Madame, le désespoir est connaissable. Si c'étaient de ces petits mouvements minces et fluets, qui se dérobent, on peut s'y tromper; mais le désespoir est un objet, c'est un mouvement qui tient de la place. Les désespérés s'agitent, se trémoussent, ils font du bruit, ils gesticulent; et il n'y a rien de tout cela. Le Il vous dit vrai. J'ai tantÎt rencontré Dorante, jé lui ai dit J'aime la Comtessé, j'ai passion pour elle. Eh bien! garde-la, m'a-t-il dit tranquillement. La Comtesse. - Eh! vous ÃÂȘtes son rival, Monsieur; voulez-vous qu'il aille vous faire confidence de sa douleur? Le Chevalier. - Jé vous assure qu'il était riant, et qué la paix régnait dans son coeur. La La paix dans le coeur d'un homme qui m'aimait de la passion la plus vive qui fut jamais! Le Chevalier. - Otez la mienne. La Comtesse. - A la bonne heure. Je lui crois pourtant l'ùme plus tendre que vous, soit dit en passant. Ce n'est pas votre faute chacun aime autant qu'il peut, et personne n'aime autant que lui. Voilà pourquoi je le plains. Mais sur quoi Frontin décide-t-il qu'il est tranquille? Voyons; n'est-il pas vrai que tu es aux gages de la Marquise, et peut-ÃÂȘtre à ceux de Dorante, pour nous observer tous deux? Paie-t-on des espions pour ÃÂȘtre instruit de choses dont on ne se soucie point? Frontin. - Oui; mais je suis mal payé de la Marquise, elle est en arriÚre. La Comtesse. - Et parce qu'elle n'est pas libérale, elle est indifférente? Quel raisonnement! Frontin. - Et Dorante m'a révoqué, il me doit mes appointements. La Comtesse. - Laisse là tes appointements. Qu'as-tu vu? Que sais-tu? Le Chevalier, bas à Frontin. - Mitigé ton récit. Frontin. - Eh bien! Frontin, m'ont-ils dit tantÎt en parlant de vous deux, s'aiment-ils un peu? Oh! beaucoup, Monsieur; extrÃÂȘmement, Madame, extrÃÂȘmement, ai-je dit en tranchant. La Comtesse. - Eh bien?... Frontin. - Rien ne remue; la Marquise bùille en m'écoutant, Dorante ouvre nonchalamment sa tabatiÚre, c'est tout ce que j'en tire. La Comtesse. - Va, va, mon enfant, laisse-nous, tu es un maladroit. Votre valet n'est qu'un sot, ses observations sont pitoyables, il n'a vu que la superficie des choses cela ne se peut pas. Frontin. - Morbleu! Madame, je m'y ferais hacher. En voulez-vous davantage? Sachez qu'ils s'aiment, et qu'ils m'ont dit eux-mÃÂȘmes de vous l'apprendre. La Comtesse, riant. - Eux-mÃÂȘmes! Eh! que n'as-tu commencé par nous dire cela, ignorant que tu es? Vous voyez bien ce qui en est, Chevalier; ils se consolent tant, qu'ils veulent nous rendre jaloux; et ils s'y prennent avec une maladresse bien digne du dépit qui les gouverne. Ne vous l'avais-je pas dit? Le Chevalier. - La passion sé montre, j'en conviens. La Comtesse. - GrossiÚrement mÃÂȘme. Frontin. - Ah! par ma foi, j'y suis c'est qu'ils ont envie de vous mettre en peine. Je ne m'étonne pas si Dorante, en regardant sa montre, ne la regardait pas fixement, et faisait une demi-grimace. La Comtesse. - C'est que la paix ne régnait pas dans son coeur. Le Chevalier. - Cette grimace est importante. Frontin. - Item, c'est qu'en ouvrant sa tabatiÚre, il n'a pris son tabac qu'avec deux doigts tremblants. Il est vrai aussi que sa bouche a ri, mais de mauvaise grùce; le reste du visage n'en était pas, il allait à part. La Comtesse. - C'est que le coeur ne riait pas. Le Chevalier. - Jé mé rends. Il soupire, il régardé dé travers, et ma noce récule. Pesté du faquin, qui réjetté Madamé dans uné compassion qui sera funeste à mon bonheur! La Comtesse. - Point du tout ne vous alarmez point; Dorante s'est trop mal conduit pour mériter des égards... Mais ne vois-je pas la Marquise qui vient ici? Frontin. - Elle-mÃÂȘme. La Comtesse. - Je la connais; je gagerais qu'elle vient finement, à son ordinaire, m'insinuer qu'ils s'aiment, Dorante et elle. Ecoutons. ScÚne VIII La Comtesse, la Marquise, Frontin, le Chevalier La Marquise. - Pardon, Comtesse, si j'interromps un entretien sans doute intéressant; mais je ne fais que passer. Il m'est revenu que vous retardiez votre mariage avec le Chevalier, par ménagement pour moi. Je vous suis obligée de l'attention, mais je n'en ai pas besoin. Concluez, Comtesse, plutÎt aujourd'hui que demain; c'est moi qui vous en sollicite. Adieu. La Comtesse. - Attendez donc, Marquise; dites-moi s'il est vrai que vous vous aimiez, Dorante et vous, afin que je m'en réjouisse. La Marquise. - Réjouissez-vous hardiment; la nouvelle est bonne. La Comtesse, riant. - En vérité? La Marquise. - Oui, Comtesse; hùtez-vous de finir. Adieu. Elle sort. ScÚne IX Le Chevalier, la Comtesse, Frontin La Comtesse, riant. - Ah! ah! Elle se sauve la raillerie est un peu trop forte pour elle. Que la vanité fait jouer de plaisants rÎles à de certaines femmes! car celle-ci meurt de dépit. Le Chevalier. - Elle en a lé coeur palpitant, sandis! Frontin. - La grimace que Dorante faisait tantÎt, je viens de la retrouver sur sa physionomie. Au Chevalier. Mais, Monsieur, parlez un peu de Lisette pour moi. La Comtesse. - Que dit-il de Lisette? Frontin. - C'est une petite requÃÂȘte que je vous présente, et qui tend à vous prier qu'il vous plaise d'Îter Lisette à Arlequin, et d'en faire un transport à mon profit. Le Chevalier. - Voilà cé qué c'est. La Comtesse. - Et Lisette y consent-elle? Frontin. - Oh! le transport est tout à fait de son goût. La Comtesse. - Ce qu'il me dit là me fait venir une idée les petites finesses de la Marquise méritent d'ÃÂȘtre punies. Voyons si Dorante, qui l'aime tant, sera insensible à ce que je vais faire. Il doit l'ÃÂȘtre, si elle dit vrai, et je le souhaite mais voici un moyen infaillible de savoir ce qui en est. Je n'ai qu'à dire à Lisette d'épouser Frontin; elle était destinée au valet de Dorante, nous en étions convenus. Si Dorante ne se plaint point, la Marquise a raison, il m'oublie, et je n'en serai que plus à mon aise. A Frontin. Toi, va-t'en chercher Lisette et son pÚre, que je leur parle à tous deux. Frontin. - Il ne sera pas difficile de les trouver, car ils entrent. ScÚne X Blaise, Lisette, le Chevalier, la Comtesse, Frontin La Comtesse. - Approchez, Lisette; et vous aussi, maÃtre Blaise. Votre fille devait épouser Arlequin; mais si vous la mariez, et que vous soyez bien aise d'en disposer à mon gré, vous la donnerez à Frontin; entendez-vous, maÃtre Blaise? Blaise. - J'entends bian, Madame. Mais il y a, morgué! bian une autre histoire qui trotte par le monde, et qui nous chagraine. Il s'agit que je venons vous crier marci. La Comtesse. - Qu'est-ce que c'est? D'oÃÂč vient que Lisette pleure? Lisette. - Mon pÚre vous le dira, Madame. Blaise. - C'est, ne vous déplaise, Madame, qu'Arlequin est un mal-appris; mais que les pus mal-appris de tout ça, c'est Monsieur Dorante et Madame la Marquise, qui ont eu la finesse de manigancer la volonté d'Arlequin, à celle fin qu'il ne voulÃt pus d'elle; maugré qu'alle en veuille bian, comme je me doute qu'il en voudrait peut-ÃÂȘtre bian itou, si an le laissait vouloir ce qu'il veut, et qu'an n'y boutÃt pas empÃÂȘchement. La Comtesse. - Et quel empÃÂȘchement? Blaise. - Oui, Madame; par le mouyen d'une fille qu'ils appelont Marton, que Madame la Marquise a eu l'avisement d'inventer par malice, pour la promettre à Arlequin. La Comtesse. - Ceci est curieux! Blaise. - En disant, comme ça, que faut qu'ils s'épousient à Paris, a mijaurée et li, dans l'intention de porter dommage à noute enfant, qui va choir en confusion de cette malice, qui n'est rien qu'un micmac pour affronter noute bonne renommée et la vÎtre, Madame, se gobarger de nous trois; et c'est touchant ça que je venons vous demander justice. La Comtesse. - Il faudra bien tùcher de vous la faire. Chevalier, ceci change les choses il ne faut plus que Frontin y songe. Allez, Lisette, ne vous affligez pas laissez la Marquise proposer tant qu'elle voudra ses Martons; je vous en rendrai bon compte, car c'est cette femme-là , que je ménageais tant, qui m'attaque là -dedans. Dorante n'y a d'autre part que sa complaisance mais peut-ÃÂȘtre me reste-t-il encore plus de crédit sur lui qu'elle ne se l'imagine. Ne vous embarrassez pas. Lisette. - Arlequin vient de me traiter avec une indifférence insupportable; il semble qu'il ne m'ait jamais vue voyez de quoi la Marquise se mÃÂȘle! Blaise. - EmpÃÂȘcher qu'une fille ne soit la femme du monde! La Comtesse. - On y remédiera, vous dis-je. Frontin. - Oui; mais le remÚde ne me vaudra rien. Le Chevalier. - Comtesse, je vous écoute, l'oreille vous entend, l'esprit né vous saisit point; jé né vous conçois pas. Venez çà , Lisette; tirez-nous cetté bizarre aventure au clair. N'ÃÂȘtes-vous pas éprise dé Frontin? Lisette. - Non, Monsieur; je le croyais, tandis qu'Arlequin m'aimait mais je vois que je me suis trompée, depuis qu'il me refuse. Le Chevalier. - Qué répondre à cé coeur dé femme? La Comtesse. - Et moi, je trouve que ce coeur de femme a raison, et ne mérite pas votre réflexion satirique; c'est un homme qui l'aimait, et qui lui dit qu'il ne l'aime plus; cela n'est pas agréable, elle en est touchée je reconnais notre coeur au sien; ce serait le vÎtre, ce serait le mien en pareil cas. Allez, vous autres, retirez-vous, et laissez-moi faire. Blaise. - J'en avons charché querelle à Monsieur Dorante et à sa Marquise de cette affaire. La Comtesse. - Reposez-vous sur moi. Voici Dorante; je vais lui en parler tout à l'heure. ScÚne XI Dorante, la Comtesse, le Chevalier La Comtesse. - Venez, Dorante, et avant toute autre chose, parlons un peu de la Marquise. Dorante. - De tout mon coeur, Madame. La Comtesse. - Dites-moi donc de tout votre coeur de quoi elle s'avise aujourd'hui? Dorante. - Qu'a-t-elle fait? J'ai de la peine à croire qu'il y ait quelque chose à redire à ses procédés. La Comtesse. - Oh! je vais vous faciliter le moyen de croire, moi. Dorante. - Vous connaissez sa prudence... La Comtesse. - Vous ÃÂȘtes un opiniùtre louangeur! Eh bien! Monsieur, cette femme que vous louez tant, jalouse de moi parce que le Chevalier la quitte, comme si c'était ma faute, va, pour m'attaquer pourtant, chercher de petits détails qui ne sont pas en vérité dignes d'une incomparable telle que vous la faites, et ne croit pas au-dessous d'elle de détourner un valet d'aimer une suivante. Parce qu'elle sait que nous voulons les marier, et que je m'intéresse à leur mariage, elle imagine, dans sa colÚre, une Marton qu'elle jette à la traverse; et ce que j'admire le plus dans tout ceci, c'est de vous voir vous-mÃÂȘme prÃÂȘter les mains à un projet de cette espÚce! Vous-mÃÂȘme, Monsieur! Dorante. - Eh! pensez-vous que la Marquise ait cru vous offenser? qu'il me soit venu dans l'esprit, à moi, que vous vous y intéressez encore? Non, Comtesse. Arlequin se plaignait d'une infidélité que lui faisait Lisette; il perdait, disait-il, sa fortune on prend quelquefois part aux chagrins de ces gens-là ; et la Marquise, pour le dédommager, lui a, par bonté, proposé le mariage de Marton qui est à elle; il l'a acceptée, l'en a remerciée voilà tout ce que c'est. Le Chevalier. - La réponse mé persuade, jé les crois sans malice. Qué sur cé point la paix sé fasse entre les puissances, et qué les subalternes sé débattent. La Comtesse. - Laissez-nous, Monsieur le Chevalier, vous direz votre sentiment quand on vous le demandera. Dorante, qu'il ne soit plus question de cette petite intrigue-là , je vous prie; car elle me déplaÃt. Je me flatte que c'est assez vous dire. Dorante. - Attendez, Madame, appelons quelqu'un; mon valet est peut-ÃÂȘtre là ... Arlequin!... La Comtesse. - Quel est votre dessein? Dorante. - La Marquise n'est pas loin, il n'y a qu'à la prier de votre part de venir ici, vous lui en parlerez. La Comtesse. - La Marquise! Eh! qu'ai-je besoin d'elle? Est-il nécessaire que vous la consultiez là -dessus? Qu'elle approuve ou non, c'est à vous à qui je parle, à vous à qui je dis que je veux qu'il n'en soit rien, que je le veux, Dorante, sans m'embarrasser de ce qu'elle en pense. Dorante. - Oui, mais, Madame, observez qu'il faut que je m'en embarrasse, moi; je ne saurais en décider sans elle. Y aurait-il rien de plus malhonnÃÂȘte que d'obliger mon valet à refuser une grùce qu'elle lui fait et qu'il a acceptée? Je suis bien éloigné de ce procédé-là avec elle. La Comtesse. - Quoi! Monsieur, vous hésitez entre elle et moi! Songez-vous à ce que vous faites? Dorante. - C'est en y songeant que je m'arrÃÂȘte. Le Chevalier. - Eh! cadédis, laissons cé trio dé valets et dé soubrettes. La Comtesse, outrée. - C'est à moi, sur ce pied-là , à vous prier d'excuser le ton dont je l'ai pris, il ne me convenait point. Dorante. - Il m'honorera toujours, et j'y obéirais avec plaisir, si je pouvais. La Comtesse rit. - Nous n'avons plus rien à nous dire, je pense donnez-moi la main, Chevalier. Le Chevalier, lui donnant la main. - Prénez et né rendez pas, Comtesse. Dorante. - J'étais pourtant venu pour savoir une chose; voudriez-vous bien m'en instruire, Madame? La Comtesse, se retournant. - Ah! Monsieur, je ne sais rien. Dorante. - Vous savez celle-ci, Madame. Vous destinez-vous bientÎt au Chevalier? Quand aurons-nous la joie de vous voir unis ensemble? La Comtesse. - Cette joie-là , vous l'aurez peut-ÃÂȘtre ce soir, Monsieur. Le Chevalier. - Doucément, diviné Comtesse, jé tombe en délire! jé perds haleine dé ravissément! Dorante. - Parbleu! Chevalier, j'en suis charmé, et je t'en félicite. La Comtesse, à part. - Ah! l'indigne homme! Dorante, à part. - Elle rougit! La Comtesse. - Est-ce là tout, Monsieur? Dorante. - Oui, Madame. La Comtesse, au Chevalier. - Partons. ScÚne XII la Comtesse, la Marquise, le Chevalier, Dorante, Arlequin La Marquise. - Comtesse, votre jardiner m'apprend que vous ÃÂȘtes fùchée contre moi je viens vous demander pardon de la faute que j'ai faite sans le savoir; et c'est pour la réparer que je vous amÚne ce garçon-ci. Arlequin, quand je vous ai promis Marton, j'ignorais que Madame pourrait s'en choquer, et je vous annonce que vous ne devez plus y compter. Arlequin. - Eh bien! je vous donne quittance; mais on dit que Blaise est venu vous demander justice contre moi, Madame je ne refuse pas de la faire bonne et prompte; il n'y a qu'à appeler le notaire; et s'il n'y est pas, qu'on prenne son clerc, je m'en contenterai. La Comtesse, à Dorante. - Renvoyez votre valet, Monsieur; et vous, Madame, je vous invite à lui tenir parole je me charge mÃÂȘme des frais de leur noce; n'en parlons plus. Dorante, à Arlequin. - Va-t'en. Arlequin, en s'en allant. - Il n'y a donc pas moyen d'esquiver Marton! C'est vous, Monsieur le Chevalier, qui ÃÂȘtes cause de tout ce tapage-là ; vous avez mis tous nos amours sens dessus dessous. Si vous n'étiez pas ici, moi et mon maÃtre, nous aurions bravement tous deux épousé notre Comtesse et notre Lisette, et nous n'aurions pas votre Marquise et sa Marton sur les bras. Hi! hi! hi! La Marquise et le Chevalier rient. - Eh! eh! eh! La Comtesse, riant aussi. - Eh! eh! Si ses extravagances vous amusent, dites-lui qu'il approche; il parle de trop loin. La jolie scÚne! Le Chevalier. - C'est démencé d'amour. Dorante. - Retire-toi, faquin. La Marquise. - Ah çà ! Comtesse, sommes-nous bonnes amies à présent? La Comtesse. - Ah! les meilleures du monde, assurément, et vous ÃÂȘtes trop bonne. Dorante. - Marquise, je vous apprends une chose, c'est que la Comtesse et le Chevalier se marient peut-ÃÂȘtre ce soir. La Marquise. - En vérité? Le Chevalier. - Cé soir est loin encore. Dorante. - L'impatience sied fort bien mais si prÚs d'une si douce aventure, on a bien des choses à se dire. Laissons-leur ces moments-ci, et allons, de notre cÎté, songer à ce qui nous regarde. La Marquise. - Allons, Comtesse, que je vous embrasse avant de partir. Adieu, Chevalier, je vous fais mes compliments; à tantÎt. ScÚne XIII Le Chevalier, la Comtesse La Comtesse. - Vous ÃÂȘtes fort regretté, à ce que je vois, on faisait grand cas de vous. Le Chevalier. - Jé l'en dispense, surtout cé soir. La Comtesse. - Ah! c'en est trop. Le Chevalier. - Comment! Changez-vous d'avis? La Comtesse. - Un peu. Le Chevalier. - Qué pensez-vous? La Comtesse. - J'ai un dessein... il faudra que vous m'y serviez... Je vous le dirai tantÎt. Ne vous inquiétez point, je vais y rÃÂȘver. Adieu; ne me suivez pas... Elle s'en va et revient. Il est mÃÂȘme nécessaire que vous ne me voyiez pas si tÎt. Quand j'aurai besoin de vous, je vous en informerai. Le Chevalier. - Jé démeure muet jé sens qué jé périclite. Cette femme est plus femme qu'une autre. Acte III ScÚne premiÚre Le Chevalier, Lisette, Frontin Le Chevalier. - Mais dé grùce, Lisette, priez-la dé ma part que jé la voie un moment. Lisette. - Je ne saurais lui parler, Monsieur, elle repose. Le Chevalier. - Ellé répose! Ellé répose donc débout? Frontin. - Oui, car moi sors de la terrasse, je viens de l'apercevoir se promenant dans la galerie. Lisette. - Qu'importe? Chacun a sa façon de reposer. Quelle est votre méthode à vous, Monsieur? Le Chevalier. - Il mé paraÃt qué tu mé railles, Lisette. Frontin. - C'est ce qui me semble. Lisette. - Non, Monsieur; c'est une question qui vient à propos, et que je vous fais tout en devisant. Le Chevalier. - J'ai mÃÂȘme un petit soupçon qué tu né m'aimes pas. Frontin. - Je l'avais aussi, ce petit soupçon-là , mais je l'ai changé contre une grande certitude. Lisette. - Votre pénétration n'a point perdu au change. Le Chevalier. - Né lé disais-je pas? Eh! pourquoi, sandis! té veux-jé du bien, pendant qué tu mé veux du mal? D'oÃÂč mé vient ma disposition amicale, et qué ton coeur mé réfuse lé réciproque? D'oÃÂč vient qué nous différons dé sentiments? Lisette. - Je n'en sais rien; c'est qu'apparemment il faut de la variété dans la vie. Frontin. - Je crois que nous sommes aussi trÚs variés tous deux. Lisette. - Oui, si vous m'aimez encore; sinon, nous sommes uniformes. Le Chevalier. - Dis-moi lé vrai tu né mé récommandes pas à ta maÃtresse? Lisette. - Jamais qu'à son indifférence. Frontin. - Le service est touchant! Le Chevalier. - Tu mé fais donc préjudice auprÚs d'elle? Lisette. - Oh! tant que je peux mais pas autrement qu'en lui parlant contre vous; car je voudrais qu'elle ne vous aimùt pas; je vous l'avoue, je ne trompe personne. Frontin. - C'est du moins parler cordialement. Le Chevalier. - Ah çà ! Lisette, dévénons amis. Lisette. - Non; faites plutÎt comme moi, Monsieur, ne m'aimez pas. Le Chevalier. - Jé veux qué tu m'aimes, et tu m'aimeras, cadédis! tu m'aimeras; jé l'entréprends, jé mé lé promets. Lisette. - Vous ne vous tiendrez pas parole. Frontin. - Ne savez-vous pas, Monsieur, qu'il y a des haines qui ne s'en vont point qu'on ne les paie? Pour cela... Le Chevalier. - Combien mé coûtera lé départ dé la tienne? Lisette. - Rien; elle n'est pas à vendre. Le Chevalier lui présente sa bourse. - Tiens, prends, et la garde, si tu veux. Lisette. - Non, Monsieur; je vous volerais votre argent. Le Chevalier. - Prends, té dis-je, et mé dis seulement cé qué ta maÃtresse projette. Lisette. - Non; mais je vous dirai bien ce que je voudrais qu'elle projetùt, c'est tout ce que je sais. En ÃÂȘtes-vous curieux? Frontin. - Vous nous l'avez déjà dit en plus de dix façons, ma belle. Le Chevalier. - N'a-t-ellé pas quelqué dessein? Lisette. - Eh! qui est-ce qui n'en a pas? Personne n'est sans dessein; on a toujours quelque vue. Par exemple, j'ai le dessein de vous quitter, si vous n'avez pas celui de me quitter vous-mÃÂȘme. Le Chevalier. - Rétirons-nous, Frontin; jé sens qué jé m'indigne. Nous réviendrons tantÎt la recommander à sa maÃtresse. Frontin. - Adieu donc, soubrette ennemie; adieu, mon petit coeur fantasque; adieu, la plus aimable de toutes les girouettes. Lisette. - Adieu, le plus *disgracié de tous les hommes. Ils s'en vont. ScÚne II Lisette, Arlequin Arlequin. - M'amie, j'ai beau faire signe à mon maÃtre; il se moque de cela, il ne veut pas venir savoir ce que je lui demande. Lisette. - Il faut donc lui parler devant la Marquise, Arlequin. Arlequin. - Marquise malencontreuse! Hélas! ma fille, la bonté que j'ai eue de te rendre mon coeur ne nous profitera ni à l'un ni à l'autre. Il me sera inutile d'avoir oublié tes impertinences; le diable a entrepris de me faire épouser Marton; il n'en démordra pas; il me la garde. Lisette. - Retourne à ton maÃtre, et dis-lui que je l'attends ici. Arlequin. - Il ne se souciera pas de ton attente. Lisette. - Il n'y a point de temps à perdre cependant va donc. Arlequin. - Je suis tout engourdi de tristesse. Lisette. - Allons, allons, dégourdis-toi, puisque tu m'aimes. Tiens, voilà ton maÃtre et la Marquise qui s'approchent tire-le à quartier, lui, pendant que je m'éloigne. Elle sort. ScÚne III Dorante, Arlequin, la Marquise Arlequin, à Dorante. - Monsieur, venez que je vous parle. Dorante. - Dis ce que tu me veux. Arlequin. - Il ne faut pas que Madame y soit. Dorante. - Je n'ai point de secret pour elle. Arlequin. - J'en ai un qui ne veut pas qu'elle le connaisse. La Marquise. - C'est donc un grand mystÚre? Arlequin. - Oui c'est Lisette qui demande Monsieur, et il n'est pas à propos que vous le sachiez, Madame. La Marquise. - Ta discrétion est admirable! Voyez ce que c'est, Dorante; mais que je vous dise un mot auparavant. Et toi, va chercher Lisette. ScÚne IV Dorante, la Marquise La Marquise. - C'est apparemment de la part de la Comtesse? Dorante. - Sans doute, et vous voyez combien elle est agitée. La Marquise. - Et vous brûlez d'envie de vous rendre! Dorante. - Me siérait-il de faire le cruel? La Marquise. - Nous touchons au terme, et nous manquons notre coup, si vous allez si vite. Ne vous y trompez point, les mouvements qu'on se donne sont encore équivoques; il n'est pas sûr que ce soit de l'amour; j'ai peur qu'on ne soit plus jalouse de moi que de votre coeur; qu'on ne médite de triompher de vous et de moi, pour se moquer de nous deux. Toutes nos mesures sont prises; allons jusqu'au contrat, comme nous l'avons résolu; ce moment seul décidera si on vous aime. L'amour a ses expressions, l'orgueil a les siennes; l'amour soupire de ce qu'il perd, l'orgueil méprise ce qu'on lui refuse attendons le soupir ou le mépris; tenez bon jusqu'à cette épreuve, pour l'intérÃÂȘt de votre amour mÃÂȘme. Abrégez avec Lisette, et revenez me trouver. Dorante. - Ah! votre épreuve me fait trembler! Elle est pourtant raisonnable et je m'y exposerai, je vous le promets. La Marquise. - Je soutiens moi-mÃÂȘme un personnage qui n'est pas fort agréable, et qui le sera encore moins sur ces fins-ci, car il faudra que je supplée au peu de courage que vous me montrez; mais que ne fait-on pas pour se venger? Adieu. Elle sort. ScÚne V Dorante, Arlequin, Lisette Dorante. - Que me veux-tu, Lisette? Je n'ai qu'un moment à te donner. Tu vois bien que je quitte Madame la Marquise, et notre conversation pourrait ÃÂȘtre suspecte dans la conjoncture oÃÂč je me trouve. Lisette. - Hélas! Monsieur, quelle est donc cette conjoncture oÃÂč vous ÃÂȘtes avec elle? Dorante. - C'est que je vais l'épouser rien que cela. Arlequin. - Oh! Monsieur, point du tout. Lisette. - Vous, l'épouser! Arlequin. - Jamais. Dorante. - Tais-toi... Ne me retiens point, Lisette que me veux-tu? Lisette. - Eh, doucement! donnez-vous le temps de respirer. Ah! que vous ÃÂȘtes changé! Arlequin. - C'est cette perfide qui le fùche; mais ce ne sera rien. Lisette. - Vous ressouvenez-vous que j'appartiens à Madame la Comtesse, Monsieur? L'avez-vous oubliée elle-mÃÂȘme? Dorante. - Non, je l'honore, je la respecte toujours mais je pars, si tu n'achÚves. Lisette. - Eh bien! Monsieur, je finis. Qu'est-ce que c'est que les hommes! Dorante, s'en allant. - Adieu. Arlequin. - Cours aprÚs. Lisette. - Attendez donc, Monsieur. Dorante. - C'est que tes exclamations sur les hommes sont si mal placées, que j'en rougis pour ta maÃtresse. Arlequin. - Véritablement l'exclamation est effrontée avec nous; supprime-la. Lisette. - C'est pourtant de sa part que je viens vous dire qu'elle souhaite vous parler. Dorante. - Quoi! tout à l'heure? Lisette. - Oui, Monsieur. Arlequin. - Le plus tÎt c'est le mieux. Dorante. - Te tairas-tu, toi? Est-ce que tu es raccommodé avec Lisette? Arlequin. - Hélas! Monsieur, l'amour l'a voulu, et il est le maÃtre; car je ne le voulais pas, moi. Dorante. - Ce sont tes affaires. Quant à moi, Lisette, dites à Madame la Comtesse que je la conjure de vouloir bien remettre notre entretien; que j'ai, pour le différer, des raisons que je lui dirai; que je lui en demande mille pardons; mais qu'elle m'approuvera elle-mÃÂȘme. Lisette. - Monsieur, il faut qu'elle vous parle; elle le veut. Arlequin, se mettant à genoux. - Et voici moi qui vous en supplie à deux genoux. Allez, Monsieur, cette bonne dame est amendée; je suis persuadé qu'elle vous dira d'excellentes choses pour le renouvellement de votre amour. Dorante. - Je crois que tu as perdu l'esprit. En un mot, Lisette, je ne saurais, tu le vois bien; c'est une entrevue qui inquiéterait la Marquise; et Madame la Comtesse est trop raisonnable pour ne pas entrer dans ce que je dis là d'ailleurs, je suis sûr qu'elle n'a rien de fort pressé à me dire. Lisette. - Rien, sinon que je crois qu'elle vous aime toujours. Arlequin. - Et bien tendrement malgré la petite parenthÚse! Dorante. - Qu'elle m'aime toujours, Lisette! Ah! c'en serait trop, si vous parliez d'aprÚs elle; et l'envie qu'elle aurait de me voir en ce cas-là , serait en vérité trop maligne. Que Madame la Comtesse m'ait abandonné, qu'elle ait cessé de m'aimer, comme vous me l'avez dit vous-mÃÂȘme, passe je n'étais pas digne d'elle; mais qu'elle cherche de gaieté de coeur à m'engager dans une démarche qui me brouillerait peut-ÃÂȘtre avec la Marquise, ah! c'en est trop, vous dis-je; et je ne la verrai qu'avec la personne que je vais rejoindre. Il s'en va. Arlequin, le suivant. - Eh! non, Monsieur, mon cher maÃtre, tournez à droite, ne prenez pas à gauche. Venez donc je crierai toujours jusqu'à ce qu'il m'entende. ScÚne VI Lisette, un moment seule; la Comtesse Lisette. - Allons, il faut l'avouer, ma maÃtresse le mérite bien. La Comtesse. - Eh bien! Lisette, viendra-t-il? Lisette. - Non, Madame. La Comtesse. - Non! Lisette. - Non; il vous prie de l'excuser, parce qu'il dit que cet entretien fùcherait la Marquise, qu'il va épouser. La Comtesse. - Comment? Que dites-vous? Epouser la Marquise! lui? Lisette. - Oui, Madame, et il est persuadé que vous entrerez dans cette bonne raison qu'il apporte. La Comtesse. - Mais ce que tu me dis là est inouï, Lisette. Ce n'est point là Dorante! Est-ce de lui dont tu me parles? Lisette. - De lui-mÃÂȘme; mais de Dorante qui ne vous aime plus. La Comtesse. - Cela n'est pas vrai; je ne saurais m'accoutumer à cette idée-là , on ne me la persuadera pas; mon coeur et ma raison la rejettent, me disent qu'elle est fausse, absolument fausse. Lisette. - Votre coeur et votre raison se trompent. Imaginez-vous mÃÂȘme que Dorante soupçonne que vous ne voulez le voir que pour inquiéter la Marquise et le brouiller avec elle. La Comtesse. - Eh! laisse là cette Marquise éternelle! Ne m'en parle non plus que si elle n'était pas au monde! Il ne s'agit pas d'elle. En vérité, cette femme-là n'est pas faite pour m'effacer de son coeur, et je ne m'y attends pas. Lisette. - Eh! Madame, elle n'est que trop aimable. La Comtesse. - Que trop! Etes-vous folle? Lisette. - Du moins peut-elle plaire ajoutez à cela votre infidélité, c'en est assez pour guérir Dorante. La Comtesse. - Mais, mon infidélité, oÃÂč est-elle? Je veux mourir, si je l'ai jamais sentie! Lisette. - Je la sais de vous-mÃÂȘme. D'abord vous avez nié que c'en fût une, parce que vous n'aimiez pas Dorante, disiez-vous; ensuite vous m'avez prouvé qu'elle était innocente; enfin, vous m'en avez fait l'éloge, et si bien l'éloge, que je me suis mise à vous imiter, ce dont je me suis bien repentie depuis. La Comtesse. - Eh bien! mon enfant, je me trompais; je parlais d'infidélité sans la connaÃtre. Lisette. - Pourquoi donc n'avez-vous rien épargné de cruel pour vous Îter Dorante? La Comtesse. - Je n'en sais rien; mais je l'aime, et tu m'accables, tu me pénÚtres de douleur! Je l'ai maltraité, j'en conviens; j'ai tort, un tort affreux! Un tort que je ne me pardonnerai jamais, et qui ne mérite pas que l'on l'oublie! Que veux-tu que je te dise de plus? Je me condamne, je me suis mal conduite, il est vrai. Lisette. - Je vous le disais bien, avant que vous m'eussiez gagnée. La Comtesse. - Misérable amour-propre de femme! Misérable vanité d'ÃÂȘtre aimée! Voilà ce que vous me coûtez! J'ai voulu plaire au Chevalier, comme s'il en eût valu la peine; j'ai voulu me donner cette preuve-là de mon mérite; il manquait cet honneur à mes charmes; les voilà bien glorieux! J'ai fait la conquÃÂȘte du Chevalier, et j'ai perdu Dorante! Lisette. - Quelle différence! La Comtesse. - Bien plus; c'est que c'est un homme que je hais naturellement quand je m'écoute un homme que j'ai toujours trouvé ridicule, que j'ai cent fois raillé moi-mÃÂȘme, et qui me reste à la place du plus aimable homme du monde. Ah! que je suis belle à présent! Lisette. - Ne perdez point le temps à vous affliger, Madame. Dorante ne sait pas que vous l'aimez encore. Le laissez-vous à la Marquise? Voulez-vous tùcher de le ravoir? Essayez, faites quelques démarches, puisqu'il a droit d'ÃÂȘtre fùché, et que vous ÃÂȘtes dans votre tort. La Comtesse. - Eh! que veux-tu que je fasse pour un ingrat qui refuse de me parler, Lisette? Il faut bien que j'y renonce! Est-ce là un procédé? Toi qui dis qu'il a droit d'ÃÂȘtre fùché, voyons, Lisette, est-ce que j'ai cru le perdre? Ai-je imaginé qu'il m'abandonnerait? L'ai-je soupçonné de cette lùcheté-là ? A-t-on jamais compté sur un coeur autant que j'ai compté sur le sien? Estime infinie, confiance aveugle; et tu dis que j'ai tort? et tout homme qu'on honore de ces sentiments-là n'est pas un perfide quand il les trompe? Car je les avais, Lisette. Lisette. - Je n'y comprends rien. La Comtesse. - Oui, je les avais; je ne m'embarrassais ni de ses plaintes ni de ses jalousies; je riais de ses reproches; je défiais son coeur de me manquer jamais; je me plaisais à l'inquiéter impunément; c'était là mon idée; je ne le ménageais point. Jamais on ne vécut dans une sécurité plus obligeante; je m'en applaudissais, elle faisait son éloge et cet homme, aprÚs cela, me laisse! Est-il excusable? Lisette. - Calmez-vous donc, Madame; vous ÃÂȘtes dans une désolation qui m'afflige. Travaillons à le ramener, et ne crions point inutilement contre lui. Commencez par rompre avec le Chevalier; voilà déjà deux fois qu'il se présente pour vous voir, et que je le renvoie. La Comtesse. - J'avais pourtant dit à cet importun-là de ne point venir, que je ne le fisse avertir. Lisette - Qu'en voulez-vous faire? La Comtesse. - Oh! le haïr autant qu'il est haïssable; c'est à quoi je le destine, je t'assure mais il faut pourtant que je le voie, Lisette; j'ai besoin de lui dans tout ceci; laisse-le venir; va mÃÂȘme le chercher. Lisette. - Voici mon pÚre; sachons auparavant ce qu'il veut. ScÚne VII Blaise, La Comtesse, Lisette. Blaise. - Morgué! Madame, savez-vous bian ce qui se passe ici? Vous avise-t-on d'un tabellion qui se promÚne là -bas dans le jardin avec Monsieur Dorante et cette Marquise, et qui dit comme ça qu'il leur apporte un chiffon de contrat qu'ils li ont commandé, pour à celle fin qu'ils y boutent leur seing par-devant sa parsonne? Qu'est-ce que vous dites de ça, Madame? car noute fille dit que voute affection a repoussé pour Dorante; et ce tabellion est un impartinent. La Comtesse. - Un notaire chez moi, Lisette! Ils veulent donc se marier ici? Blaise. - Eh! morgué! sans doute. Ils disont itou qu'il fera le contrat pour quatre; ceti-là de voute ancien amoureux avec la Marquise; ceti-là de vous et du Chevalier, voute nouviau galant. Velà comme ils se gobargeont de ça; et jarnigoi! ça me fùche. Et vous, Madame? La Comtesse. - Je m'y perds! C'est comme une fable! Lisette. - Cette fable me révolte. Blaise. - Jarnigué! cette Marquise, maugré le marquisat qu'alle a, n'en agit pas en droiture; an ne friponne pas les amoureux d'une parsonne de voute sorte et dans tout ça il n'y a qu'un mot qui sarve; Madame n'a qu'à dire, mon rùtiau est tout prÃÂȘt, et, jarnigué! j'allons vous ratisser ce biau notaire et sa paperasse ni pus ni moins que mauvaise harbe. La Comtesse. - Lisette, parle donc! Tu ne me conseilles rien. Je suis accablée! Ils vont s'épouser ici, si je n'y mets ordre. Il n'est plus question de Dorante; tu sens bien que je le déteste mais on m'insulte. Lisette. - Ma foi, Madame, ce que j'entends là m'indigne à mon tour; et à votre place, je me soucierais si peu de lui, que je le laisserais faire. La Comtesse. - Tu le laisserais faire! Mais si tu l'aimais, Lisette? Lisette. - Vous dites que vous le haïssez! La Comtesse. - Cela n'empÃÂȘche pas que je ne l'aime. Et dans le fond, pourquoi le haïr? Il croit que j'ai tort, tu me l'as dit toi-mÃÂȘme, et tu avais raison; je l'ai abandonné la premiÚre il faut que je le cherche et que je le désabuse. Blaise. - Morgué! Madame, j'ons vu le temps qu'il me chérissait estimez-vous que je sois bon pour li parler? La Comtesse. - Je suis d'avis de lui écrire un mot, Lisette, et que ton pÚre aille lui rendre ma lettre à l'insu de la Marquise. Lisette. - Faites, Madame. La Comtesse. - A propos de lettre, je ne songeais pas que j'en ai une sur moi que je lui écrivais tantÎt, et que tout ceci me faisait oublier. Tiens, Blaise, va, tùche de la lui rendre sans que la Marquise s'en aperçoive. Blaise. - N'y aura pas d'aparcevance stapendant qu'il lira voute lettre je la renforcerons de queuque remontration. Il s'en va. ScÚne VIII Frontin, Le Chevalier, Lisette, La Comtesse Le Chevalier. - Eh! donc, ma Comtessé, qué devient l'amour? A quoi pensé lé coeur? Est-ce ainsi qué vous m'avertissez dé venir? Quel est lé motif dé l'absence qué vous m'avez ordonnée? Vous né mé mandez pas, vous mé laissez en langueur; jé mé mande moi-mÃÂȘme. La Comtesse. - J'allais vous envoyer chercher, Monsieur. Le Chevalier. - Lé messager m'a paru tardif. Qué déterminez-vous? Nos gens vont sé marier, le contrat sé passe actuellement. N'userons-nous pas de la commodité du notaire? Ils mé délÚguent pour vous y inviter. Ratifiez mon impatience; songez qué l'amour gémit d'attendre, qué les besoins du coeur sont pressés, qué les instants sont précieux, qué vous m'en dérobez d'irréparables, et qué jé meurs. Expédions. La Comtesse. - Non, Monsieur le Chevalier, ce n'est pas mon dessein. Le Chevalier. - Nous n'épouserons pas? La Comtesse. - Non. Le Chevalier. - Qu'est-ce à dire "non"? La Comtesse. - Non signifie non je veux vous raccommoder avec la Marquise. Le Chevalier. - Avec la Marquise! Mais c'est vous qué j'aime, Madame! La Comtesse. - Mais c'est moi qui ne vous aime point, Monsieur; je suis fùchée de vous le dire si brusquement; mais il faut bien que vous le sachiez. Le Chevalier. - Vous mé raillez, sandis! La Comtesse. - Je vous parle trÚs sérieusement. Le Chevalier. - Ma Comtessé, finissons; point dé badinage avec un coeur qui va périr d'épouvante. La Comtesse. - Vous devez vous ÃÂȘtre aperçu de mes sentiments. J'ai toujours différé le mariage dont vous parlez, vous le savez bien. Comment n'avez-vous pas senti que je n'avais pas envie de conclure? Le Chevalier. - Lé comble dé mon bonheur, vous l'avez rémis à cé soir. La Comtesse. - Aussi le comble de votre bonheur peut-il ce soir arriver de la part de la Marquise. L'avez-vous vue, comme je vous l'ai recommandé tantÎt? Le Chevalier. - Récommandé! Il n'en a pas été question, cadédis! La Comtesse. - Vous vous trompez; Monsieur, je crois vous l'avoir dit. Le Chevalier. - Mais, la Marquise et lé Chevalier, qu'ont-ils à démÃÂȘler ensemble? La Comtesse. - Ils ont à s'aimer tous deux, de mÃÂȘme qu'ils s'aimaient, Monsieur. Je n'ai point d'autre parti à vous offrir que de retourner à elle, et je me charge de vous réconcilier. Le Chevalier. - C'est une vapeur qui passe. La Comtesse. - C'est un sentiment qui durera toujours. Lisette. - Je vous le garantis éternel. Le Chevalier. - Frontin, oÃÂč en sommes-nous? Frontin. - Mais, à vue de pays, nous en sommes à rien. Ce chemin-là n'a pas l'air de nous mener au gÃte. Lisette. - Si fait, par ce chemin-là vous pouvez vous en retournez chez vous. Le Chevalier. - Partirai-jé, Comtessé? Séra-ce lé résultat? La Comtesse. - J'attends réponse d'une lettre; vous saurez le reste quand je l'aurai reçue différez votre départ jusque-là . ScÚne IX Arlequin, et les acteurs précédents. Arlequin. - Madame, mon maÃtre et Madame la Marquise envoient savoir s'ils ne vous importuneront pas ils viennent vous prononcer votre arrÃÂȘt et le mien; car je n'épouserai point Lisette, puisque mon maÃtre ne veut pas de vous. La Comtesse. - Je les attends... A Lisette. Il faut qu'il n'ait pas reçu ma lettre, Lisette. Arlequin. - Ils vont entrer, car ils sont à la porte. La Comtesse. - Ce que je vais leur dire va vous mettre au fait, Chevalier; ce ne sera point ma faute, si vous n'ÃÂȘtes pas content. Le Chevalier. - Allons, jé suis dupe; c'est ÃÂȘtre au fait. ScÚne X La Marquise, Dorante, La Comtesse, Le Chevalier, Frontin, Arlequin, Lisette La Marquise. - Eh bien, Madame! je ne vois rien encore qui nous annonce un mariage avec le Chevalier quand vous proposez-vous donc d'achever son bonheur? La Comtesse. - Quand il vous plaira, Madame; c'est à vous à qui je le demande; son bonheur est entre vos mains; vous en ÃÂȘtes l'arbitre. La Marquise. - Moi, Comtesse? Si je le suis, vous l'épouserez dÚs aujourd'hui, et vous nous permettrez de joindre notre mariage au vÎtre. La Comtesse. - Le vÎtre! avec qui donc, Madame? Arrive-t-il quelqu'un pour vous épouser? La Marquise, montrant Dorante. - Il n'arrive pas de bien loin, puisque le voilà . Dorante. - Oui, Comtesse, Madame me fait l'honneur de me donner sa main; et comme nous sommes chez vous, nous venons vous prier de permettre qu'on nous y unisse. La Comtesse. - Non, Monsieur, non l'honneur serait trÚs grand, trÚs flatteur; mais j'ai lieu de penser que le ciel vous réserve un autre sort. Le Chevalier. - Nous avons changé votre économie jé tombé dans lé lot dé Madame la Marquise, et Madame la Comtessé tombé dans lé tien. La Marquise. - Oh! nous resterons comme nous sommes. La Comtesse. - Laissez-moi parler, Madame, je demande audience écoutez-moi. Il est temps de vous désabuser, Chevalier vous avez cru que je vous aimais; l'accueil que je vous ai fait a pu mÃÂȘme vous le persuader; mais cet accueil vous trompait, il n'en était rien je n'ai jamais cessé d'aimer Dorante, et ne vous ai souffert que pour éprouver son coeur. Il vous en a coûté des sentiments pour moi; vous m'aimez, et j'en suis fùchée mais votre amour servait à mes desseins. Vous avez à vous plaindre de lui, Marquise, j'en conviens son coeur s'est un peu distrait de la tendresse qu'il vous devait; mais il faut tout dire. La faute qu'il a faite est excusable, et je n'ai point à tirer vanité de vous l'avoir dérobé pour quelque temps; ce n'est point à mes charmes qu'il a cédé, c'est à mon adresse il ne me trouvait pas plus aimable que vous; mais il m'a cru plus prévenue, et c'est un grand appùt. Quant à vous, Dorante, vous m'avez assez mal payée d'une épreuve aussi tendre la délicatesse de sentiments qui m'a persuadée de la faire, n'a pas lieu d'ÃÂȘtre trop satisfaite; mais peut-ÃÂȘtre le parti que vous avez pris vient-il plus de ressentiment que de médiocrité d'amour j'ai poussé les choses un peu loin; vous avez pu y ÃÂȘtre trompé; je ne veux point vous juger à la rigueur; je ferme les yeux sur votre conduite, et je vous pardonne. La Marquise, riant. - Ah! ah! ah! Je pense qu'il n'est plus temps, Madame, du moins je m'en flatte; ou bien, si vous m'en croyez, vous serez encore plus généreuse; vous irez jusqu'à lui pardonner les noeuds qui vont nous unir. La Comtesse. - Et moi, Dorante, vous me perdez pour jamais si vous hésitez un instant. Le Chevalier. - Jé démande audience jé perds Madame la Marquise, et j'aurais tort dé m'en plaindre; jé mé suis trouvé défaillant dé fidélité, jé né sais comment, car lé mérite dé Madame m'en fournissait abondance, et c'est un malheur qui mé passe! En un mot, jé suis infidÚle, jé m'en accuse; mais jé suis vrai, jé m'en vante. Il né tient qu'à moi d'user dé réprésaille, et dé dire à Madame la Comtesse Vous mé trompiez, jé vous trompais. Mais jé né suis qu'un homme, et jé n'aspire pas à cé dégré dé finesse et d'industrie. Voici lé compte juste; vous avez contrefait dé l'amour, dites-vous, Madame; jé n'en valais pas davantage; mais votre estime a surpassé mon prix. Né rétranchez rien du fatal honneur qué vous m'avez fait jé vous aimais, vous mé lé rendiez cordialement. La Comtesse. - Du moins l'avez-vous cru. Le Chevalier. - J'achÚve jé vous aimais, un peu moins qué Madame. Jé m'explique elle avait dé mon coeur une possession plus complÚte, jé l'adorais; mais jé vous aimais, sandis! passablement, avec quelque réminiscence pour elle. Oui, Dorante, nous étions dans lé tendre. Laisse là l'histoire qu'on té fait, mon ami; il fùche Madame qué tu la désertes, qué ses appas restent inférieurs; sa gloire crie, té rédémande, fait la sirÚne; qué son chant té trouve sourd. Montrant la Marquise. Prends un regard dé ces beaux yeux pour té servir d'antidote; demeure avec cet objet qué l'amour venge dans mon coeur jé lé dis à régret, jé disputerais Madame dé tout mon sang, s'il m'appartenait d'entrer en dispute; possÚde-la, Dorante, bénis lé ciel du bonheur qu'il t'accorde. Dé toutes les épouses, la plus estimable, la plus digne dé respect et d'amour, c'est toi qui la tiens; dé toutes les pertes, la plus immense, c'est moi qui la fais; dé tous les hommes, lé plus ingrat, lé plus déloyal, en mÃÂȘme temps lé plus imbécile, c'est lé malheureux qui té parle. La Marquise. - Je n'ajouterai rien à la définition; tout y est. La Comtesse. - Je ne daigne pas répondre à ce que vous dites sur mon comte, Chevalier c'est le dépit qui vous l'arrache, et je vous ai dit mes intentions, Dorante; qu'il n'en soit plus parlé, si vous ne les méritez pas. La Marquise. - Nous nous aimons de bonne foi il n'y a plus de remÚde, Comtesse, et deux personnes qu'on oublie ont bien droit de prendre parti ailleurs. Tùchez tous deux de nous oublier encore vous savez comment cela fait, et cela vous doit ÃÂȘtre plus aisé cette fois-ci que l'autre. Au notaire. Approchez, Monsieur. Voici le contrat qu'on nous apporte à signer. Dorante, priez Madame de vouloir bien l'honorer de sa signature. La Comtesse. - Quoi! si tÎt? La Marquise. - Oui, Madame, si vous nous le permettez. La Comtesse. - C'est à Dorante à qui je parle, Madame. Dorante. - Oui, Madame. La Comtesse. - Votre contrat avec la Marquise? Dorante. - Oui, Madame. La Comtesse. - Je ne l'aurais pas cru! La Marquise. - Nous espérons mÃÂȘme que le vÎtre accompagnera celui-ci. Et vous, Chevalier, ne signerez-vous pas? Le Chevalier. - Jé né sais plus écrire. La Marquise, au notaire. - Présentez la plume à Madame, Monsieur. La Comtesse, vite. - Donnez. Elle signe et jette la plume aprÚs. Ah! perfide! Elle tombe dans les bras de Lisette. Dorante, se jetant à ses genoux. - Ah! ma chÚre Comtesse! La Marquise. - Rendez-vous à présent; vous ÃÂȘtes aimé, Dorante. Arlequin. - Quel plaisir, Lisette! Lisette. - Je suis contente. La Comtesse. - Quoi! Dorante à mes genoux? Dorante. - Et plus pénétré d'amour qu'il ne le fut jamais. La Comtesse. - Levez-vous. Dorante m'aime donc encore? Dorante. - Et n'a jamais cessé de vous aimer. La Comtesse. - Et la Marquise? Dorante. - C'est elle à qui je devrai votre coeur, si vous me le rendez, Comtesse; elle a tout conduit. La Comtesse. - Ah! je respire! Que de chagrin vous m'avez donné! Comment avez-vous pu feindre si longtemps? Dorante. - Je ne l'ai pu qu'à force d'amour; j'espérais de regagner ce que j'aime. La Comtesse, avec force. - Eh! oÃÂč est la Marquise, que je l'embrasse? La Marquise, s'approchant et l'embrassant. - La voilà , Comtesse. Sommes-nous bonnes amies? La Comtesse. - Je vous ai l'obligation d'ÃÂȘtre heureuse et raisonnable. Dorante baise la main de la Comtesse. La Marquise. - Quant à vous, Chevalier, je vous conseille de porter votre main ailleurs; il n'y a pas d'apparence que personne vous en défasse ici. La Comtesse. - Non, Marquise, j'obtiendrai sa grùce; elle manquerait à ma joie et au service que vous m'avez rendu. La Marquise. - Nous verrons dans six mois. Le Chevalier. - Jé né vous démandais qu'un termé; lé reste est mon affaire. Ils s'en vont. ScÚne XI Frontin, Lisette, Blaise, Arlequin Frontin. - Epousez-vous Arlequin, Lisette? Lisette. - Le coeur me dit que oui. Arlequin. - Le mien opine de mÃÂȘme. Blaise. - Et ma volonté se met par-dessus ça. Frontin. - Eh bien! Lisette, je vous donne six mois pour revenir à moi. La Méprise Acteurs Comédie en un acte, en prose, représentée pour la premiÚre fois le 16 août 1734 par les comédiens Italiens Acteurs Hortense Mlle Silvia Clarice, soeur d'Hortense Mlle Thomassin Lisette, suivante de Clarice Mlle Rolland Ergaste M. Romagnési Frontin, valet d'Ergaste M. Lélio Arlequin, valet d'Hortense M. Thomassin La scÚne est dans un jardin. Le théùtre représente un jardin. ScÚne premiÚre Frontin, Ergaste Frontin. - Je vous dis, Monsieur, que je l'attends ici, je vous dis qu'elle s'y rendra, que j'en suis sûr, et que j'y compte comme si elle y était déjà . Ergaste. - Et moi, je n'en crois rien. Frontin. - C'est que vous ne savez pas ce que je vaux, mais une fille ne s'y trompera pas j'ai vu la friponne jeter sur moi de certains regards, qui n'en demeureront pas là , qui auront des suites, vous le verrez. Ergaste. - Nous n'avons vu la maÃtresse et la suivante qu'une fois; encore, ce fut par un coup du hasard que nous les rencontrùmes hier dans cette promenade-ci; elles ne furent avec nous qu'un instant; nous ne les connaissons point; de ton propre aveu, la suivante ne te répondit rien quand tu lui parlas quelle apparence y a-t-il qu'elle ait fait la moindre attention à ce que tu lui dis? Frontin. - Mais, Monsieur, faut-il encore vous répéter que ses yeux me répondirent? N'est-ce rien que des yeux qui parlent? Ce qu'ils disent est encore plus sûr que des paroles. Mon maÃtre en tient pour votre maÃtresse, lui dis-je tout bas en me rapprochant d'elle; son coeur est pris, c'est autant de perdu; celui de votre maÃtresse me paraÃt bien aventuré, j'en crois la moitié de partie, et l'autre en l'air. Du mien, vous n'en avez pas fait à deux fois, vous me l'avez expédié d'un coup d'oeil; en un mot, ma charmante, je t'adore nous reviendrons demain ici, mon maÃtre et moi, à pareille heure, ne manque point d'y mener ta maÃtresse, afin qu'on donne la derniÚre main à cet amour-ci, qui n'a peut-ÃÂȘtre pas toutes ses façons; moi, je m'y rendrai une heure avant mon maÃtre, et tu entends bien que c'est t'inviter d'en faire autant; car il sera bon de nous parler sur tout ceci, n'est-ce pas? Nos coeurs ne seront pas fùchés de se connaÃtre un peu plus à fond, qu'en penses-tu, ma poule? Y viendras-tu? Ergaste. - A cela nulle réponse? Frontin. - Ah! vous m'excuserez. Ergaste. - Quoi! Elle parla donc? Frontin. - Non. Ergaste. - Que veux-tu donc dire? Frontin. - Comme il faut du temps pour dire des paroles et que nous étions trÚs pressés, elle mit, ainsi que je vous l'ai dit, des regards à la place des mots, pour aller plus vite; et se tournant de mon cÎté avec une douceur infinie Oui, mon fils, me dit-elle, sans ouvrir la bouche, je m'y rendrai, je te le promets, tu peux compter là -dessus; viens-y en pleine confiance, et tu m'y trouveras. Voilà ce qu'elle me dit; et que je vous rends mot pour mot, comme je l'ai traduit d'aprÚs ses yeux. Ergaste. - Va, tu rÃÂȘves. Frontin. - Enfin je l'attends; mais vous, Monsieur, pensez-vous que la maÃtresse veuille revenir? Ergaste. - Je n'ose m'en flatter, et cependant je l'espÚre un peu. Tu sais bien que notre conversation fut courte; je lui rendis le gant qu'elle avait laissé tomber; elle me remercia d'une maniÚre trÚs obligeante de la vitesse avec laquelle j'avais couru pour le ramasser, et se démasqua en me remerciant. Que je la trouvai charmante! Je croyais, lui dis-je, partir demain, et voici la premiÚre fois que je me promÚne ici; mais le plaisir d'y rencontrer ce qu'il y a de plus beau dans le monde m'y ramÚnera plus d'une fois. Frontin. - Le plaisir d'y rencontrer! Pourquoi ne pas dire l'espérance? Ç'aurait été indiquer adroitement un rendez-vous pour le lendemain. Ergaste. - Oui, mais ce rendez-vous indiqué l'aurait peut-ÃÂȘtre empÃÂȘché d'y revenir par raison de fierté; au lieu qu'en ne parlant que du plaisir de la revoir, c'était simplement supposer qu'elle vient ici tous les jours, et lui dire que j'en profiterais, sans rien m'attribuer de la démarche qu'elle ferait en y venant. Frontin, regardant derriÚre lui. - Tenez, tenez, Monsieur, suis-je un bon traducteur du langage des oeillades? Eh! direz-vous que je rÃÂȘve? Voyez-vous cette figure tendre et solitaire, qui se promÚne là -bas en attendant la mienne? Ergaste. - Je crois que tu as raison, et que c'est la suivante. Frontin. - Je l'aurais défié d'y manquer; je me connais. Retirez-vous, Monsieur; ne gÃÂȘnez point les intentions de ma belle. Promenez-vous d'un autre cÎté, je vais m'instruire de tout, et j'irai vous rejoindre. ScÚne II Lisette, Frontin Frontin, en riant. - Eh! eh! bonjour, chÚre enfant; reconnaissez-moi, me voilà , c'est le véritable. Lisette. - Que voulez-vous, Monsieur le Véritable? Je ne cherche personne ici, moi. Frontin. - Oh! que si; vous me cherchiez, je vous cherchais; vous me trouvez, je vous trouve; et je défie que nous trouvions mieux. Comment vous portez-vous? Lisette, faisant la révérence. - Fort bien. Et vous, Monsieur? Frontin. - A merveilles, voilà des appas dans la compagnie de qui il serait difficile de se porter mal. Lisette. - Vous ÃÂȘtes aussi galant que familier. Frontin. - Et vous, aussi ravissante qu'hypocrite; mettons bas les façons, vivons à notre aise. Tiens, je t'aime je te l'ai déjà dit, et je le répÚte; tu m'aimes, tu ne me l'as pas dit, mais je n'en doute pas; donne-toi donc le plaisir de me le dire, tu me le répéteras aprÚs, et nous serons tous deux aussi avancés l'un que l'autre. Lisette. - Tu ne doutes pas que je ne t'aime, dis-tu? Frontin. - Entre nous, ai-je tort d'en ÃÂȘtre sûr? Une fille comme toi manquerait-elle de goût? Là , voyons, regarde-moi pour vérifier la chose; tourne encore sur moi cette prunelle friande que tu avais hier, et qui m'a laissé pour toi le plus tendre appétit du monde. Tu n'oses, tu rougis. Allons, m'amour, point de quartier; finissons cet article-là . Lisette, d'un ton tendre. - Laisse-moi. Frontin. - Non, ta fierté se meurt, je ne la quitte pas que je ne l'aie achevée. Lisette. - DÚs que tu as deviné que tu me plais, n'est-ce pas assez? Je ne t'en apprendrai pas davantage. Frontin. - Il est vrai, tu ne feras rien pour mon instruction, mais il manque à ma gloire le ragoût de te l'entendre dire. Lisette. - Tu veux donc que je la régale aux dépens de la mienne? Frontin. - La tienne! Eh! palsambleu, je t'aime, que lui faut-il de plus? Lisette. - Mais je ne te hais pas. Frontin. - Allons, allons, tu me voles, il n'y a pas là ce qui m'est dû, fais-moi mon compte. Lisette. - Tu me plais. Frontin. - Tu me retiens encore quelque chose, il n'y a pas là ma somme. Lisette. - Eh bien! donc... je t'aime. Frontin. - Me voilà payé avec un bis. Lisette. - Le bis viendra dans le cours de la conversation, fais-m'en crédit pour à présent; ce serait trop de dépense à la fois. Frontin. - Oh! ne crains pas la dépense, je mettrai ton coeur en fonds, va, ne t'embarrasse pas. Lisette. - Parlons de nos maÃtres. PremiÚrement, qui ÃÂȘtes-vous, vous autres? Frontin. - Nous sommes des gens de condition qui retournons à Paris, et de là à la cour, qui nous trouve à redire; nous revenons d'une terre que nous avons dans le Dauphiné; et en passant, un de nos amis nous a arrÃÂȘté à Lyon, d'oÃÂč il nous a mené à cette campagne-ci, oÃÂč deux paires de beaux yeux nous raccrochÚrent hier, pour autant de temps qu'il leur plaira. Lisette. - OÃÂč sont-ils, ces beaux yeux? Frontin. - En voilà deux ici, ta maÃtresse a les deux autres. Lisette. - Que fait ton maÃtre? Frontin. - La guerre, quand les ennemis du Roi nous raisonnent. Lisette. - C'est-à -dire qu'il est officier. Et son nom? Frontin. - Le marquis Ergaste, et moi, le chevalier Frontin, comme cadet de deux frÚres que nous sommes. Lisette. - Ergaste? ce nom-là est connu, et tout ce que tu me dis là nous convient assez. Frontin. - Quand les minois se conviennent, le reste s'ajuste. Mais voyons, mes enfants, qui ÃÂȘtes-vous à votre tour? Lisette. - En premier lieu, nous sommes belles. Frontin. - On le sent encore mieux qu'on ne le voit. Lisette. - Ah! le compliment vaut une révérence. Frontin. - Passons, passons, ne te pique point de payer mes compliments ce qu'ils valent, je te ruinerais en révérences, et je te cajole gratis. Continuons vous ÃÂȘtes belles, aprÚs? Lisette. - Nous sommes orphelines. Frontin. - Orphelines? Expliquons-nous; l'amour en fait quelquefois, des orphelins; ÃÂȘtes-vous de sa façon? Vous ÃÂȘtes assez aimables pour cela. Lisette. - Non, impertinent! Il n'y a que deux ans que nos parents sont morts, gens de condition aussi, qui nous ont laissées trÚs riches. Frontin. - Voilà de fort bons procédés. Lisette. - Ils ont eu pour héritiÚres deux filles qui vivent ensemble dans un accord qui va jusqu'à s'habiller l'une comme l'autre, ayant toutes deux presque le mÃÂȘme son de voix, toutes deux blondes et charmantes, et qui se trouvent si bien de leur état, qu'elles ont fait serment de ne point se marier et de rester filles. Frontin. - Ne point se marier fait un article, rester filles en fait un autre. Lisette. - C'est la mÃÂȘme chose. Frontin. - Oh que non! Quoi qu'il en soit, nous protestons contre l'un ou l'autre de ces deux serments-là ; celle que nous aimons n'a qu'à choisir, et voir celui qu'elle veut rompre; comment s'appelle-t-elle? Lisette. - Clarice, c'est l'aÃnée, et celle à qui je suis. Frontin. - Que dit-elle de mon maÃtre? Depuis qu'elle l'a vu, comment va son voeu de rester fille? Lisette. - Si ton maÃtre s'y prend bien, je ne crois pas qu'il se soutienne, le goût du mariage l'emportera. Frontin. - Voyez le grand malheur! Combien y a-t-il de ces voeux-là qui se rompent à meilleur marché! Eh! dis-moi, mon maÃtre l'attend ici, va-t-elle venir? Lisette. - Je n'en doute pas. Frontin. - Sera-t-elle encore masquée? Lisette. - Oui, en ce pays-ci c'est l'usage en été, quand on est à la campagne, à cause du hùle et de la chaleur. Mais n'est-ce pas là Ergaste que je vois là -bas? Frontin. - C'est lui-mÃÂȘme. Lisette. - Je te quitte donc; informe-le de tout, encourage son amour. Si ma maÃtresse devient sa femme, je me charge de t'en fournir une. Frontin. - Eh! me la fourniras-tu en conscience? Lisette. - Impertinent! Je te conseille d'en douter! Frontin. - Oh! le doute est de bon sens; tu es si jolie! ScÚne III Ergaste, Frontin Ergaste. - Eh bien! que dit la suivante? Frontin. - Ce qu'elle dit? Ce que j'ai toujours prévu que nous triomphons, qu'on est rendu, et que, quand il nous plaira, le notaire nous dira le reste. Ergaste. - Comment? Est-ce que sa maÃtresse lui a parlé de moi? Frontin. - Si elle en a parlé! On ne tarit point, tous les échos du pays nous connaissent, on languit, on soupire, on demande quand nous finirons, peut-ÃÂȘtre qu'à la fin du jour on nous sommera d'épouser c'est ce que j'en puis juger sur les discours de Lisette, et la chose vaut la peine qu'on y pense. Clarice, fille de qualité, d'un cÎté, Lisette, fille de condition, de l'autre, cela est bon la race des Frontins et des Ergastes ne rougira point de leur devoir son entrée dans le monde, et de leur donner la préférence. Ergaste. - Il faut que l'amour t'ait tourné la tÃÂȘte, explique-toi donc mieux! Aurais-je le bonheur de ne pas déplaire à Clarice? Frontin. - Eh! Monsieur, comment vous expliquez-vous vous-mÃÂȘme? Vous parlez du ton d'un suppliant, et c'est à nous à qui on présente requÃÂȘte. Je vous félicite, au reste, vous avez dans votre victoire un accident glorieux que je n'ai pas dans la mienne on avait juré de garder le célibat, vous triomphez du serment. Je n'ai point cet honneur-là , moi, je ne triomphe que d'une fille qui n'avait juré de rien. Ergaste. - Eh! dis-moi naturellement si l'on a du penchant pour moi. Frontin. - Oui, Monsieur, la vérité toute pure est que je suis adoré, parce qu'avec moi cela va un peu vite, et que vous ÃÂȘtes à la veille de l'ÃÂȘtre; et je vous le prouve, car voilà votre future idolùtre qui vous cherche. Ergaste. - Ecarte-toi. ScÚne IV Ergaste, Hortense, Frontin, éloigné. Hortense, quand elle entre sur le théùtre, tient son masque à la main pour ÃÂȘtre connue du spectateur, et puis le met sur son visage dÚs que Frontin tourne la tÃÂȘte et l'aperçoit. Elle est vÃÂȘtue comme l'était ci-devant la dame de qui Ergaste a dit avoir ramassé le gant le jour d'auparavant, et c'est la soeur de cette dame. Hortense, traversant le théùtre. - N'est-ce pas là ce cavalier que je vis hier ramasser le gant de ma soeur? Je n'en ai guÚre vu de si bien fait. Il me regarde; j'étais hier démasquée avec cet habit-ci, et il me reconnaÃt, sans doute. Elle marche comme en se retirant. Ergaste l'aborde, la salue, et la prend pour l'autre, à cause de l'habit et du masque. - Puisque le hasard vous offre encore à mes yeux, Madame, permettez que je ne perde pas le bonheur qu'il me procure. Que mon action ne vous irrite point, ne la regardez pas comme un manque de respect pour vous, le mien est infini, j'en sui pénétré jamais on ne craignit tant de déplaire, mais jamais coeur, en mÃÂȘme temps, ne fut forcé de céder à une passion ni si soumise, ni si tendre. Hortense. - Monsieur, je ne m'attendais pas à cet abord-là , et quoique vous m'ayez vue hier ici, comme en effet j'y étais, et démasquée, cette façon de se voir n'établit entre nous aucune connaissance, surtout avec les personnes de mon sexe; ainsi, vous voulez bien que l'entretien finisse. Ergaste. - Ah! Madame, arrÃÂȘtez, de grùce, et ne me laissez point en proie à la douleur de croire que je vous ai offensée, la joie de vous retrouver ici m'a égaré, j'en conviens, je dois vous paraÃtre coupable d'une hardiesse que je n'ai pourtant point; car je n'ai su ce que je faisais, et je tremble devant vous à présent que je vous parle. Hortense. - Je ne puis vous écouter. Ergaste. - Voulez-vous ma vie en réparation de l'audace dont vous m'accusez? Je vous l'apporte, elle est à vous; mon sort est entre vos mains, je ne saurais plus vivre si vous me rebutez. Hortense. - Vous, Monsieur? Ergaste. - J'explique ce que je sens, Madame; je me donnai hier à vous; je vous consacrai mon coeur, je conçus le dessein d'obtenir grùce du vÎtre, et je mourrai s'il me la refuse. Jugez si un manque de respect est compatible avec de pareils sentiments. Hortense. - Vos expressions sont vives et pressantes, assurément, il est difficile de rien dire de plus fort. Mais enfin, plus j'y pense, et plus je vois qu'il faut que je me retire, Monsieur; il n'y a pas moyen de se prÃÂȘter plus longtemps à une conversation comme celle-ci, et je commence à avoir plus de tort que vous. Ergaste. - Eh! de grùce, Madame, encore un mot qui décide de ma destinée, et je finis me haïssez-vous? Hortense. - Je ne dis pas cela, je ne pousse point les choses jusque-là , elles ne le méritent pas. Sur quoi voudriez-vous que fût fondée ma haine? Vous m'ÃÂȘtes inconnu, Monsieur, attendez donc que je vous connaisse. Ergaste. - Me sera-t-il permis de chercher à vous ÃÂȘtre présenté, Madame? Hortense. - Vous n'aviez qu'un mot à me dire tout à l'heure, vous me l'avez dit, et vous continuez, Monsieur. Achevez donc, ou je m'en vais car il n'est pas dans l'ordre que je reste. Ergaste. - Ah! je suis au désespoir! Je vous entends vous ne voulez pas que je vous voie davantage! Hortense. - Mais en vérité, Monsieur, aprÚs m'avoir appris que vous m'aimez, me conseillerez-vous de vous dire que je veux bien que vous me voyiez? Je ne pense pas que cela m'arrive. Vous m'avez demandé si je vous haïssais; je vous ai répondu que non; en voilà bien assez, ce me semble; n'imaginez pas que j'aille plus loin. Quant aux mesures que vous pouvez prendre pour vous mettre en état de me voir avec un peu plus de décence qu'ici, ce sont vos affaires. Je ne m'opposerai point à vos desseins; car vous trouverez bon que je les ignore, et il faut que cela soit ainsi un homme comme vous a des amis, sans doute, et n'aura pas besoin d'ÃÂȘtre aidé pour se produire. Ergaste. - Hélas! Madame, je m'appelle Ergaste; je n'ai d'ami ici que le comte de Belfort, qui m'arrÃÂȘta hier comme j'arrivais du Dauphiné, et qui me mena sur-le-champ dans cette campagne-ci. Hortense. - Le comte de Belfort, dites-vous? Je ne savais pas qu'il fût ici. Nos maisons sont voisines, apparemment qu'il nous viendra voir; et c'est donc chez lui que vous ÃÂȘtes actuellement, Monsieur? Ergaste. - Oui, Madame. Je le laissai hier donner quelques ordres aprÚs dÃner, et je vins me promener dans les allées de ce petit bois, oÃÂč j'aperçus du monde, je vous y vis, vous vous y démasquùtes un instant, et dans cet instant vous devÃntes l'arbitre de mon sort. J'oubliai que je retournais à Paris; j'oubliai jusqu'à un mariage avantageux qu'on m'y ménageait, auquel je renonce, et que j'allais conclure avec une personne à qui rien ne me liait qu'un simple rapport de condition et de fortune. Hortense. - DÚs que ce mariage vous est avantageux, la partie se renouera; la dame est aimable, sans doute, et vous ferez vos réflexions. Ergaste. - Non, Madame, mes réflexions sont faites, et je le répÚte encore, je ne vivrai que pour vous, ou je ne vivrai pour personne; trouver grùce à vos yeux, voilà à quoi j'ai mis toute ma fortune, et je ne veux plus rien dans le monde, si vous me défendez d'y aspirer. Hortense. - Moi, Monsieur, je ne vous défends rien, je n'ai pas ce droit-là , on est le maÃtre de ses sentiments; et si le comte de Belfort, dont vous parlez, allait vous mener chez moi, je le suppose parce que cela peut arriver, je serais mÃÂȘme obligée de vous y bien recevoir. Ergaste. - Obligée, Madame! Vous ne m'y souffrirez donc que par politesse? Hortense. - A vous dire vrai, Monsieur, j'espÚre bien n'agir que par ce motif-là , du moins d'abord, car de l'avenir, qui est-ce qui en peut répondre? Ergaste. - Vous, Madame, si vous le voulez. Hortense. - Non, je ne sais encore rien là -dessus, puisqu'ici mÃÂȘme j'ignore ce que c'est que l'amour; et je voudrais bien l'ignorer toute ma vie. Vous aspirez, dites-vous, à me rendre sensible? A la bonne heure; personne n'y a réussi; vous le tentez, nous verrons ce qu'il en sera; mais je vous saurai bien mauvais gré, si vous y réussissez mieux qu'un autre. Ergaste. - Non, Madame, je n'y vois pas d'apparence. Hortense. - Je souhaite que vous ne vous trompiez pas; cependant je crois qu'il sera bon, avec vous, de prendre garde à soi de plus prÚs qu'avec un autre. Mais voici du monde, je serais fùchée qu'on nous vÃt ensemble éloignez-vous, je vous prie. Ergaste. - Il n'est point tard; continuez-vous votre promenade, Madame? Et pourrais-je espérer, si l'occasion s'en présente, de vous revoir encore ici quelques moments? Hortense. - Si vous me trouvez seule et éloignée des autres, dÚs que nous nous sommes parlé et que, grùce à votre précipitation, la faute en est faite, je crois que vous pourrez m'aborder sans conséquence. Ergaste. - Et cependant je pars, sans avoir eu la douceur de voir encore ces yeux et ces traits... Hortense. - Il est trop tard pour vous en plaindre mais vous m'avez vue, séparons-nous; car on approche. Quand il est parti. Je suis donc folle! Je lui donne une espÚce de rendez-vous, et j'ai peur de le tenir, qui pis est. ScÚne V Hortense, Arlequin. Arlequin. - Madame, je viens vous demander votre avis sur une commission qu'on m'a donnée. Hortense. - Qu'est-ce que c'est? Arlequin. - Voulez-vous avoir compagnie? Hortense. - Non, quelle est-elle, cette compagnie? Arlequin. - C'est ce Monsieur Damis, qui est si amoureux de vous. Hortense. - Je n'ai que faire de lui ni de son amour. Est-ce qu'il me cherche? De quel cÎté vient-il? Arlequin. - Il ne vient par aucun cÎté, car il ne bouge, et c'est moi qui viens pour lui, afin de savoir oÃÂč vous ÃÂȘtes. Lui dirai-je que vous ÃÂȘtes ici, ou bien ailleurs? Hortense. - Non, nulle part. Arlequin. - Cela ne se peut pas, il faut bien que vous soyez en quelque endroit, il n'y a qu'à dire oÃÂč vous voulez ÃÂȘtre. Hortense. - Quel imbécile! Rapporte-lui que tu ne me trouves pas. Arlequin. - Je vous ai pourtant trouvée comment ferons-nous? Hortense. - Je t'ordonne de lui dire que je n'y suis pas, car je m'en vais. Elle s'écarte. Arlequin. - Eh bien! vous avez raison; quand on s'en va, on n'y est pas cela est clair. Il s'en va. ScÚne VI Hortense, Clarice Hortense, à part. - Ne voilà -t-il pas encore ma soeur! Clarice. - J'ai tourné mal à propos de ce cÎté-ci. M'a-t-elle vue? Hortense. - Je la trouve embarrassée qu'est-ce que cela signifie, Ergaste y aurait-il part? Clarice. - Il faut lui parler, je sais le moyen de la congédier. Ah! vous voilà , ma soeur? Hortense. - Oui, je me promenais; et vous, ma soeur? Clarice. - Moi, de mÃÂȘme le plaisir de rÃÂȘver m'a insensiblement amené ici. Hortense. - Et poursuivez-vous votre promenade? Clarice. - Encore une heure ou deux. Hortense. - Une heure ou deux! Clarice. - Oui, parce qu'il est de bonne heure. Hortense. - Je suis d'avis d'en faire autant. Clarice, à part. - De quoi s'avise-t-elle? Haut. Comme il vous plaira. Hortense. - Vous me paraissez rÃÂȘveuse. Clarice. - Mais... oui, je rÃÂȘvais, ces lieux-ci y invitent; mais nous aurons bientÎt compagnie; Damis vous cherche, et vient par là . Hortense. - Damis! Oh! sur ce pied-là je vous quitte. Adieu. Vous savez combien il m'ennuie. Ne lui dites pas que vous m'avez vue. A part. Rappelons. Arlequin, afin qu'il observe. Clarice, riant. - Je savais bien que je la ferais partir. ScÚne VII Clarice, Lisette Lisette. - Quoi! toute seule, Madame? Clarice. - Oui, Lisette. Lisette, en riant, et lui marquant du bout du doigt. - Il est ici. Clarice. - Qui? Lisette. - Vous ne m'entendez pas? Clarice. - Non. Lisette. - Eh! cet aimable jeune homme qui vous rendit hier un petit service de si bonne grùce. Clarice. - Ce jeune officier? Lisette. - Eh oui. Clarice. - Eh bien! qu'il y soit, que veux-tu que j'y fasse? Lisette. - C'est qu'il vous cherche, et si vous voulez l'éviter, il ne faut pas rester ici. Clarice. - L'éviter! Est-ce que tu crois qu'il me parlera? Lisette. - Il n'y manquera pas, la petite aventure d'hier le lui permet de reste. Clarice. - Va, va, il ne me reconnaÃtra seulement pas. Lisette. - Hum! vous ÃÂȘtes pourtant bien reconnaissable; et de l'air dont il vous lorgna hier, je vais gager qu'il vous voit encore; ainsi prenons par là . Clarice. - Non, je suis trop lasse, il y a longtemps que je me promÚne. Lisette. - Oui-da, un bon quart d'heure à peu prÚs. Clarice. - Mais pourquoi me fatiguerais-je à fuir un homme qui, j'en suis sûre, ne songe pas plus à moi que ne je songe à lui? Lisette. - Eh mais! c'est bien assez qu'il y songe autant. Clarice. - Que veux-tu dire? Lisette. - Vous ne m'avez encore parlé de lui que trois ou quatre fois. Clarice. - Ne te figurerais-tu pas que je ne suis venue seule ici que pour lui donner occasion de m'aborder? Lisette. - Oh! il n'y a pas de plaisir avec vous, vous devinez mot à mot ce qu'on pense. Clarice. - Que tu es folle! Lisette, riant. - Si vous n'y étiez pas venue de vous-mÃÂȘme, je devais vous y mener, moi. Clarice. - M'y mener! Mais vous ÃÂȘtes bien hardie de me le dire! Lisette. - Bon! je suis encore bien plus hardie que cela, c'est que je crois que vous y seriez venue. Clarice. - Moi? Lisette. - Sans doute, et vous auriez raison, car il est fort aimable, n'est-il pas vrai? Clarice. - J'en conviens. Lisette. - Et ce n'est pas là tout, c'est qu'il vous aime. Clarice. - Autre idée! Lisette. - Oui-da, peut-ÃÂȘtre que je me trompe. Clarice. - Sans doute, à moins qu'on ne te l'ait dit, et je suis persuadée que non, qui est-ce qui t'en a parlé? Lisette. - Son valet m'en a touché quelque chose. Clarice. - Son valet? Lisette. - Oui. Clarice, quelque temps sans parler, et impatiente. - Et ce valet t'a demandé le secret, apparemment? Lisette. - Non. Clarice. - Cela revient pourtant au mÃÂȘme, car je renonce à savoir ce qu'il vous a dit, s'il faut vous interroger pour l'apprendre. Lisette. - J'avoue qu'il y a un peu de malice dans mon fait, mais ne vous fùchez pas, Ergaste vous adore, Madame. Clarice. - Tu vois bien qu'il ne sera pas nécessaire que je l'évite, car il ne paraÃt pas. Lisette. - Non, mais voici son valet qui me fait signe d'aller lui parler. Irai-je savoir ce qu'il me veut? ScÚne VIII Frontin, Lisette, Clarice Clarice. - Oh! tu le peux je ne t'en empÃÂȘche pas. Lisette. - Si vous ne vous en souciez guÚre, ni moi non plus. Clarice. - Ne vous embarrassez pas que je m'en soucie, et allez toujours voir ce qu'on vous veut. Lisette, à Clarice. - Eh! parlez donc. Et puis s'approchant de Frontin. Ton maÃtre est-il là ? Frontin. - Oui; il demande s'il peut reparaÃtre, puisqu'elle est seule. Lisette revient à sa maÃtresse. - Madame, c'est Monsieur le marquis Ergaste qui aurait grande envie de vous faire encore révérence, et qui, comme vous voyez, vous en sollicite par le plus révérencieux de tous les valets. Frontin salue à droite et à gauche. Clarice. - Si je l'avais prévu, je me serais retirée. Lisette. - Lui dirai-je que vous n'ÃÂȘtes pas de cet avis-là ? Clarice. - Mais je ne suis d'avis de rien, réponds ce que tu voudras, qu'il vienne. Lisette, à Frontin. - On n'est d'avis de rien, mais qu'il vienne. Frontin. - Le voilà tout venu. Lisette. - Toi, avertis-nous si quelqu'un approche. Frontin sort. ScÚne IX Clarice, Lisette, Ergaste Ergaste. - Que ce jour-ci est heureux pour moi, Madame! Avec quelle impatience n'attendais-je pas le moment de vous revoir encore! J'ai observé celui oÃÂč vous étiez seule. Clarice, se démasquant un moment. - Vous avez fort bien fait d'avoir cette attention-là , car nous ne nous connaissons guÚre. Quoi qu'il en soit, vous avez souhaité me parler, Monsieur; j'ai cru pouvoir y consentir. Auriez-vous quelque chose à me dire? Ergaste. - Ce que mes yeux vous ont dit avant mes discours, ce que mon coeur sent mille fois mieux qu'ils ne le disent, ce que je voudrais vous répéter toujours que je vous aime, que je vous adore, que je ne vous verrai jamais qu'avec transport. Lisette, à part à sa maÃtresse. - Mon rapport est-il fidÚle? Clarice. - Vous m'avouerez, Monsieur, que vous ne mettez guÚre d'intervalle entre me connaÃtre, m'aimer et me le dire; et qu'un pareil entretien aurait pu ÃÂȘtre précédé de certaines formalités de bienséance qui sont ordinairement nécessaires. Ergaste. - Je crois vous l'avoir déjà dit, Madame, je n'ai su ce que je faisais, oubliez une faute échappée à la violence d'une passion qui m'a troublé, et qui me trouble encore toutes les fois que je vous parle. Lisette, à Clarice. - Qu'il a le débit tendre! Clarice. - Avec tout cela, Monsieur, convenez pourtant qu'il en faudra revenir à quelqu'une de ces formalités dont il s'agit, si vous avez dessein de me revoir. Ergaste. - Si j'en ai dessein! Je ne respire que pour cela, Madame. Le comte de Belfort doit vous rendre visite ce soir. Clarice. - Est-ce qu'il est de vos amis? Ergaste. - C'est lui, Madame, chez qui il me semble vous avoir dit que j'étais. Clarice. - Je ne me le rappelais pas. Ergaste. - Je l'accompagnerai chez vous, Madame, il me l'a promis s'engage-t-il à quelque chose qui vous me déplaise? Consentez-vous que je lui aie cette obligation? Clarice. - Votre question m'embarrasse; dispensez-moi d'y répondre. Ergaste. - Est-ce que votre réponse me serait contraire? Clarice. - Point du tout. Lisette. - Et c'est ce qui fait qu'on n'y répond pas. Ergaste se jette à ses genoux, et lui baise la main. Clarice, remettant son masque. - Adieu, Monsieur; j'attendrai le comte de Belfort. Quelqu'un approche laissez-moi seule continuer ma promenade, nous pourrons nous y rencontrer encore. ScÚne X Ergaste, Clarice, Lisette, Frontin Frontin, à Lisette. - Je viens vous dire que je vois de loin une espÚce de petit nÚgre qui accourt. Lisette. - Retirons-nous vite, Madame; c'est Arlequin qui vient. Clarice sort. Ergaste et elle se saluent. ScÚne XI Ergaste, Frontin Ergaste. - Je suis enchanté, Frontin; je suis transporté! Voilà deux fois que je lui parle aujourd'hui. Qu'elle est aimable! Que de grùces! Et qu'il est doux d'espérer de lui plaire! Frontin. - Bon! espérer! Si la belle vous donne cela pour de l'espérance, elle ne vous trompe pas. Ergaste. - Belfort m'y mÚnera ce soir. Frontin. - Cela fera une petite journée de tendresse assez complÚte. Au reste, j'avais oublié de vous dire le meilleur. Votre maÃtresse a bien des grùces; mais le plus beau de ses traits, vous ne le voyez point, il n'est point sur son visage, il est dans sa cassette. Savez-vous bien que le coeur de Clarice est une emplette de cent mille écus, Monsieur? Ergaste. - C'est bien là à quoi je pense! Mais, que nous veut ce garçon-ci? Frontin. - C'est le beau brun que j'ai vu venir. ScÚne XII Arlequin, Ergaste, Frontin Arlequin, à Ergaste. - Vous ÃÂȘtes mon homme; c'est vous que je cherche. Ergaste. - Parle que me veux-tu? Frontin. - OÃÂč est ton chapeau? Arlequin. - Sur ma tÃÂȘte. Frontin, le lui Îtant. - Il n'y est plus. Arlequin. - Il y était quand je l'ai dit il le remet, et il y retourne. Ergaste. - De quoi est-il question? Arlequin. - D'un discours malhonnÃÂȘte que j'ai ordre de vous tenir, et qui ne demande pas la cérémonie du chapeau. Ergaste. - Un discours malhonnÃÂȘte! A moi! Et de quelle part? Arlequin. - De la part d'une personne qui s'est moquée de vous. Ergaste. - Insolent! t'expliqueras-tu? Arlequin. - Dites vos injures à ma commission, c'est elle qui est insolente, et non pas moi. Frontin. - Voulez-vous que j'estropie le commissionnaire, Monsieur? Arlequin. - Cela n'est pas de l'ambassade je n'ai point ordre de revenir estropié. Ergaste. - Qui est-ce qui t'envoie? Arlequin. - Une dame qui ne fait point cas de vous. Ergaste. - Quelle est-elle? Arlequin. - Ma maÃtresse. Ergaste. - Est-ce que je la connais? Arlequin. - Vous lui avez parlé ici. Ergaste. - Quoi! c'est cette dame-là qui t'envoie dire qu'elle s'est moquée de moi? Arlequin. - Elle-mÃÂȘme en original; je lui ai aussi entendu marmotter entre ses dents que vous étiez un grand fourbe; mais, comme elle ne m'a point commandé de vous le rapporter, je n'en parle qu'en passant. Ergaste. - Moi fourbe? Arlequin. - Oui; mais rien qu'entre les dents; un fourbe tout bas. Ergaste. - Frontin, aprÚs la maniÚre dont nous nous sommes quittés tous deux, je t'ai dit que j'espérais y comprends-tu quelque chose? Frontin. - Oui-da, Monsieur; esprit de femme et caprice voilà tout ce que c'est; qui dit l'un, suppose l'autre; les avez-vous jamais vus séparés? Arlequin. - Ils sont unis comme les cinq doigts de la main. Ergaste, à Arlequin. - Mais ne te tromperais-tu pas? Ne me prends-tu point pour un autre? Arlequin. - Oh! que non. N'ÃÂȘtes-vous pas un homme d'hier? Ergaste. - Qu'appelles-tu un homme d'hier? Je ne t'entends point. Frontin. - Il parle de vous comme d'un enfant au maillot. Est-ce que les gens d'hier sont de cette taille-là ? Arlequin. - J'entends que vous ÃÂȘtes ici d'hier. Ergaste. - Oui. Arlequin. - Un officier de la Majesté du Roi. Ergaste. - Sais-tu mon nom? Je l'ai dit à cette dame. Arlequin. - Elle me l'a dit aussi un appelé Ergaste. Ergaste, outré. - C'est cela mÃÂȘme! Arlequin. - Eh bien! c'est vous qu'on n'estime pas; vous voyez bien que le paquet est à votre adresse. Frontin. - Ma foi! il n'y a plus qu'à lui en payer le port, Monsieur. Arlequin. - Non, c'est port payé. Ergaste. - Je suis au désespoir! Arlequin. - On s'est un peu diverti de vous en passant, on vous a regardé comme une farce qui n'amuse plus. Adieu. Il fait quelques pas. Ergaste. - Je m'y perds! Arlequin, revenant. - Attendez... Il y a encore un petit reliquat, je ne vous ai donné que la moitié de votre affaire j'ai ordre de vous dire... J'ai oublié mon ordre... La moquerie, un; la farce, deux; il y a un troisiÚme article. Frontin. - S'il ressemble au reste, nous ne perdons rien de curieux. Arlequin, tirant des tablettes. - Pardi! il est tout de son long dans ces tablettes-ci. Ergaste. - Eh! montre donc! Arlequin. - Non pas, s'il vous plaÃt; je ne dois pas vous les montrer cela m'est défendu, parce qu'on s'est repenti d'y avoir écrit, à cause de la bienséance et de votre peu de mérite; et on m'a crié de loin de les supprimer, et de vous expliquer le tout dans la conversation; mais laissez-moi voir ce que j'oublie... A propos, je ne sais pas lire; lisez donc vous-mÃÂȘme. Il donne les tablettes à Ergaste. Frontin. - Eh! morbleu, Monsieur, laissez là ces tablettes, et n'y répondez que sur le dos du porteur. Arlequin. - Je n'ai jamais été le pupitre de personne. Ergaste lit. - Je viens de vous apercevoir aux genoux de ma soeur. Ergaste s'interrompant. Moi! Il continue. Vous jouez fort bien la comédie vous me l'avez donnée tantÎt, mais je n'en veux plus. Je vous avais permis de m'aborder encore, et je vous le défends, j'oublie mÃÂȘme que je vous ai vu. Arlequin. - Tout juste; voilà l'article qui nous manquait plus de fréquentation, c'est l'intention de la tablette. Bonsoir. Ergaste reste comme immobile. Frontin. - J'avoue que voilà le vertigo le mieux conditionné qui soit jamais sorti d'aucun cerveau femelle. Ergaste, recourant à Arlequin. - ArrÃÂȘte, oÃÂč est-elle? Arlequin. - Je suis sourd. Ergaste. - Attends que j'aie fait, du moins, un mot de réponse; il est aisé de me justifier elle m'accuse d'avoir vu sa soeur, et je ne la connais pas. Arlequin. - Chanson! Ergaste, en lui donnant de l'argent. - Tiens, prends, et arrÃÂȘte. Arlequin. - Grand merci; quand je parle de chanson, c'est que j'en vais chanter une; faites à votre aise, mon cavalier; je n'ai jamais vu de fourbe si honnÃÂȘte homme que vous. Il chante. Ra la ra ra... Ergaste. - Amuse-le, Frontin; je n'ai qu'un pas à faire pour aller au logis, et je vais y écrire un mot. ScÚne XIII Arlequin, Frontin Arlequin. - Puisqu'il me paie des injures, voyez combien je gagnerais avec lui, si je lui apportais des compliments... Il chante. Ta la la ta ra ra la. Frontin. - Voilà de jolies paroles que tu chantes là . Arlequin. - Je n'en sais point d'autres. Allons, divertis-moi ton maÃtre t'a chargé de cela, fais-moi rire. Frontin. - Veux-tu que je chante aussi? Arlequin. - Je ne suis pas curieux de symphonie. Frontin. - De symphonie! Est-ce que tu prends ma voix pour un orchestre? Arlequin. - C'est qu'en fait de musique, il n'y a que le tambour qui me fasse plaisir. Frontin. - C'est-à -dire que tu es au concert, quand on bat la caisse. Arlequin. - Oh! je suis à l'Opéra. Frontin. - Tu as l'oreille martiale. Avec quoi te divertirai-je donc? Aimes-tu les contes des fées? Arlequin. - Non, je ne me soucie ni de comtes ni de marquis. Frontin. - Parlons donc de boire. Arlequin. - Montre-moi le sujet du discours. Frontin. - Le vin, n'est-ce pas? On l'a mis au frais. Arlequin. - Qu'on l'en retire, j'aime à boire chaud. Frontin. - Cela est malsain; parlons de ta maÃtresse. Arlequin, brusquement. - Expédions la bouteille. Frontin. - Doucement! je n'ai pas le sol, mon garçon. Arlequin. - Ce misérable! Et du crédit? Frontin. - Avec cette mine-là , oÃÂč veux-tu que j'en trouve? Mets-toi à la place du marchand de vin. Arlequin. - Tu as raison, je te rends justice on ne saurait rien emprunter sur cette grimace-là . Frontin. - Il n'y a pas moyen, elle est trop sincÚre; mais il y a remÚde à tout paie, et je te le rendrai. Arlequin. - Tu me le rendras? Mets-toi à ma place aussi, le croirais-tu? Frontin. - Non, tu réponds juste; mais paie en pur don, par galanterie, sois généreux... Arlequin. - Je ne saurais, car je suis vilain je n'ai jamais bu à mes dépens. Frontin. - Morbleu! que ne sommes-nous à Paris, j'aurais crédit. Arlequin. - Eh! que fait-on à Paris? Parlons de cela, faute de mieux est-ce une grande ville? Frontin. - Qu'appelles-tu une ville? Paris, c'est le monde; le reste de la terre n'en est que les faubourgs. Arlequin. - Si je n'aimais pas Lisette, j'irais voir le monde. Frontin. - Lisette, dis-tu? Arlequin. - Oui, c'est ma maÃtresse. Frontin. - Dis donc que ce l'était, car je te l'ai soufflée hier. Arlequin. - Ah! maudit souffleur! Ah! scélérat! Ah! chenapan! ScÚne XIV Ergaste, Frontin, Arlequin Ergaste. - Tiens, mon ami, cours porter cette lettre à la dame qui t'envoie. Arlequin. - J'aimerais mieux ÃÂȘtre le postillon du diable, qui vous emporte tous deux, vous et ce coquin, qui est la copie d'un fripon! ce maraud, qui n'a ni argent, ni crédit, ni le mot pour rire! un sorcier qui souffle les filles! un escroc qui veut m'emprunter du vin! un gredin qui dit que je ne suis pas dans le monde, et que mon pays n'est qu'un faubourg! Cet insolent! un faubourg! Va, va, je t'apprendrai à connaÃtre les villes. Arlequin s'en va. Ergaste, à Frontin. - Qu'est-ce que cela signifie? Frontin. - C'est une bagatelle, une affaire de jalousie c'est que nous nous trouvons rivaux, et il en sent la conséquence. Ergaste. - De quoi aussi t'avises-tu de parler de Lisette? Frontin. - Mais, Monsieur, vous avez vu des amants devineriez-vous que cet homme-là en est un? Dites en conscience. Ergaste. - Va donc toi-mÃÂȘme chercher cette dame-là , et lui remets mon billet le plus tÎt que tu pourras. Frontin. - Soyez tranquille, je vous rendrai bon compte de tout ceci par le moyen de Lisette. Ergaste. - Hùte-toi, car je souffre. Frontin part. ScÚne XV Ergaste, seul. Vit-on jamais rien de plus étonnant que ce qui m'arrive? Il faut absolument qu'elle se soit méprise. ScÚne XVI Lisette, Ergaste Lisette. - N'avez-vous pas vu la soeur de Madame, Monsieur? Ergaste. - Eh non, Lisette, de qui me parles-tu? Je n'ai vu que ta maÃtresse, je ne me suis entretenu qu'avec elle; sa soeur m'est totalement inconnue, et je n'entends rien à ce qu'on me dit là . Lisette. - Pourquoi vous fùcher? Je ne vous dis pas que vous lui ayez parlé, je vous demande si vous ne l'avez pas aperçue? Ergaste. - Eh! non, te dis-je, non, encore une fois, non je n'ai vu de femme que ta maÃtresse, et quiconque lui a rapporté autre chose a fait une imposture, et si elle croit avoir vu le contraire, elle s'est trompée. Lisette. - Ma foi, Monsieur, si vous n'entendez rien à ce que je vous dis, je ne vois pas plus clair dans ce que vous me dites. Vous voilà dans un mouvement épouvantable à cause de la question du monde la plus simple que je vous fais. A qui en avez-vous? Est-ce distraction, méchante humeur, ou fantaisie? Ergaste. - D'oÃÂč vient qu'on me parle de cette soeur? D'oÃÂč vient qu'on m'accuse de m'ÃÂȘtre entretenu avec elle? Lisette. - Eh! qui est-ce qui vous en accuse? OÃÂč avez-vous pris qu'il s'agisse de cela? En ai-je ouvert la bouche? Ergaste. - Frontin est allé porter un billet à ta maÃtresse, oÃÂč je lui jure que je ne sais ce que c'est. Lisette. - Le billet était fort inutile; et je ne vous parle ici de cette soeur que parce que nous l'avons vue se promener ici prÚs. Ergaste. - Qu'elle s'y promÚne ou non, ce n'est pas ma faute, Lisette, et si quelqu'un s'est jeté à ses genoux, je te garantis que ce n'est pas moi. Lisette. - Oh! Monsieur, vous me fùchez aussi, et vous ne me ferez pas accroire qu'il me soit rien échappé sur cet article-là ; il faut écouter ce qu'on vous dit, et répondre raisonnablement aux gens, et non pas aux visions que vous avez dans la tÃÂȘte. Dites-moi seulement si vous n'avez pas vu la soeur de Madame, et puis c'est tout. Ergaste. - Non, Lisette, non, tu me désespÚres! Lisette. - Oh! ma foi, vous ÃÂȘtes sujet à des vapeurs, ou bien auriez-vous, par hasard, de l'antipathie pour le mot de soeur? Ergaste. - Fort bien. Lisette. - Fort mal. Ecoutez-moi, si vous le pouvez. Ma maÃtresse a un mot à vous dire sur le comte de Belfort; elle n'osait revenir à cause de cette soeur dont je vous parle, et qu'elle a aperçue se promener dans ces cantons-ci; or, vous m'assurez ne l'avoir point vue. Ergaste. - J'en ferai tous les serments imaginables. Lisette. - Oh! je vous crois. A part. Le plaisant écart! Quoi qu'il en soit, ma maÃtresse va revenir, attendez-la. Ergaste. - Elle va revenir, dis-tu? Lisette. - Oui, Clarice elle-mÃÂȘme, et j'arrive exprÚs pour vous en avertir. A part, en s'en allant. C'est là qu'il en tient, quel dommage! ScÚne XVII Ergaste, seul. Puisque Clarice revient, apparemment qu'elle s'est désabusée, et qu'elle a reconnu son erreur. ScÚne XVIII Frontin, Ergaste Ergaste. - Eh bien! Frontin, on n'est plus fùchée; et le billet a été bien reçu, n'est-ce pas? Frontin, triste. - Qui est-ce qui vous fournit vos nouvelles, Monsieur? Ergaste. - Pourquoi? Frontin. - C'est que moi, qui sors de la mÃÂȘlée, je vous en apporte d'un peu différentes. Ergaste. - Qu'est-il donc arrivé? Frontin. - Tirez sur ma figure l'horoscope de notre fortune. Ergaste. - Et mon billet? Frontin. - Hélas! c'est le plus maltraité. Ne voyez-vous pas bien que j'en porte le deuil d'avance? Ergaste. - Qu'est-ce que c'est que d'avance? OÃÂč est-il? Frontin. - Dans ma poche, en fort mauvais état. Il le tire. Tenez, jugez vous-mÃÂȘme s'il peut en revenir. Ergaste. - Il est déchiré! Frontin. - Oh! cruellement! Et bien m'en a pris d'ÃÂȘtre d'une étoffe d'un peu plus de résistance que lui, car je ne reviendrais pas en meilleur ordre. Je ne dis rien des ignominies qui ont accompagné notre disgrùce, et dont j'ai risqué de vous rapporter un certificat sur ma joue. Ergaste. - Lisette, qui sort d'ici, m'a donc joué? Frontin. - Eh! que vous a-t-elle dit, cette double soubrette? Ergaste. - Que j'attendisse sa maÃtresse ici, qu'elle allait y venir pour me parler, et qu'elle ne songeait à rien. Frontin. - Ce que vous me dites là ne vaut pas le diable, ne vous fiez point à ce calme-là , vous en serez la dupe, Monsieur; nous revenons houspillés, votre billet et moi allez-vous-en, sauvez le corps de réserve. Ergaste. - Dis-moi donc ce qui s'est passé! Frontin. - En voici la courte et lamentable histoire. J'ai trouvé l'inhumaine à trente ou quarante pas d'ici; je vole à elle, et je l'aborde en courrier suppliant C'est de la part du marquis Ergaste, lui dis-je d'un ton de voix qui demandait la paix. Qu'est-ce, mon ami? Qui ÃÂȘtes-vous? Eh! que voulez-vous? Qu'est-ce que c'est que cet Ergaste? Allez, vous vous méprenez, retirez-vous, je ne connais point cela. Madame, que votre beauté ait pour agréable de m'entendre; je parle pour un homme à demi mort, et peut-ÃÂȘtre actuellement défunt, qu'un petit nÚgre est venu de votre part assassiner dans des tablettes et voici les mourantes lignes que vous adresse dans ce papier son douloureux amour. Je pleurais moi-mÃÂȘme en lui tenant ces propos lugubres, on eût dit que vous étiez enterré, et que c'était votre testament que j'apportais. Ergaste. - AchÚve. Que t'a-t-elle répondu? Frontin, lui montrant le billet. - Sa réponse? la voilà mot pour mot; il ne faut pas grande mémoire pour en retenir les paroles. Ergaste. - L'ingrate! Frontin. - Quand j'ai vu cette action barbare, et le papier couché sur la poussiÚre, je l'ai ramassé; ensuite, redoublant de zÚle, j'ai pensé que mon esprit devait suppléer au vÎtre, et vous n'avez rien perdu au change. On n'écrit pas mieux que j'ai parlé, et j'espérais déjà beaucoup de ma piÚce d'éloquence, quand le vent d'un revers de main, qui m'a frisé la moustache, a forcé le harangueur d'arrÃÂȘter aux deux tiers de sa harangue. Ergaste. - Non, je ne reviens point de l'étonnement oÃÂč tout cela me jette, et je ne conçois rien aux motifs d'une aussi sanglante raillerie. Frontin, se frottant les yeux. - Monsieur, je la vois; la voilà qui arrive, et je me sauve; c'est peut-ÃÂȘtre le soufflet qui a manqué tantÎt, qu'elle vient essayer de faire réussir. Il s'écarte sans sortir. ScÚne XIX Ergaste, Clarice, Lisette, Frontin Clarice, démasquée en l'abordant, et puis remettant son masque. - Je prends l'instant oÃÂč ma soeur, qui se promÚne là -bas, est un peu éloignée, pour vous dire un mot, Monsieur. Vous devez, dites-vous, accompagner ce soir, au logis, le comte de Belfort silence, s'il vous plaÃt, sur nos entretiens dans ce lieu-ci; vous sentez bien qu'il faut que ma soeur et lui les ignorent. Adieu. Ergaste. - Quel étrange procédé que le vÎtre, Madame! Vous reste-t-il encore quelque nouvelle injure à faire à ma tendresse? Clarice. - Qu'est-ce que cela signifie, Monsieur? Vous m'étonnez! Lisette. - Ne vous l'ai-je pas dit? c'est que vous lui parlez de votre soeur il ne saurait entendre prononcer ce mot-là sans en ÃÂȘtre furieux; je n'en ai pas tiré plus de raison tantÎt. Frontin. - La bonne ùme! Vous verrez que nous aurons encore tort. N'approchez pas, Monsieur, plaidez de loin; Madame a la main légÚre, elle me doit un soufflet, vous dis-je, et elle vous le paierait peut-ÃÂȘtre. En tout cas, je vous le donne. Clarice. - Un soufflet! Que veut-il dire? Lisette. - Ma foi, Madame, je n'en sais rien; il y a des fous qu'on appelle visionnaires, n'en serait-ce pas là ? Clarice. - Expliquez donc cette énigme, Monsieur; quelle injure vous a-t-on faite? De quoi se plaint-il? Ergaste. - Eh! Madame, qu'appelez-vous énigme? A quoi puis-je attribuer cette contradiction dans vos maniÚres, qu'au dessein formel de vous moquer de moi? OÃÂč ai-je vu cette soeur, à qui vous voulez que j'aie parlé ici? Lisette. - Toujours cette soeur! ce mot-là lui tourne la tÃÂȘte. Frontin. - Et ces agréables tablettes oÃÂč nos soupirs sont traités de farce, et qui sont chargées d'un congé à notre adresse. Clarice, à Lisette. - Lisette, sais-tu ce que c'est? Lisette, comme à part. - Bon! ne voyez-vous pas bien que le mal est au timbre? Ergaste. - Comment avez-vous reçu mon billet, Madame? Frontin, le montrant. - Dans l'état oÃÂč vous l'avez mis, je vous demande à présent ce qu'on en peut faire. Ergaste. - Porter le mépris jusqu'à refuser de le lire! Frontin. - Violer le droit des gens en ma personne, attaquer la joue d'un orateur, la forcer d'esquiver une impolitesse! OÃÂč en serait-elle, si elle avait été maladroite? Ergaste. - Méritais-je que ce papier fût déchiré? Frontin. - Ce soufflet était-il à sa place? Lisette. - Madame, sommes-nous en sûreté avec eux? Ils ont les yeux bien égarés. Clarice. - Ergaste, je ne vous crois pas un insensé; mais tout ce que vous me dites là ne peut ÃÂȘtre que l'effet d'un rÃÂȘve ou de quelque erreur dont je ne sais pas la cause. Voyons. Lisette. - Je vous avertis qu'Hortense approche, Madame. Clarice. - Je ne m'écarte que pour un moment, Ergaste, car je veux éclaircir cette aventure-là . Elles s'en vont. ScÚne XX Ergaste, Frontin Ergaste. - Mais en effet, Frontin, te serais-tu trompé? N'aurais-tu pas porté mon billet à une autre? Frontin. - Bon! oubliez-vous les tablettes? Sont-elles tombées des nues? Ergaste. - Cela est vrai. ScÚne XXI Hortense, Ergaste, Frontin Hortense, masquée, qu'Ergaste prend pour Clarice à qui il vient de parler. - Vous venez de m'envoyer un billet, Monsieur, qui me fait craindre que vous ne tentiez de me parler, ou qu'il ne m'arrive encore quelque nouveau message de votre part, et je viens vous prier moi-mÃÂȘme qu'il ne soit plus question de rien; que vous ne vous ressouveniez pas de m'avoir vue, et surtout que vous le cachiez à ma soeur, comme je vous promets de le lui cacher à mon tour; c'est tout ce que j'avais à vous dire, et je passe. Ergaste, étonné. - Entends-tu, Frontin? Frontin. - Mais oÃÂč diable est donc cette soeur? ScÚne XXII et derniÚre Hortense, Clarice, Lisette, Ergaste, Frontin, Arlequin Clarice, à Ergaste et à Hortense. - Quoi! ensemble! vous vous connaissez donc? Frontin, voyant Clarice. - Monsieur, voilà une friponne, sur ma parole. Hortense, à Ergaste. - Etes-vous confondu? Ergaste. - Si je la connais, Madame, je veux que la foudre m'écrase! Lisette. - Ah! le petit traÃtre! Clarice. - Vous ne me connaissez point? Ergaste. - Non, Madame, je ne vous vis jamais, j'en suis sûr, et je vous crois mÃÂȘme une personne apostée pour vous divertir à mes dépens, ou pour me nuire. Et se tournant du cÎté d'Hortense. Et je vous jure, Madame, par tout ce que j'ai d'honneur... Hortense, se démasquant. - Ne jurez pas, ce n'est pas la peine, je ne me soucie ni de vous ni de vos serments. Ergaste, qui la regarde. - Que vois-je? Je ne vous connais point non plus. Frontin. - C'est pourtant le mÃÂȘme habit à qui j'ai parlé, mais ce n'est pas la mÃÂȘme tÃÂȘte. Clarice, en se démasquant. - Retournons-nous-en, ma soeur, et soyons discrÚtes. Ergaste, se jetant aux genoux de Clarice. - Ah! Madame, je vous reconnais, c'est vous que j'adore. Clarice. - Sur ce pied-là , tout est éclairci. Lisette. - Oui, je suis au fait. A Hortense. Monsieur vous a sans doute abordée, Madame; vos habits se ressemblent, et il vous aura pris pour Madame, à qui il parla hier. Ergaste. - C'est cela mÃÂȘme, c'est l'habit qui m'a jeté dans l'erreur. Frontin. - Ah! nous en tirerons pourtant quelque chose. A Hortense. Le soufflet et les tablettes sont sans doute sur votre compte, Madame. Hortense. - Il ne s'agit plus de cela, c'est un détail inutile. Ergaste, à Hortense. - Je vous demande mille pardons de ma méprise, Madame; je ne suis pas capable de changer, mais personne ne rendrait l'infidélité plus pardonnable que vous. Hortense. - Point de compliments, Monsieur le Marquis reconduisez-nous au logis, sans attendre que le comte de Belfort s'en mÃÂȘle. Lisette, à Ergaste. - L'aventure a bien fait de finir, j'allais vous croire échappés des Petites-Maisons. Frontin. - Va, va, puisque je t'aime, je ne me vante pas d'ÃÂȘtre trop sage. Arlequin, à Lisette. - Et toi, l'aimes-tu? Comment va le coeur? Lisette. - Demande-lui-en des nouvelles, c'est lui qui me le garde. Le Petit-MaÃtre corrigé Acteurs Comédie en trois actes, en prose, représentée pour la premiÚre fois le 6 novembre 1734 par les comédiens Français Acteurs Le Comte, pÚre d'Hortense. La Marquise. Hortense, fille du Comte. Rosimond, fils de la Marquise. DorimÚne. Dorante, ami de Rosimond. Marton, suivante d'Hortense. Frontin, valet de Rosimond. La scÚne est à la campagne dans la maison du comte. Acte premier ScÚne premiÚre Hortense, Marton Marton. - Eh bien, Madame, quand sortirez-vous de la rÃÂȘverie oÃÂč vous ÃÂȘtes? Vous m'avez appelé, me voilà , et vous ne me dites mot. Hortense. - J'ai l'esprit inquiet. Marton. - De quoi s'agit-il donc? Hortense. - N'ai-je pas de quoi rÃÂȘver? on va me marier, Marton. Marton. - Eh vraiment, je le sais bien, on n'attend plus que votre oncle pour terminer ce mariage; d'ailleurs, Rosimond, votre futur, n'est arrivé que d'hier, et il faut vous donner patience. Hortense. - Patience, est-ce que tu me crois pressée? Marton. - Pourquoi non? on l'est ordinairement à votre place; le mariage est une nouveauté curieuse, et la curiosité n'aime pas à attendre. Hortense. - Je différerai tant qu'on voudra. Marton. - Ah! heureusement qu'on veut expédier! Hortense. - Eh! laisse-là tes idées. Marton. - Est-ce que Rosimond n'est pas de votre goût? Hortense. - C'est de lui dont je veux te parler. Marton, tu es fille d'esprit, comment le trouves-tu? Marton. - Mais il est d'une jolie figure. Hortense. - Cela est vrai. Marton. - Sa physionomie est aimable. Hortense. - Tu as raison. Marton. - Il me paraÃt avoir de l'esprit. Hortense. - Je lui en crois beaucoup. Marton. - Dans le fond, mÃÂȘme, on lui sent un caractÚre d'honnÃÂȘte homme. Hortense. - Je le pense comme toi. Marton. - Et, à vue de pays, tout son défaut, c'est d'ÃÂȘtre ridicule. Hortense. - Et c'est ce qui me désespÚre, car cela gùte tout. Je lui trouve de si sottes façons avec moi, on dirait qu'il dédaigne de me plaire, et qu'il croit qu'il ne serait pas du bon air de se soucier de moi parce qu'il m'épouse... Marton. - Ah! Madame, vous en parlez bien à votre aise. Hortense. - Que veux-tu dire? Est-ce que la raison mÃÂȘme n'exige pas un autre procédé que le sien? Marton. - Eh oui, la raison mais c'est que parmi les jeunes gens du bel air, il n'y a rien de si bourgeois que d'ÃÂȘtre raisonnable. Hortense. - Peut-ÃÂȘtre, aussi, ne suis-je pas de son goût. Marton. - Je ne suis pas de ce sentiment-là , ni vous non plus; non, tel que vous le voyez il vous aime; ne l'ai-je pas fait rougir hier, moi, parce que je le surpris comme il vous regardait à la dérobée attentivement? voilà déjà deux ou trois fois que je le prends sur le fait. Hortense. - Je voudrais ÃÂȘtre bien sûre de ce que tu me dis là . Marton. - Oh! je m'y connais cet homme-là vous aime, vous dis-je, et il n'a garde de s'en vanter, parce que vous n'allez ÃÂȘtre que sa femme; mais je soutiens qu'il étouffe ce qu'il sent, et que son air de petit-maÃtre n'est qu'une gasconnade avec vous. Hortense. - Eh bien, je t'avouerai que cette pensée m'est venue comme à toi. Marton. - Eh! par hasard, n'auriez-vous pas eu la pensée que vous l'aimez aussi? Hortense. - Moi, Marton? Marton. - Oui, c'est qu'elle m'est encore venue, voyez. Hortense. - Franchement c'est grand dommage que ses façons nuisent au mérite qu'il aurait. Marton. - Si on pouvait le corriger? Hortense. - Et c'est à quoi je voudrais tùcher; car, s'il m'aime, il faudra bien qu'il me le dise bien franchement, et qu'il se défasse d'une extravagance dont je pourrais ÃÂȘtre la victime quand nous serons mariés, sans quoi je ne l'épouserai point; commençons par nous assurer qu'il n'aime point ailleurs, et que je lui plais; car s'il m'aime, j'aurai beau jeu contre lui, et je le tiens pour à moitié corrigé; la peur de me perdre fera le reste. Je t'ouvre mon coeur, il me sera cher s'il devient raisonnable; je n'ai pas trop le temps de réussir, mais il en arrivera ce qui pourra; essayons, j'ai besoin de toi, tu es adroite, interroge son valet, qui me paraÃt assez familier avec son maÃtre. Marton. - C'est à quoi je songeais mais il y a une petite difficulté à cette commission-là ; c'est que le maÃtre a gùté le valet, et Frontin est le singe de Rosimond; ce faquin croit apparemment m'épouser aussi, et se donne, à cause de cela, les airs d'en agir cavaliÚrement, et de soupirer tout bas; car de son cÎté il m'aime. Hortense. - Mais il te parle quelquefois? Marton. - Oui, comme à une soubrette de campagne mais n'importe, le voici qui vient à nous, laissez-nous ensemble, je travaillerai à le faire causer. Hortense. - Surtout conduis-toi si adroitement, qu'il ne puisse soupçonner nos intentions. Marton. - Ne craignez rien, ce sera tout en causant que je m'y prendrai; il m'instruira sans qu'il le sache. ScÚne II Hortense, Marton, Frontin Hortense s'en va, Frontin l'arrÃÂȘte. Frontin. - Mon maÃtre m'envoie savoir comment vous vous portez, Madame, et s'il peut ce matin avoir l'honneur de vous voir bientÎt? Marton. - Qu'est-ce que c'est que bientÎt? Frontin. - Comme qui dirait dans une heure; il n'est pas habillé. Hortense. - Tu lui diras que je n'en sais rien. Frontin. - Que vous n'en savez rien, Madame? Marton. - Non, Madame a raison, qui est-ce qui sait ce qui peut arriver dans l'intervalle d'une heure? Frontin. - Mais, Madame, j'ai peur qu'il ne comprenne rien à ce discours. Hortense. - Il est pourtant trÚs clair; je te dis que je n'en sais rien. ScÚne III Marton, Frontin Frontin. - Ma belle enfant, expliquez-moi la réponse de votre maÃtresse, elle est d'un goût nouveau. Marton. - Toute simple. Frontin. - Elle est mÃÂȘme fantasque. Marton. - Toute unie. Frontin. - Mais à propos de fantaisie, savez-vous bien que votre minois en est une, et des plus piquantes? Marton. - Oh, il est trÚs commun, aussi bien que la réponse de ma maÃtresse. Frontin. - Point du tout, point du tout. Avez-vous des amants? Marton. - Eh!... on a toujours quelque petite fleurette en passant. Frontin. - Elle est d'une ingénuité charmante; écoutez, nos maÃtres vont se marier; vous allez venir à Paris, je suis d'avis de vous épouser aussi; qu'en dites-vous? Marton. - Je ne suis pas assez aimable pour vous. Frontin. - Pas mal, pas mal, je suis assez content. Marton. - Je crains le nombre de vos maÃtresses, car je vais gager que vous en avez autant que votre maÃtre qui doit en avoir beaucoup; nous avons entendu dire que c'était un homme fort couru, et vous aussi sans doute? Frontin. - Oh! trÚs courus; c'est à qui nous attrapera tous deux, il a pensé mÃÂȘme m'en venir quelqu'une des siennes. Les conditions se confondent un peu à Paris, on n'y est pas scrupuleux sur les rangs. Marton. - Et votre maÃtre et vous, continuerez-vous d'avoir des maÃtresses quand vous serez nos maris? Frontin. - Tenez, il est bon de vous mettre là -dessus au fait. Ecoutez, il n'en est pas de Paris comme de la province, les coutumes y sont différentes. Marton. - Ah! différentes? Frontin. - Oui, en province, par exemple, un mari promet fidélité à sa femme, n'est-ce pas? Marton. - Sans doute. Frontin. - A Paris c'est de mÃÂȘme; mais la fidélité de Paris n'est point sauvage, c'est une fidélité galante, badine, qui entend raillerie, et qui se permet toutes les petites commodités du savoir-vivre; vous comprenez bien? Marton. - Oh! de reste. Frontin. - Je trouve sur mon chemin une personne aimable; je suis poli, elle me goûte; je lui dis des douceurs, elle m'en rend; je folùtre, elle le veut bien, pratique de politesse, commodité de savoir-vivre, pure amourette que tout cela dans le mari; la fidélité conjugale n'y est point offensée; celle de province n'est pas de mÃÂȘme, elle est sotte, revÃÂȘche et tout d'une piÚce, n'est-il pas vrai? Marton. - Oh! oui, mais ma maÃtresse fixera peut-ÃÂȘtre votre maÃtre, car il me semble qu'il l'aimera assez volontiers, si je ne me trompe. Frontin. - Vous avez raison, je lui trouve effectivement comme une vapeur d'amour pour elle. Marton. - Croyez-vous? Frontin. - Il y a dans son coeur un étonnement qui pourrait devenir trÚs sérieux; au surplus, ne vous inquiétez pas, dans les amourettes on n'aime qu'en passant, par curiosité de goût, pour voir un peu comment cela fera; de ces inclinations-là , on en peut fort bien avoir une demi-douzaine sans que le coeur en soit plus chargé, tant elles sont légÚres. Marton. - Une demi-douzaine! cela est pourtant fort, et pas une sérieuse... Frontin. - Bon, quelquefois tout cela est expédié dans la semaine; à Paris, ma chÚre enfant, les coeurs, on ne se les donne pas, on se les prÃÂȘte, on ne fait que des essais. Marton. - Quoi, là -bas, votre maÃtre et vous, vous n'avez encore donné votre coeur à personne? Frontin. - A qui que ce soit; on nous aime beaucoup, mais nous n'aimons point c'est notre usage. Marton. - J'ai peur que ma maÃtresse ne prenne cette coutume-là de travers. Frontin. - Oh! que non, les agréments l'y accoutumeront; les amourettes en passant sont amusantes; mon maÃtre passera, votre maÃtresse de mÃÂȘme, je passerai, vous passerez, nous passerons tous. Marton, en riant. - Ah! ah! ah! j'entre si bien dans ce que vous dites, que mon coeur a déjà passé avec vous. Frontin. - Comment donc? Marton. - Doucement, voilà la Marquise, la mÚre de Rosimond qui vient. ScÚne IV La Marquise, Frontin, Marton La Marquise. - Je suis charmée de vous trouver là , Marton, je vous cherchais; que disiez-vous à Frontin? Parliez-vous de mon fils? Marton. - Oui, Madame. La Marquise. - Eh bien, que pense de lui Hortense? Ne lui déplaÃt-il point? Je voulais vous demander ses sentiments, dites-les-moi, vous les savez sans doute, et vous me les apprendrez plus librement qu'elle; sa politesse me les cacherait, peut-ÃÂȘtre, s'ils n'étaient pas favorables. Marton. - C'est à peu prÚs de quoi nous nous entretenions, Frontin et moi, Madame; nous disions que Monsieur votre fils est trÚs aimable, et ma maÃtresse le voit tel qu'il est; mais je demandais s'il l'aimerait. La Marquise. - Quand on est faite comme Hortense, je crois que cela n'est pas douteux, et ce n'est pas de lui dont je m'embarrasse. Frontin. - C'est ce que je répondais. Marton. - Oui, vous m'avez parlé d'une vapeur de tendresse, qu'il lui a pris pour elle; mais une vapeur se dissipe. La Marquise. - Que veut dire une vapeur? Marton. - Frontin vient de me l'expliquer, Madame; c'est comme un étonnement de coeur, et un étonnement ne dure pas; sans compter que les commodités de la fidélité conjugale sont un grand article. La Marquise. - Qu'est-ce que c'est donc que ce langage-là , Marton? Je veux savoir ce que cela signifie. D'aprÚs qui répétez-vous tant d'extravagances? car vous n'ÃÂȘtes pas folle, et vous ne les imaginez pas sur-le-champ. Marton. - Non, Madame, il n'y a qu'un moment que je sais ce que je vous dis là , c'est une instruction que vient de me donner Frontin sur le coeur de son maÃtre, et sur l'agréable économie des mariages de Paris. La Marquise. - Cet impertinent? Frontin. - Ma foi, Madame, si j'ai tort, c'est la faute du beau monde que j'ai copié; j'ai rapporté la mode, je lui ai donné l'état des choses et le plan de la vie ordinaire. La Marquise. - Vous ÃÂȘtes un sot, taisez-vous; vous pensez bien, Marton, que mon fils n'a nulle part à de pareilles extravagances; il a de l'esprit, il a des moeurs, il aimera Hortense, et connaÃtra ce qu'elle vaut; pour toi, je te recommanderai à ton maÃtre, et lui dirai qu'il te corrige. Elle s'en va. ScÚne V Marton, Frontin Marton, éclatant de rire. - Ah! ah! ah! ah! Frontin. - Ah! ah! ah! ah! Marton. - Ah! Mon ingénuité te charme-t-elle encore? Frontin. - Non, mon admiration s'était méprise; c'est ta malice qui est admirable. Marton. - Ah! ah! pas mal, pas mal. Frontin, lui présente la main. - Allons, touche-là , Marton. Marton. - Pourquoi donc? ce n'est pas la peine. Frontin. - Touche-là , te dis-je, c'est de bon coeur. Marton, lui donnant la main. - Eh bien, que veux-tu dire? Frontin. - Marton, ma foi tu as raison, j'ai fait l'impertinent tout à l'heure. Marton. - Le vrai faquin! Frontin. - Le sot, le fat. Marton. - Oh, mais tu tombes à présent dans un excÚs de raison, tu vas me réduire à te louer. Frontin. - J'en veux à ton coeur, et non pas à tes éloges. Marton. - Tu es encore trop convalescent, j'ai peur des rechutes. Frontin. - Il faut pourtant que tu m'aimes. Marton. - Doucement, vous redevenez fat. Frontin. - Paix, voici mon original qui arrive. ScÚne VI Rosimond, Frontin, Marton Rosimond, à Frontin. - Ah, tu es ici toi, et avec Marton? je ne te plains pas Que te disait-il, Marton? Il te parlait d'amour, je gage; hé! n'est-ce pas? Souvent ces coquins-là sont plus heureux que d'honnÃÂȘtes gens. Je n'ai rien vu de si joli que vous, Marton; il n'y a point de femme à la cour qui ne s'accommodùt de cette figure-là . Frontin. - Je m'en accommoderais encore mieux qu'elle. Rosimond. - Dis-moi, Marton, que fait-on dans ce pays-ci? Y a-t-il du jeu? de la chasse? des amours? Ah, le sot pays, ce me semble. A propos, ce bon homme qu'on attend de sa terre pour finir notre mariage, cet oncle arrive-t-il bientÎt? Que ne se passe-t-on de lui? Ne peut-on se marier sans que ce parent assiste à la cérémonie? Marton. - Que voulez-vous? Ces messieurs-là , sous prétexte qu'on est leur niÚce et leur héritiÚre, s'imaginent qu'on doit faire quelque attention à eux. Mais je ne songe pas que ma maÃtresse m'attend. Rosimond. - Tu t'en vas, Marton? Tu es bien pressée. A propos de ta maÃtresse, tu ne m'en parles pas; j'avais dit à Frontin de demander si on pouvait la voir. Frontin. - Je l'ai vue aussi, Monsieur, Marton était présente, et j'allais vous rendre réponse. Marton. - Et moi je vais la rejoindre. Rosimond. - Attends, Marton, j'aime à te voir; tu es la fille du monde la plus amusante. Marton. - Je vous trouve trÚs curieux à voir aussi, Monsieur, mais je n'ai pas le temps de rester. Rosimond. - TrÚs curieux! Comment donc! mais elle a des expressions ta maÃtresse a-t-elle autant d'esprit que toi, Marton? De quelle humeur est-elle? Marton. - Oh! d'une humeur peu piquante, assez insipide, elle n'est que raisonnable. Rosimond. - Insipide et raisonnable, il est parbleu plaisant tu n'es pas faite pour la province. Quand la verrai-je, Frontin? Frontin. - Monsieur, comme je demandais si vous pouviez la voir dans une heure, elle m'a dit qu'elle n'en savait rien. Rosimond. - Le butor! Frontin. - Point du tout, je vous rends fidÚlement la réponse. Rosimond. - Tu rÃÂȘves! il n'y a pas de sens à cela. Marton, tu y étais, il ne sait ce qu'il dit qu'a-t-elle répondu? Marton. - Précisément ce qu'il vous rapporte, Monsieur, qu'elle n'en savait rien. Rosimond. - Ma foi, ni moi non plus. Marton. - Je n'en suis pas mieux instruite que vous. Adieu, Monsieur. Rosimond. - Un moment, Marton, j'avais quelque chose à te dire et je m'en ressouviendrai; Frontin, m'est-il venu des lettres? Frontin. - A propos de lettres, oui, Monsieur, en voilà une qui est arrivée de quatre lieues d'ici par un exprÚs. Rosimond ouvre, et rit à part en lisant. - Donne... Ha, ha, ha... C'est de ma folle de comtesse... Hum... Hum... Marton. - Monsieur, ne vous trompez-vous pas? Auriez-vous quelque chose à me dire? Voyez, car il faut que je m'en aille. Rosimond, toujours lisant. - Hum!... hum!... Je suis à toi, Marton, laisse-moi achever. Marton, à part à Frontin. - C'est apparemment là une lettre de commerce. Frontin. - Oui, quelque missive de passage. Rosimond, aprÚs avoir lu. - Vous ÃÂȘtes une étourdie, comtesse. Que dites-vous là , vous autres? Marton. - Nous disons, Monsieur, que c'est quelque jolie femme qui vous écrit par amourette. Rosimond. - Doucement, Marton, il ne faut pas dire cela en ce pays-ci, tout serait perdu. Marton. - Adieu, Monsieur, je crois que ma maÃtresse m'appelle. Rosimond. - Ah! c'est d'elle dont je voulais te parler. Marton. - Oui, mais la mémoire vous revient quand je pars. Tout ce que je puis pour votre service, c'est de régaler Hortense de l'honneur que vous lui faites de vous ressouvenir d'elle. Rosimond. - Adieu donc, Marton. Elle a de la gaieté, du badinage dans l'esprit. ScÚne VII Rosimond, Frontin Frontin. - Oh, que non, Monsieur, malpeste vous ne la connaissez pas; c'est qu'elle se moque. Rosimond. - De qui? Frontin. - De qui? Mais ce n'est pas à moi qu'elle parlait. Rosimond. - Hem? Frontin. - Monsieur, je ne dis pas que je l'approuve; elle a tort; mais c'est une maligne soubrette; elle m'a décoché un trait aussi bien entendu. Rosimond. - Eh, dis-moi, ne t'a-t-on pas déjà interrogé sur mon compte? Frontin. - Oui, Monsieur; Marton, dans la conversation, m'a par hasard fait quelques questions sur votre chapitre. Rosimond. - Je les avais prévues Eh bien, ces questions de hasard, quelles sont-elles? Frontin. - Elle m'a demandé si vous aviez des maÃtresses. Et moi qui ai voulu faire votre cour... Rosimond. - Ma cour à moi! ma cour! Frontin. - Oui, Monsieur, et j'ai dit que non, que vous étiez un garçon sage, réglé. Rosimond. - Le sot avec sa rÚgle et sa sagesse; le plaisant éloge! vous ne peignez pas en beau, à ce que je vois? Heureusement qu'on ne me connaÃtra pas à vos portraits. Frontin. - Consolez-vous, je vous ai peint à votre goût, c'est-à -dire, en laid. Rosimond. - Comment! Frontin. - Oui, en petit aimable; j'ai mis une troupe de folles qui courent aprÚs vos bonnes grùces; je vous en ai donné une demi-douzaine qui partageaient votre coeur. Rosimond. - Fort bien. Frontin. - Combien en voulez-vous donc? Rosimond. - Qui partageaient mon coeur! Mon coeur avait bien à faire là passe pour dire qu'on me trouve aimable, ce n'est pas ma faute; mais me donner de l'amour, à moi! c'est un article qu'il fallait épargner à la petite personne qu'on me destine; la demi-douzaine de maÃtresses est mÃÂȘme un peu trop; on pouvait en supprimer quelques-unes; il y a des occasions oÃÂč il ne faut pas dire la vérité. Frontin. - Bon! si je n'avais dit que la vérité, il aurait peut-ÃÂȘtre fallu les supprimer toutes. Rosimond. - Non, vous ne vous trompiez point, ce n'est pas de quoi je me plains; mais c'est que ce n'est pas par hasard qu'on vous a fait ces questions-là . C'est Hortense qui vous les a fait faire, et il aurait été plus prudent de la tranquilliser sur pareille matiÚre, et de songer que c'est une fille de province que je vais épouser, et qui en conclut que je ne dois aimer qu'elle, parce qu'apparemment elle en use de mÃÂȘme. Frontin. - Eh! peut-ÃÂȘtre qu'elle ne vous aime pas. Rosimond. - Oh peut-ÃÂȘtre? il fallait le soupçonner, c'était le plus sûr; mais passons est-ce là tout ce qu'elle vous a dit? Frontin. - Elle m'a encore demandé si vous aimiez Hortense. Rosimond. - C'est bien des affaires. Frontin. - Et j'ai cru poliment devoir répondre qu'oui. Rosimond. - Poliment répondre qu'oui? Frontin. - Oui, Monsieur. Rosimond. - Eh! de quoi te mÃÂȘles-tu? De quoi t'avises-tu de m'honorer d'une figure de soupirant? Quelle platitude! Frontin. - Eh parbleu! c'est qu'il m'a semblé que vous l'aimiez. Rosimond. - Paix, de la discrétion! Il est vrai, entre nous, que je lui trouve quelques grùces naïves; elle a des traits; elle ne déplaÃt pas. Frontin. - Ah! que vous aurez grand besoin d'une leçon de Marton! Mais ne parlons pas si haut, je vois Hortense qui s'avance. Rosimond. - Vient-elle? Je me retire. Frontin. - Ah! Monsieur, je crois qu'elle vous voit. Rosimond. - N'importe; comme elle a dit qu'elle ne savait pas quand elle pourrait me voir, ce n'est pas à moi à juger qu'elle le peut à présent, et je me retire par respect en attendant qu'elle en décide. C'est ce que tu lui diras si elle te parle. Frontin. - Ma foi, Monsieur, si vous me consultez, ce respect-là ne vaut pas le diable. Rosimond, en s'en allant. - Ce qu'il y a de commode à vos conseils, c'est qu'il est permis de s'en moquer. ScÚne VIII Hortense, Marton, Frontin Hortense. - Il me semble avoir vu ton maÃtre ici? Frontin. - Oui, Madame, il vient de sortir par respect pour vos volontés. Hortense. - Comment!... Marton. - C'est sans doute à cause de votre réponse de tantÎt; vous ne saviez pas quand vous pourriez le voir. Frontin. - Et il ne veut pas prendre sur lui de décider la chose. Hortense. - Eh bien, je la décide, moi, va lui dire que je le prie de revenir, que j'ai à lui parler. Frontin. - J'y cours, Madame, et je lui ferai grand plaisir, car il vous aime de tout son coeur. Il ne vous en dira peut-ÃÂȘtre rien, à cause de sa dignité de joli homme. Il y a des rÚgles là -dessus; c'est une faiblesse excusez-la, Madame, je sais son secret, je vous le confie pour son bien; et dÚs qu'il vous l'aura dit lui-mÃÂȘme, oh! ce sera bien le plus aimable homme du monde. Pardon, Madame, de la liberté que je prends; mais Marton, avec qui je voudrais bien faire une fin, sera aussi mon excuse. Marton, prends nos intérÃÂȘts en main; empÃÂȘche Madame de nos haïr, car, dans le fond, ce serait dommage, à une bagatelle prÚs, en vérité nous méritons son estime. Hortense, en riant. - Frontin aime son maÃtre, et cela est louable. Marton. - C'est de moi qu'il tient tout le bon sens qu'il vous montre. ScÚne IX Hortense, Marton Hortense. - Il t'a donc paru que ma réponse a piqué Rosimond? Marton. - Je l'en ai vu déconcerté, quoiqu'il ait feint d'en badiner, et vous voyez bien que c'est de pur dépit qu'il se retire. Hortense. - Je le renvoie chercher, et cette démarche-là le flattera peut-ÃÂȘtre; mais elle ne le flattera pas longtemps. Ce que j'ai à lui dire rabattra de sa présomption. Cependant, Marton, il y a des moments oÃÂč je suis toute prÃÂȘte de laisser là Rosimond avec ses ridiculités, et d'abandonner le projet de le corriger. Je sens que je m'y intéresse trop; que le coeur s'en mÃÂȘle, et y prend trop de part je ne le corrigerai peut-ÃÂȘtre pas, et j'ai peur d'en ÃÂȘtre fùchée. Marton. - Eh! courage, Madame, vous réussirez, vous dis-je; voilà déjà d'assez bons petits mouvements qui lui prennent; je crois qu'il est bien embarrassé. J'ai mis le valet à la raison, je l'ai réduit vous réduirez le maÃtre. Il fera un peu plus de façon; il disputera le terrain; il faudra le pousser à bout. Mais c'est à vos genoux que je l'attends; je l'y vois d'avance; il faudra qu'il y vienne. Continuez; ce n'est pas avec des yeux comme les vÎtres qu'on manque son coup; vous le verrez. Hortense. - Je le souhaite. Mais tu as parlé au valet, Rosimond n'a-t-il point quelque inclination à Paris? Marton. - Nulle; il n'y a encore été amoureux que de la réputation d'ÃÂȘtre aimable. Hortense. - Et moi, Marton, dois-je en croire Frontin? Serait-il vrai que son maÃtre eût de la disposition à m'aimer? Marton. - Nous le tenons, Madame, et mes observations sont justes. Hortense. - Cependant, Marton, il ne vient point. Marton. - Oh! mais prétendez-vous qu'il soit tout d'un coup comme un autre? Le bel air ne veut pas qu'il accoure il vient, mais négligemment, et à son aise. Hortense. - Il serait bien impertinent qu'il y manquùt! Marton. - Voilà toujours votre pÚre à sa place; il a peut-ÃÂȘtre à vous parler, et je vous laisse. Hortense. - S'il va me demander ce que je pense de Rosimond, il m'embarrassera beaucoup, car je ne veux pas lui dire qu'il me déplaÃt, et je n'ai jamais eu tant d'envie de le dire. ScÚne X Hortense, Chrisante Chrisante. - Ma fille, je désespÚre de voir ici mon frÚre, je n'en reçois point de nouvelles, et s'il n'en vient point aujourd'hui ou demain au plus tard, je suis d'avis de terminer votre mariage. Hortense. - Pourquoi, mon pÚre, il n'y a pas de nécessité d'aller si vite. Vous savez combien il m'aime, et les égards qu'on lui doit; laissons-le achever les affaires qui le retiennent; différons de quelques jours pour lui en donner le temps. Chrisante. - C'est que la Marquise me presse, et ce mariage-ci me paraÃt si avantageux, que je voudrais qu'il fût déjà conclu. Hortense. - Née ce que je suis, et avec la fortune que j'ai, il serait difficile que j'en fisse un mauvais; vous pouvez choisir. Chrisante. - Eh! comment choisir mieux! Biens, naissance, rang, crédit à la cour vous trouvez tout ici avec une figure aimable, assurément. Hortense. - J'en conviens, mais avec bien de la jeunesse dans l'esprit. Chrisante. - Et à quel ùge voulez-vous qu'on l'ait jeune? Hortense. - Le voici. ScÚne XI Chrisante, Hortense, Rosimond Chrisante. - Marquis, je disais à Hortense que mon frÚre tarde beaucoup, et que nous nous impatienterons à la fin, qu'en dites-vous? Rosimond. - Sans doute, je serai toujours du parti de l'impatience. Chrisante. - Et moi aussi. Adieu, je vais rejoindre la Marquise. ScÚne XII Rosimond, Hortense Rosimond. - Je me rends à vos ordres, Madame; on m'a dit que vous me demandiez. Hortense. - Moi! Monsieur... Ah! vous avez raison, oui, j'ai chargé Frontin de vous prier, de ma part, de revenir ici; mais comme vous n'ÃÂȘtes pas revenu sur-le-champ, parce qu'apparemment on ne vous a pas trouvé, je ne m'en ressouvenais plus. Rosimond, riant. - Voilà une distraction dont j'aurais envie de me plaindre. Mais à propos de distraction, pouvez-vous me voir à présent, Madame? Y ÃÂȘtes-vous bien déterminée? Hortense. - D'oÃÂč vient donc ce discours, Monsieur? Rosimond. - TantÎt vous ne saviez pas si vous le pouviez, m'a-t-on dit; et peut-ÃÂȘtre est-ce encore de mÃÂȘme? Hortense. - Vous ne demandiez à me voir qu'une heure aprÚs, et c'est une espÚce d'avenir dont je ne répondais pas. Rosimond. - Ah! cela est vrai; il n'y a rien de si exact. Je me rappelle ma commission, c'est moi qui ai tort, et je vous en demande pardon. Si vous saviez combien le séjour de Paris et de la cour nous gùtent sur les formalités, en vérité, Madame, vous m'excuseriez; c'est une certaine habitude de vivre avec trop de liberté, une aisance de façons que je condamne, puisqu'elle vous déplaÃt, mais à laquelle on s'accoutume, et qui vous jette ailleurs dans les impolitesses que vous voyez. Hortense. - Je n'ai pas remarqué qu'il y en ait dans ce que vous avez fait, Monsieur, et sans avoir vu Paris ni la cour, personne au monde n'aime plus les façons unies que moi parlons de ce que je voulais vous dire. Rosimond. - Quoi! vous, Madame, quoi! de la beauté, des grùces, avec ce caractÚre d'esprit-là , et cela dans l'ùge oÃÂč vous ÃÂȘtes? vous me surprenez; avouez-moi la vérité, combien ai-je de rivaux? Tout ce qui vous voit, tout ce qui vous approche, soupire ah! je m'en doute bien, et je n'en serai pas quitte à moins. La province me le pardonnera-t-elle? Je viens vous enlever convenons qu'elle y fait une perte irréparable. Hortense. - Il peut y avoir ici quelques personnes qui ont de l'amitié pour moi, et qui pourraient m'y regretter; mais ce n'est pas de quoi il s'agit. Rosimond. - Eh! quel secret ceux qui vous voyent ont-ils, pour n'ÃÂȘtre que vos amis, avec ces yeux-là ? Hortense. - Si parmi ces amis il en est qui soient autre chose, du moins sont-ils discrets, et je ne les connais pas. Ne m'interrompez plus, je vous prie. Rosimond. - Vraiment, je m'imagine bien qu'ils soupirent tout bas, et que le respect les fait taire. Mais à propos de respect, n'y manquerais-je pas un peu, moi qui ai pensé dire que je vous aime? Il y a bien quelque petite chose à redire à mes discours, n'est-ce pas, mais ce n'est pas ma faute. Il veut lui prendre une main. Hortense. - Doucement, Monsieur, je renonce à vous parler. Rosimond. - C'est que sérieusement vous ÃÂȘtes belle avec excÚs; vous l'ÃÂȘtes trop, le regard le plus vif, le plus beau teint; ah! remerciez-moi, vous ÃÂȘtes charmante, et je n'en dis presque rien; la parure la mieux entendue; vous avez là de la dentelle d'un goût exquis, ce me semble. Passez-moi l'éloge de la dentelle; quand nous marie-t-on? Hortense. - A laquelle des deux questions voulez-vous que je réponde d'abord? A la dentelle, ou au mariage? Rosimond. - Comme il vous plaira. Que faisons-nous cet aprÚs-midi? Hortense. - Attendez, la dentelle est passable; de cet aprÚs-midi le hasard en décidera; de notre mariage, je ne puis rien en dire, et c'est de quoi j'ai à vous entretenir, si vous voulez bien me laisser parler. Voilà tout ce que vous me demandez, je pense? Venons au mariage. Rosimond. - Il devrait ÃÂȘtre fait; les parents ne finissent point! Hortense. - Je voulais vous dire au contraire qu'il serait bon de le différer, Monsieur. Rosimond. - Ah! le différer, Madame? Hortense. - Oui, Monsieur, qu'en pensez-vous? Rosimond. - Moi, ma foi, Madame, je ne pense point, je vous épouse. Ces choses-là surtout, quand elles sont aimables, veulent ÃÂȘtre expédiées, on y pense aprÚs. Hortense. - Je crois que je n'irai pas si vite il faut s'aimer un peu quand on s'épouse. Rosimond. - Mais je l'entends bien de mÃÂȘme. Hortense. - Et nous ne nous aimons point. Rosimond. - Ah! c'est une autre affaire; la difficulté ne me regarderait point il est vrai que j'espérais, Madame, j'espérais, je vous l'avoue. Serait-ce quelque partie de coeur déjà liée? Hortense. - Non, Monsieur, je ne suis, jusqu'ici, prévenue pour personne. Rosimond. - En tout cas, je vous demande la préférence. Quant au retardement de notre mariage, dont je ne vois pas les raisons, je ne m'en mÃÂȘlerai point, je n'aurais garde, on me mÚne, et je suivrai. Hortense. - Quelqu'un vient; faites réflexion à ce que je vous dit, Monsieur. ScÚne XIII Dorante, DorimÚne, Hortense, Rosimond Rosimond, allant à DorimÚne. - Eh! vous voilà , Comtesse. Comment! avec Dorante? La Comtesse, embrassant Hortense. - Eh! bonjour, ma chÚre enfant! Comment se porte-t-on ici? Nous sommes alliés, au moins, Marquis. Rosimond. - Je le sais. La Comtesse. - Mais nous nous voyons peu. Il y a trois ans que je ne suis venue ici. Hortense. - On ne quitte pas volontiers Paris pour la province. DorimÚne. - On y a tant d'affaires, de dissipations! les moments s'y passent avec tant de rapidité! Rosimond. - Eh! oÃÂč avez-vous pris ce garçon-là , Comtesse? DorimÚne, à Hortense. - Nous nous sommes rencontrés. Vous voulez bien que je vous le présente? Rosimond. - Qu'en dis-tu, Dorante? ai-je à me louer du choix qu'on a fait pour moi? Dorante. - Tu es trop heureux. Rosimond, à Hortense. - Tel que vous le voyez, je vous le donne pour une espÚce de sage qui fait peu de cas de l'amour de l'air dont il vous regarde pourtant, je ne le crois pas trop en sûreté ici. Dorante. - Je n'ai vu nulle part de plus grand danger, j'en conviens. DorimÚne, riant. - Sur ce pied-là , sauvez-vous, Dorante, sauvez-vous. Hortense. - TrÃÂȘve de plaisanterie, Messieurs. Rosimond. - Non, sérieusement, je ne plaisante point; je vous dis qu'il est frappé, je vois cela dans ses yeux; remarquez-vous comme il rougit? Parbleu, je voudrais bien qu'il soupirùt, et je vous le recommande. DorimÚne. - Ah! doucement, il m'appartient; c'est une espÚce d'infidélité qu'il me ferait; car je l'ai amené, à moins que vous ne teniez sa place, Marquis. Rosimond. - Assurément j'en trouve l'idée tout à fait plaisante, et c'est de quoi nous amuser ici. A Hortense. N'est-ce pas, Madame? Allons, Dorante, rendez vos premiers hommages à votre vainqueur. Dorante. - Je n'en suis plus aux premiers. ScÚne XIV Dorante, DorimÚne, Hortense, Rosimond, Marton Marton. - Madame, Monsieur le Comte m'envoie savoir qui vient d'arriver. DorimÚne. - Nous allons l'en instruire nous-mÃÂȘmes. Venez, Marquis, donnez-moi la main, vous ÃÂȘtes mon chevalier. A Hortense. Et vous, Madame, voilà le vÎtre. Dorante présente la main à Hortense. Marton fait signe à Hortense. Hortense. - Je vous suis, Messieurs. Je n'ai qu'un mot à dire. ScÚne XV Marton, Hortense Hortense. - Que me veux-tu, Marton? Je n'ai pas le temps de rester, comme tu vois. Marton. - C'est une lettre que je viens de trouver, lettre d'amour écrite à Rosimond, mais d'un amour qui me paraÃt sans conséquence. La dame qui vient d'arriver pourrait bien l'avoir écrite; le billet est d'un style qui ressemble à son air. Hortense. - Y a-t-il bien des tendresses? Marton. - Non, vous dis-je, point d'amour et beaucoup de folies; mais puisque vous ÃÂȘtes pressée, nous en parlerons tantÎt. Rosimond devient-il un peu plus supportable? Hortense. - Toujours aussi impertinent qu'il est aimable. Je te quitte. Marton. - Monsieur l'impertinent, vous avez beau faire, vous deviendrez charmant sur ma parole, je l'ai entrepris. Acte II ScÚne premiÚre La Marquise, Dorante La Marquise. - Avançons encore quelques pas, Monsieur, pour ÃÂȘtre plus à l'écart, j'aurais un mot à vous dire; vous ÃÂȘtes l'ami de mon fils, et autant que j'en puis juger, il ne saurait avoir fait un meilleur choix. Dorante. - Madame, son amitié me fait honneur. La Marquise. - Il n'est pas aussi raisonnable que vous me paraissez l'ÃÂȘtre, et je voudrais bien que vous m'aidassiez à le rendre plus sensé dans les circonstances oÃÂč il se trouve; vous savez qu'il doit épouser Hortense; nous n'attendons que l'instant pour terminer ce mariage; d'oÃÂč vient, Monsieur, le peu d'attention qu'il a pour elle? Dorante. - Je l'ignore, et n'y ai pris garde, Madame. La Marquise. - Je viens de le voir avec DorimÚne, il ne la quitte point depuis qu'elle est ici; et vous, Monsieur, vous ne quittez point Hortense. Dorante. - Je lui fais ma cour, parce que je suis chez elle. La Marquise. - Sans doute, et je ne vous désapprouve pas; mais ce n'est pas à DorimÚne à qui il faut que mon fils fasse aujourd'hui la sienne; et personne ici ne doit montrer plus d'empressement que lui pour Hortense. Dorante. - Il est vrai, Madame. La Marquise. - Sa conduite est ridicule, elle peut choquer Hortense, et je vous conjure, Monsieur, de l'avertir qu'il en change; les avis d'un ami comme vous lui feront peut-ÃÂȘtre plus d'impression que les miens; vous ÃÂȘtes venu avec DorimÚne, je la connais fort peu; vous ÃÂȘtes de ses amis, et je souhaiterais qu'elle ne souffrÃt pas que mon fils fût toujours auprÚs d'elle; en vérité, la bienséance en souffre un peu; elle est alliée de la maison oÃÂč nous sommes, mais elle est venue ici sans qu'on l'y appelùt; y reste-t-elle? Part-elle aujourd'hui? Dorante. - Elle ne m'a pas instruit de ses desseins. La Marquise. - Si elle partait, je n'en serais pas fùchée, et je lui en aurais obligation; pourriez-vous le lui faire entendre? Dorante. - Je n'ai pas beaucoup de pouvoir sur elle; mais je verrai, Madame, et tùcherai de répondre à l'honneur de votre confiance. La Marquise. - Je vous le demande en grùce, Monsieur, et je vous recommande les intérÃÂȘts de mon fils et de votre ami. Dorante, pendant qu'elle s'en va. - Elle a ma foi beau dire, puisque son fils néglige Hortense, il ne tiendra pas à moi que je n'en profite auprÚs d'elle. ScÚne II Dorante, DorimÚne DorimÚne. - OÃÂč est allé le Marquis, Dorante? Je me sauve de cette cohue de province ah! les ennuyants personnages! Je me meurs de l'extravagance des compliments qu'on m'a fait, et que j'ai rendus. Il y a deux heures que je n'ai pas le sens commun, Dorante, pas le sens commun; deux heures que je m'entretiens avec une Marquise qui se tient d'un droit, qui a des gravités, qui prend des mines d'une dignité; avec une petite Baronne si folichonne, si remuante, si méthodiquement étourdie; avec une Comtesse si franche, qui m'estime tant, qui m'estime tant, qui est de si bonne amitié; avec une autre qui est si mignonne, qui a de si jolis tours de tÃÂȘte, qui accompagne ce qu'elle dit avec des mains si pleines de grùces; une autre qui glapit si spirituellement, qui traÃne si bien les mots, qui dit si souvent, mais Madame, cependant Madame, il me paraÃt pourtant; et puis un bel esprit si diffus, si éloquent, une jalouse si difficile en mérite, si peu touchée du mien, si intriguée de ce qu'on m'en trouvait. Enfin, un agréable qui m'a fait des phrases, mais des phrases! d'une perfection! qui m'a déclaré des sentiments qu'il n'osait me dire; mais des sentiments d'une délicatesse assaisonnée d'un respect que j'ai trouvé d'une fadeur! d'une fadeur! Dorante. - Oh! on respecte beaucoup ici, c'est le ton de la province. Mais vous cherchez Rosimond, Madame? DorimÚne. - Oui, c'est un étourdi à qui j'ai à parler tÃÂȘte à tÃÂȘte; et grùce à tous ces originaux qui m'ont obsédée, je n'en ai pas encore eu le temps il nous a quitté. OÃÂč est-il? Dorante. - Je pense qu'il écrit à Paris, et je sors d'un entretien avec sa mÚre. DorimÚne. - Tant pis, cela n'est pas amusant, il vous en reste encore un air froid et raisonnable, qui me gagnerait si nous restions ensemble; je vais faire un tour sur la terrasse allez, Dorante, allez dire à Rosimond que je l'y attends. Dorante. - Un moment, Madame, je suis chargé d'une petite commission pour vous; c'est que je vous avertis que la Marquise ne trouve pas bon que vous entreteniez le Marquis. DorimÚne. - Elle ne le trouve pas bon! Eh bien, vous verrez que je l'en trouverai meilleur. Dorante. - Je n'en ai pas douté mais ce n'est pas là tout; je suis encore prié de vous inspirer l'envie de partir. DorimÚne. - Je n'ai jamais eu tant d'envie de rester. Dorante. - Je n'en suis pas surpris; cela doit faire cet effet-là . DorimÚne. - Je commençais à m'ennuyer ici, je ne m'y ennuie plus; je m'y plais, je l'avoue; sans ce discours de la Marquise, j'aurais pu me contenter de défendre à Rosimond de se marier, comme je l'avais résolu en venant ici mais on ne veut pas que je le voie? on souhaite que je parte? il m'épousera. Dorante. - Cela serait trÚs plaisant. DorimÚne. - Oh! il m'épousera. Je pense qu'il n'y perdra pas et vous, je veux aussi que vous nous aidiez à le débarrasser de cette petite fille; je me propose un plaisir infini de ce qui va arriver; j'aime à déranger les projets, c'est ma folie; surtout, quand je les dérange d'une maniÚre avantageuse. Adieu; je prétends que vous épousiez Hortense, vous. Voilà ce que j'imagine; réglez-vous là -dessus, entendez-vous? Je vais trouver le Marquis. Dorante, pendant qu'elle part. - Puisse la folle me dire vrai! ScÚne III Rosimond, Dorante, Frontin Rosimond, à Frontin en entrant. - Cherche, vois partout; et sans dire qu'elle est à moi, demande-la à tout le monde; c'est à peu prÚs dans ces endroits-ci que je l'ai perdue. Frontin. - Je ferai ce que je pourrai, Monsieur. Rosimond, à Dorante. - Ah! c'est toi, Dorante; dis-moi, par hasard, n'aurais-tu point trouvé une lettre à terre? Dorante. - Non. Rosimond. - Cela m'inquiÚte. Dorante. - Eh! de qui est-elle? Rosimond. - De DorimÚne; et malheureusement elle est d'un style un peu familier sur Hortense; elle l'y traite de petite provinciale qu'elle ne veut pas que j'épouse, et ces bonnes gens-ci seraient un peu scandalisés de l'épithÚte. Dorante. - Peut-ÃÂȘtre personne ne l'aura-t-il encore ramassé et d'ailleurs, cela te chagrine-t-il tant? Rosimond. - Ah! trÚs doucement; je ne m'en désespÚre pas. Dorante. - Ce qui en doit arriver doit ÃÂȘtre fort indifférent à un homme comme toi. Rosimond. - Aussi me l'est-il. Parlons de DorimÚne; c'est elle qui m'embarrasse. Je t'avouerai confidemment que je ne sais qu'en faire. T'a-t-elle dit qu'elle n'est venue ici que pour m'empÃÂȘcher d'épouser? Elle a quelque alliance avec ces gens-ci. DÚs qu'elle a su que ma mÚre m'avait brusquement amené de Paris chez eux pour me marier, qu'a-t-elle fait? Elle a une terre à quelques lieues de la leur, elle y est venue, et à peine arrivée, m'a écrit, par un exprÚs, qu'elle venait ici, et que je la verrais une heure aprÚs sa lettre, qui est celle que j'ai perdue. Dorante. - Oui, j'étais chez elle alors, et j'ai vu partir l'exprÚs qui nous a précédé mais enfin c'est une trÚs aimable femme, et qui t'aime beaucoup. Rosimond. - J'en conviens. Il faut pourtant que tu m'aides à lui faire entendre raison. Dorante. - Pourquoi donc? Tu l'aimes aussi, apparemment, et cela n'est pas étonnant. Rosimond. - J'ai encore quelque goût pour elle, elle est vive, emportée, étourdie, bruyante. Nous avons lié une petite affaire de coeur ensemble; et il y a deux mois que cela dure deux mois, le terme est honnÃÂȘte; cependant aujourd'hui, elle s'avise de se piquer d'une belle passion pour moi. Ce mariage-ci lui déplaÃt, elle ne veut pas que je l'achÚve, et de vingt galanteries qu'elle a eues en sa vie, il faut que la nÎtre soit la seule qu'elle honore de cette opiniùtreté d'amour il n'y a que moi à qui cela arrive. Dorante. - Te voilà donc bien agité? Quoi! tu crains les conséquences de l'amour d'une jolie femme, parce que tu te maries! Tu as de ces sentiments bourgeois, toi Marquis? Je ne te reconnais pas! Je te croyais plus dégagé que cela; j'osais quelquefois entretenir Hortense mais je vois bien qu'il faut que je parte, et je n'y manquerai pas. Adieu. Rosimond. - Venez, venez ici. Qu'est-ce que c'est que cette fantaisie-là ? Dorante. - Elle est sage. Il me semble que la Marquise ne me voit pas volontiers ici, et qu'elle n'aime pas à me trouver en conversation avec Hortense; et je te demande pardon de ce que je vais te dire, mais il m'a passé dans l'esprit que tu avais pu l'indisposer contre moi, et te servir de sa méchante humeur pour m'insinuer de m'en aller. Rosimond. - Mais, oui-da, je suis peut-ÃÂȘtre jaloux. Ma façon de vivre, jusqu'ici, m'a rendu fort suspect de cette petitesse. Débitez-la, Monsieur, débitez-la dans le monde. En vérité vous me faites pitié! Avec cette opinion-là sur mon compte, valez-vous la peine qu'on vous désabuse? Dorante. - Je puis en avoir mal jugé; mais ne se trompe-t-on jamais? Rosimond. - Moi qui vous parle, suis-je plus à l'abri de la méchante humeur de ma mÚre? Ne devrais-je pas, si je l'en crois, ÃÂȘtre aux genoux d'Hortense, et lui débiter mes langueurs? J'ai tort de n'aller pas, une houlette à la main, l'entretenir de ma passion pastorale elle vient de me quereller tout à l'heure, me reprocher mon indifférence; elle m'a dit des injures, Monsieur, des injures m'a traité de fat, d'impertinent, rien que cela, et puis je m'entends avec elle! Dorante. - Ah! voilà qui est fini, Marquis, je désavoue mon idée, et je t'en fais réparation. Rosimond. - Dites-vous vrai? Etes-vous bien sûr au moins que je pense comme il faut? Dorante. - Si sûr à présent, que si tu allais te prendre d'amour pour cette petite Hortense dont on veut faire ta femme, tu me le dirais, que je n'en croirais rien. Rosimond. - Que sait-on? Il y a à craindre, à cause que je l'épouse, que mon coeur ne s'enflamme et ne prenne la chose à la lettre! Dorante. - Je suis persuadé que tu n'es point fùché que je lui en conte. Rosimond. - Ah! si fait; trÚs fùché. J'en boude, et si vous continuez, j'en serai au désespoir. Dorante. - Tu te moques de moi, et je le mérite. Rosimond, riant. - Ha, ha, ha. Comment es-tu avec elle? Dorante. - Ni bien ni mal. Comment la trouves-tu toi? Rosimond. - Moi, ma foi, je n'en sais rien, je ne l'ai pas encore trop vue; cependant, il m'a paru qu'elle était assez gentille, l'air naïf, droit et guindé mais jolie, comme je te dis. Ce visage-là pourrait devenir quelque chose s'il appartenait à une femme du monde, et notre provinciale n'en fait rien; mais cela est bon pour une femme, on la prend comme elle vient. Dorante. - Elle ne te convient guÚre. De bonne foi, l'épouseras-tu? Rosimond. - Il faudra bien, puisqu'on le veut nous l'épouserons ma mÚre et moi, si vous ne nous l'enlevez pas. Dorante. - Je pense que tu ne t'en soucierais guÚre, et que tu me le pardonnerais. Rosimond. - Oh! là -dessus, toutes les permissions du monde au suppliant, si elles pouvaient lui ÃÂȘtre bonnes à quelque chose. T'amuse-t-elle? Dorante. - Je ne la hais pas. Rosimond. - Tout de bon? Dorante. - Oui comme elle ne m'est pas destinée, je l'aime assez. Rosimond. - Assez? Je vous le conseille! De la passion, Monsieur, des mouvements pour me divertir, s'il vous plaÃt. En sens-tu déjà un peu? Dorante. - Quelquefois. Je n'ai pas ton expérience en galanterie; je ne suis là -dessus qu'un écolier qui n'a rien vu. Rosimond, riant. - Ah! vous l'aimez, Monsieur l'écolier ceci est sérieux, je vous défends de lui plaire. Dorante. - Je n'oublie cependant rien pour cela, ainsi laisse-moi partir; la peur de te fùcher me reprend. Rosimond, riant. - Ah! ah! ah! que tu es réjouissant! ScÚne IV Marton, Dorante, Rosimond Dorante, riant aussi. - Ah! ah! ah! OÃÂč est votre maÃtresse, Marton? Marton. - Dans la grande allée, oÃÂč elle se promÚne, Monsieur, elle vous demandait tout à l'heure. Rosimond. - Rien que lui, Marton? Marton. - Non, que je sache. Dorante. - Je te laisse, Marquis, je vais la rejoindre. Rosimond. - Attends, nous irons ensemble. Marton. - Monsieur, j'aurais un mot à vous dire. Rosimond. - A moi, Marton? Marton. - Oui, Monsieur. Dorante. - Je vais donc toujours devant. Rosimond, à part. - Rien que lui? C'est qu'elle est piquée. ScÚne V Marton, Rosimond Rosimond. - De quoi s'agit-il, Marton? Marton. - D'une lettre que j'ai trouvée, Monsieur, et qui est apparemment celle que vous avez tantÎt reçue de Frontin. Rosimond. - Donne, j'en étais inquiet. Marton. - La voilà . Rosimond. - Tu ne l'as montrée à personne, apparemment? Marton. - Il n'y a qu'Hortense et son pÚre qui l'ont vue, et je ne la leur ai montrée que pour savoir à qui elle appartenait. Rosimond. - Eh! ne pouviez-vous pas le voir vous-mÃÂȘme? Marton. - Non, Monsieur, je ne sais pas lire, et d'ailleurs, vous en aviez gardé l'enveloppe. Rosimond. - Et ce sont eux qui vous ont dit que la lettre m'appartenait? Ils l'ont donc lue? Marton. - Vraiment oui, Monsieur, ils n'ont pu juger qu'elle était à vous que sur la lecture qu'ils en ont fait. Rosimond. - Hortense présente? Marton. - Sans doute. Est-ce que cette lettre est de quelque conséquence? Y a-t-il quelque chose qui les concerne? Rosimond. - Il vaudrait mieux qu'ils ne l'eussent point vue. Marton. - J'en suis fùchée. Rosimond. - Cela est désagréable. Et qu'en a dit Hortense? Marton. - Rien, Monsieur, elle n'a pas paru y faire attention mais comme on m'a chargé de vous la rendre, voulez-vous que je dise que vous ne l'avez pas reconnue? Rosimond. - L'offre est obligeante et je l'accepte; j'allais vous en prier. Marton. - Oh! de tout mon coeur, je vous le promets, quoique ce soit une précaution assez inutile, comme je vous dis, car ma maÃtresse ne vous en parlera seulement pas. Rosimond. - Tant mieux, tant mieux, je ne m'attendais pas à tant de modération; serait-ce que notre mariage lui déplaÃt? Marton. - Non, cela ne va pas jusque-là ; mais elle ne s'y intéresse pas extrÃÂȘmement non plus. Rosimond. - Vous l'a-t-elle dit, Marton? Marton. - Oh! plus de dix fois, Monsieur, et vous le savez bien, elle vous l'a dit à vous-mÃÂȘme. Rosimond. - Point du tout, elle a, ce me semble, parlé de différer et non pas de rompre mais que ne s'est-elle expliquée? je ne me serais pas avisé de soupçonner son éloignement pour moi, il faut ÃÂȘtre fait à se douter de pareille chose! Marton. - Il est vrai qu'on est presque sûr d'ÃÂȘtre aimé quand on vous ressemble, aussi ma maÃtresse vous aurait-elle épousé d'abord assez volontiers mais je ne sais, il y a eu du malheur, vos façons l'ont choquée. Rosimond. - Je ne les ai pas prises en province, à la vérité. Marton. - Eh! Monsieur, à qui le dites-vous? Je suis persuadée qu'elles sont toutes des meilleures mais, tenez, malgré cela je vous avoue moi-mÃÂȘme que je ne pourrais pas m'empÃÂȘcher d'en rire si je ne me retenais pas, tant elles nous paraissent plaisantes à nous autres provinciales; c'est que nous sommes des ignorantes. Adieu, Monsieur, je vous salue. Rosimond. - Doucement, confiez-moi ce que votre maÃtresse y trouve à redire. Marton. - Eh! Monsieur, ne prenez pas garde à ce que nous en pensons je vous dis que tout nous y paraÃt comique. Vous savez bien que vous avez peur de faire l'amoureux de ma maÃtresse, parce qu'apparemment cela ne serait pas de bonne grùce dans un joli homme comme vous; mais comme Hortense est aimable et qu'il s'agit de l'épouser, nous trouvons cette peur-là si burlesque! si bouffonne! qu'il n'y a point de comédie qui nous divertisse tant; car il est sûr que vous auriez plu à Hortense si vous ne l'aviez pas fait rire mais ce qui fait rire n'attendrit plus, et je vous dis cela pour vous divertir vous-mÃÂȘme. Rosimond. - C'est aussi tout l'usage que j'en fais. Marton. - Vous avez raison, Monsieur, je suis votre servante. Elle revient. Seriez-vous encore curieux d'une de nos folies? DÚs que Dorante et DorimÚne sont arrivés ici, vous avez dit qu'il fallait que Dorante aimùt ma maÃtresse, pendant que vous feriez l'amour à DorimÚne, et cela à la veille d'épouser Hortense; Monsieur, nous en avons pensé mourir de rire, ma maÃtresse et moi! Je lui ai pourtant dit qu'il fallait bien que vos airs fussent dans les rÚgles du bon savoir-vivre. Rien ne l'a persuadée; les gens de ce pays-ci ne sentent point le mérite de ces maniÚres-là ; c'est autant de perdu. Mais je m'amuse trop. Ne dites mot, je vous prie. Rosimond. - Eh bien, Marton, il faudra se corriger j'ai vu quelques benÃÂȘts de la province, et je les copierai. Marton. - Oh! Monsieur, n'en prenez pas la peine; ce ne serait pas en contrefaisant le benÃÂȘt que vous feriez revenir les bonnes dispositions oÃÂč ma maÃtresse était pour vous; ce que je vous dis sous le secret, au moins; mais vous ne réussiriez, ni comme benÃÂȘt ni comme comique. Adieu, Monsieur. ScÚne VI Rosimond, DorimÚne Rosimond, un moment seul. - Eh bien, cela me guérit d'Hortense; cette fille qui m'aime et qui se résout à me perdre, parce que je ne donne pas dans la fadeur de languir pour elle! Voilà une sotte enfant! Allons pourtant la trouver. DorimÚne. - Que devenez-vous donc, Marquis? on ne sait oÃÂč vous prendre? Est-ce votre future qui vous occupe? Rosimond. - Oui, je m'occupais des reproches qu'on me faisait de mon indifférence pour elle, et je vais tùcher d'y mettre ordre; elle est là -bas avec Dorante, y venez-vous? DorimÚne. - ArrÃÂȘtez, arrÃÂȘtez; il s'agit de mettre ordre à quelque chose de plus important. Quand est-ce donc que cette indifférence qu'on vous reproche pour elle lui fera prendre son parti? Il me semble que cela demeure bien longtemps à se déterminer. A qui est-ce la faute? Rosimond. - Ah! vous me querellez aussi! Dites-moi, que voulez-vous qu'on fasse? Ne sont-ce pas nos parents qui décident de cela? DorimÚne. - Qu'est-ce que c'est que des parents, Monsieur? C'est l'amour que vous avez pour moi, c'est le vÎtre, c'est le mien qui en décideront, s'il vous plaÃt. Vous ne mettrez pas des volontés de parents en parallÚle avec des raisons de cette force-là , sans doute, et je veux demain que tout cela finisse. Rosimond. - Le terme est court, on aurait de la peine à faire ce que vous dites là ; je désespÚre d'en venir à bout, moi, et vous en parlez bien à votre aise. DorimÚne. - Ah! je vous trouve admirable! Nous sommes à Paris, je vous perds deux jours de vue; et dans cet intervalle, j'apprends que vous ÃÂȘtes parti avec votre mÚre pour aller vous marier, pendant que vous m'aimez, pendant qu'on vous aime, et qu'on vient tout récemment, comme vous le savez, de congédier là -bas le Chevalier, pour n'avoir de liaison de coeur qu'avec vous? Non, Monsieur, vous ne vous marierez point n'y songez pas, car il n'en sera rien, cela est décidé; votre mariage me déplaÃt. Je le passerais à un autre; mais avec vous! Je ne suis pas de cette humeur-là , je ne saurais; vous ÃÂȘtes un étourdi, pourquoi vous jetez-vous dans cet inconvénient? Rosimond. - Faites-moi donc la grùce d'observer que je suis la victime des arrangements de ma mÚre. DorimÚne. - La victime! Vous m'édifiez beaucoup, vous ÃÂȘtes un petit garçon bien obéissant. Rosimond. - Je n'aime pas à la fùcher, j'ai cette faiblesse-là , par exemple. DorimÚne. - Le poltron! Eh bien, gardez votre faiblesse j'y suppléerai, je parlerai à votre prétendue. Rosimond. - Ah! que je vous reconnais bien à ces tendres inconsidérations-là ! Je les adore. Ayons pourtant un peu plus de flegme ici; car que lui direz-vous? que vous m'aimez? DorimÚne. - Que nous nous aimons. Rosimond. - Voilà qui va fort bien; mais vous ressouvenez-vous que vous ÃÂȘtes en province, oÃÂč il y a des rÚgles, des maximes de décence qu'il ne faut point choquer? DorimÚne. - Plaisantes maximes! Est-il défendu de s'aimer, quand on est aimable? Ah! il y a des puérilités qui ne doivent pas arrÃÂȘter. Je vous épouserai, Monsieur, j'ai du bien, de la naissance, qu'on nous marie; c'est peut-ÃÂȘtre le vrai moyen de me guérir d'un amour que vous ne méritez pas que je conserve. Rosimond. - Nous marier! Des gens qui s'aiment! Y songez-vous? Que vous a fait l'amour pour le pousser à bout? Allons trouver la compagnie. DorimÚne. - Nous verrons. Surtout, point de mariage ici, commençons par là . Mais que vous veut Frontin? ScÚne VII Rosimond, DorimÚne, Frontin Frontin, tout essoufflé. - Monsieur, j'ai un mot à vous dire. Rosimond. - Parle. Frontin. - Il faut que nous soyons seuls, Monsieur. DorimÚne. - Et moi je reste parce que je suis curieuse. Frontin. - Monsieur, Madame est de trop; la moitié de ce que j'ai à vous dire est contre elle. DorimÚne. - Marquis, faites parler ce faquin-là . Rosimond. - Parleras-tu, maraud? Frontin. - J'enrage; mais n'importe. Eh bien, Monsieur, ce que j'ai à vous dire, c'est que Madame ici nous portera malheur à tous deux. DorimÚne. - Le sot! Rosimond. - Comment? Frontin. - Oui, Monsieur, si vous ne changez pas de façon, nous ne tenons plus rien. Pendant que Madame vous amuse, Dorante nous égorge. Rosimond. - Que fait-il donc? Frontin. - L'amour, Monsieur, l'amour, à votre belle Hortense! DorimÚne. - Votre belle voilà une épithÚte bien placée! Frontin. - Je défie qu'on la place mieux; si vous entendiez là -bas comme il se démÚne, comme les déclarations vont dru, comme il entasse les soupirs, j'en ai déjà compté plus de trente de la derniÚre conséquence, sans parler des génuflexions, des exclamations Madame, par-ci, Madame, par-là ! Ah, les beaux yeux! ah! les belles mains! Et ces mains-là , Monsieur, il ne les marchande pas, il en attrape toujours quelqu'une, qu'on retire... couci, couci, et qu'il baise avec un appétit qui me désespÚre; je l'ai laissé comme il en retenait une sur qui il s'était déjà jeté plus de dix fois, malgré qu'on en eût, ou qu'on n'en eût pas, et j'ai peur qu'à la fin elle ne lui reste. Rosimond et DorimÚne, riant. - Hé, hé, hé... Rosimond. - Cela est pourtant vif! Frontin. - Vous riez? Rosimond, riant, parlant de DorimÚne. - Oui, cette main-ci voudra peut-ÃÂȘtre bien me dédommager du tort qu'on me fait sur l'autre. DorimÚne, lui donnant la main. - Il y a de l'équité. Rosimond, lui baisant la main. - Qu'en dis-tu, Frontin, suis-je si à plaindre? Frontin. - Monsieur, on sait bien que Madame a des mains; mais je vous trouve toujours en arriÚre. DorimÚne. - Renvoyez cet homme-là , Monsieur; j'admire votre sang-froid. Rosimond. - Va-t'en. C'est Marton qui lui a tourné la cervelle! Frontin. - Non, Monsieur, elle m'a corrigé, j'étais petit-maÃtre aussi bien qu'un autre; je ne voulais pas aimer Marton que je dois épouser, parce que je croyais qu'il était malhonnÃÂȘte d'aimer sa future; mais cela n'est pas vrai, Monsieur, fiez-vous à ce que je dis, je n'étais qu'un sot, je l'ai bien compris. Faites comme moi, j'aime à présent de tout mon coeur, et je le dis tant qu'on veut suivez mon exemple; Hortense vous plaÃt, je l'ai remarqué, ce n'est que pour ÃÂȘtre joli homme, que vous la laissez là , et vous ne serez point joli, Monsieur. DorimÚne. - Marquis, que veut-il donc dire avec son Hortense, qui vous plaÃt? Qu'est-ce que cela signifie? Quel travers vous donne-t-il là ? Rosimond. - Qu'en sais-je? Que voulez-vous qu'il ait vu? On veut que je l'épouse, et je l'épouserai; d'empressement, on ne m'en a pas vu beaucoup jusqu'ici, je ne pourrai pourtant me dispenser d'en avoir, et j'en aurai parce qu'il le faut voilà tout ce que j'y sache; vous allez bien vite. A Frontin. Retire-toi. Frontin. - Quel dommage de négliger un coeur tout neuf! cela est si rare! DorimÚne. - Partira-t-il? Rosimond. - Va-t'en donc! Faut-il que je te chasse? Frontin. - Je n'ai pas tout dit, la lettre est retrouvée, Hortense et Monsieur le Comte l'ont lue d'un bout à l'autre, mettez-y ordre; ce maudit papier est encore de Madame. DorimÚne. - Quoi! parle-t-il du billet que je vous ai envoyé ici de chez moi? Rosimond. - C'est du mÃÂȘme que j'avais perdu. DorimÚne. - Eh bien, le hasard est heureux, cela les met au fait. Rosimond. - Oh, j'ai pris mon parti là -dessus, je m'en démÃÂȘlerai bien Frontin nous tirera d'affaire. Frontin. - Moi, Monsieur? Rosimond. - Oui, toi-mÃÂȘme. DorimÚne. - On n'a pas besoin de lui là -dedans, il n'y a qu'à laisser aller les choses. Rosimond. - Ne vous embarrassez pas, voici Hortense et Dorante qui s'avancent, et qui paraissent s'entretenir avec assez de vivacité. Frontin. - Eh bien! Monsieur, si vous ne m'en croyez pas, cachez-vous un moment derriÚre cette petite palissade, pour entendre ce qu'ils disent, vous aurez le temps, ils ne vous voient point. Frontin s'en va. Rosimond. - Il n'y aurait pas grand mal, le voulez-vous, Madame? C'est une petite plaisanterie de campagne. DorimÚne. - Oui-da, cela nous divertira. ScÚne VIII Rosimond, DorimÚne, au bout du théùtre, Dorante, Hortense, à l'autre bout. Hortense. - Je vous crois sincÚre, Dorante; mais quels que soient vos sentiments, je n'ai rien à y répondre jusqu'ici; on me destine à un autre. A part. Je crois que je vois Rosimond. Dorante. - Il sera donc votre époux, Madame? Hortense. - Il ne l'est pas encore. A part. C'est lui avec DorimÚne. Dorante. - Je n'oserais vous demander s'il est aimé. Hortense. - Ah! doucement, je n'hésite point à vous dire que non. DorimÚne, à Rosimond. - Cela vous afflige-t-il? Rosimond. - Il faut qu'elle m'ait vu. Hortense. - Ce n'est pas que j'aie de l'éloignement pour lui, mais si j'aime jamais, il en coûtera un peu davantage pour me rendre sensible! Je n'accorderai mon coeur qu'aux soins les plus tendres, qu'à tout ce que l'amour aura de plus respectueux, de plus soumis il faudra qu'on me dise mille fois je vous aime, avant que je le croie, et que je m'en soucie; qu'on se fasse une affaire de la derniÚre importance de me le persuader; qu'on ait la modestie de craindre d'aimer en vain, et qu'on me demande enfin mon coeur comme une grùce qu'on sera trop heureux d'obtenir. Voilà à quel prix j'aimerai, Dorante, et je n'en rabattrai rien; il est vrai qu'à ces conditions-là , je cours risque de rester insensible, surtout de la part d'un homme comme le Marquis, qui n'en est pas réduit à ne soupirer que pour une provinciale, et qui, au pis-aller, a touché le coeur de DorimÚne. DorimÚne, aprÚs avoir écouté. - Au pis-aller! dit-elle, au pis-aller! avançons, Marquis! Rosimond. - Quel est donc votre dessein? DorimÚne. - Laissez-moi faire, je ne gùterai rien. Hortense. - Quoi! vous ÃÂȘtes là , Madame? DorimÚne. - Eh oui, Madame, j'ai eu le plaisir de vous entendre; vous peignez si bien! Qui est-ce qui me prendrait pour un pis-aller? cela me ressemble tout à fait pourtant. Je vous apprends en revanche que vous nous tirez d'un grand embarras; Rosimond vous est indifférent, et c'est fort bien fait; il n'osait vous le dire, mais je parle pour lui; son pis-aller lui est cher, et tout cela vient à merveille. Rosimond, riant. - Comment donc, vous parlez pour moi? Mais point du tout, Comtesse! Finissons, je vous prie; je ne reconnais point là mes sentiments. DorimÚne. - Taisez-vous, Marquis; votre politesse ici consiste à garder le silence; imaginez-vous que vous n'y ÃÂȘtes point. Rosimond. - Je vous dis qu'il n'est pas question de politesse, et que ce n'est pas là ce que je pense. DorimÚne. - Il bat la campagne. Ne faut-il pas en venir à dire ce qui est vrai? Votre coeur et le mien sont engagés, vous m'aimez. Rosimond, en riant. - Eh! qui est-ce qui ne vous aimerait pas? DorimÚne. - L'occasion se présente de le dire et je le dis; il faut bien que Madame le sache. Rosimond. - Oui, ceci est sérieux. DorimÚne. - Elle s'en doutait; je ne lui apprends presque rien. Rosimond. - Ah, trÚs peu de chose! DorimÚne. - Vous avez beau m'interrompre, on ne vous écoute pas. Voudriez-vous l'épouser, Hortense, prévenu d'une autre passion? Non, Madame. Il faut qu'un mari vous aime, votre coeur ne s'en passerait pas; ce sont vos usages, ils sont fort bons; n'en sortez point, et travaillons de concert à rompre votre mariage. Rosimond. - Parbleu, Mesdames, je vous traverserai donc, car je vais travailler à le conclure! Hortense. - Eh! non, Monsieur, vous ne vous ferez point ce tort-là , ni à moi non plus. Dorante. - En effet, Marquis, à quoi bon feindre? Je sais ce que tu penses, tu me l'as confié; d'ailleurs, quand je t'ai dit mes sentiments pour Madame, tu ne les as pas désapprouvés. Rosimond. - Je ne me souviens point de cela, et vous ÃÂȘtes un étourdi, qui me ferez des affaires avec Hortense. Hortense. - Eh! Monsieur, point de mystÚre! Vous n'ignorez pas mes dispositions, et il ne s'agit point ici de compliments. Rosimond. - Eh! Madame, faites-vous quelque attention à ce qu'on dit là ? Ils se divertissent. Dorante. - Mais, parlons français. Est-ce que tu aimes Madame? Rosimond. - Ah! je suis ravi de vous voir curieux; c'est bien à vous à qui j'en dois rendre compte. A Hortense. Je ne suis pas embarrassé de ma réponse mais approuvez, je vous prie, que je mortifie sa curiosité. DorimÚne, riant. - Ah! ah! ah! ah!... il me prend envie aussi de lui demander s'il m'aime? voulez-vous gager qu'il n'osera me l'avouer? m'aimez-vous, Marquis? Rosimond. - Courage, je suis en butte aux questions. DorimÚne. - Ne l'ai-je pas dit? Rosimond, à Hortense. - Et vous, Madame, serez-vous la seule qui ne m'en ferez point? Hortense. - Je n'ai rien à savoir. ScÚne IX Frontin, Rosimond, DorimÚne, Dorante, Hortense Frontin. - Monsieur, je vous avertis que voilà votre mÚre avec Monsieur le Comte, qui vous cherchent, et qui viennent vous parler. Rosimond, à Frontin. - Reste ici. Dorante. - Je te laisse donc, Marquis. DorimÚne. - Adieu, je reviendrai savoir ce qu'ils vous auront dit. Hortense. - Et moi je vous laisse penser à ce que vous leur direz. Rosimond. - Un moment, Madame; que tout ce qui vient de se passer ne vous fasse aucune impression vous voyez ce que c'est que DorimÚne; vous avez dû démÃÂȘler son esprit et la trouver singuliÚre. C'est une maniÚre de petit-maÃtre en femme qui tire sur le coquet, sur le cavalier mÃÂȘme, n'y faisant pas grande façon pour dire ses sentiments, et qui s'avise d'en avoir pour moi, que je ne saurais brusquer comme vous voyez; mais vous croyez bien qu'on sait faire la différence des personnes; on distingue, Madame, on distingue. Hùtons-nous de conclure pour finir tout cela, je vous en supplie. Hortense. - Monsieur, je n'ai pas le temps de vous répondre; on approche. Nous nous verrons tantÎt. Rosimond, quand elle part. - La voilà , je crois, radoucie. ScÚne X Frontin, Rosimond Frontin. - Je n'ai que faire ici, Monsieur? Rosimond. - Reste, il va peut-ÃÂȘtre question de ce billet perdu, et il faut que tu le prennes sur ton compte. Frontin. - Vous n'y songez pas, Monsieur! Le diable, qui a bien des secrets, n'aurait pas celui de persuader les gens, s'il était à ma place; d'ailleurs Marton sait qu'il est à vous. Rosimond. - Je le veux, Frontin, je le veux, je suis convenu avec Marton qu'elle dirait que je n'ai su ce que c'était; ainsi, imaginez, faites comme il vous plaira, mais tirez-moi d'intrigue. ScÚne XI Rosimond, Frontin, La Marquise, Le Comte La Marquise. - Mon fils, Monsieur le Comte a besoin d'un éclaircissement, sur certaine lettre sans adresse, qu'on a trouvée et qu'on croit s'adresser à vous? Dans la conjoncture oÃÂč vous ÃÂȘtes, il est juste qu'on soit instruit là -dessus; parlez-nous naturellement, le style en est un peu libre sur Hortense; mais on ne s'en prend point à vous. Rosimond. - Tout ce que je puis dire à cela, Madame, c'est que je n'ai point perdu de lettre. Le Comte. - Ce n'est pourtant qu'à vous qu'on peut avoir écrit celle dont nous parlons, Monsieur le Marquis; et j'ai dit mÃÂȘme à Marton de vous la rendre. Vous l'a-t-elle rapportée? Rosimond. - Oui, elle m'en a montré une qui ne m'appartenait point. A Frontin. A propos, ne m'as-tu pas dit, toi, que tu en avais perdu une? C'est peut-ÃÂȘtre la tienne. Frontin. - Monsieur, oui, je ne m'en ressouvenais plus; mais cela se pourrait bien. Le Comte. - Non, non, on vous y parle à vous positivement, le nom de Marquis y est répété deux fois, et on y signe la Comtesse pour tout nom, ce qui pourrait convenir à DorimÚne. Rosimond, à Frontin. - Eh bien, qu'en dis-tu? Nous rendras-tu raison de ce que cela veut dire? Frontin. - Mais, oui, je me rappelle du Marquis dans cette lettre; elle est, dites-vous, signée la Comtesse? Oui, Monsieur, c'est cela mÃÂȘme, Comtesse et Marquis, voilà l'histoire. Le Comte, riant. - Hé, hé, hé! Je ne savais pas que Frontin fût un Marquis déguisé, ni qu'il fût en commerce de lettres avec des Comtesses. La Marquise. - Mon fils, cela ne paraÃt pas naturel. Rosimond, à Frontin. - Mais, te plaira-t-il de t'expliquer mieux? Frontin. - Eh vraiment oui, il n'y a rien de si aisé; on m'y appelle Marquis, n'est-il pas vrai? Le Comte. - Sans doute. Frontin. - Ah la folle! On y signe Comtesse? La Marquise. - Eh bien! Frontin. - Ah! ah! ah! l'extravagante. Rosimond. - De qui parles-tu? Frontin. - D'une étourdie que vous connaissez, Monsieur; de Lisette. La Marquise. - De la mienne? de celle que j'ai laissée à Paris? Frontin. - D'elle-mÃÂȘme. Le Comte, riant. - Et le nom de Marquis, d'oÃÂč te vient-il? Frontin. - De sa grùce, je suis un Marquis de la promotion de Lisette, comme elle est Comtesse de la promotion de Frontin, et cela est ordinaire. Au Comte. Tenez Monsieur, je connais un garçon qui avait l'honneur d'ÃÂȘtre à vous pendant votre séjour à Paris, et qu'on appelait familiÚrement Monsieur le Comte. Vous étiez le premier, il était le second. Cela ne se pratique pas autrement; voilà l'usage parmi nous autres subalternes de qualité, pour établir quelque subordination entre la livrée bourgeoise et nous; c'est ce qui nous distingue. Rosimond. - Ce qu'il vous dit est vrai. Le Comte, riant. - Je le veux bien; tout ce qui m'inquiÚte, c'est que ma fille a vu cette lettre, elle ne m'en a pourtant pas paru moins tranquille mais elle est réservée, et j'aurais peur qu'elle ne crût pas l'histoire des promotions de Frontin si aisément. Rosimond. - Mais aussi, de quoi s'avisent ces marauds-là ? Frontin. - Monsieur, chaque nation a ses coutumes; voilà les coutumes de la nÎtre. Le Comte. - Il y pourrait, pourtant, rester une petite difficulté; c'est que dans cette lettre on y parle d'une provinciale, et d'un mariage avec elle qu'on veut empÃÂȘcher en venant ici, cela ressemblerait assez à notre projet. La Marquise. - J'en conviens. Rosimond. - Parle! Frontin. - Oh! bagatelle. Vous allez ÃÂȘtre au fait. Je vous ai dit que nous prenions vos titres. Le Comte. - Oui, vous prenez le nom de vos maÃtres. Mais voilà tout apparemment. Frontin. - Oui, Monsieur, mais quand nos maÃtres passent par le mariage, nous autres, nous quittons le célibat; le maÃtre épouse la maÃtresse, et nous la suivante, c'est encore la rÚgle; et par cette rÚgle que j'observerai, vous voyez bien que Marton me revient. Lisette, qui est là -bas, le sait, Lisette est jalouse, et Marton est tout de suite une provinciale, et tout de suite on menace de venir empÃÂȘcher le mariage; il est vrai qu'on n'est pas venu, mais on voulait venir. La Marquise. - Tout cela se peut, Monsieur le Comte, et d'ailleurs il n'est pas possible de penser que mon fils préférùt DorimÚne à Hortense, il faudrait qu'il fût aveugle. Rosimond. - Monsieur est-il bien convaincu? Le Comte. - N'en parlons plus, ce n'est pas mÃÂȘme votre amour pour DorimÚne qui m'inquiéterait; je sais ce que c'est que ces amours-là entre vous autre gens du bel air, souffrez que je vous dise que vous ne vous aimez guÚre, et DorimÚne notre alliée est un peu sur ce ton-là . Pour vous, Marquis, croyez-moi, ne donnez plus dans ces façons, elles ne sont pas dignes de vous; je vous parle déjà comme à mon gendre; vous avez de l'esprit et de la raison, et vous ÃÂȘtes né avec tant d'avantages, que vous n'avez pas besoin de vous distinguer par de faux airs; restez ce que vous ÃÂȘtes, vous en vaudrez mieux; mon ùge, mon estime pour vous, et ce que je vais vous devenir me permettent de vous parler ainsi. Rosimond. - Je n'y trouve point à redire. La Marquise. - Et je vous prie, mon fils, d'y faire attention. Le Comte. - Changeons de discours; Marton est-elle là ? Regarde, Frontin. Frontin. - Oui, Monsieur, je l'aperçois qui passe avec ces dames. Il l'appelle. Marton! Marton paraÃt. - Qu'est-ce qui me demande? Le Comte. - Dites à ma fille de venir. Marton. - La voilà qui s'avance, Monsieur. ScÚne XII Hortense, DorimÚne, Dorante, Rosimond, La Marquise, Le Comte, Marton, Frontin Le Comte. - Approchez, Hortense, il n'est plus nécessaire d'attendre mon frÚre; il me l'écrit lui-mÃÂȘme, et me mande de conclure, ainsi nous signons le contrat ce soir, et nous vous marions demain. Hortense, se mettant à genoux. - Signer le contrat ce soir, et demain me marier! Ah! mon pÚre, souffrez que je me jette à vos genoux pour vous conjurer qu'il n'en soit rien; je ne croyais pas qu'on irait si vite, et je devais vous parler tantÎt. Le Comte, relevant sa fille et se tournant du cÎté de la Marquise. - J'ai prévu ce que je vois là . Ma fille, je sens les motifs de votre refus; c'est ce billet qu'on a perdu qui vous alarme; mais Rosimond dit qu'il ne sait ce que c'est. Et Frontin... Hortense. - Rosimond est trop honnÃÂȘte homme pour le nier sérieusement, mon pÚre; les vues qu'on avait pour nous ont peut-ÃÂȘtre pu l'engager d'abord à le nier; mais j'ai si bonne opinion de lui, que je suis persuadée qu'il ne le désavouera plus. A Rosimond. Ne justifierez-vous pas ce que je dis là , Monsieur? Rosimond. - En vérité, Madame, je suis dans une si grande surprise... Hortense. - Marton vous l'a vu recevoir, Monsieur. Frontin. - Eh non! celui-là était à moi, Madame je viens d'expliquer cela; demandez. Hortense. - Marton! on vous a dit de le rendre à Rosimond, l'avez-vous fait? dites la vérité? Marton. - Ma foi, Monsieur, le cas devient trop grave, il faut que je parle! Oui, Madame, je l'ai rendu à Monsieur qui l'a remis dans sa poche; je lui avais promis de dire qu'il ne l'avait pas repris, sous prétexte qu'il ne lui appartenait pas, et j'aurais glissé cela tout doucement si les choses avaient glissé de mÃÂȘme mais j'avais promis un petit mensonge, et non pas un faux serment, et c'en serait un que de badiner avec des interrogations de cette force-là ; ainsi donc, Madame, j'ai rendu le billet, Monsieur l'a repris; et si Frontin dit qu'il est à lui, je suis obligée en conscience de déclarer que Frontin est un fripon. Frontin. - Je ne l'étais que pour le bien de la chose, moi, c'était un service d'ami que je rendais. Marton. - Je me rappelle mÃÂȘme que Monsieur, en ouvrant le billet que Frontin lui donnait, s'est écrié c'est de ma folle de comtesse! Je ne sais de qui il parlait. Le Comte, à DorimÚne. - Je n'ose vous dire que j'en ai reconnu l'écriture; j'ai reçu de vos lettres, Madame. DorimÚne. - Vous jugez bien que je n'attendrai pas les explications; qu'il les fasse. Elle sort. La Marquise, sortant aussi. - Il peut épouser qui il voudra, mais je ne veux plus le voir, et je le déshérite. Le Comte, qui la suit. - Nous ne vous laisserons pas dans ce dessein-là , Marquise. Hortense les suit. Dorante, à Rosimond en s'en allant. - Ne t'inquiÚte pas, nous apaiserons la Marquise, et heureusement te voilà libre. Frontin. - Et cassé. ScÚne XIII Frontin, Rosimond Rosimond regarde Frontin, puis rit. - Ah! ah! ah! Frontin. - J'ai vu qu'on pleurait de ses pertes, mais je n'en ai jamais vu rire; il n'y a pourtant plus d'Hortense. Rosimond. - Je la regrette, dans le fond. Frontin. - Elle ne vous regrette guÚre, elle. Rosimond. - Plus que tu ne crois, peut-ÃÂȘtre. Frontin. - Elle en donne de belles marques! Rosimond. - Ce qui m'en fùche, c'est que me voilà pourtant obligé d'épouser cette folle de comtesse; il n'y a point d'autre parti à prendre; car, à propos de quoi Hortense me refuserait-elle, si ce n'est à cause de DorimÚne? Il faut qu'on le sache, et qu'on n'en doute pas Je suis outré; allons, tout n'est pas désespéré, je parlerai à Hortense, et je la ramÚnerai. Qu'en dis-tu? Frontin. - Rien. Quand je suis affligé; je ne pense plus. Rosimond. - Oh! que veux-tu que j'y fasse? Acte III ScÚne premiÚre Marton, Hortense, Frontin Hortense. - Je ne sais plus quel parti prendre. Marton. - Il est, dit-on, dans une extrÃÂȘme agitation, il se fùche, il fait l'indifférent, à ce que dit Frontin; il va trouver DorimÚne, il la quitte; quelquefois il soupire; ainsi, ne vous rebutez pas, Madame; voyez ce qu'il vous veut, et ce que produira le désordre d'esprit oÃÂč il est; allons jusqu'au bout. Hortense. - Oui, Marton, je le crois touché, et c'est là ce qui m'en rebute le plus; car qu'est-ce que c'est que la ridiculté d'un homme qui m'aime, et qui, par vaine gloire, n'a pu encore se résoudre à me le dire aussi franchement, aussi naïvement qu'il le sent? Marton. - Eh! Madame, plus il se débat, et plus il s'affaiblit; il faut bien que son impertinence s'épuise; achevez de l'en guérir. Quel reproche ne vous feriez-vous pas un jour s'il s'en retournait ridicule? Je lui avais donné de l'amour, vous diriez-vous, et ce n'est pas là un présent si rare; mais il n'avait point de raison, je pouvais lui en donner, il n'y avait peut-ÃÂȘtre que moi qui en fût capable; et j'ai laissé partir cet honnÃÂȘte homme sans lui rendre ce service-là qui nous aurait tant accommodé tous deux. Cela est bien dur; je ne méritais pas les beaux yeux que j'ai. Hortense. - Tu badines, et je ne ris point, car si je ne réussis pas, je serai désolée, je te l'avoue; achevons pourtant. Marton. - Ne l'épargnez point désespérez-le pour le vaincre; Frontin là -bas attend votre réponse pour la porter à son maÃtre. Lui dira-t-il qu'il vienne? Hortense. - Dis-lui d'approcher. Marton, à Frontin. - Avance. Hortense. - Sais-tu ce que me veut ton maÃtre? Frontin. - Hélas, Madame, il ne le sait pas lui-mÃÂȘme, mais je crois le savoir. Hortense. - Apparemment qu'il a quelque motif, puisqu'il demande à me voir. Frontin. - Non, Madame, il n'y a encore rien de réglé là -dessus; et en attendant, c'est par force qu'il demande à vous voir; il ne saurait faire autrement Il n'y a pas moyen qu'il s'en passe; il faut qu'il vienne. Hortense. - Je ne t'entends point. Frontin. - Je ne m'entends pas trop non plus, mais je sais bien ce que je veux dire. Marton. - C'est son coeur qui le mÚne en dépit qu'il en ait, voilà ce que c'est. Frontin. - Tu l'as dit c'est son coeur qui a besoin du vÎtre, Madame; qui voudrait l'avoir à bon marché; qui vient savoir à quel prix vous le mettez, le marchander du mieux qu'il pourra, et finir par en donner tout ce que vous voudrez, tout ménager qu'il est; c'est ma pensée. Hortense. - A tout hasard, va le chercher . ScÚne II Hortense, Marton Hortense. - Marton, je ne veux pas lui parler d'abord, je suis d'avis de l'impatienter; dis-lui que dans le cas présent je n'ai pas jugé qu'il fût nécessaire de nous voir, et que je le prie de vouloir bien s'expliquer avec toi sur ce qu'il a à me dire; s'il insiste, je ne m'écarte point, et tu m'en avertiras. Marton. - C'est bien dit Hùtez-vous de vous retirer, car je crois qu'il avance. ScÚne III Marton, Rosimond Rosimond, agité. - OÃÂč est donc votre maÃtresse? Marton. - Monsieur, ne pouvez-vous pas me confier ce que vous lui voulez? aprÚs tout ce qui s'est passé, il ne sied pas beaucoup, dit-elle, que vous ayez un entretien ensemble, elle souhaiterait se l'épargner; d'ailleurs, je m'imagine qu'elle ne veut pas inquiéter Dorante qui ne la quitte guÚre, et vous n'avez qu'à me dire de quoi il s'agit. Rosimond. - Quoi! c'est la peur d'inquiéter Dorante qui l'empÃÂȘche de venir? Marton. - Peut-ÃÂȘtre bien. Rosimond. - Ah! celui-là me paraÃt neuf. A part. On a de plaisants goûts en province; Dorante... de sorte donc qu'elle a cru que je voulais lui parler d'amour. Ah! Marton, je suis bien aise de la désabuser; allez lui dire qu'il n'en est pas question, que je n'y songe point, qu'elle peut venir avec Dorante mÃÂȘme, si elle veut, pour plus de sûreté; dites-lui qu'il ne s'agit que de DorimÚne, et que c'est une grùce que j'ai à lui demander pour elle, rien que cela; allez, ah! ah! ah! Marton. - Vous l'attendrez ici, Monsieur. Rosimond. - Sans doute. Marton. - Souhaitez-vous qu'elle amÚne Dorante? ou viendra-t-elle seule? Rosimond. - Comme il lui plaira; quant à moi, je n'ai que faire de lui. Rosimond un moment seul riant. Dorante l'emporte sur moi! Je n'aurais pas parié pour lui; sans cet avis-là j'allais faire une belle tentative! Mais que me veut cette femme-ci? ScÚne IV DorimÚne, Rosimond DorimÚne. - Marquis, je viens vous avertir que je pars; vous sentez bien qu'il ne me convient plus de rester, et je n'ai plus qu'à dire adieu à ces gens-ci. Je retourne à ma terre; de là à Paris oÃÂč je vous attends pour notre mariage; car il est devenu nécessaire depuis l'éclat qu'on a fait; vous ne pouvez me venger du dédain de votre mÚre que par là ; il faut absolument que je vous épouse. Rosimond. - Eh oui, Madame, on vous épousera mais j'ai pour nous, à présent, quelques mesures à prendre, qui ne demandent pas que vous soyez présente, et que je manquerais si vous ne me laissez pas. DorimÚne. - Qu'est-ce que c'est que ces mesures? Dites-les-moi en deux mots. Rosimond. - Je ne saurais; je n'en ai pas le temps. DorimÚne. - Donnez-m'en la moindre idée, ne faites rien sans conseil vous avez quelquefois besoin qu'on vous conduise, Marquis; voyons le parti que vous prenez. Rosimond. - Vous me chagrinez. A part. Que lui dirai-je? Haut. C'est que je veux ménager un raccommodement entre vous et ma mÚre. DorimÚne. - Cela ne vaut rien; je n'en suis pas encore d'avis écoutez-moi. Rosimond. - Eh, morbleu! Ne vous embarrassez pas, c'est un mouvement qu'il faut que je me donne. DorimÚne. - D'oÃÂč vient le faut-il? Rosimond. - C'est qu'on croirait peut-ÃÂȘtre que je regrette Hortense, et je veux qu'on sache qu'elle ne me refuse que parce que j'aime ailleurs. DorimÚne. - Eh bien, il n'en sera que mieux que je sois présente, la preuve de votre amour en sera encore plus forte, quoique, à vrai dire, elle soit inutile; ne sait-on pas que vous m'aimez? Cela est si bien établi et si croyable! Rosimond. - Eh! de grùce, Madame, allez-vous-en. A part. Ne pourrai-je l'écarter? DorimÚne. - Attendez donc; ne pouvez-vous m'épouser qu'avec l'agrément de votre mÚre? Il serait plus flatteur pour moi qu'on s'en passùt, si cela se peut, et d'ailleurs c'est que je ne me raccommoderai point je suis piquée. Rosimond. - Restez piquée, soit; ne vous raccommodez point, ne m'épousez pas mais retirez-vous pour un moment. DorimÚne. - Que vous ÃÂȘtes entÃÂȘté! Rosimond, à part. - L'incommode femme! DorimÚne. - Parlons raison. A qui vous adressez-vous? Rosimond. - Puisque vous voulez le savoir, c'est Hortense que j'attends, et qui arrive, je pense. DorimÚne. - Je vous laisse donc, à condition que je reviendrai savoir ce que vous aurez conclu avec elle entendez-vous? Rosimond. - Eh! non, tenez-vous en repos; j'irai vous le dire. ScÚne V Rosimond, Hortense, Marton Marton, en entrant, à Hortense. - Madame, n'hésitez point à entretenir Monsieur le Marquis, il m'a assuré qu'il ne serait point question d'amour entre vous, et que ce qu'il a à vous dire ne concerne uniquement que DorimÚne; il m'en a donné sa parole. Rosimond, à part. - Le préambule est fort nécessaire. Hortense. - Vous n'avez qu'à rester, Marton. Rosimond, à part. - Autre précaution. Marton, à part. - Voyons comme il s'y prendra. Hortense. - Que puis-je faire pour obliger DorimÚne, Monsieur? Rosimond, à part. - Je me sens ému... Haut. Il ne s'agit plus de rien, Madame; elle m'avait prié de vous engager à disposer l'esprit de ma mÚre en sa faveur, mais ce n'est pas la peine, cette démarche-là ne réussirait pas. Hortense. - J'en ai meilleur augure; essayons toujours mon pÚre y songeait, et moi aussi, Monsieur, ainsi, compter tous deux sur nous. Est-ce là tout? Rosimond. - J'avais à vous parler de son billet qu'on a trouvé, et je venais vous protester que je n'y ai point de part; que j'en ai senti tout le manque de raison, et qu'il m'a touché plus que je ne puis le dire. Marton, en riant. - Hélas! Hortense. - Pure bagatelle qu'on pardonne à l'amour. Rosimond. - C'est qu'assurément vous ne méritez pas la façon de penser qu'elle y a eu; vous ne la méritez pas. Marton, à part. - Vous ne la méritez pas? Hortense. - Je vous jure, Monsieur, que je n'y ai point pris garde, et que je n'en agirai pas moins vivement dans cette occasion-ci. Vous n'avez plus rien à me dire, je pense? Rosimond. - Notre entretien vous est si à charge que j'hésite de le continuer. Hortense. - Parlez, Monsieur. Marton, à part. - Ecoutons. Rosimond. - Je ne saurais revenir de mon étonnement j'admire le malentendu qui nous sépare; car enfin, pourquoi rompons-nous? Marton, riant à part. - Voyez quelle aisance! Rosimond. - Un mariage arrÃÂȘté, convenable, que nos parents souhaitaient, dont je faisais tout le cas qu'il fallait, par quelle tracasserie arrive-t-il qu'il ne s'achÚve pas? Cela me passe. Hortense. - Ne devez-vous pas ÃÂȘtre charmé, Monsieur, qu'on vous débarrasse d'un mariage oÃÂč vous ne vous engagiez que par complaisance? Rosimond. - Par complaisance? Marton. - Par complaisance! Ah! Madame, oÃÂč se récriera-t-on, si ce n'est ici? Malheur à tout homme qui pourrait écouter cela de sang-froid. Rosimond. - Elle a raison. Quand on n'examine pas les gens, voilà comme on les explique. Marton, à part. - Voilà comme on est un sot. Rosimond. - J'avais cru pourtant vous avoir donné quelque preuve de délicatesse de sentiment. Hortense rit. Rosimond continue. Oui, Madame, de délicatesse. Marton, toujours à part. - Cet homme-là est incurable. Rosimond. - Il n'y a qu'à suivre ma conduite; toutes vos attentions ont été pour Dorante, songez-y; à peine m'avez-vous regardé là -dessus, je me suis piqué, cela est dans l'ordre. J'ai paru manquer d'empressement, j'en conviens, j'ai fait l'indifférent, mÃÂȘme le fier, si vous voulez; j'étais fùché cela est-il si désobligeant? Est-ce là de la complaisance? Voilà mes torts. Auriez-vous mieux aimé qu'on ne prÃt garde à rien? Qu'on ne sentÃt rien? Qu'on eût été content sans devoir l'ÃÂȘtre? Et fit-on jamais aux gens les reproches que vous me faites, Madame? Hortense. - Vous vous plaignez si joliment, que je ne me lasserais point de vous entendre; mais il et temps que je me retire. Adieu, Monsieur. Marton. - Encore un instant, Monsieur me charme; on ne trouve pas toujours des amants d'un espÚce aussi rare. Rosimond. - Mais, restez donc, Madame, vous ne me dites mot; convenons de quelque chose. Y a-t-il matiÚre de rupture entre nous? OÃÂč allez-vous? Presser ma mÚre de se raccommoder avec DorimÚne? Oh! vous me permettrez de vous retenir! Vous n'irez pas. Qu'elles restent brouillées, je ne veux point de DorimÚne; je n'en veux qu'à vous. Vous laisserez là Dorante, et il n'y a point ici, s'il vous plaÃt, d'autre raccommodement à faire que le mien avec vous; il n'y en a point de plus pressé. Ah çà , voyons; vous rendez-vous justice? Me la rendez-vous? Croyez-vous qu'on sente ce que vous valez? Sommes-nous enfin d'accord? En est-ce fait? Vous-ne me répondez rien. Marton. - Tenez, Madame, vous croyez peut-ÃÂȘtre que Monsieur le Marquis ne vous aime point, parce qu'il ne vous le dit pas bien bourgeoisement, et en termes précis; mais faut-il réduire un homme comme lui à cette extrémité-là ? Ne doit-on pas l'aimer gratis? A votre place, pourtant, Monsieur, je m'y résoudrais. Qui est-ce qui le saura? Je vous garderai le secret. Je m'en vais, car j'ai de la peine à voir qu'on vous maltraite. Rosimond. - Qu'est-ce que c'est que ce discours? Hortense. - C'est une étourdie qui parle mais il faut qu'à mon tour la vérité m'échappe, Monsieur, je n'y saurais résister. C'est que votre petit jargon de galanterie me choque, me révolte, il soulÚve la raison C'est pourtant dommage. Voici DorimÚne qui approche, et à qui je vais confirmer tout ce que je vous ai promis; et pour vous, et pour elle. ScÚne VI DorimÚne, Hortense, Rosimond DorimÚne. - Je ne suis point de trop, Madame, je sais le sujet de votre entretien, il me l'a dit. Hortense. - Oui, Madame, et je l'assurais que mon pÚre et moi n'oublierons rien pour réussir à ce que vous souhaitez. DorimÚne. - Ce n'est pas pour moi qu'il souhaite, Madame, et c'est bien malgré moi qu'il vous en a parlé. Hortense. - Malgré vous? Il m'a pourtant dit que vous l'en aviez prié. DorimÚne. - Eh! point du tout, nous avons pensé nous quereller là -dessus à cause de la répugnance que j'y avais il n'a pas mÃÂȘme voulu que je fusse présente à votre entretien. Il est vrai que le motif de son obstination est si tendre, que je me serais rendue; mais j'accours pour vous prier de laisser tout là . Je viens de rencontrer la Marquise qui m'a saluée d'un air si glacé, si dédaigneux, que voilà qui est fait, abandonnons ce projet; il y a des moyens de se passer d'une cérémonie si désagréable elle me rebuterait de notre mariage. Rosimond. - Il ne se fera jamais, Madame. DorimÚne. - Vous ÃÂȘtes un petit emporté. Hortense. - Vous voyez, Madame, jusqu'oÃÂč le dépit porte un coeur tendre. DorimÚne. - C'est que c'est une démarche si dure, si humiliante. Hortense. - Elle est nécessaire; il ne serait pas séant de vous marier sans l'aveu de Madame la Marquise, et nous allons agir mon pÚre et moi, s'il ne l'a déjà fait. Rosimond. - Non, Madame, je vous prie trÚs sérieusement qu'il ne s'en mÃÂȘle point, ni vous non plus. DorimÚne. - Et moi, je vous prie qu'il s'en mÃÂȘle, et vous aussi, Hortense. Le voici qui vient, je vais lui en parler moi-mÃÂȘme. Etes-vous content, petit ingrat? Quelle complaisance il faut avoir! ScÚne VII Le Comte, Dorante, DorimÚne, Hortense, Rosimond Le Comte, à DorimÚne. - Venez, Madame, hùtez-vous de grùce, nous avons laissé la Marquise avec quelques amis qui tùchent de la gagner. Le moment m'a paru favorable; présentez-vous, Madame, et venez par vos politesses achever de la déterminer; ce sont des pas que la bienséance exige que vous fassiez. Suivez-nous aussi, ma fille; et vous, Marquis, attendez ici, on vous dira quand il sera temps de paraÃtre. Rosimond, à part. - Ceci est trop fort. DorimÚne. - Je vous rends mille grùces de vos soins, Monsieur le Comte. Adieu, Marquis, tranquillisez-vous donc. Dorante, à Rosimond. - Point d'inquiétude, nous te rapporterons de bonnes nouvelles. Hortense. - Je me charge de vous les venir dire. ScÚne VIII Rosimond, abattu et rÃÂȘveur, Frontin Frontin, bas. - Son air rÃÂȘveur est de mauvais présage... Haut. Monsieur. Rosimond. - Que me veux-tu? Frontin. - Epousons-nous Hortense? Rosimond. - Non, je n'épouse personne. Frontin. - Et cet entretien que vous avez eu avec elle, il a donc mal fini? Rosimond. - TrÚs mal. Frontin. - Pourquoi cela? Rosimond. - C'est que je lui ai déplu. Frontin. - Je vous crois. Rosimond. - Elle dit que je la choque. Frontin. - Je n'en doute pas; j'ai prévu son indignation. Rosimond. - Quoi! Frontin, tu trouves qu'elle a raison? Frontin. - Je trouve que vous seriez charmant, si vous ne faisiez pas le petit agréable ce sont vos agréments qui vous perdent. Rosimond. - Mais, Frontin, je sors du monde; y étais-je si étrange? Frontin. - On s'y moquait de nous la plupart du temps; je l'ai fort bien remarqué, Monsieur; les gens raisonnables ne pouvaient pas nous souffrir; en vérité, vous ne plaisiez qu'aux DorimÚnes, et moi aussi; et nos camarades n'étaient que des étourdis; je le sens bien à présent, et si vous l'aviez senti aussi tÎt que moi, l'adorable Hortense vous aurait autant chéri que me chérit sa gentille suivante, qui m'a défait de toute mon impertinence. Rosimond. - Est-ce qu'en effet il y aurait de ma faute? Frontin. - Regardez-moi Est-ce que vous me reconnaissez, par exemple? Voyez comme je parle naturellement à cette heure, en comparaison d'autrefois que je prenais des tons si sots Bonjour, la belle enfant, qu'est-ce? Eh! comment vous portez-vous? Voilà comme vous m'aviez appris à faire, et cela me fatiguait; au lieu qu'à présent je suis si à mon aise Bonjour, Marton, comment te portes-tu? Cela coule de source, et on est gracieux avec toute la commodité possible. Rosimond. - Laisse-moi, il n'y a plus de ressource Et tu me chagrines. ScÚne IX Marton, Frontin, Rosimond Frontin, à part à Marton. - Encore une petite façon, et nous le tenons, Marton. Marton, à part les premiers mots. - Je vais l'achever. Monsieur, ma maÃtresse que j'ai rencontrée en passant, comme elle vous quittait, m'a chargé de vous prier d'une chose qu'elle a oublié de vous dire tantÎt, et dont elle n'aurait peut-ÃÂȘtre pas le temps de vous avertir assez tÎt C'est que Monsieur le Comte pourra vous parler de Dorante, vous faire quelques questions sur son caractÚre; et elle souhaiterait que vous en dissiez du bien; non pas qu'elle l'aime encore, mais comme il s'y prend d'une maniÚre à lui plaire, il sera bon, à tout hasard, que Monsieur le Comte soit prévenu en sa faveur. Rosimond. - Oh! Parbleu! c'en est trop; ce trait me pousse à bout Allez, Marton, dites à votre maÃtresse que son procédé est injurieux, et que Dorante, pour qui elle veut que je parle, me répondra de l'affront qu'on me fait aujourd'hui. Marton. - Eh, Monsieur! A qui en avez-vous? Quel mal vous fait-on? Par quel intérÃÂȘt refusez-vous d'obliger ma maÃtresse, qui vous sert actuellement vous-mÃÂȘme, et qui, en revanche, vous demande en grùce de servir votre propre ami? Je ne vous conçois pas! Frontin, quelle fantaisie lui prend-il donc? Pourquoi se fùche-t-il contre Hortense? Sais-tu ce que c'est? Frontin. - Eh! mon enfant, c'est qu'il l'aime. Marton. - Bon! Tu rÃÂȘves. Cela ne se peut pas. Dit-il vrai, Monsieur? Rosimond. - Marton, je suis au désespoir! Marton. - Quoi! Vous? Rosimond. - Ne me trahis pas; je rougirais que l'ingrate le sût mais, je te l'avoue, Marton oui, je l'aime, je l'adore, et je ne saurai supporter sa perte. Marton. - Ah! C'est parler que cela; voilà ce qu'on appelle des expressions. Rosimond. - Garde-toi surtout de les répéter. Marton. - Voilà qui ne vaut rien, vous retombez. Frontin. - Oui, Monsieur, dites toujours je l'adore; ce mot-là vous portera bonheur. Rosimond. - L'ingrate! Marton. - Vous avez tort; car il faut que je me fùche à mon tour. Est-ce que ma maÃtresse se doute seulement que vous l'aimez? jamais le mot d'amour est-il sorti de votre bouche pour elle? Il semblait que vous auriez eu peur de compromettre votre importance; ce n'était pas la peine que votre coeur se développùt sérieusement pour ma maÃtresse, ni qu'il se mÃt en frais de sentiment pour elle. Trop heureuse de vous épouser, vous lui faisiez la grùce d'y consentir je ne vous parle si franchement, que pour vous mettre au fait de vos torts; il faut que vous les sentiez c'est de vos façons dont vous devez rougir, et non pas d'un amour qui ne vous fait qu'honneur. Frontin. - Si vous saviez le chagrin que nous en avions, Marton et moi; nous en étions si pénétrés... Rosimond. - Je me suis mal conduit, j'en conviens. Marton. - Avec tout ce qui peut rendre un homme aimable, vous n'avez rien oublié pour vous empÃÂȘcher de l'ÃÂȘtre. Souvenez-vous des discours de tantÎt j'en étais dans une fureur... Frontin. - Oui, elle m'a dit que vous l'aviez scandalisée; car elle est notre amie. Marton. - C'est un malentendu qui nous sépare; et puis, concluons quelque chose, un mariage arrÃÂȘté, convenable, dont je faisais cas voilà de votre style; et avec qui? Avec la plus charmante et la plus raisonnable fille du monde, et je dirai mÃÂȘme, la plus disposée d'abord à vous vouloir du bien. Rosimond. - Ah! Marton, n'en dis pas davantage. J'ouvre les yeux; je me déteste, et il n'est plus temps! Marton. - Je ne dis pas cela, Monsieur le Marquis, votre état me touche, et peut-ÃÂȘtre touchera-t-il ma maÃtresse. Frontin. - Cette belle dame a l'air si clément! Marton. - Me promettez-vous de rester comme vous ÃÂȘtes? Continuerez-vous d'ÃÂȘtre aussi aimable que vous l'ÃÂȘtes actuellement? En est-ce fait? N'y a-t-il plus de petit-maÃtre? Rosimond. - Je suis confus de l'avoir été, Marton. Frontin. - Je pleure de joie. Marton. - Eh bien, portez-lui donc ce coeur tendre et repentant; jetez-vous à ses genoux, et n'en sortez point qu'elle ne vous ait fait grùce. Rosimond. - Je m'y jetterai, Marton, mais sans espérance, puisqu'elle aime Dorante. Marton. - Doucement; Dorante ne lui a plu qu'en s'efforçant de lui plaire, et vous lui avez plu d'abord. Cela est différent c'est reconnaissance pour lui, c'était inclination pour vous, et l'inclination reprendra ses droits. Je la vois qui s'avance; nous vous laissons avec elle. ScÚne X Rosimond, Hortense Hortense. - Bonnes nouvelles, Monsieur le Marquis, tout est pacifié. Rosimond, se jetant à ses genoux. - Et moi je meurs de douleur, et je renonce à tout, puisque je vous perds, Madame. Hortense. - Ah! Ciel! Levez-vous, Rosimond; ne vous troublez pas, et dites-moi ce que cela signifie. Rosimond. - Je ne mérite pas, Hortense, la bonté que vous avez de m'entendre; et ce n'est pas en me flattant de vous fléchir, que je viens d'embrasser vos genoux. Non, je me fais justice; je ne suis pas mÃÂȘme digne de votre haine, et vous ne me devez que du mépris; mais mon coeur vous a manqué de respect; il vous a refusé l'aveu de tout l'amour dont vous l'aviez pénétré, et je veux, pour l'en punir, vous déclarer les motifs ridicules du mystÚre qu'il vous en a fait. Oui, belle Hortense, cet amour que je ne méritais pas de sentir, je ne vous l'ai caché que par le plus misérable, par le plus incroyable orgueil qui fût jamais. Triomphez donc d'un malheureux qui vous adorait, qui a pourtant négligé de vous le dire, et qui a porté la présomption, jusqu'à croire que vous l'aimeriez sans cela voilà ce que j'étais devenu par de faux airs; refusez-m'en le pardon que je vous en demande; prenez en réparation de mes folies l'humiliation que j'ai voulu subir en vous les apprenant; si ce n'est pas assez, riez-en vous-mÃÂȘme, et soyez sûre d'en ÃÂȘtre toujours vengée par la douleur éternelle que j'en emporte. ScÚne XI DorimÚne, Dorante, Hortense, Rosimond DorimÚne. - Enfin, Marquis, vous ne vous plaindrez plus, je suis à vous, il vous est permis de m'épouser; il est vrai qu'il m'en coûte le sacrifice de ma fierté mais, que ne fait-on pas pour ce qu'on aime? Rosimond. - Un moment, de grùce, Madame. Dorante. - Votre pÚre consent à mon bonheur, si vous y consentez vous-mÃÂȘme, Madame. Hortense. - Dans un instant, Dorante. Rosimond, à Hortense. - Vous ne me dites rien, Hortense? Je n'aurai pas mÃÂȘme, en partant, la triste consolation d'espérer que vous me plaindrez. DorimÚne. - Que veut-il dire avec sa consolation? De quoi demande-t-il donc qu'on le plaigne? Rosimond. - Ayez la bonté de ne pas m'interrompre. Hortense. - Quoi, Rosimond, vous m'aimez? Rosimond. - Et mon amour ne finira qu'avec ma vie. DorimÚne. - Mais, parlez donc? Répétez-vous une scÚne de comédie? Rosimond. - Eh! de grùce. Dorante. - Que dois-je penser, Madame? Hortense. - Tout à l'heure. A Rosimond. Et vous n'aimez pas DorimÚne? Rosimond. - Elle est présente; et je dis que je vous adore; et je le dis sans ÃÂȘtre infidÚle approuvez que je n'en dise pas davantage. DorimÚne. - Comment donc, vous l'adorez! Vous ne m'aimez pas? A-t-il perdu l'esprit? Je ne plaisante plus, moi. Dorante. - Tirez-moi de l'inquiétude oÃÂč je suis, Madame? Rosimond. - Adieu, belle Hortense; ma présence doit vous ÃÂȘtre à charge. Puisse Dorante, à qui vous accordez votre coeur, sentir toute l'étendue du bonheur que je perds. A Dorante. Tu me donnes la mort, Dorante; mais je ne mérite pas de vivre, et je te pardonne. DorimÚne. - Voilà qui est bien particulier! Hortense. - ArrÃÂȘtez, Rosimond; ma main peut-elle effacer le ressouvenir de la peine que je vous ai faite? Je vous la donne. Rosimond. - Je devrais expirer d'amour, de transport et de reconnaissance. DorimÚne. - C'est un rÃÂȘve! Voyons. A quoi cela aboutira-t-il? Hortense, à Rosimond. - Ne me sachez pas mauvais gré de ce qui s'est passé; je vous ai refusé ma main, j'ai montré de l'éloignement pour vous; rien de tout cela n'était sincÚre c'était mon coeur qui éprouvait le vÎtre. Vous devez tout à mon penchant; je voulais pouvoir m'y livrer, je voulais que ma raison fût contente, et vous comblez mes souhaits; jugez à présent du cas que j'ai fait de votre coeur par tout ce que j'ai tenté pour en obtenir la tendresse entiÚre. Rosimond se jette à genoux. DorimÚne, en s'en allant. - Adieu. Je vous annonce qu'il faudra l'enfermer au premier jour. ScÚne XII Le Comte, La Marquise, Marton, Frontin Le Comte. - Rosimond à vos pieds, ma fille! Qu'est-ce que cela veut dire? Hortense. - Mon pÚre, c'est Rosimond qui m'aime, et que j'épouserai si vous le souhaitez. Rosimond. - Oui, Monsieur, c'est Rosimond devenu raisonnable, et qui ne voit rien d'égal au bonheur de son sort. Le Comte, à Dorante. - Nous les destinions l'un à l'autre, Monsieur; vous m'aviez demandé ma fille mais vous voyez bien qu'il n'est plus question d'y songer. La Marquise. - Ah! mon fils! Que cet événement me charme! Dorante, à Hortense. - Je ne me plains point, Madame; mais votre procédé est cruel. Hortense. - Vous n'avez rien à me reprocher, Dorante; vous vouliez profiter des fautes de votre ami, et ce dénouement-ci vous rend justice. Frontin. - Ah, Monsieur! Ah, Madame! Mon incomparable Marton. Marton. - Aime-moi à présent tant que tu voudras, il n'y aura rien de perdu. Fin La MÚre confidente Acteurs Comédie en trois actes et en prose représentée pour la premiÚre fois par les comédiens Italiens le 9 mai 1735 Acteurs Madame Argante. Angélique, sa fille. Lisette, sa suivante. Dorante, amant d'Angélique. Ergaste, son oncle. Lubin, paysan valet de Madame Argante. La scÚne se passe à la campagne, chez Madame Argante. Acte premier ScÚne premiÚre Dorante, Lisette Dorante. - Quoi! vous venez sans Angélique, Lisette? Lisette. - Elle arrivera bientÎt, elle est avec sa mÚre, je lui ai dit que j'allais toujours devant, et je ne me suis hùtée que pour avoir avec vous un moment d'entretien, sans qu'elle le sache. Dorante. - Que me veux-tu, Lisette? Lisette. - Ah ça, Monsieur, nous ne vous connaissons, Angélique et moi, que par une aventure de promenade dans cette campagne. Dorante. - Il est vrai. Lisette. - Vous ÃÂȘtes tous deux aimables, l'amour s'est mis de la partie, cela est naturel; voilà sept ou huit entrevues que nous avons avec vous, à l'insu de tout le monde; la mÚre, à qui vous ÃÂȘtes inconnu, pourrait à la fin en apprendre quelque chose, toute l'intrigue retomberait sur moi terminons; Angélique est riche, vous ÃÂȘtes tous deux d'une égale condition, à ce que vous dites; engagez vos parents à la demander pour vous en mariage; il n'y a pas mÃÂȘme de temps à perdre. Dorante. - C'est ici oÃÂč gÃt la difficulté. Lisette. - Vous auriez de la peine à trouver un meilleur parti, au moins. Dorante. - Eh! il n'est que trop bon. Lisette. - Je ne vous entends pas. Dorante. - Ma famille vaut la sienne, sans contredit, mais je n'ai pas de bien, Lisette. Lisette, étonnée. - Comment? Dorante. - Je dis les choses comme elles sont; je n'ai qu'une trÚs petite légitime. Lisette, brusquement. - Vous? Tant pis; je ne suis point contente de cela, qui est-ce qui le devinerait à votre air? Quand on n'a rien, faut-il ÃÂȘtre de si bonne mine? Vous m'avez trompée, Monsieur. Dorante. - Ce n'était pas mon dessein. Lisette. - Cela ne se fait pas, vous dis-je, que diantre voulez-vous qu'on fasse de vous? Vraiment Angélique vous épouserait volontiers, mais nous avons une mÚre qui ne sera pas tentée de votre légitime, et votre amour ne nous donnerait que du chagrin. Dorante. - Eh! Lisette, laisse aller les choses, je t'en conjure; il peut arriver tant d'accidents! Si je l'épouse, je te jure d'honneur que je te ferai ta fortune; tu n'en peux espérer autant de personne, et je tiendrai parole. Lisette. - Ma fortune? Dorante. - Oui, je te le promets. Ce n'est pas le bien d'Angélique qui me fait envie si je ne l'avais pas rencontrée ici, j'allais, à mon retour à Paris, épouser une veuve trÚs riche et peut-ÃÂȘtre plus riche qu'elle, tout le monde le sait, mais il n'y a plus moyen j'aime Angélique; et si jamais tes soins m'unissaient à elle, je me charge de ton établissement. Lisette, rÃÂȘvant un peu. - Vous ÃÂȘtes séduisant; voilà une façon d'aimer qui commence à m'intéresser, je me persuade qu'Angélique serait bien avec vous. Dorante. - Je n'aimerai jamais qu'elle. Lisette. - Vous lui ferez donc sa fortune aussi bien qu'à moi, mais, Monsieur, vous n'avez rien, dites-vous? cela est dur, n'héritez-vous de personne, tous vos parents sont-ils ruinés? Dorante. - Je suis le neveu d'un homme qui a de trÚs grands biens, qui m'aime beaucoup, et qui me traite comme un fils. Lisette. - Eh! que ne parlez-vous donc? d'oÃÂč vient me faire peur avec vos tristes récits, pendant que vous en avez de si consolants à faire? Un oncle riche, voilà qui est excellent; et il est vieux, sans doute, car ces Messieurs-là ont coutume de l'ÃÂȘtre. Dorante. - Oui, mais le mien ne suit pas la coutume, il est jeune. Lisette. - Jeune! et de quelle jeunesse encore? Dorante. - Il n'a que trente-cinq ans. Lisette. - Miséricorde! trente-cinq ans! Cet homme-là n'est bon qu'à ÃÂȘtre le neveu d'un autre. Dorante. - Il est vrai. Lisette. - Mais du moins, est-il un peu infirme? Dorante. - Point du tout, il se porte à merveille, il est, grùce au ciel, de la meilleure santé du monde, car il m'est cher. Lisette. - Trente-cinq ans et de la santé, avec un degré de parenté comme celui-là ! Le joli parent! Et quelle est l'humeur de ce galant homme? Dorante. - Il est froid, sérieux et philosophe. Lisette. - Encore passe, voilà une humeur qui peut nous dédommager de la vieillesse et des infirmités qu'il n'a pas il n'a qu'à nous assurer son bien. Dorante. - Il ne faut pas s'y attendre; on parle de quelque mariage en campagne pour lui. Lisette, s'écriant. - Pour ce philosophe! Il veut donc avoir des héritiers en propre personne? Dorante. - Le bruit en court. Lisette. - Oh! Monsieur, vous m'impatientez avec votre situation; en vérité, vous ÃÂȘtes insupportable, tout est désolant avec vous, de quelque cÎté qu'on se tourne. Dorante. - Te voilà donc dégoûtée de me servir? Lisette, vivement. - Non, vous avez un malheur qui me pique et que je veux vaincre; mais retirez-vous, voici Angélique qui arrive, je ne lui ai pas dit que vous viendriez ici, quoiqu'elle s'attende bien de vous y voir; vous reparaÃtrez dans un instant et ferez comme si vous arriviez, donnez-moi le temps de l'instruire de tout, j'ai à lui rendre compte de votre personne, elle m'a chargée de savoir un peu de vos nouvelles, laissez-moi faire. Dorante sort. ScÚne II Angélique, Lisette Lisette. - Je désespérais que vous vinssiez, Madame. Angélique. - C'est qu'il est arrivé du monde à qui j'ai tenu compagnie. Eh bien! Lisette, as-tu quelque chose à me dire de Dorante? as-tu parlé de lui à la concierge du chùteau oÃÂč il est? Lisette. - Oui, je suis parfaitement informée. Dorante est un homme charmant, un homme aimé, estimé de tout le monde, en un mot, le plus honnÃÂȘte homme qu'on puisse connaÃtre. Angélique. - Hélas! Lisette, je n'en doutais pas, cela ne m'apprend rien, je l'avais deviné. Lisette. - Oui; il n'y a qu'à le voir pour avoir bonne opinion de lui. Il faut pourtant le quitter, car il ne vous convient pas. Angélique. - Le quitter! Quoi! aprÚs cet éloge! Lisette. - Oui, Madame, il n'est pas votre fait. Angélique. - Ou vous plaisantez, ou la tÃÂȘte vous tourne. Lisette. - Ni l'un ni l'autre. Il a un défaut terrible. Angélique. - Tu m'effrayes. Lisette. - Il est sans bien. Angélique. - Ah! je respire! N'est-ce que cela? Explique-toi donc mieux, Lisette ce n'est pas un défaut, c'est un malheur, je le regarde comme une bagatelle, moi. Lisette. - Vous parlez juste; mais nous avons une mÚre, allez la consulter sur cette bagatelle-là , pour voir un peu ce qu'elle vous répondra; demandez-lui si elle sera d'avis de vous donner Dorante. Angélique. - Et quel est le tien là -dessus, Lisette? Lisette. - Oh! le mien, c'est une autre affaire; sans vanité, je penserais un peu plus noblement que cela, ce serait une fort belle action que d'épouser Dorante. Angélique. - Va, va, ne ménage pas mon coeur, il n'est pas au-dessous du tien, conseille-moi hardiment une belle action. Lisette. - Non pas, s'il vous plaÃt. Dorante est un cadet et l'usage veut qu'on le laisse là . Angélique. - Je l'enrichirais donc? Quel plaisir! Lisette. - Oh! vous en direz tant que vous me tenterez. Angélique. - Plus il me devrait, et plus il me serait cher. Lisette. - Vous ÃÂȘtes tous deux les plus aimables enfants du monde, car il refuse aussi, à cause de vous, une veuve trÚs riche, à ce qu'on dit. Angélique. - Lui? eh bien! il a eu la modestie de s'en taire, c'est toujours de nouvelles qualités que je lui découvre. Lisette. - Allons, Madame, il faut que vous épousiez cet homme-là , le ciel vous destine l'un à l'autre, cela est visible. Rappelez-vous votre aventure nous nous promenons toutes deux dans les allées de ce bois. Il y a mille autres endroits pour se promener; point du tout, cet homme, qui nous est inconnu, ne vient qu'à celui-ci, parce qu'il faut qu'il nous rencontre. Qu'y faisiez-vous? Vous lisiez. Qu'y faisait-il? Il lisait. Y a-t-il rien de plus marqué? Angélique. - Effectivement. Lisette. - Il vous salue, nous le saluons, le lendemain, mÃÂȘme promenade, mÃÂȘmes allées, mÃÂȘme rencontre, mÃÂȘme inclination des deux cÎtés, et plus de livres de part et d'autre; cela est admirable! Angélique. - Ajoute que j'ai voulu m'empÃÂȘcher de l'aimer, et que je n'ai pu en venir à bout. Lisette. - Je vous en défierais. Angélique. - Il n'y a plus que ma mÚre qui m'inquiÚte, cette mÚre qui m'idolùtre, qui ne m'a jamais fait sentir que son amour, qui ne veut jamais que ce que je veux. Lisette. - Bon! c'est que vous ne voulez jamais que ce qui lui plaÃt. Angélique. - Mais si elle fait si bien que ce qui lui plaÃt me plaise aussi, n'est-ce pas comme si je faisais toujours mes volontés? Lisette. - Est-ce que vous tremblez déjà ? Angélique. - Non, tu m'encourages, mais c'est ce misérable bien que j'ai et qui me nuira ah! que je suis fùchée d'ÃÂȘtre si riche! Lisette. - Ah! le plaisant chagrin! Eh! ne l'ÃÂȘtes-vous pas pour vous deux? Angélique. - Il est vrai. Ne le verrons-nous pas aujourd'hui? Quand reviendra-t-il? Lisette regarde sa montre. - Attendez, je vais vous le dire. Angélique. - Comment! est-ce que tu lui as donné rendez-vous? Lisette. - Oui, il va venir, il ne tardera pas deux minutes, il est exact. Angélique. - Vous n'y songez pas, Lisette; il croira que c'est moi qui le lui ai fait donner. Lisette. - Non, non, c'est toujours avec moi qu'il les prend, et c'est vous qui les tenez sans le savoir. Angélique. - Il a fort bien fait de ne m'en rien dire, car je n'en aurais pas tenu un seul; et comme vous m'avertissez de celui-ci, je ne sais pas trop si je puis rester avec bienséance, j'ai presque envie de m'en aller. Lisette. - Je crois que vous avez raison. Allons, partons, Madame. Angélique. - Une autre fois, quand vous lui direz de venir, du moins ne m'avertissez pas, voilà tout ce que je vous demande. Lisette. - Ne nous fùchons pas, le voici. ScÚne III Dorante, Angélique, Lisette, Lubin, éloigné. Angélique. - Je ne vous attendais pas, au moins, Dorante. Dorante. - Je ne sais que trop que c'est à Lisette que j'ai l'obligation de vous voir ici, Madame. Lisette, sans regarder. - Je lui ai pourtant dit que vous viendriez. Angélique. - Oui, elle vient de me l'apprendre tout à l'heure. Lisette. - Pas tant tout à l'heure. Angélique. - Taisez-vous, Lisette. Dorante. - Me voyez-vous à regret, Madame? Angélique. - Non, Dorante, si j'étais fùchée de vous voir, je fuirais les lieux oÃÂč je vous trouve, et oÃÂč je pourrais soupçonner de vous rencontrer. Lisette. - Oh! pour cela, Monsieur, ne vous plaignez pas; il faut rendre justice à Madame il n'y a rien de si obligeant que les discours qu'elle vient de me tenir sur votre compte. Angélique. - Mais, en vérité, Lisette!... Dorante. - Eh! Madame, ne m'enviez pas la joie qu'elle me donne. Lisette. - OÃÂč est l'inconvénient de répéter des choses qui ne sont que louables? Pourquoi ne saurait-il pas que vous ÃÂȘtes charmée que tout le monde l'aime et l'estime? Y a-t-il du mal à lui dire le plaisir que vous vous proposez à le venger de la fortune, à lui apprendre que la sienne vous le rend encore plus cher? Il n'y a point à rougir d'une pareille façon de penser, elle fait l'éloge de votre coeur. Dorante. - Quoi! charmante Angélique, mon bonheur irait-il jusque-là ? Oserais-je ajouter foi à ce qu'elle me dit? Angélique. - Je vous avoue qu'elle est bien étourdie. Dorante. - Je n'ai que mon coeur à vous offrir, il est vrai, mais du moins n'en fut-il jamais de plus pénétré ni de plus tendre. Lubin paraÃt dans l'éloignement. Lisette. - Doucement, ne parlez pas si haut, il me semble que je vois le neveu de notre fermier qui nous observe; ce grand benÃÂȘt-là , que fait-il ici? Angélique. - C'est lui-mÃÂȘme. Ah! que je suis inquiÚte! Il dira tout à ma mÚre. Adieu, Dorante, nous nous reverrons, je me sauve, retirez-vous aussi. Elle sort. Dorante veut s'en aller. Lisette, l'arrÃÂȘtant. - Non, Monsieur, arrÃÂȘtez, il me vient une idée il faut tùcher de le mettre dans nos intérÃÂȘts, il ne me hait pas. Dorante. - Puisqu'il nous a vus, c'est le meilleur parti. ScÚne IV Dorante, Lisette, Lubi Lisette, à Dorante. - Laissez-moi faire. Ah! te voilà , Lubin? à quoi t'amuses-tu là ? Lubin. - Moi? D'abord je faisais une promenade, à présent je regarde. Lisette. - Et que regardes-tu? Lubin. - Des oisiaux, deux qui restont, et un qui viant de prenre sa volée, et qui est le plus joli de tous. Regardant Dorante. En velà un qui est bian joli itou, et jarnigué! ils profiteront bian avec vous, car vous les sifflez comme un charme, Mademoiselle Lisette. Lisette. - C'est-à -dire que tu nous as vu, Angélique et moi, parler à Monsieur? Lubin. - Oh! oui, j'ons tout vu à mon aise, j'ons mÃÂȘmement entendu leur petit ramage. Lisette. - C'est le hasard qui nous a fait rencontrer Monsieur, et voilà la premiÚre fois que nous le voyons. Lubin. - Morgué! qu'alle a bonne meine cette premiÚre fois-là , alle ressemble à la vingtiÚme! Dorante. - On ne saurait se dispenser de saluer une dame quand on la rencontre, je pense. Lubin, riant. - Ah! ah! ah! vous tirez donc voute révérence en paroles, vous convarsez depuis un quart d'heure, appelez-vous ça un coup de chapiau? Lisette. - Venons au fait, serais-tu d'humeur d'entrer dans nos intérÃÂȘts? Lubin. - Peut-ÃÂȘtre qu'oui, peut-ÃÂȘtre que non, ce sera suivant les magniÚres du monde; il gnia que ça qui rÚgle, car j'aime les magniÚres, moi. Lisette. - Eh bien! Lubin, je te prie instamment de nous servir. Dorante lui donne de l'argent. - Et moi, je te paye pour cela. Lubin. - Je vous baille donc la parfarence; redites voute chance, alle sera pu bonne ce coup-ci que l'autre, d'abord c'est une rencontre, n'est-ce pas? ça se pratique, il n'y a pas de malhonnÃÂȘteté à rencontrer les parsonnes. Lisette. - Et puis on se salue. Lubin. - Et pis queuque bredouille au bout de la révérence, c'est itou ma coutume; toujours je bredouille en saluant, et quand ça se passe avec des femmes, faut bian qu'alles répondent deux paroles pour une; les hommes parlent, les femmes babillent, allez voute chemin; velà qui est fort bon, fort raisonnable et fort civil. Oh çà ! la rencontre, la salutation, la demande, et la réponse, tout ça est payé! il n'y a pus qu'à nous accommoder pour le courant. Dorante. - Voilà pour le courant. Lubin. - Courez donc tant que vous pourrez, ce que vous attraperez, c'est pour vous; je n'y prétends rin, pourvu que j'attrape itou. Sarviteur, il n'y a, morgué! parsonne de si agriable à rencontrer que vous. Lisette. - Tu seras donc de nos amis à présent. Lubin. - Tatigué! oui, ne m'épargnez pas, toute mon amiquié est à voute sarvice au mÃÂȘme prix. Lisette. - Puisque nous pouvons compter sur toi, veux-tu bien actuellement faire le guet pour nous avertir, en cas que quelqu'un vienne, et surtout Madame? Lubin. - Que vos parsonnes se tiennent en paix, je vous garantis des passants une lieue à la ronde. Il sort. ScÚne V Dorante, Lisette Lisette. - Puisque nous voici seuls un moment, parlons encore de votre amour, Monsieur. Vous m'avez fait de grandes promesses en cas que les choses réussissent; mais comment réussiront-elles? Angélique est une héritiÚre, et je sais les intentions de la mÚre, quelque tendresse qu'elle ait pour sa fille, qui vous aime, ce ne sera pas à vous à qui elle la donnera, c'est de quoi vous devez ÃÂȘtre bien convaincu; or, cela supposé, que vous passe-t-il dans l'esprit là -dessus? Dorante. - Rien encore, Lisette. Je n'ai jusqu'ici songé qu'au plaisir d'aimer Angélique. Lisette. - Mais ne pourriez-vous pas en mÃÂȘme temps songer à faire durer ce plaisir? Dorante. - C'est bien mon dessein; mais comment s'y prendre? Lisette. - Je vous le demande. Dorante. - J'y rÃÂȘverai, Lisette. Lisette. - Ah! vous y rÃÂȘverez! Il n'y a qu'un petit inconvénient à craindre, c'est qu'on ne marie votre maÃtresse pendant que vous rÃÂȘverez à la conserver. Dorante. - Que me dis-tu, Lisette? J'en mourrais de douleur. Lisette. - Je vous tiens donc pour mort. Dorante, vivement. - Est-ce qu'on la veut marier? Lisette. - La partie est toute liée avec la mÚre, il y a déjà un époux d'arrÃÂȘté, je le sais de bonne part. Dorante. - Eh! Lisette, tu me désespÚres, il faut absolument éviter ce malheur-là . Lisette. - Ah! ce ne sera pas en disant j'aime, et toujours j'aime... N'imaginez-vous rien? Dorante. - Tu m'accables. ScÚne VI Lubin, Lisette, Dorante Lubin, accourant. - Gagnez pays, mes bons amis, sauvez-vous, velà l'ennemi qui s'avance. Lisette. - Quel ennemi? Lubin. - Morgué! le plus méchant, c'est la mÚre d'Angélique. Lisette, à Dorante. - Eh! vite, cachez-vous dans le bois, je me retire. Elle sort. Lubin. - Et moi je ferai semblant d'ÃÂȘtre sans malice. ScÚne VII Lubin, Madame Argante Madame Argante. - Ah! c'est toi, Lubin, tu es tout seul? Il me semblait avoir entendu du monde. Lubin. - Non, noute maÃtresse; ce n'est que moi qui me parle et qui me repart, à celle fin de me tenir compagnie, ça amuse. Madame Argante. - Ne me trompes-tu point? Lubin. - Pargué! je serais donc un fripon? Madame Argante. - Je te crois, et je suis bien aise de te trouver, car je te cherchais; j'ai une commission à te donner, que je ne veux confier à aucun de mes gens; c'est d'observer Angélique dans ses promenades, et de me rendre compte de ce qui s'y passe; je remarque que depuis quelque temps elle sort souvent à la mÃÂȘme heure avec Lisette, et j'en voudrais savoir la raison. Lubin. - Ca est fort raisonnable. Vous me baillez donc une charge d'espion? Madame Argante. - A peu prÚs. Lubin. - Je savons bian ce que c'est; j'ons la pareille. Madame Argante. - Toi? Lubin. - Oui, ça est fort lucratif; mais c'est qu'ou venez un peu tard, noute maÃtresse, car je sis retenu pour vous espionner vous-mÃÂȘme. Madame Argante, à part. - Qu'entends-je? Moi, Lubin? Lubin. - Vraiment oui. Quand Mademoiselle Angélique parle en cachette à son amoureux, c'est moi qui regarde si vous ne venez pas. Madame Argante. - Ceci est sérieux; mais vous ÃÂȘtes bien hardi, Lubin, de vous charger d'une pareille commission. Lubin. - Pardi, y a-t-il du mal à dire à cette jeunesse Velà Madame qui viant, la velà qui ne viant pas? Ca empÃÂȘche-t-il que vous ne veniez, ou non? Je n'y entends pas de finesse. Madame Argante. - Je te pardonne, puisque tu n'as pas cru mal faire, à condition que tu m'instruiras de tout ce que tu verras et de tout ce que tu entendras. Lubin. - Faura donc que j'acoute et que je regarde? Ce sera moiquié plus de besogne avec vous qu'avec eux. Madame Argante. - Je consens mÃÂȘme que tu les avertisses quand j'arriverai, pourvu que tu me rapportes tout fidÚlement, et il ne te sera pas difficile de le faire, puisque tu ne t'éloignes pas beaucoup d'eux. Lubin. - Eh! sans doute, je serai tout porté pour les nouvelles, ça me sera commode, aussitÎt pris, aussitÎt rendu. Madame Argante. - Je te défends surtout de les informer de l'emploi que je te donne, comme tu m'as informé de celui qu'ils t'ont donné; garde-moi le secret. Lubin. - DrÚs qu'ou voulez qu'an le garde, an le gardera; s'ils me l'aviont commandé, j'aurions fait de mÃÂȘme, ils n'aviont qu'à dire. Madame Argante. - N'y manque pas à mon égard, et puisqu'ils ne se soucient point que tu gardes le leur, achÚve de m'instruire, tu n'y perdras pas. Lubin. - PremiÚrement, au lieu de pardre avec eux, j'y gagne. Madame Argante. - C'est-à -dire qu'ils te payent? Lubin. - Tout juste. Madame Argante. - Je te promets de faire comme eux, quand je serai rentrée chez moi. Lubin. - Ce que j'en dis n'est pas pour porter exemple, mais ce qu'ou ferez sera toujours bian fait. Madame Argante. - Ma fille a donc un amant? Quel est-il? Lubin. - Un biau jeune homme fait comme une marveille, qui est libéral, qui a un air, une présentation, une philosomie! Dame! c'est ma meine à moi, ce sera la vÎtre itou; il n'y a pas de garçon pu gracieux à contempler, et qui fait l'amour avec des paroles si douces! C'est un plaisir que de l'entendre débiter sa petite marchandise! Il ne dit pas un mot qu'il n'adore. Madame Argante. - Et ma fille, que lui répond-elle? Lubin. - Voute fille? mais je pense que bientÎt ils s'adoreront tous deux. Madame Argante. - N'as-tu rien retenu de leurs discours? Lubin. - Non, qu'une petite miette. Je n'ai pas de moyen, ce li fait-il. Et moi, j'en ai trop, ce li fait-elle. Mais, li dit-il, j'ai le coeur si tendre! Mais, li dit-elle, qu'est-ce que ma mÚre s'en souciera? Et pis là -dessus ils se lamentont sur le plus, sur le moins, sur la pauvreté de l'un, sur la richesse de l'autre, ça fait des regrets bian touchants. Madame Argante. - Quel est ce jeune homme? Lubin. - Attendez, il m'est avis que c'est Dorante, et comme c'est un voisin, on peut l'appeler le voisin Dorante. Madame Argante. - Dorante! ce nom-là ne m'est pas inconnu, comment se sont-ils vus? Lubin. - Ils se sont vus en se rencontrant; mais ils ne se rencontrent pus, ils se treuvent. Madame Argante. - Et Lisette, est-elle de la partie? Lubin. - Morgué! oui, c'est leur capitaine, alle a le gouvarnement des rencontres, c'est un trésor pour des amoureux que cette fille-là . Madame Argante. - Voici, ce me semble, ma fille, qui feint de se promener et qui vient à nous; retire-toi, Lubin, continue d'observer et de m'instruire avec fidélité, je te récompenserai. Lubin. - Oh! que oui, Madame, ce sera au logis, il n'y a pas loin. Il sort. ScÚne VIII Madame Argante, Angélique Madame Argante. - Je vous demandais à Lubin, ma fille. Angélique. - Avez-vous à me parler, Madame? Madame Argante. - Oui; vous connaissez Ergaste, Angélique, vous l'avez vu souvent à Paris, il vous demande en mariage. Angélique. - Lui, ma mÚre, Ergaste, cet homme si sombre si sérieux, il n'est pas fait pour ÃÂȘtre un mari, ce me semble. Madame Argante. - Il n'y a rien à redire à sa figure. Angélique. - Pour sa figure, je la lui passe, c'est à quoi je ne regarde guÚre. Madame Argante. - Il est froid. Angélique. - Dites glacé, taciturne, mélancolique, rÃÂȘveur et triste. Madame Argante. - Vous le verrez bientÎt, il doit venir ici, et s'il ne vous accommode pas, vous ne l'épouserez pas malgré vous, ma chÚre enfant, vous savez bien comme nous vivons ensemble. Angélique. - Ah! ma mÚre, je ne crains point de violence de votre part, ce n'est pas là ce qui m'inquiÚte. Madame Argante. - Es-tu bien persuadée que je t'aime? Angélique. - Il n'y a point de jour qui ne m'en donne des preuves. Madame Argante. - Et toi, ma fille, m'aimes-tu autant? Angélique. - Je me flatte que vous n'en doutez pas, assurément. Madame Argante. - Non, mais pour m'en rendre encore plus sûre, il faut que tu m'accordes une grùce. Angélique. - Une grùce, ma mÚre! Voilà un mot qui ne me convient point, ordonnez, et je vous obéirai. Madame Argante. - Oh! si tu le prends sur ce ton-là , tu ne m'aimes pas tant que je croyais. Je n'ai point d'ordre à vous donner, ma fille; je suis votre amie, et vous ÃÂȘtes la mienne, et si vous me traitez autrement, je n'ai plus rien à vous dire. Angélique. - Allons, ma mÚre, je me rends, vous me charmez, j'en pleure de tendresse, voyons, quelle est cette grùce que vous me demandez? Je vous l'accorde d'avance. Madame Argante. - Viens donc que je t'embrasse te voici dans un ùge raisonnable, mais oÃÂč tu auras besoin de mes conseils et de mon expérience; te rappelles-tu l'entretien que nous eûmes l'autre jour; et cette douceur que nous nous figurions toutes deux à vivre ensemble dans la plus intime confiance, sans avoir de secrets l'une pour l'autre; t'en souviens-tu? Nous fûmes interrompues, mais cette idée-là te réjouit beaucoup, exécutons-la, parle-moi à coeur ouvert; fais-moi ta confidente. Angélique. - Vous, la confidente de votre fille? Madame Argante. - Oh! votre fille; et qui te parle d'elle? Ce n'est point ta mÚre qui veut ÃÂȘtre ta confidente, c'est ton amie, encore une fois. Angélique, riant. - D'accord, mais mon amie redira tout à ma mÚre, l'un est inséparable de l'autre. Madame Argante. - Eh bien! je les sépare, moi, je t'en fais serment; oui, mets-toi dans l'esprit que ce que tu me confieras sur ce pied-là , c'est comme si ta mÚre ne l'entendait pas; eh! mais cela se doit, il y aurait mÃÂȘme de la mauvaise foi à faire autrement. Angélique. - Il est difficile d'espérer ce que vous dites là . Madame Argante. - Ah! que tu m'affliges; je ne mérite pas ta résistance. Angélique. - Eh bien! soit, vous l'exigez de trop bonne grùce, j'y consens, je vous dirai tout. Madame Argante. - Si tu veux, ne m'appelle pas ta mÚre, donne-moi un autre nom. Angélique. - Oh! ce n'est pas la peine, ce nom-là m'est cher, quand je le changerais, il n'en serait ni plus ni moins, ce ne serait qu'une finesse inutile, laissez-le-moi, il ne m'effraye plus. Madame Argante. - Comme tu voudras, ma chÚre Angélique. Ah çà ! je suis donc ta confidente, n'as-tu rien à me confier dÚs à présent? Angélique. - Non, que je sache, mais ce sera pour l'avenir. Madame Argante. - Comment va ton coeur? Personne ne l'a-t-il attaqué jusqu'ici? Angélique. - Pas encore. Madame Argante. - Hum! Tu ne te fies pas à moi, j'ai peur que ce ne soit encore à ta mÚre à qui tu réponds. Angélique. - C'est que vous commencez par une furieuse question. Madame Argante. - La question convient à ton ùge. Angélique. - Ah! Madame Argante. - Tu soupires? Angélique. - Il est vrai. Madame Argante. - Que t'est-il arrivé? Je t'offre de la consolation et des conseils, parle. Angélique. - Vous ne me le pardonnerez pas. Madame Argante. - Tu rÃÂȘves encore, avec tes pardons, tu me prends pour ta mÚre. Angélique. - Il est assez permis de s'y tromper, mais c'est du moins pour la plus digne de l'ÃÂȘtre, pour la plus tendre et la plus chérie de sa fille qu'il y ait au monde. Madame Argante. - Ces sentiments-là sont dignes de toi, et je les dirai; mais il ne s'agit pas d'elle, elle est absente revenons, qu'est-ce qui te chagrine? Angélique. - Vous m'avez demandé si on avait attaqué mon coeur? Que trop, puisque j'aime! Madame Argante, d'un air sérieux. - Vous aimez? Angélique, riant. - Eh bien! ne voilà -t-il pas cette mÚre qui est absente? C'est pourtant elle qui me répond; mais rassurez-vous, car je badine. Madame Argante. - Non, tu ne badines point, tu me dis la vérité, et il n'y a rien là qui me surprenne; de mon cÎté, je n'ai répondu sérieusement que parce que tu me parlais de mÃÂȘme; ainsi point d'inquiétude, tu me confies donc que tu aimes. Angélique. - Je suis presque tentée de m'en dédire. Madame Argante. - Ah! ma chÚre Angélique, tu ne me rends pas tendresse pour tendresse. Angélique. - Vous m'excuserez, c'est l'air que vous avez pris qui m'a alarmée; mais je n'ai plus peur; oui, j'aime, c'est un penchant qui m'a surpris. Madame Argante. - Tu n'es pas la premiÚre, cela peut arriver à tout le monde et quel homme est-ce? est-il à Paris? Angélique. - Non, je ne le connais que d'ici? Madame Argante, riant. - D'ici, ma chÚre? Conte-moi donc cette histoire-là , je la trouve plus plaisante que sérieuse, ce ne peut ÃÂȘtre qu'une aventure de campagne, une rencontre? Angélique. - Justement. Madame Argante. - Quelque jeune homme galant, qui t'a salué, et qui a su adroitement engager une conversation? Angélique. - C'est cela mÃÂȘme. Madame Argante. - Sa hardiesse m'étonne, car tu es d'une figure qui devait lui en imposer ne trouves-tu pas qu'il a un peu manqué de respect? Angélique. - Non, le hasard a tout fait, et c'est Lisette qui en est cause, quoique fort innocemment; elle tenait un livre, elle le laissa tomber, il le ramassa, et on se parla, cela est tout naturel. Madame Argante, riant. - Va, ma chÚre enfant, tu es folle de t'imaginer que tu aimes cet homme-là , c'est Lisette qui te le fait accroire, tu es si fort au-dessus de pareille chose! tu en riras toi-mÃÂȘme au premier jour. Angélique. - Non, je n'en crois rien, je ne m'y attends pas, en vérité. Madame Argante. - Bagatelle, te dis-je, c'est qu'il y a là dedans un air de roman qui te gagne. Angélique. - Moi, je n'en lis jamais, et puis notre aventure est toute des plus simples. Madame Argante. - Tu verras; te dis-je; tu es raisonnable, et c'est assez; mais l'as-tu vu souvent? Angélique. - Dix ou douze fois. Madame Argante. - Le verras-tu encore? Angélique. - Franchement, j'aurais bien de la peine à m'en empÃÂȘcher. Madame Argante. - Je t'offre, si tu le veux, de reprendre ma qualité de mÚre pour te le défendre. Angélique. - Non vraiment, ne reprenez rien, je vous prie, ceci doit ÃÂȘtre un secret pour vous en cette qualité-là , et je compte que vous ne savez rien, au moins, vous me l'avez promis. Madame Argante. - Oh! je te tiendrai parole, mais puisque cela est si sérieux, peu s'en faut que je ne verse des larmes sur le danger oÃÂč je te vois, de perdre l'estime qu'on a pour toi dans le monde. Angélique. - Comment donc? l'estime qu'on a pour moi! Vous me faites trembler. Est-ce que vous me croyez capable de manquer de sagesse? Madame Argante. - Hélas! ma fille, vois ce que tu as fait, te serais-tu crue capable de tromper ta mÚre, de voir à son insu un jeune étourdi, de courir les risques de son indiscrétion et de sa vanité, de t'exposer à tout ce qu'il voudra dire, et de te livrer à l'indécence de tant d'entrevues secrÚtes, ménagées par une misérable suivante sans coeur, qui ne s'embarrasse guÚre des conséquences, pourvu qu'elle y trouve son intérÃÂȘt, comme elle l'y trouve sans doute? qui t'aurait dit, il y a un mois, que tu t'égarerais jusque-là , l'aurais-tu cru? Angélique, triste. - Je pourrais bien avoir tort, voilà des réflexions que je n'ai jamais faites. Madame Argante. - Eh! ma chÚre enfant, qui est-ce qui te les ferait faire? Ce n'est pas un domestique payé pour te trahir, non plus qu'un amant qui met tout son bonheur à te séduire; tu ne consultes que tes ennemis; ton coeur mÃÂȘme est de leur parti, tu n'as pour tout secours que ta vertu qui ne doit pas ÃÂȘtre contente, et qu'une véritable amie comme moi, dont tu te défies que ne risques-tu pas? Angélique. - Ah! ma chÚre mÚre, ma chÚre amie, vous avez raison, vous m'ouvrez les yeux, vous me couvrez de confusion; Lisette m'a trahie, et je romps avec le jeune homme; que je vous suis obligée de vos conseils! Lubin, à Madame Argante. - Madame, il vient d'arriver un homme qui demande à vous parler. Madame Argante, à Angélique. - En qualité de simple confidente, je te laisse libre; je te conseille pourtant de me suivre, car le jeune homme est peut-ÃÂȘtre ici. Angélique. - Permettez-moi de rÃÂȘver un instant, et ne vous embarrassez point; s'il y est, et qu'il ose paraÃtre, je le congédierai, je vous assure. Madame Argante. - Soit, mais songe à ce que je t'ai dit. Elle sort. ScÚne IX Angélique, un moment seule, Lubin survient. Angélique. - Voilà qui est fait, je ne le verrai plus. Lubin, sans s'arrÃÂȘter, lui remet une lettre dans la main. ArrÃÂȘtez, de qui est-elle? Lubin, en s'en allant, de loin. - De ce cher poulet. C'est voute galant qui vous la mande. Angélique la rejette loin. - Je n'ai point de galant, rapportez-la. Lubin. - Elle est faite pour rester. Angélique. - Reprenez-la, encore une fois, et retirez-vous. Lubin. - Eh morgué! queu fantaisie! je vous dis qu'il faut qu'alle demeure, à celle fin que vous la lisiais, ça m'est enjoint, et à vous aussi; il y a dedans un entretien pour tantÎt, à l'heure qui vous fera plaisir, et je sis enchargé d'apporter l'heure à Lisette, et non pas la lettre. Ramassez-la, car je n'ose, de peur qu'en ne me voie, et pis vous me crierez la réponse tout bas. Angélique. - Ramasse-la toi-mÃÂȘme, et va-t'en, je te l'ordonne. Lubin. - Mais voyez ce rat qui lui prend! Non, morgué! je ne la ramasserai pas, il ne sera pas dit que j'aie fait ma commission tout de travars. Angélique, s'en allant. - Cet impertinent! Lubin la regarde s'en aller. - Faut qu'alle ai de l'avarsion pour l'écriture. Acte II ScÚne premiÚre Dorante, Lubin Lubin entre le premier et dit. - Parsonne ne viant. Dorante entre. Eh palsangué! arrivez donc, il y a pu d'une heure que je sis à l'affût de vous. Dorante. - Eh bien! qu'as-tu à me dire? Lubin. - Que vous ne bougiais d'ici, Lisette m'a dit de vous le commander. Dorante. - T'a-t-elle dit l'heure qu'Angélique a prise pour notre rendez-vous? Lubin. - Non, alle vous contera ça. Dorante. - Est-ce là tout? Lubin. - C'est tout par rapport à vous, mais il y a un restant par rapport à moi. Dorante. - De quoi est-il question? Lubin. - C'est que je me repens... Dorante. - Qu'appelles-tu te repentir? Lubin. - J'entends qu'il y a des scrupules qui me tourmentont sur vos rendez-vous que je protÚge, j'ons queuquefois la tentation de vous torner casaque sur tout ceci, et d'aller nous accuser tretous. Dorante. - Tu rÃÂȘves, et oÃÂč est le mal de ces rendez-vous? Que crains-tu? ne suis-je pas honnÃÂȘte homme? Lubin. - Morgué! moi itou, et tellement honnÃÂȘte, qu'il n'y aura pas moyen d'ÃÂȘtre un fripon, si on ne me soutient le coeur, par rapport à ce que j'ons toujours maille à partie avec ma conscience; il y a toujours queuque chose qui cloche dans mon courage; à chaque pas que je fais, j'ai le défaut de m'arrÃÂȘter, à moins qu'on ne me pousse, et c'est à vous à pousser. Dorante, tirant une bague qu'il lui donne. - Eh! morbleu! prends encore cela, et continue. Lubin. - Ça me ravigote. Dorante. - Dis-moi, Angélique viendra-t-elle bientÎt? Lubin. - Peut-ÃÂȘtre biantÎt, peut-ÃÂȘtre bian tard, peut-ÃÂȘtre point du tout. Dorante. - Point du tout, qu'est-ce que tu veux dire? Comment a-t-elle reçu ma lettre? Lubin. - Ah! comment? Est-ce que vous me faites itou voute rapporteux auprÚs d'elle? Pargué! je serons donc l'espion à tout le monde? Dorante. - Toi? Eh! de qui l'es-tu encore? Lubin. - Eh! pardi! de la mÚre, qui m'a bian enchargé de n'en rian dire. Dorante. - Misérable! tu parles donc contre nous? Lubin. - Contre vous, Monsieur? Pas le mot, ni pour ni contre, je fais ma main, et velà tout, faut pas mÃÂȘmement que vous sachiez ça. Dorante. - Explique-toi donc; c'est-à -dire que ce que tu en fais, n'est que pour obtenir quelque argent d'elle sans nous nuire? Lubin. - Velà cen que c'est, je tire d'ici, je tire d'ilà , et j'attrape. Dorante. - AchÚve, que t'a dit Angélique quand tu lui as porté ma lettre? Lubin. - Parlez-li toujours, mais ne li écrivez pas, voute griffonnage n'a pas fait forteune. Dorante. - Quoi! ma lettre l'a fùchée? Lubin. - Alle n'en a jamais voulu tùter, le papier la courrouce. Dorante. - Elle te l'a donc rendue? Lubin. - Alle me l'a rendue à tarre, car je l'ons ramassée; et Lisette la tient. Dorante. - Je n'y comprends rien, d'oÃÂč cela peut-il provenir? Lubin. - Velà Lisette, intarrogez-la, je retorne à ma place pour vous garder. Il sort. ScÚne II Lisette, Dorante Dorante. - Que viens-je d'apprendre, Lisette? Angélique a rebuté ma lettre! Lisette. - Oui, la voici, Lubin me l'a rendue, j'ignore quelle fantaisie lui a pris, mais il est vrai qu'elle est de fort mauvaise humeur, je n'ai pu m'expliquer avec elle à cause du monde qu'il y avait au logis, mais elle est triste, elle m'a battu froid, et je l'ai trouvée toute changée; je viens pourtant de l'apercevoir là -bas, et j'arrive pour vous en avertir; attendons-la, sa rÃÂȘverie pourrait bien tout doucement la conduire ici. Dorante. - Non, Lisette, ma vue ne ferait que l'irriter peut-ÃÂȘtre; il faut respecter ses dégoûts pour moi, je ne les soutiendrais pas, et je me retire. Lisette. - Que les amants sont quelquefois risibles! Qu'ils disent de fadeurs! Tenez, fuyez-la, Monsieur, car elle arrive, fuyez-la, pour la respecter. ScÚne III Angélique, Dorante, Lisette Angélique. - Quoi! Monsieur est ici! Je ne m'attendais pas à l'y trouver. Dorante. - J'allais me retirer, Madame, Lisette vous le dira je n'avais garde de me montrer; le mépris que vous avez fait de ma lettre m'apprend combien je vous suis odieux. Angélique. - Odieux! Ah! j'en suis quitte à moins; pour indifférent, passe, et trÚs indifférent; quant à votre lettre, je l'ai reçue comme elle le méritait, et je ne croyais pas qu'on eût droit d'écrire aux gens qu'on a vus par hasard; j'ai trouvé cela fort singulier, surtout avec une personne de mon sexe m'écrire, à moi, Monsieur, d'oÃÂč vous est venue cette idée, je n'ai pas donné lieu à votre hardiesse, ce me semble, de quoi s'agit-il entre vous et moi? Dorante. - De rien pour vous, Madame, mais de tout pour un malheureux que vous accablez. Angélique. - Voilà des expressions aussi déplacées qu'inutiles, et je vous avertis que je ne les écoute point. Dorante. - Eh! de grùce, Madame, n'ajoutez point la raillerie aux discours cruels que vous me tenez, méprisez ma douleur, mais ne vous en moquez pas, je ne vous exagÚre point ce que je souffre. Angélique. - Vous m'empÃÂȘchez de parler à Lisette, Monsieur, ne m'interrompez point. Lisette. - Peut-on, sans ÃÂȘtre trop curieuse, vous demander à qui vous en avez? Angélique. - A vous, et je ne suis venue ici que parce que je vous cherchais, voilà ce qui m'amÚne. Dorante. - Voulez-vous que je me retire, Madame? Angélique. - Comme vous voudrez, Monsieur. Dorante. - Ciel! Angélique. - Attendez pourtant; puisque vous ÃÂȘtes là , je serai bien aise que vous sachiez ce que j'ai à vous dire vous m'avez écrit, vous avez lié conversation avec moi, vous pourriez vous en vanter, cela n'arrive que trop souvent, et je serais charmée que vous appreniez ce que j'en pense. Dorante. - Me vanter, moi, Madame, de quel affreux caractÚre me faites-vous là ? Je ne réponds rien pour ma défense, je n'en ai pas la force; si ma lettre vous a déplu, je vous en demande pardon, n'en présumez rien contre mon respect, celui que j'ai pour vous m'est plus cher que la vie, et je vous le prouverai en me condamnant à ne vous plus revoir, puisque je vous déplais. Angélique. - Je vous ai déjà dit que je m'en tenais à l'indifférence. Revenons à Lisette. Lisette. - Voyons, puisque c'est mon tour pour ÃÂȘtre grondée; je ne saurais me vanter de rien, moi, je ne vous ai écrit ni rencontré, quel est mon crime? Angélique. - Dites-moi, il n'a pas tenu à vous que je n'eusse des dispositions favorables pour Monsieur, c'est par vos soins qu'il a eu avec moi toutes les entrevues oÃÂč vous m'avez amenée sans me le dire, car c'est sans me le dire, en avez-vous senti les conséquences? Lisette. - Non, je n'ai pas eu cet esprit-là . Angélique. - Si Monsieur, comme je l'ai déjà dit, et à l'exemple de presque tous les jeunes gens, était homme à faire trophée d'une aventure dont je suis tout à fait innocente, oÃÂč en serais-je? Lisette, à Dorante. - Remerciez, Monsieur. Dorante. - Je ne saurais parler. Angélique. - Si, de votre cÎté, vous ÃÂȘtes de ces filles intéressées qui ne se soucient pas de faire tort à leurs maÃtresses pourvu qu'elles y trouvent leur avantage, que ne risquerais-je pas? Lisette. - Oh! je répondrai, moi, je n'ai pas perdu la parole si Monsieur est un homme d'honneur à qui vous faites injure, si je suis une fille généreuse, qui ne gagne à tout cela que le joli compliment dont vous m'honorez, oÃÂč en est avec moi votre reconnaissance, hem? Angélique. - D'oÃÂč vient donc que vous avez si bien servi Dorante, quel peut avoir été le motif d'un zÚle si vif, quels moyens a-t-il employés pour vous faire agir? Lisette. - Je crois vous entendre vous gageriez, j'en suis sûre, que j'ai été séduite par des présents? Gagez, Madame, faites-moi cette galanterie-là , vous perdrez, et ce sera une maniÚre de donner tout à fait noble. Dorante. - Des présents, Madame! Que pourrais-je lui donner qui fût digne de ce que je lui dois? Lisette. - Attendez, Monsieur, disons pourtant la vérité. Dans vos transports, vous m'avez promis d'ÃÂȘtre extrÃÂȘmement reconnaissant, si jamais vous aviez le bonheur d'ÃÂȘtre à Madame, il faut convenir de cela. Angélique. - Eh! je serais la premiÚre à vous donner moi-mÃÂȘme. Dorante. - Que je suis à plaindre d'avoir livré mon coeur à tant d'amour! Lisette. - J'entre dans votre douleur, Monsieur, mais faites comme moi, je n'avais que de bonnes intentions j'aime ma maÃtresse, tout injuste qu'elle est, je voulais unir son sort à celui d'un homme qui lui aurait rendu la vie heureuse et tranquille, mes motifs lui sont suspects, et j'y renonce; imitez-moi, privez-vous de votre cÎté du plaisir de voir Angélique, sacrifiez votre amour à ses inquiétudes, vous ÃÂȘtes capable de cet effort-là . Angélique. - Soit. Lisette, à Dorante, à part. - Retirez-vous pour un moment. Dorante. - Adieu, Madame; je vous quitte, puisque vous le voulez; dans l'état oÃÂč vous me jetez, la vie m'est à charge, je pars pénétré d'une affliction mortelle, et je n'y résisterai point, jamais on n'eut tant d'amour, tant de respect que j'en ai pour vous, jamais on n'osa espérer moins de retour; ce n'est pas votre indifférence qui m'accable, elle me rend justice, j'en aurais soupiré toute ma vie sans m'en plaindre, et ce n'était point à moi, ce n'est peut-ÃÂȘtre à personne à prétendre à votre coeur; mais je pouvais espérer votre estime, je me croyais à l'abri du mépris, et ni ma passion ni mon caractÚre n'ont mérité les outrages que vous leur faites. Il sort. ScÚne IV Angélique, Lisette, Lubin survient. Angélique. - Il est parti? Lisette. - Oui, Madame. Angélique, un moment sans parler, et à part. - J'ai été trop vite, ma mÚre, avec toute son expérience, en a mal jugé; Dorante est un honnÃÂȘte homme. Lisette, à part. - Elle rÃÂȘve, elle est triste cette querelle-ci ne nous fera point de tort. Lubin, à Angélique. - J'aperçois par là -bas un passant qui viant envars nous, voulez-vous qu'il vous regarde? Angélique. - Eh! que m'importe? Lisette. - Qu'il passe, qu'est-ce que cela nous fait? Lubin, à part. - Il y a du brit dans le ménage, je m'en retorne donc, je vas me mettre pus prÚs par rapport à ce que je m'ennuie d'ÃÂȘtre si loin, j'aime à voir le monde, vous me sarvirez de récriation, n'est-ce pas? Lisette. - Comme tu voudras, reste à dix pas. Lubin. - Je les compterai en conscience. A part. Je sis pus fin qu'eux, j'allons faire ma forniture de nouvelles pour la bonne mÚre. Il s'éloigne. ScÚne V Angélique, Lisette, Lubin, éloigné. Lisette. - Vous avez furieusement maltraité Dorante! Angélique. - Oui, vous avez raison, j'en suis fùchée, mais laissez-moi, car je suis outrée contre vous. Lisette. - Vous savez si je le mérite. Angélique. - C'est vous qui ÃÂȘtes cause que je me suis accoutumée à le voir. Lisette. - Je n'avais pas dessein de vous rendre un mauvais service, et cette aventure-ci n'est triste que pour lui; avez-vous pris garde à l'état oÃÂč il est? C'est un homme au désespoir. Angélique. - Je n'y saurais que faire, pourquoi s'en va-t-il? Lisette. - Cela est aisé à dire à qui ne se soucie pas de lui, mais vous savez avec quelle tendresse il vous aime. Angélique. - Et vous prétendez que je ne m'en soucie pas, moi? Que vous ÃÂȘtes méchante! Lisette. - Que voulez-vous que j'en croie? Je vous vois tranquille, et il versait des larmes en s'en allant. Lubin. - Comme alle l'enjole! Angélique. - Lui? Lisette. - Eh! sans doute! Angélique. - Et malgré cela, il part! Lisette. - Eh! vous l'avez congédié. Quelle perte vous faites! Angélique, aprÚs avoir rÃÂȘvé. - Qu'il revienne donc, s'il y est encore, qu'on lui parle, puisqu'il est si affligé. Lisette. - Il ne peut ÃÂȘtre qu'à l'écart dans ce bois il n'a pu aller loin, accablé comme il l'était. Monsieur Dorante, Monsieur Dorante! ScÚne VI Dorante, Angélique, Lisette, Lubin, éloigné. Dorante. - Est-ce Angélique qui m'appelle? Lisette. - Oui, c'est moi qui parle, mais c'est elle qui vous demande. Angélique. - Voilà de ces faiblesses que je voudrais bien qu'on m'épargnùt. Dorante. - A quoi dois-je m'attendre, Angélique? Que souhaitez-vous d'un homme dont vous ne pouvez plus supporter la vue? Angélique. - Il y a une grande apparence que vous vous trompez. Dorante. - Hélas! vous ne m'estimez plus. Angélique. - Plaignez-vous, je vous laisse dire, car je suis un peu dans mon tort. Dorante. - Angélique a pu douter de mon amour! Angélique. - Elle en a douté pour en ÃÂȘtre plus sûre, cela est-il si désobligeant? Dorante. - Quoi! j'aurais le bonheur de n'ÃÂȘtre point haï? Angélique. - J'ai bien peur que ce ne soit tout le contraire. Dorante. - Vous me rendez la vie. Angélique. - OÃÂč est cette lettre que j'ai refusé de recevoir? S'il ne tient qu'à la lire, on le veut bien. Dorante. - J'aime mieux vous entendre. Angélique. - Vous n'y perdez pas. Dorante. - Ne vous défiez donc jamais d'un coeur qui vous adore. Angélique. - Oui, Dorante, je vous le promets, voilà qui est fini; excusez tous deux l'embarras oÃÂč se trouve une fille de mon ùge, timide et vertueuse; il y a tant de piÚges dans la vie! j'ai si peu d'expérience! serait-il difficile de me tromper si on voulait? Je n'ai que ma sagesse et mon innocence pour toute ressource, et quand on n'a que cela, on peut avoir peur; mais me voilà bien rassurée. Il ne me reste plus qu'un chagrin Que deviendra cet amour? Je n'y vois que des sujets d'affliction! Savez-vous bien que ma mÚre me propose un époux que je verrai peut-ÃÂȘtre dans un quart d'heure? Je ne vous disais pas tout ce qui m'agitait, il m'était bien permis d'ÃÂȘtre fùcheuse, comme vous voyez. Dorante. - Angélique, vous ÃÂȘtes toute mon espérance. Lisette. - Mais si vous avouiez votre amour à cette mÚre qui vous aime tant, serait-elle inexorable? Il n'y a qu'à supposer que vous avez connu Monsieur à Paris, et qu'il y est. Angélique. - Cela ne mÚnerait à rien, Lisette, à rien du tout, je sais bien ce que je dis. Dorante. - Vous consentirez donc d'ÃÂȘtre à un autre? Angélique. - Vous me faites trembler. Dorante. - Je m'égare à la seule idée de vous perdre, et il n'est point d'extrémité pardonnable que je ne sois tenté de vous proposer. Angélique. - D'extrémité pardonnable! Lisette. - J'entrevois ce qu'il veut dire. Angélique. - Quoi! me jeter à ses genoux? C'est bien mon dessein de lui résister, j'aurai bien de la peine, surtout avec une mÚre aussi tendre. Lisette. - Bon! tendre, si elle l'était tant, vous gÃÂȘnerait-elle là -dessus? Avec le bien que vous avez, vous n'avez besoin que d'un honnÃÂȘte homme, encore une fois. Angélique. - Tu as raison, c'est une tendresse fort mal entendue, j'en conviens. Dorante. - Ah! belle Angélique, si vous avez tout l'amour que j'ai, vous auriez bientÎt pris votre parti, ne me demandez point ce que je pense, je me trouble, je ne sais oÃÂč je suis. Angélique, à Lisette. - Que de peines! Tùche donc de lui remettre l'esprit; que veut-il dire? Lisette. - Eh bien! Monsieur, parlez, quelle est votre idée? Dorante, se jetant à ses genoux. - Angélique, voulez-vous que je meure? Angélique. - Non, levez-vous et parlez, je vous l'ordonne. Dorante. - J'obéis; votre mÚre sera inflexible, et dans le cas oÃÂč nous sommes... Angélique. - Que faire? Dorante. - Si j'avais des trésors à vous offrir, je vous le dirais plus hardiment. Angélique. - Votre coeur en est un, achevez, je le veux. Dorante. - A notre place, on se fait son sort à soi-mÃÂȘme. Angélique. - Et comment? Dorante. - On s'échappe... Lubin, de loin. - Au voleur! Angélique. - AprÚs? Dorante. - Une mÚre s'emporte, à la fin elle consent, on se réconcilie avec elle, et on se trouve uni avec ce qu'on aime. Angélique. - Mais ou j'entends mal, ou cela ressemble à un enlÚvement; en est-ce un, Dorante? Dorante. - Je n'ai plus rien à dire. Angélique, le regardant. - Je vous ai forcé de parler, et je n'ai que ce que je mérite; Lisette. - Pardonnez quelque chose au trouble oÃÂč il est le moyen est dur, et il est fùcheux qu'il n'y en ait point d'autre. Angélique. - Est-ce là un moyen, est-ce un remÚde qu'une extravagance! Ah! je ne vous reconnais pas à cela, Dorante, je me passerai mieux de bonheur que de vertus, me proposer d'ÃÂȘtre insensée, d'ÃÂȘtre méprisable? Je ne vous aime plus. Dorante. - Vous ne m'aimez plus! Ce mot m'accable, il m'arrache le coeur. Lisette. - En vérité, son état me touche. Dorante. - Adieu, belle Angélique, je ne survivrai pas à la menace que vous m'avez faite. Angélique. - Mais, Dorante, ÃÂȘtes-vous raisonnable? Lisette. - Ce qu'il vous propose est hardi, mais ce n'est pas un crime. Angélique. - Un enlÚvement, Lisette! Dorante. - Ma chÚre Angélique, je vous perds. Concevez-vous ce que c'est que vous perdre? et si vous m'aimez un peu, n'ÃÂȘtes-vous pas effrayée vous-mÃÂȘme de l'idée de n'ÃÂȘtre jamais à moi? Et parce que vous ÃÂȘtes vertueuse, en avez-vous moins de droit d'éviter un malheur? Nous aurions le secours d'une dame qui n'est heureusement qu'à un quart de lieue d'ici, et chez qui je vous mÚnerais. Lubin, de loin. - Haye! Haye! Angélique. - Non, Dorante, laissons là votre dame, je parlerai à ma mÚre; elle est bonne, je la toucherai peut-ÃÂȘtre, je la toucherai, je l'espÚre. Ah! ScÚne VII Lubin, Lisette, Angélique, Dorante Lubin. - Et vite, et vite, qu'on s'éparpille; velà ce grand monsieur que j'ons vu une fois à Paris, cheux vous, et qui ne parle point. Il s'écarte. Angélique. - C'est peut-ÃÂȘtre celui à qui ma mÚre me destine, fuyez, Dorante, nous nous reverrons tantÎt, ne vous inquiétez point. Dorante sort. ScÚne VIII Angélique, Lisette, Ergaste Angélique, en le voyant. - C'est lui-mÃÂȘme. Ah! quel homme! Lisette. - Il n'a pas l'air éveillé. Ergaste, marchant lentement. - Je suis votre serviteur, Madame; je devance Madame votre mÚre, qui est embarrassée, elle m'a dit que vous vous promeniez. Angélique. - Vous le voyez, Monsieur. Ergaste. - Et je me suis hùté de venir vous faire la révérence. Lisette, à part. - Appelle-t-il cela se hùter? Ergaste. - Ne suis-je pas importun? Angélique. - Non, Monsieur. Lisette, à part. - Ah! cela vous plaÃt à dire. Ergaste. - Vous ÃÂȘtes plus belle que jamais. Angélique. - Je ne l'ai jamais été. Ergaste. - Vous ÃÂȘtes bien modeste. Lisette, à part. - Il parle comme il marche. Ergaste. - Ce pays-ci est fort beau. Angélique. - Il est passable. Lisette, à part. - Quand il a dit un mot, il est si fatigué qu'il faut qu'il se repose. Ergaste. - Et solitaire. Angélique. - On n'y voit pas grand monde. Lisette. - Quelque importun par-ci par-là . Ergaste. - Il y en a partout. On est du temps sans parler. Lisette, à part. - Voilà la conversation tombée, ce ne sera pas moi qui la relÚverai. Ergaste. - Ah! bonjour, Lisette. Lisette. - Bonsoir, Monsieur; je vous dis bonsoir, parce que je m'endors, ne trouvez-vous pas qu'il fait un temps pesant? Ergaste. - Oui, ce me semble. Lisette. - Vous vous en retournez sans doute? Ergaste. - Rien que demain. Madame Argante m'a retenu. Angélique. - Et Monsieur se promÚne-t-il? Ergaste. - Je vais d'abord à ce chùteau voisin, pour y porter une lettre qu'on m'a prié de rendre en main propre, et je reviens ensuite. Angélique. - Faites, Monsieur, ne vous gÃÂȘnez pas. Ergaste. - Vous me le permettez donc? Angélique. - Oui, Monsieur. Lisette. - Ne vous pressez point, quand on a des commissions, il faut y mettre tout le temps nécessaire, n'avez-vous que celle-là ? Ergaste. - Non, c'est l'unique. Lisette. - Quoi! pas le moindre petit compliment à faire ailleurs? Ergaste. - Non. Angélique. - Monsieur y soupera peut-ÃÂȘtre? Lisette. - Et à la campagne, on couche oÃÂč l'on soupe. Ergaste. - Point du tout, je reviens incessamment, Madame. A part, en s'en allant. Je ne sais que dire aux femmes, mÃÂȘme à celles qui me plaisent. Il sort. ScÚne IX Angélique, Lisette Lisette. - Ce garçon-là a de grands talents pour le silence; quelle abstinence de paroles! Il ne parlera bientÎt plus que par signes. Angélique. - Il a dit que ma mÚre allait venir, et je m'éloigne je ne saurais lui parler dans le désordre d'esprit oÃÂč je suis; j'ai pourtant dessein de l'attendrir sur le chapitre de Dorante. Lisette. - Et moi, je ne vous conseille pas de lui en parler, vous ne ferez que la révolter davantage, et elle se hùterait de conclure. Angélique. - Oh! doucement! je me révolterais à mon tour. Lisette, riant. - Vous, contre cette mÚre qui dit qu'elle vous aime tant? Angélique, s'en allant. - Eh bien! qu'elle aime donc mieux, car je ne suis point contente d'elle. Lisette. - Retirez-vous, je crois qu'elle vient. Angélique sort ScÚne X Madame Argante, Lisette, qui veut s'en aller. Madame Argante, l'arrÃÂȘtant. - Voici cette fourbe de suivante. Un moment, oÃÂč est ma fille? J'ai cru la trouver ici avec Monsieur Ergaste. Lisette. - Ils y étaient tous deux tout à l'heure, Madame, mais Monsieur Ergaste est allé à cette maison d'ici prÚs, remettre une lettre à quelqu'un, et Mademoiselle est là -bas, je pense. Madame Argante. - Allez lui dire que je serais bien aise de la voir. Lisette, les premiers mots à part. - Elle me parle bien sÚchement. J'y vais, Madame, mais vous me paraissez triste, j'ai eu peur que vous ne fussiez fùchée contre moi. Madame Argante. - Contre vous? Est-ce que vous le méritez, Lisette? Lisette. - Non, Madame. Madame Argante. - Il est vrai que j'ai l'air plus occupé qu'à l'ordinaire. Je veux marier ma fille à Ergaste, vous le savez, et je crains souvent qu'elle n'ait quelque chose dans le coeur; mais vous me le diriez, n'est-il pas vrai? Lisette. - Eh mais! je le saurais. Madame Argante. - Je n'en doute pas; allez, je connais votre fidélité, Lisette, je ne m'y trompe pas, et je compte bien vous en récompenser comme il faut; dites à ma fille que je l'attends. Lisette, à part. - Elle prend bien son temps pour me louer! Elle sort. Madame Argante. - Toute fourbe qu'elle est, je l'ai embarrassée. ScÚne XI Lubin, Madame Argante Madame Argante. - Ah! tu viens à propos. As-tu quelque chose à me dire? Lubin. - Jarnigoi! si jons queuque chose! J'avons vu des pardons, j'avons vu des offenses, des allées, des venues, et pis des moyens pour avoir un mari. Madame Argante. - Hùte-toi de m'instruire, parce que j'attends Angélique. Que sais-tu? Lubin. - Pisque vous ÃÂȘtes pressée, je mettrons tout en un tas. Madame Argante. - Parle donc. Lubin. - Je sais une accusation, je sais une innocence, et pis un autre grand stratagÚme, attendez, comment appelont-ils cela? Madame Argante. - Je ne t'entends pas mais va-t'en, Lubin, j'aperçois ma fille, tu me diras ce que c'est tantÎt, il ne faut pas qu'elle nous voie ensemble. Lubin. - Je m'en retorne donc à la provision. Il sort. ScÚne XII Madame Argante, Angélique Madame Argante, à part. - Voyons de quoi il sera question. Angélique, les premiers mots à part. - Plus de confidence, Lisette a raison, c'est le plus sûr. Lisette m'a dit que vous me demandiez, ma mÚre. Madame Argante. - Oui, je sais que tu as vu Ergaste, ton éloignement pour lui dure-t-il toujours? Angélique, souriant. - Ergaste n'a pas changé. Madame Argante. - Te souvient-il qu'avant que nous vinssions ici, tu m'en disais du bien? Angélique. - Je vous en dirai volontiers encore, car je l'estime, mais je ne l'aime point, et l'estime et l'indifférence vont fort bien ensemble. Madame Argante. - Parlons d'autre chose, n'as-tu rien à dire à ta confidente? Angélique. - Non, il n'y a plus rien de nouveau. Madame Argante. - Tu n'as pas revu le jeune homme? Angélique. - Oui, je l'ai retrouvé, je lui ai dit ce qu'il fallait, et voilà qui est fini. Madame Argante, souriant. - Quoi! absolument fini? Angélique. - Oui, tout à fait. Madame Argante. - Tu me charmes, je ne saurais t'exprimer la satisfaction que tu me donnes; il n'y a rien de si estimable que toi, Angélique, ni rien aussi d'égal au plaisir que j'ai à te le dire, car je compte que tu me dis vrai, je me livre hardiment à ma joie, tu ne voudrais pas m'y abandonner, si elle était fausse ce serait une cruauté dont tu n'es pas capable. Angélique, d'un ton timide. - Assurément Madame Argante. - Va, tu n'as pas besoin de me rassurer, ma fille, tu me ferais injure, si tu croyais que j'en doute; non, ma chÚre Angélique, tu ne verras plus Dorante, tu l'as renvoyé, j'en suis sûre, ce n'est pas avec un caractÚre comme le tien qu'on est exposé à la douleur d'ÃÂȘtre trop crédule; n'ajoute donc rien à ce que tu m'as dit tu ne le verras plus, tu m'en assures, et cela suffit; parlons de la raison, du courage et de la vertu que tu viens de montrer. Angélique, d'un air interdit. - Que je suis confuse! Madame Argante. - Grùce au ciel, te voilà donc encore plus respectable, plus digne d'ÃÂȘtre aimée, plus digne que jamais de faire mes délices; que tu me rends glorieuse, Angélique! Angélique, pleurant. - Ah! ma mÚre, arrÃÂȘtez, de grùce. Madame Argante. - Que vois-je? Tu pleures, ma fille, tu viens de triompher de toi-mÃÂȘme, tu me vois enchantée, et tu pleures! Angélique, se jetant à ses genoux. - Non, ma mÚre, je ne triomphe point, votre joie et vos tendresses me confondent, je ne les mérite point. Madame Argante la relÚve. - RelÚve-toi, ma chÚre enfant, d'oÃÂč te viennent ces mouvements oÃÂč je te reconnais toujours? Que veulent-ils dire? Angélique. - Hélas! C'est que je vous trompe. Madame Argante. - Toi? Un moment sans rien dire. Non, tu ne me trompes point, puisque tu me l'avoues. AchÚve; voyons de quoi il est question. Angélique. - Vous allez frémir on m'a parlé d'enlÚvement. Madame Argante. - Je n'en suis point surprise, je te l'ai dit il n'y a rien dont ces étourdis-là ne soient capables; et je suis persuadée que tu en as plus frémi que moi. Angélique. - J'en ai tremblé, il est vrai; j'ai pourtant eu la faiblesse de lui pardonner, pourvu qu'il ne m'en parle plus. Madame Argante. - N'importe, je m'en fie à tes réflexions, elles te donneront bien du mépris pour lui. Angélique. - Eh! voilà encore ce qui m'afflige dans l'aveu que je vous fais, c'est que vous allez le mépriser vous-mÃÂȘme, il est perdu vous n'étiez déjà que trop prévenue contre lui, et cependant il n'est point si méprisable; permettez que je le justifie je suis peut-ÃÂȘtre prévenue moi-mÃÂȘme; mais vous m'aimez, daignez m'entendre, portez vos bontés jusque-là . Vous croyez que c'est un jeune homme sans caractÚre, qui a plus de vanité que d'amour, qui ne cherche qu'à me séduire, et ce n'est point cela, je vous assure. Il a tort de m'avoir proposé ce que je vous ai dit; mais il faut regarder que c'est le tort d'un homme au désespoir, que j'ai vu fondre en larmes quand j'ai paru irritée, d'un homme à qui la crainte de me perdre a tourné la tÃÂȘte; il n'a point de bien, il ne s'en est point caché, il me l'a dit, il ne lui restait donc point d'autre ressource que celle dont je vous parle, ressource que je condamne comme vous, mais qu'il ne m'a proposée que dans la seule vue d'ÃÂȘtre à moi, c'est tout ce qu'il y a compris; car il m'adore, on n'en peut douter. Madame Argante. - Eh! ma fille! il y en aura tant d'autres qui t'aimeront encore plus que lui. Angélique. - Oui, mais je ne les aimerai pas, moi, m'aimassent-ils davantage, et cela n'est pas possible. Madame Argante. - D'ailleurs, il sait que tu es riche. Angélique. - Il l'ignorait quand il m'a vue, et c'est ce qui devrait l'empÃÂȘcher de m'aimer, il sait bien que quand une fille est riche, on ne la donne qu'à un homme qui a d'autres richesses, toutes inutiles qu'elles sont; c'est, du moins, l'usage, le mérite n'est compté pour rien. Madame Argante. - Tu le défends d'une maniÚre qui m'alarme. Que penses-tu donc de cet enlÚvement, dis-moi? tu es la franchise mÃÂȘme, ne serais-tu point en danger d'y consentir? Angélique. - Ah! je ne crois pas, ma mÚre. Madame Argante. - Ta mÚre! Ah! le ciel la préserve de savoir seulement qu'on te le propose! ne te sers plus de ce nom, elle ne saurait le soutenir dans cette occasion-ci. Mais pourrais-tu la fuir, te sentirais-tu la force de l'affliger jusque-là , de lui donner la mort, de lui porter le poignard dans le sein? Angélique. - J'aimerais mieux mourir moi-mÃÂȘme. Madame Argante. - Survivrait-elle à l'affront que tu te ferais? Souffre à ton tour que mon amitié te parle pour elle; lequel aimes-tu le mieux, ou de cette mÚre qui t'a inspiré mille vertus, ou d'un amant qui veut te les Îter toutes? Angélique. - Vous m'accablez. Dites-lui qu'elle ne craigne rien de sa fille, dites-lui que rien ne m'est plus cher qu'elle, et que je ne verrai plus Dorante, si elle me condamne à le perdre. Madame Argante. - Eh! que perdras-tu dans un inconnu qui n'a rien? Angélique. - Tout le bonheur de ma vie; ayez la bonté de lui dire aussi que ce n'est point la quantité de biens qui rend heureuse, que j'en ai plus qu'il n'en faudrait avec Dorante, que je languirais avec un autre rapportez-lui ce que je vous dis là , et que je me soumets à ce qu'elle en décidera. Madame Argante. - Si tu pouvais seulement passer quelque temps sans le voir, le veux-tu bien? Tu ne me réponds pas, à quoi songes-tu? Angélique. - Vous le dirai-je? Je me repens d'avoir tout dit; mon amour m'est cher, je viens de m'Îter la liberté d'y céder, et peu s'en faut que je ne la regrette; je suis mÃÂȘme fùchée d'ÃÂȘtre éclairée; je ne voyais rien de tout ce qui m'effraye, et me voilà plus triste que je ne l'étais. Madame Argante. - Dorante me connaÃt-il? Angélique. - Non, à ce qu'il m'a dit. Madame Argante. - Eh bien! laisse-moi le voir, je lui parlerai sous le nom d'une tante à qui tu auras tout confié, et qui veut te servir; viens, ma fille, et laisse à mon coeur le soin de conduire le tien. Angélique. - Je ne sais, mais ce que vous inspire votre tendresse m'est d'un bon augure. Acte III ScÚne premiÚre Madame Argante, Lubin Madame Argante. - Personne ne nous voit-il? Lubin. - On ne peut pas nous voir, drÚs que nous ne voyons parsonne. Madame Argante. - C'est qu'il me semble avoir aperçu là -bas Monsieur Ergaste qui se promÚne. Lubin. - Qui, ce nouviau venu? Il n'y a pas de danger avec li, ça ne regarde rin, ça dort en marchant. Madame Argante. - N'importe, il faut l'éviter. Voyons ce que tu avais à me dire tantÎt et que tu n'as pas eu le temps de m'achever. Est-ce quelque chose de conséquence? Lubin. - Jarni, si c'est de conséquence! il s'agit tant seulement que cet amoureux veut détourner voute fille. Madame Argante. - Qu'appelles-tu la détourner? Lubin. - La loger ailleurs, la changer de chambre velà cen que c'est. Madame Argante. - Qu'a-t-elle répondu? Lubin. - Il n'y a encore rien de décidé; car voute fille a dit Comment, ventregué! un enlÚvement, Monsieur, avec une mÚre qui m'aime tant! Bon! belle amiquié! a dit Lisette. Voute fille a reparti que c'était une honte, qu'alle vous parlerait, vous émouverait, vous embrasserait les jambes; et pis chacun a tiré de son cÎté, et moi du mian. Madame Argante. - Je saurai y mettre ordre. Dorante va-t-il se rendre ici? Lubin. - Tatigué, s'il viendra! Je li ons donné l'ordre de la part de noute damoiselle, il ne peut pas manquer d'ÃÂȘtre obéissant, et la chaise de poste est au bout de l'allée. Madame Argante. - La chaise! Lubin. - Eh voirement oui! avec une dame entre deux ùges, qu'il a mÃÂȘmement descendue dans l'hÎtellerie du village. Madame Argante. - Et pourquoi l'a-t-il amenée? Lubin. - Pour à celle fin qu'alle fasse compagnie à noute damoiselle si alle veut faire un tour dans la chaise, et pis de là aller souper en ville, à ce qui m'est avis, selon queuques paroles que j'avons attrapées et qu'ils disiont tout bas. Madame Argante. - Voilà de furieux desseins; adieu, je m'éloigne; et surtout ne dis point à Lisette que je suis ici. Lubin. - Je vas donc courir aprÚs elle, mais faut que chacun soit content, je sis leur commissionnaire itou à ces enfants, quand vous arriverez, leur dirai-je que vous venez? Madame Argante. - Tu ne leur diras pas que c'est moi, à cause de Dorante qui ne m'attendrait pas, mais seulement que c'est quelqu'un qui approche. A part. Je ne veux pas le mettre entiÚrement au fait. Lubin. - Je vous entends, rien que queuqu'un, sans nommer parsonne, je ferai voute affaire, noute maÃtresse enfilez le taillis stanpendant que je reste pour la manigance. ScÚne II Lubin, Ergaste Lubin. - Morgué! je gaigne bien ma vie avec l'amour de cette jeunesse. Bon! à l'autre, qu'est-ce qu'il viant rÎder ici, stila? Ergaste, rÃÂȘveur. - Interrogeons ce paysan, il est de la maison. Lubin, chantant en se promenant. - La, la, la. Ergaste. - Bonjour, l'ami. Lubin. - Serviteur. La, la. Ergaste. - Y a-t-il longtemps que vous ÃÂȘtes ici? Lubin. - Il n'y a que l'horloge qui en sait le compte, moi, je n'y regarde pas. Ergaste. - Il est brusque. Lubin. - Les gens de Paris passont-ils leur chemin queuquefois? restez-vous là , Monsieur? Ergaste. - Peut-ÃÂȘtre. Lubin. - Oh! que nanni! la civilité ne vous le parmet pas. Ergaste. - Et d'oÃÂč vient? Lubin. - C'est que vous me portez de l'incommodité, j'ons besoin de ce chemin-ci pour une confarence en cachette. Ergaste. - Je te laisserai libre, je n'aime à gÃÂȘner personne; mais dis-moi, connais-tu un nommé Monsieur Dorante? Lubin. - Dorante? Oui-da. Ergaste. - Il vient quelquefois ici, je pense, et connaÃt Mademoiselle Angélique? Lubin. - Pourquoi non? Je la connais bian, moi. Ergaste. - N'est-ce pas lui que tu attends? Lubin. - C'est à moi à savoir ça tout seul, si je vous disais oui, nous le saurions tous deux. Ergaste. - C'est que j'ai vu de loin un homme qui lui ressemblait. Lubin. - Eh bien! cette ressemblance, ne faut pas que vous l'aperceviez de prÚs, si vous ÃÂȘtes honnÃÂȘte. Ergaste. - Sans doute, mais j'ai compris d'abord qu'il était amoureux d'Angélique, et je ne me suis approché de toi que pour en ÃÂȘtre mieux instruit. Lubin. - Mieux! Eh! par la sambille, allez donc oublier ce que vous savez déjà , comment instruire un homme qui est aussi savant que moi? Ergaste. - Je ne te demande plus rien. Lubin. - Voyez qu'il a de peine! Gageons que vous savez itou qu'alle est amoureuse de li? Ergaste. - Non, mais je l'apprends. Lubin. - Oui, parce que vous le saviez; mais transportez-vous plus loin, faites-li place, et gardez le secret, Monsieur, ça est de conséquence. Ergaste. - Volontiers, je te laisse. Il sort. Lubin, le voyant partir. - Queu sorcier d'homme! Dame, s'il n'ignore de rin, ce n'est pas ma faute. ScÚne III Dorante, Lubin Lubin. - Bon, vous ÃÂȘtes homme de parole, mais dites-moi, avez-vous souvenance de connaÃtre un certain Monsieur Ergaste, qui a l'air d'ÃÂȘtre gelé, et qu'on dirait qu'il ne va ni ne grouille, quand il marche? Dorante. - Un homme sérieux? Lubin. - Oh! si sérieux que j'en sis tout triste. Dorante. - Vraiment oui! je le connais, s'il s'appelle Ergaste; est-ce qu'il est ici? Lubin. - Il y était tout présentement; mais je li avons finement persuadé d'aller ÃÂȘtre ailleurs. Dorante. - Explique-toi, Lubin, que fait-il ici? Lubin. - Oh! jarniguienne, ne m'amusez pas, je n'ons pas le temps de vous acouter dire, je sis pressé d'aller avartir Angélique, ne démarrez pas. Dorante. - Mais, dis-moi auparavant... Lubin, en colÚre. - TantÎt je ferai le récit de ça. Pargué, allez, j'ons bian le temps de lantarner de la maniÚre. Il sort. ScÚne IV Dorante, Ergaste Dorante, un moment seul. - Ergaste, dit-il; connaÃt-il Angélique dans ce pays-ci? Ergaste, rÃÂȘvant. - C'est Dorante lui-mÃÂȘme. Dorante. - Le voici. Me trompé-je, est-ce vous, Monsieur? Ergaste. - Oui, mon neveu. Dorante. - Par quelle aventure vous trouvé-je dans ce pays-ci? Ergaste. - J'y ai quelques amis que j'y suis venu voir; mais qu'y venez-vous faire vous-mÃÂȘme? Vous m'avez tout l'air d'y ÃÂȘtre en bonne fortune; je viens de vous y voir parler à un domestique qui vous apporte quelque réponse, ou qui vous y ménage quelque entrevue. Dorante. - Je ferais scrupule de vous rien déguiser, il y est question d'amour, Monsieur, j'en conviens. Ergaste. - Je m'en doutais, on parle ici d'une trÚs aimable fille, qui s'appelle Angélique; est-ce à elle à qui s'adressent vos voeux? Dorante. - C'est à elle-mÃÂȘme. Ergaste. - Vous avez donc accÚs chez la mÚre? Dorante. - Point du tout, je ne la connais pas, et c'est par hasard que j'ai vu sa fille. Ergaste. - Cet engagement-là ne vous réussira pas, Dorante, vous y perdez votre temps, car Angélique est extrÃÂȘmement riche, on ne la donnera pas à un homme sans bien. Dorante. - Aussi la quitterais-je, s'il n'y avait que son bien qui m'arrÃÂȘtùt, mais je l'aime et j'ai le bonheur d'en ÃÂȘtre aimé. Ergaste. - Vous l'a-t-elle dit positivement? Dorante. - Oui, je suis sûr de son coeur. Ergaste. - C'est beaucoup, mais il vous reste encore un autre inconvénient c'est qu'on dit que sa mÚre a pour elle actuellement un riche parti en vue. Dorante. - Je ne le sais que trop, Angélique m'en a instruit. Ergaste. - Et dans quelle disposition est-elle là -dessus? Dorante. - Elle est au désespoir; et dit-on quel homme est ce rival? Ergaste. - Je le connais; c'est un honnÃÂȘte homme. Dorante. - Il faut du moins qu'il soit bien peu délicat s'il épouse une fille qui ne pourra le souffrir; et puisque vous le connaissez, Monsieur, ce serait en vérité lui rendre service, aussi bien qu'à moi, que de lui apprendre combien on le hait d'avance. Ergaste. - Mais on prétend qu'il s'en doute un peu. Dorante. - Il s'en doute et ne se retire pas! Ce n'est pas là un homme estimable. Ergaste. - Vous ne savez pas encore le parti qu'il prendra. Dorante. - Si Angélique veut m'en croire, je ne le craindrai plus; mais quoi qu'il arrive, il ne peut l'épouser qu'en m'Îtant la vie. Ergaste. - Du caractÚre dont je le connais, je ne crois pas qu'il voulût vous Îter la vÎtre, ni que vous fussiez d'humeur à attaquer la sienne; et si vous lui disiez poliment vos raisons, je suis persuadé qu'il y aurait égard; voulez-vous le voir? Dorante. - C'est risquer beaucoup, peut-ÃÂȘtre avez-vous meilleure opinion de lui qu'il ne le mérite. S'il allait me trahir? Et d'ailleurs, oÃÂč le trouver? Ergaste. - Oh! rien de plus aisé, car le voilà tout porté pour vous entendre. Dorante. - Quoi! c'est vous, Monsieur? Ergaste. - Vous l'avez dit, mon neveu. Dorante. - Je suis confus de ce qui m'est échappé, et vous avez raison, votre vie est bien en sûreté. Ergaste. - La vÎtre ne court pas plus de hasard, comme vous voyez. Dorante. - Elle est plus à vous qu'à moi, je vous dois tout, et je ne dispute plus Angélique. Ergaste. - L'attendez-vous ici? Dorante. - Oui, Monsieur, elle doit y venir; mais je ne la verrai que pour lui apprendre l'impossibilité oÃÂč je suis de la revoir davantage. Ergaste. - Point du tout, allez votre chemin, ma façon d'aimer est plus tranquille que la vÎtre, j'en suis plus le maÃtre, et je me sens touché de ce que vous me dites. Dorante. - Quoi! vous me laissez la liberté de poursuivre? Ergaste. - Liberté tout entiÚre, continuez, vous dis-je, faites comme si vous ne m'aviez pas vu, et ne dites ici à personne qui je suis, je vous le défends bien. Voici Angélique, elle ne m'aperçoit pas encore, je vais lui dire un mot en passant, ne vous alarmez point. ScÚne V Dorante, Ergaste, Angélique, qui s'est approchée, mais qui, apercevant Ergaste, veut se retirer. Ergaste. - Ce n'est pas la peine de vous retirer, Madame; je suis instruit, je sais que Monsieur vous aime, qu'il n'est qu'un cadet, Lubin m'a tout dit, et mon parti est pris. Adieu, Madame. Il sort. ScÚne VI Dorante, Angélique Dorante. - Voilà notre secret découvert, cet homme-là , pour se venger, va tout dire à votre mÚre. Angélique. - Et malheureusement il a du crédit sur son esprit. Dorante. - Il y a apparence que nous nous voyons ici pour la derniÚre fois, Angélique. Angélique. - Je n'en sais rien, pourquoi Ergaste se trouve-t-il ici? A part. Ma mÚre aurait-elle quelque dessein? Dorante. - Tout est désespéré, le temps nous presse. Je finis par un mot, m'aimez-vous? m'estimez-vous? Angélique. - Si je vous aime! Vous dites que le temps presse, et vous faites des questions inutiles! Dorante. - Achevez de m'en convaincre; j'ai une chaise au bout de la grande allée, la dame dont je vous ai parlé, et dont la maison est à un quart de lieue d'ici, nous attend dans le village, hùtons-nous de l'aller trouver, et vous rendre chez elle. Angélique. - Dorante, ne songez plus à cela, je vous le défends. Dorante. - Vous voulez donc me dire un éternel adieu? Angélique. - Encore une fois je vous le défends; mettez-vous dans l'esprit que, si vous aviez le malheur de me persuader, je serais inconsolable; je dis le malheur, car n'en serait-ce pas un pour vous de me voir dans cet état? Je crois qu'oui. Ainsi, qu'il n'en soit plus question; ne nous effrayons point, nous avons une ressource. Dorante. - Et quelle est-elle? Angélique. - Savez-vous à quoi je me suis engagée? A vous montrer à une dame de mes parentes. Dorante. - De vos parentes? Angélique. - Oui, je suis sa niÚce, et elle va venir ici. Dorante. - Et vous lui avez confié notre amour? Angélique. - Oui. Dorante. - Et jusqu'oÃÂč l'avez-vous instruite? Angélique. - Je lui ai tout conté pour avoir son avis. Dorante. - Quoi! la fuite mÃÂȘme que je vous ai proposée? Angélique. - Quand on ouvre son coeur aux gens, leur cache-t-on quelque chose? Tout ce que j'ai mal fait, c'est que je ne lui ai pas paru effrayée de votre proposition autant qu'il le fallait; voilà ce qui m'inquiÚte. Dorante. - Et vous appelez cela une ressource? Angélique. - Pas trop, cela est équivoque, je ne sais plus que penser. Dorante. - Et vous hésitez encore de me suivre? Angélique. - Non seulement j'hésite, mais je ne le veux point. Dorante. - Non, je n'écoute plus rien. Venez, Angélique, au nom de notre amour; venez, ne nous quittons plus, sauvez-moi ce que j'aime, conservez-vous un homme qui vous adore. Angélique. - De grùce, laissez-moi, Dorante; épargnez-moi cette démarche, c'est abuser de ma tendresse en vérité, respectez ce que je vous dis. Dorante. - Vous nous avez trahis; il ne nous reste qu'un moment à nous voir, et ce moment décide de tout. Angélique, combattue. - Dorante, je ne saurais m'y résoudre. Dorante. - Il faut donc vous quitter pour jamais. Angélique. - Quelle persécution! Je n'ai point Lisette, et je suis sans conseil. Dorante. - Ah! vous ne m'aimez point. Angélique. - Pouvez-vous le dire? ScÚne VII Dorante, Angélique, Lubin Lubin, passant au milieu d'eux sans s'arrÃÂȘter. - Prenez garde, reboutez le propos à une autre fois, voici queuqu'un. Dorante. - Et qui? Lubin. - Queuqu'un qui est fait comme une mÚre. Dorante, fuyant avec Lubin. - Votre mÚre! Adieu, Angélique, je l'avais prévu, il n'y a plus d'espérance. Angélique, voulant le retenir. - Non, je crois qu'il se trompe, c'est ma parente. Il ne m'écoute point, que ferai-je? Je ne sais oÃÂč j'en suis. ScÚne VIII Madame Argante, Angélique Angélique, allant à sa mÚre. - Ah! ma mÚre. Madame Argante. - Qu'as-tu donc, ma fille? d'oÃÂč vient que tu es si troublée? Angélique. - Ne me quittez point, secourez-moi, je ne me reconnais plus. Madame Argante. - Te secourir, et contre qui, ma chÚre fille? Angélique. - Hélas! contre moi, contre Dorante et contre vous, qui nous séparerez peut-ÃÂȘtre. Lubin est venu dire que c'était vous. Dorante s'est sauvé, il se meurt, et je vous conjure qu'on le rappelle, puisque vous voulez lui parler. Madame Argante. - Sa franchise me pénÚtre. Oui, je te l'ai promis, et j'y consens, qu'on le rappelle, je veux devant toi le forcer lui-mÃÂȘme à convenir de l'indignité qu'il te proposait. Elle appelle Lubin. Lubin, cherche Dorante, et dis-lui que je l'attends ici avec ma niÚce. Lubin. - Voute niÚce! Est-ce que vous ÃÂȘtes itou la tante de voute fille? Il sort. Madame Argante. - Va, ne t'embarrasse point. Mais j'aperçois Lisette, c'est un inconvénient; renvoie-la comme tu pourras, avant que Dorante arrive, elle ne me reconnaÃtra pas sous cet habit, et je me cache avec ma coiffe. ScÚne IX Madame Argante, Angélique, Lisette Lisette, à Angélique. - Apparemment que Dorante attend plus loin. A Madame Argante. Que je ne vous sois point suspecte, Madame; je suis du secret, et vous allez tirer ma maÃtresse d'une dépendance bien dure et bien gÃÂȘnante, sa mÚre aurait infailliblement forcé son inclination. A Angélique. Pour vous, Madame, ne vous faites pas un monstre de votre fuite. Que peut-on vous reprocher, dÚs que vous fuyez avec Madame? Madame Argante, se découvrant. - Retirez-vous. Lisette, fuyant. - Oh! Madame Argante. - C'était le plus court pour nous en défaire. Angélique. - Voici Dorante, je frissonne. Ah! ma mÚre, songez que je me suis Îté tous les moyens de vous déplaire, et que cette pensée vous attendrisse un peu pour nous. ScÚne X Dorante, Madame Argante, Angélique, Lubin Angélique. - Approchez, Dorante, Madame n'a que de bonnes intentions, je vous ai dit que j'étais sa niÚce. Dorante, saluant. - Je vous croyais avec Madame votre mÚre. Madame Argante. - C'est Lubin qui s'est mal expliqué d'abord. Dorante. - Mais ne viendra-t-elle pas? Madame Argante. - Lubin y prendra garde. Retire-toi, et nous avertis si Madame Argante arrive. Lubin, riant par intervalles. - Madame Argante? allez, allez, n'appréhendez rin pus, je la défie de vous surprendre; alle pourra arriver, si le guiable s'en mÃÂȘle. Il sort en riant. ScÚne XI Madame Argante, Angélique, Dorante Madame Argante. - Eh bien! Monsieur, ma niÚce m'a tout conté, rassurez-vous il me paraÃt que vous ÃÂȘtes inquiet. Dorante. - J'avoue, Madame, que votre présence m'a d'abord un peu troublé. Angélique, à part. - Comment le trouvez-vous, ma mÚre? Madame Argante, à part le premier mot. - Doucement. Je ne viens ici que pour écouter vos raisons sur l'enlÚvement dont vous parlez à ma niÚce. Dorante. - Un enlÚvement est effrayant, Madame, mais le désespoir de perdre ce qu'on aime rend bien des choses pardonnables. Angélique. - Il n'a pas trop insisté, je suis obligée de le dire. Dorante. - Il est certain qu'on ne consentira pas à nous unir. Ma naissance est égale à celle d'Angélique, mais la différence de nos fortunes ne me laisse rien à espérer de sa mÚre. Madame Argante. - Prenez garde, Monsieur; votre désespoir de la perdre pourrait ÃÂȘtre suspect d'intérÃÂȘt; et quand vous dites que non, faut-il vous en croire sur votre parole? Dorante. - Ah! Madame, qu'on retienne tout son bien, qu'on me mette hors d'état de l'avoir jamais; le ciel me punisse si j'y songe! Angélique. - Il m'a toujours parlé de mÃÂȘme. Madame Argante. - Ne nous interrompez point, ma niÚce. A Dorante. L'amour seul vous fait agir, soit; mais vous ÃÂȘtes, m'a-t-on dit, un honnÃÂȘte homme, et un honnÃÂȘte homme aime autrement qu'un autre; le plus violent amour ne lui conseille jamais rien qui puisse tourner à la honte de sa maÃtresse, vous voyez, reconnaissez-vous ce que je dis là , vous qui voulez engager Angélique à une démarche aussi déshonorante? Angélique, à part. - Ceci commence mal. Madame Argante. - Pouvez-vous ÃÂȘtre content de votre coeur; et supposons qu'elle vous aime, le méritez-vous? Je ne viens point ici pour me fùcher, et vous avez la liberté de me répondre, mais n'est-elle pas bien à plaindre d'aimer un homme aussi peu jaloux de sa gloire, aussi peu touché des intérÃÂȘts de sa vertu, qui ne se sert de sa tendresse que pour égarer sa raison, que pour lui fermer les yeux sur tout ce qu'elle se doit à elle-mÃÂȘme, que pour l'étourdir sur l'affront irréparable qu'elle va se faire? Appelez-vous cela de l'amour, et la puniriez-vous plus cruellement du sien, si vous étiez son ennemi mortel? Dorante. - Madame, permettez-moi de vous le dire, je ne vois rien dans mon coeur qui ressemble à ce que je viens d'entendre. Un amour infini, un respect qui m'est peut-ÃÂȘtre encore plus cher et plus précieux que cet amour mÃÂȘme, voilà tout ce que je sens pour Angélique; je suis d'ailleurs incapable de manquer d'honneur, mais il y a des réflexions austÚres qu'on n'est point en état de faire quand on aime, un enlÚvement n'est pas un crime, c'est une irrégularité que le mariage efface; nous nous serions donné notre foi mutuelle, et Angélique, en me suivant, n'aurait fui qu'avec son époux. Angélique, à part. - Elle ne se payera pas de ces raisons-là . Madame Argante. - Son époux, Monsieur, suffit-il d'en prendre le nom pour l'ÃÂȘtre? Et de quel poids, s'il vous plaÃt, serait cette foi mutuelle dont vous parlez? Vous vous croiriez donc mariés, parce que, dans l'étourderie d'un transport amoureux, il vous aurait plu de vous dire Nous le somme? Les passions seraient bien à leur aise, si leur emportement rendait tout légitime. Angélique. - Juste ciel! Madame Argante. - Songez-vous que de pareils engagements déshonorent une fille! que sa réputation en demeure ternie, qu'elle en perd l'estime publique, que son époux peut réfléchir un jour qu'elle a manqué de vertu, que la faiblesse honteuse oÃÂč elle est tombée doit la flétrir à ses yeux mÃÂȘmes, et la lui rendre méprisable? Angélique, vivement. - Ah! Dorante, que vous étiez coupable! Madame, je me livre à vous, à vos conseils, conduisez-moi, ordonnez, que faut-il que je devienne, vous ÃÂȘtes la maÃtresse, je fais moins cas de la vie que des lumiÚres que vous venez de me donner; et vous, Dorante, tout ce que je puis à présent pour vous, c'est de vous pardonner une proposition qui doit vous paraÃtre affreuse. Dorante. - N'en doutez pas, chÚre Angélique; oui, je me rends, je la désavoue; ce n'est pas la crainte de voir diminuer mon estime pour vous qui me frappe, je suis sûr que cela n'est pas possible; c'est l'horreur de penser que les autres ne vous estimeraient plus, qui m'effraye; oui, je le comprends, le danger est sûr, Madame vient de m'éclairer à mon tour je vous perdrais, et qu'est-ce que c'est que mon amour et ses intérÃÂȘts, auprÚs d'un malheur aussi terrible? Madame Argante. - Et d'un malheur qui aurait entraÃné la mort d'Angélique, parce que sa mÚre n'aurait pu le supporter. Angélique. - Hélas! jugez combien je dois l'aimer, cette mÚre, rien ne nous a gÃÂȘnés dans nos entrevues; eh bien! Dorante, apprenez qu'elle les savait toutes, que je l'ai instruite de votre amour, du mien, de vos desseins, de mes irrésolutions. Dorante. - Qu'entends-je? Angélique. - Oui, je l'avais instruite, ses bontés, ses tendresses m'y avaient obligée, elle a été ma confidente, mon amie, elle n'a jamais gardé que le droit de me conseiller, elle ne s'est reposée de ma conduite que sur ma tendresse pour elle, et m'a laissée la maÃtresse de tout, il n'a tenu qu'à moi de vous suivre, d'ÃÂȘtre une ingrate envers elle, de l'affliger impunément, parce qu'elle avait promis que je serais libre. Dorante. - Quel respectable portrait me faites-vous d'elle! Tout amant que je suis, vous me mettez dans ses intérÃÂȘts mÃÂȘme, je me range de son parti, et me regarderais comme le plus indigne des hommes, si j'avais pu détruire une aussi belle, aussi vertueuse union que la vÎtre. Angélique, à part. - Ah! ma mÚre, lui dirai-je qui vous ÃÂȘtes? Dorante. - Oui, belle Angélique, vous avez raison. Abandonnez-vous toujours à ces mÃÂȘmes bontés qui m'étonnent, et que j'admire; continuez de les mériter, je vous y exhorte, que mon amour y perde ou non, vous le devez, je serais au désespoir, si je l'avais emporté sur elle. Madame Argante, aprÚs avoir rÃÂȘvé quelque temps. - Ma fille, je vous permets d'aimer Dorante. Dorante. - Vous, Madame, la mÚre d'Angélique! Angélique. - C'est elle-mÃÂȘme; en connaissez-vous qui lui ressemble? Dorante. - Je suis si pénétré de respect... Madame Argante. - ArrÃÂȘtez, voici Monsieur Ergaste. ScÚne XII Ergaste, acteurs susdits. Ergaste. - Madame, quelques affaires pressantes me rappellent à Paris. Mon mariage avec Angélique était comme arrÃÂȘté, mais j'ai fait quelques réflexions, je craindrais qu'elle ne m'épousùt par pure obéissance, et je vous remets votre parole. Ce n'est pas tout, j'ai un époux à vous proposer pour Angélique, un jeune homme riche et estimé elle peut avoir le coeur prévenu, mais n'importe. Angélique. - Je vous suis obligée, Monsieur; ma mÚre n'est pas pressée de me marier. Madame Argante. - Mon parti est pris, Monsieur, j'accorde ma fille à Dorante que vous voyez. Il n'est pas riche, mais il vient de me montrer un caractÚre qui me charme, et qui fera le bonheur d'Angélique; Dorante, je ne veux que le temps de savoir qui vous ÃÂȘtes. Dorante veut se jeter aux genoux de Madame Argante qui le relÚve. Ergaste. - Je vais vous le dire, Madame, c'est mon neveu, le jeune homme dont je vous parle, et à qui j'assure tout mon bien. Madame Argante. - Votre neveu! Angélique, à Dorante, à part. - Ah! que nous avons d'excuses à lui faire! Dorante. - Eh! Monsieur, comment payer vos bienfaits? Ergaste. - Point de remerciements. Ne vous avais-je pas promis qu'Angélique n'épouserait pas un homme sans bien? Je n'ai plus qu'une chose à dire j'intercÚde pour Lisette, et je demande sa grùce. Madame Argante. - Je lui pardonne; que nos jeunes gens la récompensent, mais qu'ils s'en défassent. Lubin. - Et moi, pour bian faire, faut qu'an me récompense, et qu'an me garde. Madame Argante. - Je t'accorde les deux. Le Legs Acteurs Comédie en un acte et en prose représentée pour la premiÚre fois le 11 juin 1736 par les comédiens Français Acteurs La Comtesse. Le Marquis. Le Chevalier Lisette, suivante de la Comtesse. Lépine, valet de chambre du Marquis. La scÚne est à une maison de campagne de la Comtesse. ScÚne premiÚre Le Chevalier, Hortense Le Chevalier. - La démarche que vous allez faire auprÚs du Marquis m'alarme. Hortense. - Je ne risque rien, vous dis-je. Raisonnons. Défunt son parent et le mien lui laisse six cent mille francs, à la charge il est vrai de m'épouser, ou de m'en donner deux cent mille; cela est à son choix; mais le Marquis ne sent rien pour moi. Je suis sûre qu'il a de l'inclination pour la Comtesse; d'ailleurs, il est déjà assez riche par lui-mÃÂȘme; voilà encore une succession de six cent mille francs qui lui vient, à laquelle il ne s'attendait pas; et vous croyez que, plutÎt que d'en distraire deux cent mille, il aimera mieux m'épouser, moi qui lui suis indifférente, pendant qu'il a de l'amour pour la Comtesse, qui peut-ÃÂȘtre ne le hait pas, et qui a plus de bien que moi? Il n'y a pas d'apparence. Le Chevalier. - Mais à quoi jugez-vous que la Comtesse ne le hait pas? Hortense. - A mille petites remarques que je fais tous les jours; et je n'en suis pas surprise. Du caractÚre dont elle est, celui du Marquis doit ÃÂȘtre de son goût. La Comtesse est une femme brusque, qui aime à primer, à gouverner, à ÃÂȘtre la maÃtresse. Le Marquis est un homme doux, paisible, aisé à conduire; et voilà ce qu'il faut à la Comtesse. Aussi ne parle-t-elle de lui qu'avec éloge. Son air de naïveté lui plaÃt; c'est, dit-elle, le meilleur homme, le plus complaisant, le plus sociable. D'ailleurs, le Marquis est d'un ùge qui lui convient; elle n'est plus de cette grande jeunesse il a trente-cinq ou quarante ans, et je vois bien qu'elle serait charmée de vivre avec lui. Le Chevalier. - J'ai peur que l'événement ne vous trompe. Ce n'est pas un petit objet que deux cent mille francs qu'il faudra qu'on vous donne si l'on ne vous épouse pas; et puis, quand le Marquis et la Comtesse s'aimeraient, de l'humeur dont ils sont tous deux, ils auront bien de la peine à se le dire. Hortense. - Oh! moyennant l'embarras oÃÂč je vais jeter le Marquis, il faudra bien qu'il parle, et je veux savoir à quoi m'en tenir. Depuis le temps que nous sommes à cette campagne chez la Comtesse, il ne me dit rien. Il y a six semaines qu'il se tait; je veux qu'il s'explique. Je ne perdrai pas le legs qui me revient, si je n'épouse pas le Marquis. Le Chevalier. - Mais, s'il accepte votre main? Hortense. - Eh! non, vous dis-je. Laissez-moi faire. Je crois qu'il espÚre que ce sera moi qui le refuserai. Peut-ÃÂȘtre mÃÂȘme feindra-t-il de consentir à notre union; mais que cela ne vous épouvante pas. Vous n'ÃÂȘtes point assez riche pour m'épouser avec deux cent mille francs de moins; je suis bien aise de vous les apporter en mariage. Je suis persuadée que la Comtesse et le Marquis ne se haïssent pas. Voyons ce que me diront là -dessus Lépine et Lisette, qui vont venir me parler. L'un est un Gascon froid, mais adroit; Lisette a de l'esprit. Je sais qu'ils ont tous deux la confiance de leurs maÃtres; je les intéresserai à m'instruire, et tout ira bien. Les voilà qui viennent. Retirez-vous. ScÚne II Lisette, Lépine, Hortense Hortense. - Venez, Lisette; approchez. Lisette. - Que souhaitez-vous de nous, Madame? Hortense. - Rien que vous ne puissiez me dire sans blesser la fidélité que vous devez, vous au Marquis, et vous à la Comtesse. Lisette. - Tant mieux, Madame. Lépine. - Ce début encourage. Nos services vous sont acquis. Hortense tire quelque argent de sa poche. - Tenez, Lisette; tout service mérite récompense. Lisette refusant d'abord. - Du moins, Madame, faudrait-il savoir auparavant de quoi il s'agit. Hortense. - Prenez; je vous le donne, quoi qu'il arrive. Voilà pour vous, Monsieur de Lépine. Lépine. - Madame, je serais volontiers de l'avis de Mademoiselle; mais je prends le respect défend que je raisonne. Hortense. - Je ne prétends vous engager à rien et voici de quoi il est question; le Marquis, votre maÃtre, vous estime, Lépine? Lépine, froidement. - ExtrÃÂȘmement, Madame; il me connaÃt. Hortense. - Je remarque qu'il vous confie aisément ce qu'il pense. Lépine. - Oui, Madame; de toutes ses pensées, incontinent j'en ai copie; il n'en sait pas le compte mieux que moi. Hortense. - Vous, Lisette, vous ÃÂȘtes sur le mÃÂȘme ton avec la Comtesse? Lisette. - J'ai cet honneur-là , Madame. Hortense. - Dites-moi, Lépine, je me figure que le Marquis aime la Comtesse; me trompé-je? il n'y a point d'inconvénient à me dire ce qui en est. Lépine. - Je n'affirme rien; mais patience. Nous devons ce soir nous entretenir là -dessus. Hortense. - Et soupçonnez-vous qu'il l'aime? Lépine. - De soupçons, j'en ai de violents. Je m'en éclaircirai tantÎt. Hortense. - Et vous, Lisette, quel est votre sentiment sur la Comtesse? Lisette. - Qu'elle ne songe point du tout au Marquis, Madame. Lépine. - Je diffÚre avec vous de pensée. Hortense. - Je crois aussi qu'ils s'aiment. Et supposons que je ne me trompe pas; du caractÚre dont ils sont, ils auront de la peine à s'en parler. Vous, Lépine, voudriez-vous exciter le Marquis à le déclarer à la Comtesse? et vous, Lisette, disposer la Comtesse à se l'entendre dire. Ce sera une industrie fort innocente. Lépine. - Et mÃÂȘme louable. Lisette, rendant l'argent. - Madame, permettez que je vous rende votre argent. Hortense. - Gardez. D'oÃÂč vient?... Lisette. - C'est qu'il me semble que voilà précisément le service que vous exigez de moi, et c'est précisément celui que je ne puis vous rendre. Ma maÃtresse est veuve; elle est tranquille; son état est heureux; ce serait dommage de l'en tirer; je prie le Ciel qu'elle y reste. Lépine, froidement. - Quant à moi, je garde mon lot; rien ne m'oblige à restitution. J'ai la volonté de vous ÃÂȘtre utile. Monsieur le Marquis vit dans le célibat; mais le mariage, il est bon, trÚs bon, il a ses peines, chaque état a les siennes; quelquefois le mien me pÚse; le tout est égal. Oui, je vous servirai, Madame, je vous servirai. Je n'y vois point de mal. On s'épouse de tout temps, on s'épousera toujours; on n'a que cette honnÃÂȘte ressource quand on aime. Hortense. - Vous me surprenez, Lisette, d'autant plus que je m'imaginais que vous pouviez vous aimer tous deux. Lisette. - C'est de quoi il n'est pas question de ma part. Lépine. - De la mienne, j'en suis demeuré à l'estime. Néanmoins Mademoiselle est aimable; mais j'ai passé mon chemin sans y prendre garde. Lisette. - J'espÚre que vous passerez toujours de mÃÂȘme. Hortense. - Voilà ce que j'avais à vous dire. Adieu, Lisette; vous ferez ce qu'il vous plaira; je ne vous demande que le secret. J'accepte vos services, Lépine. ScÚne III Lépine, Lisette Lisette. - Nous n'avons rien à nous dire, Mons de Lépine. J'ai affaire, et je vous laisse. Lépine. - Doucement, Mademoiselle, retardez d'un moment; je trouve à propos de vous informer d'un petit accident qui m'arrive. Lisette. - Voyons. Lépine. - D'homme d'honneur, je n'avais pas envisagé vos grùces; je ne connaissais pas votre mine. Lisette. - Qu'importe? Je vous en offre autant; c'est tout au plus si je connais actuellement la vÎtre. Lépine. - Cette dame se figurait que nous nous aimions. Lisette. - Eh bien! elle se figurait mal. Lépine. - Attendez; voici l'accident. Son discours a fait que mes yeux se sont arrÃÂȘtés dessus vous plus attentivement que de coutume. Lisette. - Vos yeux ont pris bien de la peine. Lépine. - Et vous ÃÂȘtes jolie, sandis, oh! trÚs jolie. Lisette. - Ma foi, Monsieur de Lépine, vous ÃÂȘtes galant, oh! trÚs galant; mais l'ennui me prend dÚs qu'on me loue. Abrégeons. Est-ce là tout? Lépine. - A mon exemple, envisagez-moi, je vous prie; faites-en l'épreuve. Lisette. - Oui-da. Tenez, je vous regarde. Lépine. - Eh donc! est-ce là ce Lépine, que vous connaissiez? N'y voyez-vous rien de nouveau? Que vous dit le coeur? Lisette. - Pas le mot. Il n'y a rien là pour lui. Lépine. - Quelquefois pourtant nombre de gens ont estimé que j'étais un garçon assez revenant; mais nous y retournerons; c'est partie à remettre. Ecoutez le restant. Il est certain que mon maÃtre distingue tendrement votre maÃtresse. Aujourd'hui mÃÂȘme il m'a confié qu'il méditait de vous communiquer ses sentiments. Lisette. - Comme il lui plaira. La réponse que j'aurai l'honneur de lui communiquer sera courte. Lépine. - Remarquons d'abondance que la Comtesse se plaÃt avec mon maÃtre, qu'elle a l'ùme joyeuse en le voyant. Vous me direz que nos gens sont étranges personnes, et je vous l'accorde. Le Marquis, homme tout simple, peu hasardeux dans le discours, n'osera jamais aventurer la déclaration; et des déclarations, la Comtesse les épouvante; femme qui néglige les compliments, qui vous parle entre l'aigre et le doux, et dont l'entretien a je ne sais quoi de sec, de froid, de purement raisonnable. Le moyen que l'amour puisse ÃÂȘtre mis en avant avec cette femme. Il ne sera jamais à propos de lui dire "Je vous aime", à moins qu'on ne le lui dise à propos de rien. Cette matiÚre, avec elle, ne peut tomber que des nues. On dit qu'elle traite l'amour de bagatelle d'enfant; moi, je prétends qu'elle a pris goût à cette enfance. Dans cette conjoncture, j'opine que nous encouragions ces deux personnages. Qu'en sera-t-il? qu'ils s'aimeront bonnement, en toute simplesse, et qu'ils s'épouseront de mÃÂȘme. Qu'en sera-t-il? Qu'en me voyant votre camarade, vous me rendrez votre mari par la douce habitude de me voir. Eh donc! parlez, ÃÂȘtes-vous d'accord? Lisette. - Non. Lépine. - Mademoiselle, est-ce mon amour qui vous déplaÃt? Lisette. - Oui. Lépine. - En peu de mots vous dites beaucoup; mais considérez l'occurrence. Je vous prédis que nos maÃtres se marieront; que la commodité vous tente. Lisette. - Je vous prédis qu'ils ne se marieront point. Je ne veux pas, moi. Ma maÃtresse, comme vous dites fort habilement, tient l'amour au-dessous d'elle; et j'aurai soin de l'entretenir dans cette humeur, attendu qu'il n'est pas de mon petit intérÃÂȘt qu'elle se marie. Ma condition n'en serait pas si bonne, entendez-vous? Il n'y a point d'apparence que la Comtesse y gagne, et moi j'y perdrais beaucoup. J'ai fait un petit calcul là -dessus, au moyen duquel je trouve que tous vos arrangements me dérangent et ne me valent rien. Ainsi, quelque jolie que je sois, continuez de n'en rien voir; laissez là la découverte que vous avez faite de mes grùces, et passez toujours sans y prendre garde. Lépine, froidement. - Je les ai vues, Mademoiselle; j'en suis frappé et n'ai de remÚde que votre coeur. Lisette. - Tenez-vous donc pour incurable. Lépine. - Me donnez-vous votre dernier mot? Lisette. - Je n'y changerai pas une syllabe. Elle veut s'en aller. Lépine, l'arrÃÂȘtant. - Permettez que je reparte. Vous calculez; moi de mÃÂȘme. Selon vous, il ne faut pas que nos gens se marient; il faut qu'ils s'épousent, selon moi, je le prétends. Lisette. - Mauvaise gasconnade! Lépine. - Patience. Je vous aime, et vous me refusez le réciproque. Je calcule qu'il me fait besoin, et je l'aurai, sandis! je le prétends. Lisette. - Vous ne l'aurez pas, sandis! Lépine. - J'ai tout dit. Laissez parler mon maÃtre qui nous arrive. ScÚne IV Le Marquis, Lépine, Lisette Le Marquis. - Ah! vous voici, Lisette! je suis bien aise de vous trouver. Lisette. - Je vous suis obligée, Monsieur; mais je m'en allais. Le Marquis. - Vous vous en alliez? J'avais pourtant quelque chose à vous dire. Etes-vous un peu de nos amis? Lépine. - Petitement. Lisette. - J'ai beaucoup d'estime et de respect pour Monsieur le Marquis. Le Marquis. - Tout de bon? Vous me faites plaisir, Lisette; je fais beaucoup de cas de vous aussi. Vous me paraissez une trÚs bonne fille, et vous ÃÂȘtes à une maÃtresse qui a bien du mérite. Lisette. - Il y a longtemps que je le sais, Monsieur. Le Marquis. - Ne vous parle-t-elle jamais de moi? Que vous en dit-elle? Lisette. - Oh! rien. Le Marquis. - C'est que, entre nous, il n'y a point de femme que j'aime tant qu'elle. Lisette. - Qu'appelez-vous aimer, Monsieur le Marquis? Est-ce de l'amour que vous entendez? Le Marquis. - Eh! mais oui, de l'amour, de l'inclination, comme tu voudras; le nom n'y fait rien. Je l'aime mieux qu'un autre. Voilà tout. Lisette. - Cela se peut. Le Marquis. - Mais elle n'en sait rien; je n'ai pas osé le lui apprendre. Je n'ai pas trop le talent de parler d'amour. Lisette. - C'est ce qui me semble. Le Marquis. - Oui, cela m'embarrasse, et, comme ta maÃtresse est une femme fort raisonnable, j'ai peur qu'elle ne se moque de moi, et je ne saurais plus que lui dire; de sorte que j'ai rÃÂȘvé qu'il serait bon que tu la prévinsses en ma faveur. Lisette. - Je vous demande pardon, Monsieur, mais il fallait rÃÂȘver tout le contraire. Je ne puis rien pour vous, en vérité. Le Marquis. - Eh! d'oÃÂč vient? Je t'aurai grande obligation. Je payerai bien tes peines; et si ce garçon-là montrant Lépine te convenait, je vous ferais un fort bon parti à tous les deux. Lépine, froidement, et sans regarder Lisette. - Derechef, recueillez-vous là -dessus, Mademoiselle. Lisette. - Il n'y a pas moyen, Monsieur le Marquis. Si je parlais de vos sentiments à ma maÃtresse, vous avez beau dire que le nom n'y fait rien, je me brouillerais avec elle, je vous y brouillerais vous-mÃÂȘme. Ne la connaissez-vous pas? Le Marquis. - Tu crois donc qu'il n'y a rien à faire? Lisette. - Absolument rien. Le Marquis. - Tant pis, cela me chagrine. Elle me fait tant d'amitié, cette femme! Allons, il ne faut donc plus y penser. Lépine, froidement. - Monsieur, ne vous déconfortez pas. Du récit de Mademoiselle, n'en tenez compte, elle vous triche. Retirons-nous; venez me consulter à l'écart, je serai plus consolant. Partons. Le Marquis. - Viens; voyons ce que tu as à me dire. Adieu, Lisette; ne me nuis pas, voilà tout ce que j'exige. ScÚne V Lépine, Lisette Lépine. - N'exigez rien; ne gÃÂȘnons point Mademoiselle. Soyons galamment ennemis déclarés; faisons-nous du mal en toute franchise. Adieu, gentille personne, je vous chéris ni plus ni moins; gardez-moi votre coeur, c'est un dépÎt que je vous laisse. Lisette. - Adieu, mon pauvre Lépine; vous ÃÂȘtes peut-ÃÂȘtre de tous les fous de la Garonne le plus effronté, mais aussi le plus divertissant. ScÚne VI La Comtesse, Lisette Lisette. - Voici ma maÃtresse. De l'humeur dont elle est, je crois que cet amour-ci ne la divertira guÚre. Gare que le Marquis ne soit bientÎt congédié! La Comtesse, tenant une lettre. - Tenez, Lisette, dites qu'on porte cette lettre à la poste; en voilà dix que j'écris depuis trois semaines. La sotte chose qu'un procÚs! Que j'en suis lasse! Je ne m'étonne pas s'il y a tant de femmes qui se remarient. Lisette, riant. - Bon, votre procÚs, une affaire de mille francs, voilà quelque chose de bien considérable pour vous! Avez-vous envie de vous remarier? J'ai votre affaire. La Comtesse. - Qu'est-ce que c'est qu'envie de me remarier? Pourquoi me dites-vous cela? Lisette. - Ne vous fùchez pas; je ne veux que vous divertir. La Comtesse. - Ce pourrait ÃÂȘtre quelqu'un de Paris qui vous aurait fait une confidence; en tout cas, ne me le nommez pas. Lisette. - Oh! il faut pourtant que vous connaissiez celui dont je parle. La Comtesse. - Brisons là -dessus. Je rÃÂȘve à une chose; le Marquis n'a ici qu'un valet de chambre dont il a peut-ÃÂȘtre besoin; et je voulais lui demander s'il n'a pas quelque paquet à porter à la poste, on le porterait avec le mien. OÃÂč est-il, le Marquis? L'as-tu vu ce matin? Lisette. - Oh! oui; malepeste, il a ses raisons pour ÃÂȘtre éveillé de bonne heure. Revenons au mari que j'ai à vous donner, celui qui brûle pour vous, et que vous avez enflammé de passion... La Comtesse. - Qui est ce benÃÂȘt-là ? Lisette. - Vous le devinez. La Comtesse. - Celui qui brûle est un sot. Je ne veux rien savoir de Paris. Lisette. - Ce n'est point de Paris; votre conquÃÂȘte est dans le chùteau. Vous l'appelez benÃÂȘt; moi je vais le flatter; c'est un soupirant qui a l'air fort simple, un air de bon homme. Y ÃÂȘtes-vous? La Comtesse. - Nullement. Qui est-ce qui ressemble à cela ici? Lisette. - Eh! le Marquis. La Comtesse. - Celui qui est avec nous? Lisette. - Lui-mÃÂȘme. La Comtesse. - Je n'avais garde d'y ÃÂȘtre. OÃÂč as-tu pris son air simple et de bon homme? Dis donc un air franc et ouvert, à la bonne heure; il sera reconnaissable. Lisette. - Ma foi, Madame, je vous le rends comme je le vois. La Comtesse. - Tu le vois trÚs mal, on ne peut pas plus mal; en mille ans on ne le devinerait pas à ce portrait-là . Mais de qui tiens-tu ce que tu me contes de son amour? Lisette. - De lui qui me l'a dit; rien que cela. N'en riez-vous pas? Ne faites pas semblant de le savoir. Au reste, il n'y a qu'à vous en défaire tout doucement. La Comtesse. - Hélas! je ne lui en veux point de mal. C'est un fort honnÃÂȘte homme, un homme dont je fais cas, qui a d'excellentes qualités; et j'aime encore mieux que ce soit lui qu'un autre. Mais ne te trompes-tu pas aussi? Il ne t'aura peut-ÃÂȘtre parlé que d'estime; il en a beaucoup pour moi, beaucoup; il me l'a marquée en mille occasions d'une maniÚre fort obligeante. Lisette. - Non, Madame, c'est de l'amour qui regarde vos appas; il en a prononcé le mot sans bredouiller comme à l'ordinaire. C'est de la flamme; il languit, il soupire. La Comtesse. - Est-il possible? Sur ce pied-là , je le plains; car ce n'est pas un étourdi; il faut qu'il le sente puisqu'il le dit, et ce n'est pas de ces gens-là qu'on se moque; jamais leur amour n'est ridicule. Mais il n'osera m'en parler, n'est-ce pas? Lisette. - Oh! ne craignez rien, j'y ai mis bon ordre; il ne s'y jouera pas. Je lui ai Îté toute espérance; n'ai-je pas bien fait? La Comtesse. - Mais... oui, sans doute, oui...; pourvu que vous ne l'ayez pas brusqué, pourtant; il fallait y prendre garde; c'est un ami que je veux conserver, et vous avez quelquefois le ton dur et revÃÂȘche, Lisette; il valait mieux le laisser dire. Lisette. - Point du tout. Il voulait que je vous parlasse en sa faveur. La Comtesse. - Ce pauvre homme! Lisette. - Et je lui ai répondu que je ne pouvais pas m'en mÃÂȘler, que je me brouillerais avec vous si je vous en parlais, que vous me donneriez mon congé, que vous lui donneriez le sien. La Comtesse. - Le sien? Quelle grossiÚreté?! Ah! que c'est mal parler! Son congé? Et mÃÂȘme est-ce que je vous aurais donné le vÎtre? Vous savez bien que non. D'oÃÂč vient mentir, Lisette? c'est un ennemi que vous m'allez faire d'un des hommes du monde que je considÚre le plus, et qui le mérite le mieux. Quel sot langage de domestique! Eh! il était si simple de vous en tenir à lui dire "Monsieur, je ne saurais; ce ne sont pas là mes affaires; parlez-en vous-mÃÂȘme." Je voudrais qu'il osùt m'en parler, pour raccommoder un peu votre malhonnÃÂȘteté. Son congé! son congé! Il va se croire insulté. Lisette. - Eh! non, Madame; il était impossible de vous en débarrasser à moins de frais. Faut-il que vous l'aimiez, de peur de le fùcher? Voulez-vous ÃÂȘtre sa femme par politesse, lui qui doit épouser Hortense? Je ne lui ai rien dit de trop, et vous en voilà quitte. Mais je l'aperçois qui vient en rÃÂȘvant; évitez-le, vous avez le temps. La Comtesse. - L'éviter? lui qui me voit? Ah! je m'en garderai bien. AprÚs les discours que vous lui avez tenus, il croirait que je les ai dictés. Non, non, je ne changerai rien à ma façon de vivre avec lui. Allez porter ma lettre. Lisette, à part. - Hum! il y a ici quelque chose. Haut. Madame, je suis d'avis de rester auprÚs de vous; cela m'arrive souvent, et vous en serez plus à abri d'une déclaration. La Comtesse. - Belle finesse! quand je lui échapperais aujourd'hui, ne me retrouvera-t-il pas demain? Il faudrait donc vous avoir toujours à mes cÎtés? Non, non, partez. S'il me parle, je sais répondre. Lisette. - Je suis à vous dans l'instant; je n'ai qu'à donner cette lettre à un laquais. La Comtesse. - Non, Lisette; c'est une lettre de conséquence, et vous me ferez plaisir de la porter vous-mÃÂȘme, parce que, si le courrier est passé, vous me la rapporterez, et je l'enverrai par une autre voie. Je ne me fie point aux valets, ils ne sont point exacts. Lisette. - Le courrier ne passe que dans deux heures, Madame. La Comtesse. - Eh! allez, vous dis-je. Que sait-on? Lisette, à part. - Quel prétexte! Cette femme-là ne va pas droit avec moi. ScÚne VII La Comtesse, seule. Elle avait la fureur de rester. Les domestiques sont haïssables; il n'y a pas jusqu'à leur zÚle qui ne vous désoblige. C'est toujours de travers qu'ils vous servent. ScÚne VIII La Comtesse, Lépine Lépine. - Madame, Monsieur le Marquis vous a vue de loin avec Lisette. Il demande s'il n'y a point de mal qu'il approche; il a le désir de vous consulter, mais il se fait le scrupule de vous ÃÂȘtes importun. La Comtesse. - Lui importun! Il ne saurait l'ÃÂȘtre. Dites-lui que je l'attends, Lépine; qu'il vienne. Lépine. - Je vais le réjouir de la nouvelle. Vous l'allez voir dans la minute. ScÚne IX La Comtesse, Lépine, Le Marquis Lépine, appelant le Marquis. - Monsieur, venez prendre audience; Madame l'accorde. Quand le Marquis est venu, il lui dit à part Courage, Monsieur; l'accueil est gracieux, presque tendre; c'est un coeur qui demande qu'on le prenne. ScÚne X La Comtesse, Le Marquis La Comtesse. - Eh! d'oÃÂč vient donc la cérémonie que vous faites, Marquis? Vous n'y songez pas. Le Marquis. - Madame, vous avez bien de la bonté; c'est que j'ai bien des choses à vous dire. La Comtesse. - Effectivement, vous me paraissez rÃÂȘveur, inquiet. Le Marquis. - Oui, j'ai l'esprit en peine. J'ai besoin de conseil, j'ai besoin de grùces, et le tout de votre part. La Comtesse. - Tant mieux. Vous avez encore moins besoin de tout cela, que je n'ai d'envie de vous ÃÂȘtre bonne à quelque chose. Le Marquis. - Oh! bonne? Il ne tient qu'à vous de m'ÃÂȘtre excellente, si vous voulez. La Comtesse. - Comment! si je veux? Manquez-vous de confiance? Ah! je vous prie, ne me ménagez point; vous pouvez tout sur moi, marquis; je suis bien aise de vous le dire. Le Marquis. - Cette assurance m'est bien agréable, et je serais tenté d'en abuser. La Comtesse. - J'ai grande peur que vous ne résistiez à la tentation. Vous ne comptez pas assez sur vos amis; car vous ÃÂȘtes si réservé, si retenu! Le Marquis. - Oui, j'ai beaucoup de timidité. La Comtesse. - Je fais de mon mieux pour vous l'Îter, comme vous voyez. Le Marquis. - Vous savez dans quelle situation je suis avec Hortense, que je dois l'épouser ou lui donner deux cent mille francs. La Comtesse. - Oui, et je me suis aperçue que vous n'aviez pas grand goût pour elle. Le Marquis. - Oh! on ne peut pas moins; je ne l'aime point du tout. La Comtesse. - Je n'en suis pas surprise. Son caractÚre est si différent du vÎtre! elle a quelque chose de trop arrangé pour vous. Le Marquis. - Vous y ÃÂȘtes; elle songe trop à ses grùces. Il faudrait toujours l'entretenir de compliments, et moi, ce n'est pas là mon fort. La coquetterie me gÃÂȘne; elle me rend muet. La Comtesse. - Ah! Ah! je conviens qu'elle en a un peu; mais presque toutes les femmes sont de mÃÂȘme. Vous ne trouverez que cela partout, Marquis. Le Marquis. - Hors chez vous. Quelle différence, par exemple! vous plaisez sans y penser, ce n'est pas votre faute. Vous ne savez pas seulement que vous ÃÂȘtes aimable; mais d'autres le savent pour vous. La Comtesse. - Moi, Marquis? Je pense qu'à cet égard-là les autres songent aussi peu à moi que j'y songe moi-mÃÂȘme. Le Marquis. - Oh! j'en connais qui ne vous disent pas tout ce qu'ils songent. La Comtesse. - Eh! qui sont-ils, Marquis? Quelques amis comme vous, sans doute? Le Marquis. - Bon, des amis! voilà bien de quoi; vous n'en aurez encore de longtemps. La Comtesse. - Je vous suis obligée du petit compliment que vous me faites en passant. Le Marquis. - Point du tout. Je ne passe jamais, moi; je dis toujours exprÚs. La Comtesse, riant. - Comment? vous qui ne voulez pas que j'aie encore des amis! est-ce que vous n'ÃÂȘtes pas le mien? Le Marquis. - Vous m'excuserez; mais quand je serais autre chose, il n'y aurait rien de surprenant. La Comtesse. - Eh bien! je ne laisserais pas d'en ÃÂȘtre surprise. Le Marquis. - Et encore plus fùchée? La Comtesse. - En vérité, surprise. Je veux pourtant croire que je suis aimable, puisque vous le dites. Le Marquis. - Oh! charmante, et je serais bien heureux si Hortense vous ressemblait; je l'épouserais d'un grand coeur; et j'ai bien de la peine à m'y résoudre. La Comtesse. - Je le crois; et ce serait encore pis si vous aviez de l'inclination pour une autre. Le Marquis. - Eh bien! c'est que justement le pis s'y trouve. La Comtesse, par exclamation. - Oui! vous aimez ailleurs? Le Marquis. - De toute mon ùme. La Comtesse, en souriant. - Je m'en suis doutée, Marquis. Le Marquis. - Et vous ÃÂȘtes-vous doutée de la personne? La Comtesse. - Non; mais vous me la direz. Le Marquis. - Vous me feriez grand plaisir de la deviner. La Comtesse. - Pourquoi m'en donneriez-vous la peine, puisque vous voilà ? Le Marquis. - C'est que vous ne connaissez qu'elle; c'est la plus aimable femme, la plus franche... Vous parlez de gens sans façon? il n'y a personne comme elle; plus je la vois, plus je l'admire. La Comtesse. - Epousez-la, Marquis, épousez-la, et laissez là Hortense; il n'y a point à hésiter, vous n'avez point d'autre parti à prendre. Le Marquis. - Oui; mais je songe à une chose; n'y aurait-il pas moyen de me sauver le deux cent mille francs? Je vous parle à coeur ouvert. La Comtesse. - Regardez-moi dans cette occasion-ci comme une autre vous-mÃÂȘme. Le Marquis. - Ah! que c'est bien dit, une autre moi-mÃÂȘme! La Comtesse. - Ce qui me plaÃt en vous, c'est votre franchise, qui est une qualité admirable. Revenons. Comment vous sauver ces deux cent mille francs? Le Marquis. - C'est qu'Hortense aime le Chevalier. Mais, à propos, c'est votre parent? La Comtesse. - Oh! parent, ...de loin. Le Marquis. - Or, de cet amour qu'elle a pour lui, je conclus qu'elle ne se soucie pas de moi. Je n'ai donc qu'à faire semblant de vouloir l'épouser; elle me refusera, et je ne lui devrai plus rien; son refus me servira de quittance. La Comtesse. - Oui-da, vous pouvez le tenter. Ce n'est pas qu'il n'y ait du risque; elle a du discernement, Marquis. Vous supposez qu'elle vous refusera? Je n'en sais rien; vous n'ÃÂȘtes pas un homme à dédaigner. Le Marquis. - Est-il vrai? La Comtesse. - C'est mon sentiment. Le Marquis. - Vous me flattez, vous encouragez ma franchise. La Comtesse. - Je vous encourage! eh! mais en ÃÂȘtes-vous encore là ? Mettez-vous donc dans l'esprit que je ne demande qu'à vous obliger, qu'il n'y a que l'impossible qui m'arrÃÂȘtera, et que vous devez compter sur tout ce qui dépendra de moi. Ne perdez point cela de vue, étrange homme que vous ÃÂȘtes, et achevez hardiment. Vous voulez des conseils, je vous en donne. Quand nous en serons à l'article des grùces, il n'y aura qu'à parler; elles ne feront pas plus de difficulté que le reste, entendez-vous? et que cela soit dit pour toujours. Le Marquis. - Vous me ravissez d'espérance. La Comtesse. - Allons par ordre. Si Hortense allait vous prendre au mot? Le Marquis. - J'espÚre que non. En tout cas, je lui payerais sa somme, pourvu qu'auparavant la personne qui a pris mon coeur ait la bonté de me dire qu'elle veut bien de moi. La Comtesse. - Hélas! elle serait donc bien difficile? Mais, Marquis, est-ce qu'elle ne sait pas que vous l'aimez? Le Marquis. - Non vraiment; je n'ai pas osé le lui dire. La Comtesse. - Et le tout par timidité. Oh! en vérité, c'est la pousser trop loin, et, toute amie des bienséances que je suis, je ne vous approuve pas; ce n'est pas se rendre justice. Le Marquis. - Elle est si sensée, que j'ai peur d'elle. Vous me conseillez donc de lui en parler? La Comtesse. - Eh! cela devrait ÃÂȘtre fait. Peut-ÃÂȘtre vous attend-elle. Vous dites qu'elle est sensée; que craignez-vous? Il est louable de penser modestement de soi; mais avec de la modestie, on parle, on se propose. Parlez, Marquis; parlez, tout ira bien. Le Marquis. - Hélas! si vous saviez qui c'est, vous ne m'exhorteriez pas tant. Que vous ÃÂȘtes heureuse de n'aimer rien, et de mépriser l'amour! La Comtesse. - Moi, mépriser ce qu'il y a au monde de plus naturel! cela ne serait pas raisonnable. Ce n'est pas l'amour, ce sont les amants, tels qu'ils sont la plupart, que je méprise, et non pas le sentiment qui fait qu'on aime, qui n'a rien en soi que de fort honnÃÂȘte, de fort permis, et de fort involontaire. C'est le plus doux sentiment de la vie; comment le haïrais-je? Non, certes, et il y a tel homme à qui je pardonnerais de m'aimer s'il me l'avouait avec cette simplicité de caractÚre que je louais tout à l'heure en vous. Le Marquis. - En effet, quand on le dit naïvement, comme on le sent... La Comtesse. - Il n'y a point de mal alors. On a toujours bonne grùce; voilà ce que pense. Je ne suis pas une ùme sauvage. Le Marquis. - Ce serait bien dommage... Vous avez la plus belle santé! La Comtesse, à part. - Il est bien question de ma santé! Haut. C'est l'air de la campagne. Le Marquis. - L'air de la ville vous fait de mÃÂȘme l'oeil le plus vif, le teint le plus frais! La Comtesse. - Je me porte assez bien. Mais savez-vous bien que vous me dites des douceurs sans y penser? Le Marquis. - Pourquoi sans y penser? Moi, j'y pense. La Comtesse. - Gardez-les pour la personne que vous aimez. Le Marquis. - Eh! si c'était vous, il n'y aurait que faire de les garder. La Comtesse. - Comment, si c'était moi! Est-ce de moi dont il s'agit? Qu'est-ce que cela signifie? Est-ce une déclaration d'amour que vous me faites? Le Marquis. - Oh! Point du tout. La Comtesse. - Eh! de quoi vous avisez-vous donc de m'entretenir de ma santé? Qui est-ce qui ne s'y tromperait pas? Le Marquis. - Ce n'est que façon de parler je dis seulement qu'il est fùcheux que vous ne vouliez ni aimer, ni vous remarier, et que j'en suis mortifié, parce que je ne vois pas de femme qui peut convenir autant que vous. Mais je ne vous en dis mot, de peur de vous déplaire. La Comtesse. - Mais encore une fois, vous me parlez d'amour. Je ne me trompe pas c'est moi que vous aimez, vous me le dites en termes exprÚs. Le Marquis. - Hé bien, oui, quand ce serait vous, il n'est pas nécessaire de se fùcher. Ne dirait-on pas que tout est perdu? Calmez-vous; prenez que je n'aie rien dit. La Comtesse. - La belle chute! vous ÃÂȘtes bien singulier. Le Marquis. - Et vous de bien mauvaise humeur. Eh! tout à l'heure, à votre avis, on avait si bonne grùce à dire naïvement qu'on aime! Voyez comme cela réussit. Me voilà bien avancé! La Comtesse, à part. - Ne le voilà -t-il pas bien reculé? Haut. A qui en avez-vous? Je vous demande à qui vous parlez? Le Marquis. - A personne, Madame, à personne. Je ne dirai plus mot; ÃÂȘtes-vous contente? Si vous vous mettez en colÚre contre tous ceux qui me ressemblent, vous en querellerez bien d'autres. La Comtesse, à part. - Quel original! Haut. Et qui est-ce qui vous querelle? Le Marquis. - Ah! la maniÚre dont vous me refusez n'est pas douce. La Comtesse. - Allez, vous rÃÂȘvez. Le Marquis. - Courage! Avec la qualité d'original dont vous venez de m'honorer tout bas, il ne me manquait plus que celle de rÃÂȘveur; au surplus, je ne m'en plains pas. Je ne vous conviens point; qu'y faire? il n'y a plus qu'à me taire, et je me tairai. Adieu, Comtesse; n'en soyons pas moins bons amis, et du moins ayez la bonté de m'aider à me tirer d'affaire avec Hortense. La Comtesse, seule un moment comme il s'en va. - Quel homme! Celui-ci ne m'ennuiera pas du récit de mes rigueurs. J'aime les gens simples et unis; mais en vérité celui-là l'est trop. ScÚne XI Hortense, La Comtesse, Le Marquis Hortense, arrÃÂȘtant le Marquis. - Monsieur le Marquis, je vous prie, ne vous en allez pas; nous avons à nous parler, et Madame peut ÃÂȘtre présente. Le Marquis. - Comme vous voudrez, Madame. Hortense. - Vous savez ce dont il s'agit? Le Marquis. - Non, je ne sais pas ce que c'est; je ne m'en souviens plus. Hortense. - Vous me surprenez! Je me flattais que vous seriez le premier à rompre le silence. Il est humiliant pour moi d'ÃÂȘtre obligée de vous prévenir. Avez-vous oublié qu'il y a un testament qui nous regarde? Le Marquis. - Oh! oui, je me souviens du testament. Hortense. - Et qui dispose de ma main en votre faveur? Le Marquis. - Oui, Madame, oui; il faut que je vous épouse, cela est vrai. Hortense. - Eh bien, Monsieur, à quoi vous déterminez-vous? Il est temps de fixer mon état. Je ne vous cache point que vous avez un rival; c'est le Chevalier, qui est parent de Madame, que je ne vous préfÚre pas, mais que je préfÚre à tout autre, et que j'estime assez pour en faire mon époux si vous ne devenez pas le mien; c'est ce que je lui ai dit jusqu'ici; et comme il m'assure avoir des raisons pressantes de savoir aujourd'hui mÃÂȘme à quoi s'en tenir, je n'ai pu lui refuser de vous parler. Monsieur, le congédierai-je, ou non? Que voulez-vous que je lui dise? Ma main est à vous, si vous la demandez. Le Marquis. - Vous me faites bien de la grùce; je la prends, Mademoiselle. Hortense. - Est-ce votre coeur qui me choisit, Monsieur le Marquis? Le Marquis. - N'ÃÂȘtes-vous pas assez aimable pour cela? Hortense. - Et vous m'aimez? Le Marquis. - Qui est-ce qui vous dit le contraire? Tout à l'heure j'en parlais à Madame. La Comtesse. - Il est vrai, c'était de vous dont il m'entretenait; il songeait à vous proposer ce mariage. Hortense. - Et vous disait-il aussi qu'il m'aimait? La Comtesse. - Il me semble que oui; du moins me parlait-il de penchant. Hortense. - D'oÃÂč vient donc, Monsieur le Marquis, me l'avez-vous laissé ignorer depuis six semaines? Quand on aime, on en donne quelques marques, et dans le cas oÃÂč nous sommes, vous aviez droit de vous déclarer. Le Marquis. - J'en conviens; mais le temps se passe; on est distrait; on ne sait pas si les gens sont de votre avis. Hortense. - Vous ÃÂȘtes bien modeste. Voilà qui est donc arrÃÂȘté, et je vais l'annoncer au Chevalier qui entre. ScÚne XII Le Chevalier, Hortense, Le Marquis, La Comtesse Hortense, allant au-devant du Chevalier pour lui dire un mot à part. - Il accepte ma main, mais de mauvaise grùce; ce n'est qu'une ruse, ne vous effrayez pas. Le Chevalier, à part. - Vous m'inquiétez. Haut. Eh bien! Madame, il ne me reste plus d'espérance, sans doute? Je n'ai pas dû m'attendre que Monsieur le Marquis pût consentir à vous perdre. Hortense. - Oui, Chevalier, je l'épouse; la chose est conclue, et le ciel vous destine à une autre qu'à moi. Le Marquis m'aimait en secret, et c'était, dit-il, par distraction qu'il ne me le déclarait pas. Par distraction! Le Chevalier. - J'entends; il avait oublié de vous le dire. Hortense. - Oui, c'est cela mÃÂȘme; mais il vient de me l'avouer, et il l'avait confié à Madame. Le Chevalier. - Eh! que ne m'avertissiez-vous, Comtesse? J'ai cru quelquefois qu'il vous aimait vous-mÃÂȘme. La Comtesse. - Quelle imagination! A propos de quoi me citer ici? Hortense. - Il y a eu des instants oÃÂč je le soupçonnais aussi. La Comtesse. - Encore! OÃÂč est donc la plaisanterie, Hortense? Le Marquis. - Pour moi, je ne dis mot. Le Chevalier. - Vous me désespérez, Marquis. Le Marquis. - J'en suis fùché, mais mettez-vous à ma place; il y a un testament, vous le savez bien; je ne peux pas faire autrement. Le Chevalier. - Sans le testament, vous n'aimeriez peut-ÃÂȘtre pas autant que moi. Le Marquis. - Oh! vous me pardonnerez, je n'aime que trop. Hortense. - Je tùcherai de le mériter, Monsieur. A part, au Chevalier. Demandez qu'on presse notre mariage. Le Chevalier, à part, à Hortense. - N'est-ce pas trop risquer? Haut. Dans l'état oÃÂč je suis, Marquis, achevez de me prouver que mon malheur est sans remÚde. Le Marquis. - La preuve s'en verra quand je l'épouserai. Je ne peux pas l'épouser tout à l'heure. Le Chevalier, d'un air inquiet. - Vous avez raison. A part, à Hortense. Il vous épousera. Hortense, à part, au Chevalier. - Vous gùtez tout. Au Marquis. J'entends bien ce que le Chevalier veut dire; c'est qu'il espÚre toujours que nous ne nous marierons pas, Monsieur le Marquis; n'est-ce pas, Chevalier? Le Chevalier. - Non, Madame, je n'espÚre plus rien. Hortense. - Vous m'excuserez; vous n'ÃÂȘtes pas convaincu, vous ne l'ÃÂȘtes pas; et comme il faut, m'avez-vous dit, que vous alliez demain à Paris pour y prendre des mesures nécessaires en cette occasion-ci, vous voudriez, avant que de partir, savoir bien précisément s'il ne vous reste plus d'espoir? Voilà ce que c'est; vous avez besoin d'une entiÚre certitude? A part, au Chevalier. Dites qu'oui. Le Chevalier. - Mais oui. Hortense. - Monsieur le Marquis, nous ne sommes qu'à une lieue de Paris; il est de bonne heure; envoyez Lépine chercher un notaire, et passons notre contrat aujourd'hui, pour donner au Chevalier la triste conviction qu'il demande. La Comtesse. - Mais il me paraÃt que vous lui faites accroire qu'il la demande; je suis persuadée qu'il ne s'en soucie pas. Hortense, à part, au Chevalier. - Soutenez donc. Le Chevalier. - Oui, Comtesse, un notaire me ferait plaisir. La Comtesse. - Voilà un sentiment bien bizarre! Hortense. - Point du tout. Ses affaires exigent qu'il sache à quoi s'en tenir; il n'y a rien de si simple, et il a raison; il n'osait le dire, et je le dis pour lui. Allez-vous envoyer Lépine, Monsieur le Marquis? Le Marquis. - Comme il vous plaira. Mais qui est-ce qui songeait à avoir un notaire aujourd'hui? Hortense, au Chevalier. - Insistez. Le Chevalier. - Je vous en prie, Marquis. La Comtesse. - Oh! vous aurez la bonté d'attendre à demain, Monsieur le Chevalier; vous n'ÃÂȘtes pas si pressé; votre fantaisie n'est pas d'une espÚce à mériter qu'on se gÃÂȘne tant pour elle; ce serait ce soir ici un embarras qui nous dérangerait. J'ai quelques affaires; demain, il sera temps. Hortense, à part, au Chevalier. - Pressez. Le Chevalier. - Eh! Comtesse, de grùce. La Comtesse. - De grùce! L'hétéroclite priÚre! Il est donc bien ragoûtant de voir sa maÃtresse mariée à son rival? Comme Monsieur voudra, au reste! Le Marquis. - Il serait impoli de gÃÂȘner Madame; au surplus, je m'en rapporte à elle; demain serait bon. Hortense. - DÚs qu'elle y consent, il n'y a qu'à envoyer Lépine. ScÚne XIII La Comtesse, Hortense, Le Chevalier, Le Marquis, Lisette Hortense. - Voici Lisette qui entre; je vais lui dire de nous l'aller chercher. Lisette, on doit passer ce soir un contrat de mariage entre Monsieur le Marquis et moi; il veut tout à l'heure faire partir Lépine pour amener son notaire de Paris; ayez la bonté de lui dire qu'il vienne recevoir ses ordres. Lisette. - J'y cours, Madame. La Comtesse, l'arrÃÂȘtant. - OÃÂč allez-vous? En fait de mariage, je ne veux ni m'en mÃÂȘler, ni que mes gens s'en mÃÂȘlent. Lisette. - Moi, ce n'est que pour rendre service. Tenez, je n'ai que faire de sortir; je le vois sur la terrasse. Elle appelle. Monsieur de Lépine! La Comtesse, à part. - Cette sotte! ScÚne XIV Le Marquis, La Comtesse, Le Chevalier, Hortense, Lépine, Lisette Lépine. - Qui est-ce qui m'appelle? Lisette. - Vite, vite, à cheval. Il s'agit d'un contrat de mariage entre Madame et votre maÃtre, et il faut aller à Paris chercher le notaire de Monsieur le Marquis. Lépine, au Marquis. - Le notaire! Ce qu'elle conte est-il vrai, Monsieur? nous avons la partie de chasse pour tantÎt; je me suis arrangé pour courir le liÚvre, et non pas le notaire. Le Marquis. - C'est pourtant le dernier qu'on veut. Lépine. - Ce n'est pas la peine que je voyage pour avoir le vÎtre; je le compte pour mort. Ne le savez-vous pas? La fiÚvre le travaillait quand nous partÃmes, avec le médecin par-dessus; il en avait le transport au cerveau. Le Marquis. - Vraiment, oui; à propos, il était trÚs malade. Lépine. - Il agonisait, sandis!... Lisette, d'un air indifférent. - Il n'y a qu'à prendre celui de Madame. La Comtesse. - Il n'y a qu'à vous taire; car si celui de Monsieur est mort, le mien l'est aussi. Il y a quelque temps qu'il me dit qu'il était le sien. Lisette, indifféremment, d'un air modeste. - Il me semble qu'il n'y a pas longtemps que vous lui avez écrit, Madame. La Comtesse. - La belle conséquence! Ma lettre a-t-elle empÃÂȘché qu'il ne mourût? Il est certain que je lui ai écrit; mais aussi ne m'a-t-il point fait de réponse. Le Chevalier, à part, à Hortense. - Je commence à me rassurer. Hortense, lui souriant, à part. - Il y a plus d'un notaire à Paris. Lépine verra s'il se porte mieux. Depuis six semaines que nous sommes ici, il a eu le temps de revenir en bonne santé. Allez lui écrire un mot, Monsieur le Marquis, et priez-le, s'il ne peut venir, d'en indiquer un autre. Lépine ira se préparer pendant que vous écrirez. Lépine. - Non, Madame; si je monte à cheval, c'est autant de resté par les chemins. Je parlais de la partie de chasse; mais voici que je me sens mal, extrÃÂȘmement mal; d'aujourd'hui je ne prendrai ni gibier, ni notaire. Lisette, en souriant négligemment. - Est-ce que vous ÃÂȘtes mort aussi? Lépine, en feignant la douleur. - Non, Mademoiselle; mais je vis souffrant et je ne pourrais fournir la course. Ahi! sans le respect de la compagnie, je ferais des cris perçants. Je me brisai hier d'une chute sur l'escalier; je roulai tout un étage, et je commençais d'en entamer un autre quand on me retint sur le penchant. Jugez de la douleur; je la sens qui m'enveloppe. Le Chevalier. - Eh bien! tu n'as qu'à prendre ma chaise. Dites-lui qu'il parte, Marquis. Le Marquis. - Ce garçon qui est tout froissé, qui a roulé un étage, je m'étonne qu'il ne soit pas au lit. Pars si tu peux, au reste. Hortense. - Allez, partez, Lépine; on n'est point fatigué dans une chaise. Lépine. - Vous dirai-je le vrai, Mademoiselle? obligez-moi de me dispenser de la commission. Monsieur traite avec vous de sa ruine; vous ne l'aimez point, Madame; j'en ai connaissance, et ce mariage ne peut ÃÂȘtre que fatal; je me ferais un reproche d'y avoir part. Je parle en conscience. Si mon scrupule déplaÃt, qu'on me dise Va-t'en; qu'on me casse, je m'y soumets; ma probité me console. La Comtesse. - Voilà ce qu'on appelle un excellent domestique! ils sont bien rares! Le Marquis, à Hortense. - Vous l'entendez. Comment voulez-vous que je m'y prenne avec cet opiniùtre? Quand je me fùcherais, il n'en sera ni plus ni moins. Il faut donc le chasser. A Lépine. Retire-toi. Hortense. - On se passera de lui. Allez toujours écrire; un de mes gens portera la lettre, ou quelqu'un du village. ScÚne XV Hortense, Le Marquis, La Comtesse, Le Chevalier Hortense. - Ah! çà , vous allez faire votre billet; j'en vais écrire un qu'on laissera chez moi en passant. Le Marquis. - Oui-da; mais consultez-vous; si par hasard vous ne m'aimiez pas, tant pis; car j'y vais de bon eu. Le Chevalier, à part, à Hortense. - Vous le poussez trop. Hortense, à part. - Paix! Haut. Tout est consulté, Monsieur; adieu. Chevalier, vous voyez bien qu'il ne m'est plus permis de vous écouter. Le Chevalier. - Adieu, Mademoiselle; je vais me livrer à la douleur oÃÂč vous me laissez. ScÚne XVI Le Marquis, consterné, La Comtesse Le Marquis. - Je n'en reviens point! C'est le diable qui m'en veut. Vous voulez que cette fille-là m'aime? La Comtesse. - Non; mais elle est assez mutine pour vous épouser. Croyez-moi, terminez avec elle. Le Marquis. - Si je lui offrais cent mille francs? Mais ils ne sont pas prÃÂȘts; je ne les ai point. La Comtesse. - Que cela ne vous retienne pas; je vous les prÃÂȘterai, moi; je les ai à Paris. Rappelez-les; votre situation me fait de la peine. Courez, je les vois encore tous deux. Le Marquis. - Je vous rends mille grùces. Il appelle. Madame! Monsieur le Chevalier! ScÚne XVII Le Chevalier, Hortense, Le Marquis, La Comtesse Le Marquis. - Voulez-vous bien revenir? J'ai un petit mot à vous communiquer. Hortense. - De quoi s'agit-il donc? Le Chevalier. - Vous me rappelez aussi; dois-je en tirer un bon augure? Hortense. - Je croyais que vous alliez écrire. Le Marquis. - Rien n'empÃÂȘche. Mais c'est que j'ai une proposition à vous faire, et qui est tout à fait raisonnable. Hortense. - Une proposition, Monsieur le Marquis? Vous m'avez donc trompée? Votre amour n'est pas aussi vrai que vous me l'avez dit. Le Marquis. - Que diantre voulez-vous? On prétend aussi que vous ne m'aimez point; cela me chicane. Hortense. - Je ne vous aime pas encore, mais je vous aimerai. Et puis, Monsieur, avec de la vertu, on se passe d'amour pour un mari. Le Marquis. - Oh! je serais un mari qui ne s'en passerait pas, moi. Nous ne gagnerions, à nous marier, que le loisir de nous quereller à notre aise, et ce n'est pas là une partie de plaisir bien touchante; ainsi, tenez, accommodons-nous plutÎt. Partageons le différend en deux; il y a deux cent mille francs sur le testament; prenez-en la moitié, quoique vous ne m'aimiez pas, et laissons là tous les notaires, tant vivants que morts. Le Chevalier, à part, à Hortense. - Je ne crains plus rien. Hortense. - Vous n'y pensez pas, Monsieur; cent mille francs ne peuvent entrer en comparaison avec l'avantage de vous épouser, et vous ne vous évaluez pas ce que vous valez. Le Marquis. - Ma foi, je ne les vaux pas quand je suis de mauvaise humeur, et je vous annonce que j'y serai toujours. Hortense. - Ma douceur naturelle me rassure. Le Marquis. - Vous ne voulez donc pas? Allons notre chemin; vous serez mariée. Hortense. - C'est le plus court et je m'en retourne. Le Marquis. - Ne suis-je pas bien malheureux d'ÃÂȘtre obligé de donner la moitié d'une pareille somme à une personne qui ne se soucie pas de moi? Il n'y a qu'à plaider, Madame; nous verrons un peu si on me condamnera à épouser une fille qui ne m'aime pas. Hortense. - Et moi je dirai que je vous aime; qui est-ce qui me prouvera le contraire dÚs que je vous accepte? Je soutiendrai que c'est vous qui ne m'aimez pas, et qui mÃÂȘme, dit-on, en aime une autre. Le Marquis. - Du moins, en tout cas, ne la connaÃt-on point comme on connaÃt le Chevalier? Hortense. - Tout de mÃÂȘme, Monsieur; je la connais, moi. La Comtesse. - Eh! finissez, Monsieur, finissez. Ah! l'odieuse contestation! Hortense. - Oui, finissons. Je vous épouserai, Monsieur; il n'y a que cela à dire. Le Marquis. - Eh bien! et moi aussi, Madame, et moi aussi. Hortense. - Epousez donc. Le Marquis. - Oui, parbleu! j'en aurai le plaisir; il faudra bien que l'amour vous vienne; et, pour début de mariage, je prétends, s'il vous plaÃt, que Monsieur le Chevalier ait la bonté d'ÃÂȘtre notre ami de loin. Le Chevalier, à part, à Hortense. - Ceci ne vaut rien; il se pique. Hortense, au Chevalier. - Taisez-vous. Au Marquis. Monsieur le Chevalier me connaÃt assez pour ÃÂȘtre persuadé qu'il ne me verra plus. Adieu, Monsieur; je vais écrire mon billet; tenez le vÎtre prÃÂȘt; ne perdons point de temps. La Comtesse. - Oh! pour votre contrat, je vous certifie que vous irez le signer oÃÂč il vous plaira, mais que ce ne sera pas chez moi. C'est s'égorger que se marier comme vous faites, et je ne prÃÂȘterai jamais ma maison pour une si funeste cérémonie; vos fureurs iront se passer ailleurs, si vous le trouvez bon. Hortense. - Eh bien! Comtesse, la Marquise est votre voisine; nous irons chez elle. Le Marquis. - Oui, si j'en suis d'avis; car, enfin, cela dépend de moi. Je ne connais point votre Marquise. Hortense, en s'en allant. - N'importe, vous y consentirez, Monsieur. Je vous quitte. Le Chevalier, en s'en allant. - A tout ce que je vois, mon espérance renaÃt un peu. ScÚne XVIII La Comtesse, Le Marquis, Le Chevalier La Comtesse, arrÃÂȘtant le Chevalier. - Restez, Chevalier; parlons un peu de ceci. Y eut-il jamais rien de pareil? Qu'en pensez-vous, vous qui aimez Hortense, vous qu'elle aime? Le mariage ne vous fait-il pas trembler? Moi qui ne suis pas son amant, il m'effraie. Le Chevalier, avec un effroi hypocrite. - C'est une chose affreuse! il n'y a point d'exemple de cela. Le Marquis. - Je ne m'en soucie guÚre; elle sera ma femme, mais en revanche je serai son mari; c'est ce qui me console, et ce sont plus ses affaires que les miennes. Aujourd'hui le contrat, demain la noce, et ce soir confinée dans son appartement; pas plus de façon. Je suis piqué, je ne donnerais pas cela de plus. La Comtesse. - Pour moi, je serais d'avis qu'on les empÃÂȘchùt absolument de s'engager; et un notaire honnÃÂȘte homme, s'il était instruit, leur refuserait tout net son ministÚre. Je les enfermerais si j'étais la maÃtresse. Hortense peut-elle se sacrifier à un aussi vil intérÃÂȘt? Vous qui ÃÂȘtes né généreux, Chevalier, et qui avez du pouvoir sur elle, retenez-la; faites-lui, par pitié, entendre raison, si ce n'est par amour. Je suis sûre qu'elle ne marchande si vilainement qu'à cause de vous. Le Chevalier, à part. - Il n'y a plus de risque à tenir bon. Haut. Que voulez-vous que j'y fasse, Comtesse? Je n'y vois point de remÚde. La Comtesse. - Comment? que dites-vous? Il faut que j'aie mal entendu; car je vous estime. Le Chevalier. - Je dis que je ne puis rien là -dedans, et que c'est ma tendresse qui me défend de la résoudre à ce que vous souhaitez. La Comtesse. - Et par quel trait d'esprit me prouverez-vous la justesse de ce petit raisonnement-là ? Le Chevalier. - Oui, Madame, je veux qu'elle soit heureuse. Si je l'épouse, elle ne le serait pas assez avec la fortune que j'ai; la douceur de notre union s'altérerait; je la verrais se repentir de m'avoir épousé, de n'avoir pas épousé Monsieur, et c'est à quoi je ne m'exposerai point. La Comtesse. - On ne peut vous répondre qu'en haussant les épaules. Est-ce vous qui me parlez, Chevalier? Le Chevalier. - Oui, Madame. La Comtesse. - Vous avez donc l'ùme mercenaire aussi, mon petit cousin? je ne m'étonne plus de l'inclination que vous avez l'un pour l'autre. Oui, vous ÃÂȘtes digne d'elle; vos coeurs sont bien assortis. Ah! l'horrible façon d'aimer! Le Chevalier. - Madame, la vraie tendresse ne raisonne pas autrement que la mienne. La Comtesse. - Ah! Monsieur, ne prononcez pas seulement le mot de tendresse; vous le profanez. Le Chevalier. - Mais... La Comtesse. - Vous me scandalisez, vous dis-je. Vous ÃÂȘtes mon parent malheureusement, mais je ne m'en vanterai point. N'avez-vous pas de honte? Vous parlez de votre fortune, je la connais; elle vous met fort en état de supporter le retranchement d'une aussi misérable somme que celle dont il s'agit, et qui ne peut jamais ÃÂȘtre que mal acquise. Ah ciel! moi qui vous estimais! Quelle avarice sordide! Quel coeur sans sentiment! Et de pareils gens disent qu'ils aiment! Ah! le vilain amour! Vous pouvez vous retirer; je n'ai plus rien à vous dire. Le Marquis, brusquement. - Ni moi non plus rien à entendre. Le billet va partir; vous avez encore trois heures à entretenir Hortense, aprÚs quoi j'espÚre qu'on ne vous verra plus. Le Chevalier. - Monsieur, le contrat signé, je pars. Pour vous, Comtesse, quand vous y penserez bien sérieusement, vous excuserez votre parent et vous lui rendrez plus de justice. La Comtesse. - Ah! non; voilà qui est fini, je ne saurais le mépriser davantage. ScÚne XIX Le Marquis, La Comtesse Le Marquis. - Eh bien! suis-je assez à plaindre? La Comtesse. - Eh! Monsieur, délivrez-vous d'elle et donnez-lui les deux cent mille francs. Le Marquis. - Deux cent mille francs plutÎt que de l'épouser! Non, parbleu! je n'irai pas m'incommoder jusque-là ; je ne pourrais pas les trouver sans me déranger. La Comtesse, négligemment. - Ne vous ai-je pas dit que j'ai justement la moitié de cette somme-là toute prÃÂȘte? A l'égard du reste, on tùchera de vous la faire. Le Marquis. - Eh! quand on emprunte, ne faut-il pas rendre? Si vous aviez voulu de moi, à la bonne heure; mais dÚs qu'il n'y a rien à faire, je retiens la demoiselle; elle serait trop chÚre à renvoyer. La Comtesse. - Trop chÚre! Prenez donc garde, vous parlez comme eux. Seriez-vous capable de sentiments si mesquins? Il vaudrait mieux qu'il vous en coûtùt tout votre bien que de la retenir, puisque vous ne l'aimez pas, Monsieur. Le Marquis. - Eh! en aimerais-je une autre davantage? A l'exception de vous, toute femme m'est égale; brune, blonde, petite ou grande, tout cela revient au mÃÂȘme, puisque je ne vous ai pas, que je ne puis vous avoir, et qu'il n'y a que vous que j'aimais. La Comtesse. - Voyez donc comment vous ferez; car enfin, est-ce une nécessité que je vous épouse à cause de la situation désagréable oÃÂč vous ÃÂȘtes? En vérité, cela me paraÃt bien fort, Marquis. Le Marquis. - Oh! je ne dis pas que ce soit une nécessité; vous me faites plus ridicule que je ne le suis. Je sais bien que vous n'ÃÂȘtes obligée à rien. Ce n'est pas votre faute si je vous aime, et je ne prétends pas que vous m'aimiez; je ne vous en parle point non plus. La Comtesse, impatiente et d'un ton sérieux. - Vous faites fort bien, Monsieur; votre discrétion est tout à fait raisonnable; je m'y attendais, et vous avez tort de croire que je vous fais plus ridicule que vous ne l'ÃÂȘtes. Le Marquis. - Tout le mal qu'il y a, c'est que j'épouserai cette fille-ci avec un peu plus de peine que je n'en aurais eu sans vous. Voilà toute l'obligation que je vous ai. Adieu, Comtesse. La Comtesse. - Adieu, Marquis; vous vous en allez donc gaillardement comme cela, sans imaginer d'autre expédient que ce contrat extravagant! Le Marquis. - Eh! quel expédient? Je n'en savais qu'un qui n'a pas réussi, et je n'en sais plus. Je suis votre trÚs humble serviteur. Il se retire en faisant plusieurs révérences. La Comtesse. - Bonsoir, Monsieur. Ne perdez point de temps en révérences, la chose presse. ScÚne XX La Comtesse La Comtesse, quand il est parti. - Qu'on me dise en vertu de quoi cet homme-là s'est mis dans la tÃÂȘte que je ne l'aime point! Je suis quelquefois, par impatience, tentée de lui dire que je l'aime, pour lui montrer qu'il n'est qu'un idiot. Il faut que je me satisfasse. ScÚne XXI Lépine, La Comtesse Lépine. - Puis-je prendre la licence de m'approcher de Madame la Comtesse? La Comtesse. - Qu'as-tu à me dire? Lépine. - De nous rendre réconciliés, Monsieur le Marquis et moi. La Comtesse. - Il est vrai qu'avec l'esprit tourné comme il l'a, il est homme à te punir de l'avoir bien servi. Lépine. - J'ai le contentement que vous avez approuvé mon refus de partir. Il vous a semblé que j'étais un serviteur excellent; Madame, ce sont les termes de la louange dont votre justice m'a gratifié. La Comtesse. - Oui, excellent, je le dis encore. Lépine. - C'est cependant mon excellence qui fait aujourd'hui que je chancelle dans mon poste. Tout estimé que je suis de la plus aimable Comtesse, elle verra qu'on me supprime. La Comtesse. - Non, non, il n'y a pas d'apparence. Je parlerai pour toi. Lépine. - Madame, enseignez à Monsieur le Marquis le mérite de mon procédé. Ce notaire me consternait dans l'excÚs de mon zÚle, je l'ai fait malade, je l'ai fait mort; je l'aurais enterré, sandis, le tout par affection, et néanmoins on me gronde! S'approchant de la Comtesse d'un air mystérieux. Je sais au demeurant que Monsieur le Marquis vous aime; Lisette le sait; nous l'avions mÃÂȘme priée de vous en toucher deux mots pour exciter votre compassion, mais elle a craint la diminution de ses petits profits. La Comtesse. - Je n'entends pas ce que cela veut dire. Lépine. - Le voici au net. Elle prétend que votre état de veuve lui rapporte davantage que ne ferait votre état de femme en puissance d'époux, que vous lui ÃÂȘtes plus profitable, autrement dit, plus lucrative. La Comtesse. - Plus lucrative! c'était donc là le motif de ses refus? Lisette est une jolie petite personne! Lépine. - Cette prudence ne vous rit pas, elle vous répugne; votre belle ùme de comtesse s'en scandalise; mais tout le monde n'est pas comtesse; c'est une pensée de soubrette que je rapporte. Il faut excuser la servitude. Se fùche-t-on qu'une fourmi rampe? La médiocrité de l'état fait que les pensées sont médiocres. Lisette n'a point de bien, et c'est avec de petits sentiments qu'on en amasse. La Comtesse. - L'impertinente! La voici. Va, laisse-nous; je te raccommoderai avec ton maÃtre; dis-lui que je le prie de me venir parler. ScÚne XXII Lisette, La Comtesse, Lépine Lépine, à Lisette, en sortant. - Mademoiselle, vous allez trouver le temps orageux; mais ce n'est qu'une gentillesse de ma façon pour obtenir votre coeur. Lénine part. ScÚne XXIII Lisette, La Comtesse Lisette, en s'approchant. - Que veut-il dire? La Comtesse. - Ah! c'est donc vous? Lisette. - Oui, Madame; et la poste n'était point partie. Eh bien! que vous a dit le Marquis? La Comtesse. - Vous méritez bien que je l'épouse! Lisette. - Je ne sais pas en quoi je le mérite; mais ce qui est de certain, c'est que, toute réflexion faite, je venais pour vous le conseiller. A part. Il faut céder au torrent. La Comtesse. - Vous me surprenez. Et vos profits, que deviendront-ils? Lisette. - Qu'est-ce que c'est que mes profits? La Comtesse. - Oui, vous ne gagneriez plus tant avec moi si j'avais un mari, avez-vous dit à Lépine. Penserait-on que je serai peut-ÃÂȘtre obligée de me remarier, pour échapper à la fourberie et aux services intéressés de mes domestiques? Lisette. - Ah! le coquin! il m'a donc tenu parole. Vous ne savez pas qu'il m'aime, Madame; que par là il a intérÃÂȘt que vous épousiez son maÃtre; et, comme j'ai refusé de vous parler en faveur du Marquis, Lépine a cru que je le desservais auprÚs de vous; il m'a dit que je m'en repentirais; et voilà comme il s'y prend! Mais, en bonne foi, me reconnaissez-vous au discours qu'il me fait tenir? Y a-t-il mÃÂȘme du bon sens? M'en aimerez-vous moins quand vous serez mariée? En serez-vous moins bonne, moins généreuse? La Comtesse. - Je ne pense pas. Lisette. - Surtout avec le Marquis, qui, de son cÎté, est le meilleur homme du monde? Ainsi, qu'est-ce que j'y perdrais? Au contraire, si j'aime tant mes profits, avec vos bienfaits je pourrai encore espérer les siens. La Comtesse. - Sans difficulté. Lisette. - Et enfin, je pense si différemment, que je venais actuellement, comme je vous l'ai dit, tùcher de vous porter au mariage en question, parce que je le juge nécessaire. La Comtesse. - Voilà qui est bien, je vous crois. Je ne savais pas que Lépine vous aimait; et cela change tout, c'est un article qui vous justifie. Lisette. - Oui; mais on vous prévient bien aisément contre moi, Madame; vous ne rendez guÚre justice à mon attachement pour vous. La Comtesse. - Tu te trompes; je sais ce que tu vaux, et je n'étais pas si persuadée que tu te l'imagines. N'en parlons plus. Qu'est-ce que tu voulais me dire? Lisette. - Que je songeais que le Marquis est un homme estimable. La Comtesse. - Sans contredit, je n'ai jamais pensé autrement. Lisette. - Un homme avec qui vous aurez l'agrément d'avoir un ami sûr, sans avoir de maÃtre. La Comtesse. - Cela est encore vrai; ce n'est pas là ce que je dispute. Lisette. - Vos affaires vous fatiguent. La Comtesse. - Plus que je ne puis dire; je les entends mal, et je suis une paresseuse. Lisette. - Vous en avez des instants de mauvaise humeur qui nuisent à votre santé. La Comtesse. - Je n'ai connu mes migraines que depuis mon veuvage. Lisette. - Procureurs, avocats, fermiers, le Marquis vous délivrerait de tous ces gens-là . La Comtesse. - Je t'avoue que tu as réfléchi là -dessus plus sûrement que moi. Jusqu'ici je n'ai point de raisons qui combattent les tiennes. Lisette. - Savez-vous bien que c'est peut-ÃÂȘtre le seul homme qui vous convienne? La Comtesse. - Il faut donc que j'y rÃÂȘve. Lisette. - Vous ne vous sentez point de l'éloignement pour lui? La Comtesse. - Non, aucun. Je ne dis pas que je l'aime de ce qu'on appelle passion; mais je n'ai rien dans le coeur qui lui soit contraire. Lisette. - Eh! n'est-ce pas assez, vraiment! De la passion! Si, pour vous marier, vous attendez qu'il vous en vienne, vous resterez toujours veuve; et à proprement parler, ce n'est pas lui que je vous propose d'épouser, c'est son caractÚre. La Comtesse. - Qui est admirable, j'en conviens. Lisette. - Et puis, voyez le service que vous lui rendrez chemin faisant, en rompant le triste mariage qu'il va conclure plus par désespoir que par intérÃÂȘt! La Comtesse. - Oui, c'est une bonne action que je ferai, et il est louable d'en faire autant qu'on peut. Lisette. - Surtout quand il n'en coûte rien au coeur. La Comtesse. - D'accord. On peut dire assurément que tu plaides bien pour lui. Tu me disposes on ne peut pas mieux; mais il n'aura pas l'esprit d'en profiter, mon enfant. Lisette. - D'oÃÂč vient donc? Ne vous a-t-il pas parlé de son amour? La Comtesse. - Oui, il m'a dit qu'il m'aimait, et mon premier mouvement a été d'en paraÃtre étonnée; c'était bien le moins. Sais-tu ce qui est arrivé? Qu'il a pris mon étonnement pour de la colÚre. Il a commencé par établir que je ne pouvais pas le souffrir. En un mot, je le déteste, je suis furieuse contre son amour; voilà d'oÃÂč il part; moyennant quoi je ne saurais le désabuser sans lui dire Monsieur, vous ne savez ce que vous dites. Ce serait me jeter à sa tÃÂȘte; aussi n'en ferai-je rien. Lisette. - Oh! c'est une autre affaire vous avez raison; ce n'est point ce que je vous conseille non plus, et il n'y a qu'à le laisser là . La Comtesse. - Bon! tu veux que je l'épouse, tu veux que je le laisse là ; tu me promÚnes d'une extrémité à l'autre. Eh! peut-ÃÂȘtre n'a-t-il pas tant de tort, et que c'est ma faute. Je lui réponds quelquefois avec aigreur. Lisette. - J'y pensais c'est ce que j'allais vous dire. Voulez-vous que j'en parle à Lépine, et que je lui insinue de l'encourager? La Comtesse. - Non, je te le défends, Lisette, à moins que je n'y sois pour rien. Lisette. - Apparemment, ce n'est pas vous qui vous en avisez, c'est moi. La Comtesse. - En ce cas, je n'y prends point de part. Si je l'épouse, c'est à toi à qui il en aura l'obligation; et je prétends qu'il le sache, afin qu'il t'en récompense. Lisette. - Comme il vous plaira, Madame. La Comtesse. - A propos, cette robe brune qui me déplaÃt, l'as-tu prise? J'ai oublié de te dire que je te la donne. Lisette. - Voyez comme votre mariage diminuera mes profits. Je vous quitte pour chercher Lépine, mais ce n'est pas la peine; je vois le Marquis, et je vous laisse. ScÚne XXIV Le Marquis, La Comtesse Le Marquis, à part, sans voir la Comtesse. - Voici cette lettre que je viens de faire pour le notaire, mais je ne sais pas si elle partira; je ne suis pas d'accord avec moi-mÃÂȘme. A la Comtesse. On dit que vous souhaitez me parler, Comtesse? La Comtesse. - Oui, c'est en faveur de Lépine. Il n'a voulu que vous rendre service; il craint que vous ne le congédiiez, et vous m'obligerez de le garder; c'est une grùce que vous ne me refuserez pas, puisque vous dites que vous m'aimez. Le Marquis. - Vraiment oui, je vous aime, et ne vous aimerai encore que trop longtemps. La Comtesse. - Je ne vous en empÃÂȘche pas. Le Marquis. - Parbleu! je vous en défierais, puisque je ne saurais m'en empÃÂȘcher moi-mÃÂȘme. La Comtesse, riant. - Ah! ah! ah! Ce ton brusque me fait rire. Le Marquis. - Oh! oui, la chose est fort plaisante! La Comtesse. - Plus que vous ne pensez. Le Marquis. - Ma foi, je pense que je voudrais ne vous avoir jamais vue. La Comtesse. - Votre inclination s'explique avec des grùces infinies. Le Marquis. - Bon! des grùces! A quoi me serviraient-elles? N'a-t-il pas plu à votre coeur de me trouver haïssable? La Comtesse. - Que vous ÃÂȘtes impatientant avec votre haine! Eh! quelles preuves avez-vous de la mienne? Vous n'en avez que de ma patience à écouter la bizarrerie des discours que vous me tenez toujours. Vous ai-je jamais dit un mot de ce que vous m'avez fait dire, ni que vous me fùchiez, ni que je vous hais, ni que je vous raille? Toutes visions que vous prenez, je ne sais comment, dans votre tÃÂȘte, et que vous vous figurez venir de moi; visions que vous grossissez, que vous multipliez à chaque fois que vous me répondez ou que vous croyez me répondre; car vous ÃÂȘtes d'une maladresse! Ce n'est non plus à moi que vous répondez, qu'à qui ne vous parla jamais; et cependant Monsieur se plaint! Le Marquis. - C'est que Monsieur est un extravagant. La Comtesse. - C'est du moins le plus insupportable homme que je connaisse. Oui, vous pouvez ÃÂȘtre persuadé qu'il n'y a rien de si original que vos conversations avec moi, de si incroyable! Le Marquis. - Comme votre aversion m'accommode! La Comtesse. - Vous allez voir. Tenez; vous dites que vous m'aimez, n'est-ce pas? Et je vous crois. Mais voyons, que souhaiteriez-vous que je vous répondisse? Le Marquis. - Ce que je souhaiterais? Voilà qui est bien difficile à deviner. Parbleu, vous le savez de reste. La Comtesse. - Eh bien! ne l'ai-je pas dit? Est-ce là me répondre? Allez, Monsieur, je ne vous aimerai jamais, non, jamais. Le Marquis. - Tant pis, Madame, tant pis; je vous prie de trouver bon que j'en sois fùché. La Comtesse. - Apprenez donc, lorsqu'on dit aux gens qu'on les aime, qu'il faut du moins leur demander ce qu'ils en pensent. Le Marquis. - Quelle chicane vous me faites! La Comtesse. - Je n'y saurais tenir; adieu. Elle veut s'en aller. Le Marquis, la retenant. - Eh bien! Madame, je vous aime; qu'en pensez-vous? et encore une fois, qu'en pensez-vous? La Comtesse. - Ah! ce que j'en pense? Que je le veux bien, Monsieur; et encore une fois, que je le veux bien; car, si je ne m'y prenais pas de cette façon, nous ne finirions jamais. Le Marquis, charmé. - Ah! Vous le voulez bien? Ah! je respire, Comtesse, donnez-moi votre main, que je la baise. Il baise avec transport la main de la Comtesse. ScÚne XXV et derniÚre La Comtesse, Le Marquis, Hortense, Le Chevalier, Lisette, Lépine Hortense. - Votre billet est-il prÃÂȘt, Marquis? Mais vous baisez la main de la Comtesse, ce me semble? Le Marquis. - Oui; c'est pour la remercier du peu de regret que j'ai aux deux cent mille francs que je vous donne. Hortense. - Et moi, sans compliment, je vous remercie de vouloir bien les perdre. Le Chevalier. - Nous voilà donc contents. Que je vous embrasse, Marquis. A la Comtesse. Comtesse, voilà le dénouement que nous attendions. La Comtesse, en s'en allant. - Eh bien! vous n'attendrez plus. Lisette, à Lépine. - Maraud! je crois en effet qu'il faudra que je t'épouse. Lépine. - Je l'avais entrepris. Fin Les Fausses confidences Acteurs Comédie en trois actes, en prose, représentée pour la premiÚre fois par les comédiens Italiens le 16 mars 1737 Acteurs Araminte, fille de Madame Argante. Dorante, neveu de Monsieur Remy. Monsieur Remy, procureur. Madame Argante. Arlequin, valet d'Araminte. Dubois, ancien valet de Dorante. Marton, suivante d'Araminte. Le Comte. Un domestique parlant. Un garçon joaillier. La scÚne est chez Madame Argante. Acte premier ScÚne premiÚre Dorante, Arlequin Arlequin, introduisant Dorante. - Ayez la bonté, Monsieur, de vous asseoir un moment dans cette salle; Mademoiselle Marton est chez Madame et ne tardera pas à descendre. Dorante. - Je vous suis obligé. Arlequin. - Si vous voulez, je vous tiendrai compagnie, de peur que l'ennui ne vous prenne; nous discourrons en attendant. Dorante. - Je vous remercie; ce n'est pas la peine, ne vous détournez point. Arlequin. - Voyez, Monsieur, n'en faites pas de façon nous avons ordre de Madame d'ÃÂȘtre honnÃÂȘte, et vous ÃÂȘtes témoin que je le suis. Dorante. - Non, vous dis-je, je serai bien aise d'ÃÂȘtre un moment seul. Arlequin. - Excusez, Monsieur, et restez à votre fantaisie. ScÚne II Dorante, Dubois, entrant avec un air de mystÚre. Dorante. - Ah! te voilà ? Dubois. - Oui, je vous guettais. Dorante. - J'ai cru que je ne pourrais me débarrasser d'un domestique qui m'a introduit ici et qui voulait absolument me désennuyer en restant. Dis-moi, Monsieur Remy n'est donc pas encore venu? Dubois. - Non mais voici l'heure à peu prÚs qu'il vous a dit qu'il arriverait. Il cherche et regarde. N'y a-t-il là personne qui nous voie ensemble? Il est essentiel que les domestiques ici ne sachent pas que je vous connaisse. Dorante. - Je ne vois personne. Dubois. - Vous n'avez rien dit de notre projet à Monsieur Remy, votre parent? Dorante. - Pas le moindre mot. Il me présente de la meilleure foi du monde, en qualité d'intendant, à cette dame-ci dont je lui ai parlé, et dont il se trouve le procureur; il ne sait point du tout que c'est toi qui m'as adressé à lui il la prévint hier; il m'a dit que je me rendisse ce matin ici, qu'il me présenterait à elle, qu'il y serait avant moi, ou que s'il n'y était pas encore, je demandasse une Mademoiselle Marton. Voilà tout, et je n'aurais garde de lui confier notre projet, non plus qu'à personne, il me paraÃt extravagant, à moi qui m'y prÃÂȘte. Je n'en suis pourtant pas moins sensible à ta bonne volonté, Dubois; tu m'as servi, je n'ai pu te garder, je n'ai pu mÃÂȘme te bien récompenser de ton zÚle; malgré cela, il t'est venu dans l'esprit de faire ma fortune! en vérité, il n'est point de reconnaissance que je ne te doive. Dubois. - Laissons cela, Monsieur; tenez, en un mot, je suis content de vous; vous m'avez toujours plu; vous ÃÂȘtes un excellent homme, un homme que j'aime; et si j'avais bien de l'argent, il serait encore à votre service. Dorante. - Quand pourrai-je reconnaÃtre tes sentiments pour moi? Ma fortune serait la tienne; mais je n'attends rien de notre entreprise, que la honte d'ÃÂȘtre renvoyé demain. Dubois. - Eh bien, vous vous en retournerez. Dorante. - Cette femme-ci a un rang dans le monde; elle est liée avec tout ce qu'il y a de mieux, veuve d'un mari qui avait une grande charge dans les finances, et tu crois qu'elle fera quelque attention à moi, que je l'épouserai, moi qui ne suis rien, moi qui n'ai point de bien? Dubois. - Point de bien! votre bonne mine est un Pérou! Tournez-vous un peu, que je vous considÚre encore; allons, Monsieur, vous vous moquez, il n'y a point de plus grand seigneur que vous à Paris voilà une taille qui vaut toutes les dignités possibles, et notre affaire est infaillible, absolument infaillible; il me semble que je vous vois déjà en déshabillé dans l'appartement de Madame. Dorante. - Quelle chimÚre! Dubois. - Oui, je le soutiens. Vous ÃÂȘtes actuellement dans votre salle et vos équipages sont sous la remise. Dorante. - Elle a plus de cinquante mille livres de rente, Dubois. Dubois. - Ah! vous en avez bien soixante pour le moins. Dorante. - Et tu me dis qu'elle est extrÃÂȘmement raisonnable? Dubois. - Tant mieux pour vous, et tant pis pour elle. Si vous lui plaisez, elle en sera si honteuse, elle se débattra tant, elle deviendra si faible, qu'elle ne pourra se soutenir qu'en épousant; vous m'en direz des nouvelles. Vous l'avez vue et vous l'aimez? Dorante. - Je l'aime avec passion, et c'est ce qui fait que je tremble! Dubois. - Oh! vous m'impatientez avec vos terreurs eh que diantre! un peu de confiance; vous réussirez, vous dis-je. Je m'en charge, je le veux, je l'ai mis là ; nous sommes convenus de toutes nos actions; toutes nos mesures sont prises; je connais l'humeur de ma maÃtresse, je sais votre mérite, je sais mes talents, je vous conduis, et on vous aimera, toute raisonnable qu'on est; on vous épousera, toute fiÚre qu'on est, et on vous enrichira, tout ruiné que vous ÃÂȘtes, entendez-vous? Fierté, raison et richesse, il faudra que tout se rende. Quand l'amour parle, il est le maÃtre, et il parlera adieu; je vous quitte; j'entends quelqu'un, c'est peut-ÃÂȘtre Monsieur Remy; nous voilà embarqués poursuivons. Il fait quelques pas, et revient. A propos, tùchez que Marton prenne un peu de goût pour vous. L'amour et moi nous ferons le reste. ScÚne III Monsieur Remy, Dorante Monsieur Remy. - Bonjour, mon neveu; je suis bien aise de vous voir exact. Mademoiselle Marton va venir, on est allé l'avertir. La connaissez-vous? Dorante. - Non, monsieur, pourquoi me le demandez-vous? Monsieur Remy. - C'est qu'en venant ici, j'ai rÃÂȘvé à une chose... Elle est jolie, au moins. Dorante. - Je le crois. Monsieur Remy. - Et de fort bonne famille c'est moi qui ai succédé à son pÚre; il était fort ami du vÎtre; homme un peu dérangé; sa fille est restée sans bien; la dame d'ici a voulu l'avoir; elle l'aime, la traite bien moins en suivante qu'en amie, lui a fait beaucoup de bien, lui en fera encore, et a offert mÃÂȘme de la marier. Marton a d'ailleurs une vieille parente asthmatique dont elle hérite, et qui est à son aise; vous allez ÃÂȘtre tous deux dans la mÃÂȘme maison; je suis d'avis que vous l'épousiez qu'en dites-vous? Dorante. - Eh!... mais je ne pensais pas à elle. Monsieur Remy. - Eh bien, je vous avertis d'y penser; tùchez de lui plaire. Vous n'avez rien, mon neveu, je dis rien qu'un peu d'espérance. Vous ÃÂȘtes mon héritier; mais je me porte bien, et je ferai durer cela le plus longtemps que je pourrai, sans compter que je puis me marier je n'en ai point d'envie; mais cette envie-là vient tout d'un coup il y a tant de minois qui vous la donnent; avec une femme on a des enfants, c'est la coutume; auquel cas, serviteur au collatéral. Ainsi, mon neveu, prenez toujours vos petites précautions, et vous mettez en état de vous passer de mon bien, que je vous destine aujourd'hui, et que je vous Îterai demain peut-ÃÂȘtre. Dorante. - Vous avez raison, Monsieur, et c'est aussi à quoi je vais travailler. Monsieur Remy. - Je vous y exhorte. Voici Mademoiselle Marton éloignez-vous de deux pas pour me donner le temps de lui demander comment elle vous trouve. Dorante s'écarte un peu. ScÚne IV Monsieur Remy, Marton, Dorante Marton. - Je suis fùchée, Monsieur, de vous avoir fait attendre; mais j'avais affaire chez Madame. Monsieur Remy. - Il n'y a pas grand mal, Mademoiselle, j'arrive. Que pensez-vous de ce grand garçon-là ? Montrant Dorante. Marton, riant. - Eh! par quelle raison, Monsieur Remy, faut-il que je vous le dise? Monsieur Remy. - C'est qu'il est mon neveu. Marton. - Eh bien! ce neveu-là est bon à montrer; il ne dépare point la famille. Monsieur Remy. - Tout de bon? C'est de lui dont j'ai parlé à Madame pour intendant, et je suis charmé qu'il vous revienne il vous a déjà vue plus d'une fois chez moi quand vous y ÃÂȘtes venue; vous en souvenez-vous? Marton. - Non, je n'en ai point d'idée. Monsieur Remy. - On ne prend pas garde à tout. Savez-vous ce qu'il me dit la premiÚre fois qu'il vous vit? Quelle est cette jolie fille-là ? Marton sourit. Approchez, mon neveu. Mademoiselle, votre pÚre et le sien s'aimaient beaucoup; pourquoi les enfants ne s'aimeraient-ils pas? En voilà un qui ne demande pas mieux; c'est un coeur qui se présente bien. Dorante, embarrassé. - Il n'y a rien là de difficile à croire. Monsieur Remy. - Voyez comme il vous regarde; vous ne feriez pas là une si mauvaise emplette. Marton. - J'en suis persuadée; Monsieur prévient en sa faveur, et il faudra voir. Monsieur Remy. - Bon, bon! il faudra! Je ne m'en irai point que cela ne soit vu. Marton, riant. - Je craindrais d'aller trop vite. Dorante. - Vous importunez Mademoiselle, Monsieur. Marton, riant. - Je n'ai pourtant pas l'air si indocile. Monsieur Remy, joyeux. - Ah! je suis content, vous voilà d'accord. Oh! ça, mes enfants il leur prend les mains à tous deux, je vous fiance, en attendant mieux. Je ne saurais rester; je reviendrai tantÎt. Je vous laisse le soin de présenter votre futur à Madame. Adieu, ma niÚce. Il sort. Marton, riant. - Adieu donc, mon oncle. ScÚne V Marton, Dorante Marton. - En vérité, tout ceci a l'air d'un songe. Comme Monsieur Remy expédie! Votre amour me paraÃt bien prompt, sera-t-il aussi durable? Dorante. - Autant l'un que l'autre, Mademoiselle. Marton. - Il s'est trop hùté de partir. J'entends Madame qui vient, et comme, grùce aux arrangements de Monsieur Remy, vos intérÃÂȘts sont presque les miens, ayez la bonté d'aller un moment sur la terrasse, afin que je la prévienne. Dorante. - Volontiers, Mademoiselle. Marton, en le voyant sortir. - J'admire ce penchant dont on se prend tout d'un coup l'un pour l'autre. ScÚne VI Araminte, Marton Araminte. - Marton, quel est donc cet homme qui vient de me saluer si gracieusement, et qui passe sur la terrasse? Est-ce à vous à qui il en veut? Marton. - Non, Madame, c'est à vous-mÃÂȘme. Araminte, d'un air assez vif. - Eh bien, qu'on le fasse venir; pourquoi s'en va-t-il? Marton. - C'est qu'il a souhaité que je vous parlasse auparavant. C'est le neveu de Monsieur Remy, celui qu'il vous a proposé pour homme d'affaires. Araminte. - Ah! c'est là lui! Il a vraiment trÚs bonne façon. Marton. - Il est généralement estimé, je le sais. Araminte. - Je n'ai pas de peine à le croire il a tout l'air de le mériter. Mais, Marton, il a si bonne mine pour un intendant, que je me fais quelque scrupule de le prendre; n'en dira-t-on rien? Marton. - Et que voulez-vous qu'on dise? Est-on obligé de n'avoir que des intendants mal faits? Araminte. - Tu as raison. Dis-lui qu'il revienne. Il n'était pas nécessaire de me préparer à le recevoir dÚs que c'est Monsieur Remy qui me le donne, c'en est assez; je le prends. Marton, comme s'en allant. - Vous ne sauriez mieux choisir. Et puis revenant. Etes-vous convenue du parti que vous lui faites? Monsieur Remy m'a chargée de vous en parler. Araminte. - Cela est inutile. Il n'y aura point de dispute là -dessus. DÚs que c'est un honnÃÂȘte homme, il aura lieu d'ÃÂȘtre content. Appelez-le. Marton, hésitant à partir. - On lui laissera ce petit appartement qui donne sur le jardin, n'est-ce pas? Araminte. - Oui, comme il voudra; qu'il vienne. Marton va dans la coulisse. ScÚne VII Dorante, Araminte, Marton Marton. - Monsieur Dorante, Madame vous attend. Araminte. - Venez, Monsieur; je suis obligée à Monsieur Remy d'avoir songé à moi. Puisqu'il me donne son neveu, je ne doute pas que ce ne soit un présent qu'il me fasse. Un de mes amis me parla avant-hier d'un intendant qu'il doit m'envoyer aujourd'hui; mais je m'en tiens à vous. Dorante. - J'espÚre, Madame, que mon zÚle justifiera la préférence dont vous m'honorez, et que je vous supplie de me conserver. Rien ne m'affligerait tant à présent que de la perdre. Marton. - Madame n'a pas deux paroles. Araminte. - Non, Monsieur; c'est une affaire terminée, je renverrai tout. Vous ÃÂȘtes au fait des affaires apparemment; vous y avez travaillé? Dorante. - Oui, Madame; mon pÚre était avocat, et je pourrais l'ÃÂȘtre moi-mÃÂȘme. Araminte. - C'est-à -dire que vous ÃÂȘtes un homme de trÚs bonne famille, et mÃÂȘme au-dessus du parti que vous prenez? Dorante. - Je ne sens rien qui m'humilie dans le parti que je prends, Madame; l'honneur de servir une dame comme vous n'est au-dessous de qui que ce soit, et je n'envierai la condition de personne. Araminte. - Mes façons ne vous feront point changer de sentiment. Vous trouverez ici tous les égards que vous méritez; et si, dans les suites, il y avait occasion de vous rendre service, je ne la manquerai point. Marton. - Voilà Madame je la reconnais. Araminte. - Il est vrai que je suis toujours fùchée de voir d'honnÃÂȘtes gens sans fortune, tandis qu'une infinité de gens de rien et sans mérite en ont une éclatante. C'est une chose qui me blesse, surtout dans les personnes de son ùge; car vous n'avez que trente ans tout au plus? Dorante. - Pas tout à fait encore, Madame. Araminte. - Ce qu'il y a de consolant pour vous, c'est que vous avez le temps de devenir heureux. Dorante. - Je commence à l'ÃÂȘtre aujourd'hui, Madame. Araminte. - On vous montrera l'appartement que je vous destine; s'il ne vous convient pas, il y en a d'autres, et vous choisirez. Il faut aussi quelqu'un qui vous serve et c'est à quoi je vais pourvoir. Qui lui donnerons-nous, Marton? Marton. - Il n'y a qu'à prendre Arlequin, Madame. Je le vois à l'entrée de la salle et je vais l'appeler. Arlequin, parlez à Madame. ScÚne VIII Araminte, Dorante, Marton, Arlequin, un domestique Arlequin. - Me voilà , Madame. Araminte. - Arlequin, vous ÃÂȘtes à présent à Monsieur; vous le servirez; je vous donne à lui. Arlequin. - Comment, Madame, vous me donnez à lui! Est-ce que je ne serai plus à moi? Ma personne ne m'appartiendra donc plus? Marton. - Quel benÃÂȘt! Araminte. - J'entends qu'au lieu de me servir, ce sera lui que tu serviras. Arlequin, comme pleurant. - Je ne sais pas pourquoi Madame me donne mon congé je n'ai pas mérité ce traitement; je l'ai toujours servie à faire plaisir. Araminte. - Je ne te donne point ton congé, je te payerai pour ÃÂȘtre à Monsieur. Arlequin. - Je représente à Madame que cela ne serait pas juste je ne donnerai pas ma peine d'un cÎté, pendant que l'argent me viendra d'un autre. Il faut que vous ayez mon service, puisque j'aurai vos gages; autrement je friponnerais, Madame. Araminte. - Je désespÚre de lui faire entendre raison. Marton. - Tu es bien sot! quand je t'envoie quelque part ou que je te dis fais telle ou telle chose, n'obéis-tu pas? Arlequin. - Toujours. Marton. - Eh bien! ce sera Monsieur qui te le dira comme moi, et ce sera à la place de Madame et par son ordre. Arlequin. - Ah! c'est une autre affaire. C'est Madame qui donnera ordre à Monsieur de souffrir mon service, que je lui prÃÂȘterai par le commandement de Madame. Marton. - Voilà ce que c'est. Arlequin. - Vous voyez bien que cela méritait explication. Un domestique. - Voici votre marchande qui vous apporte des étoffes, Madame. Araminte. - Je vais les voir et je reviendrai. Monsieur, j'ai à vous parler d'une affaire; ne vous éloignez pas. ScÚne IX Dorante, Marton, Arlequin Arlequin. - Oh ça, Monsieur, nous sommes donc l'un à l'autre, et vous avez le pas sur moi? Je sera le valet qui sert, et vous le valet qui serez servi par ordre. Marton. - Ce faquin avec ses comparaisons! Va-t'en. Arlequin. - Un moment, avec votre permission. Monsieur, ne payerez-vous rien? Vous a-t-on donné ordre d'ÃÂȘtre servi gratis? Dorante rit. Marton. - Allons, laisse-nous. Madame te payera; n'est-ce pas assez? Arlequin. - Pardi, Monsieur, je ne vous coûterai donc guÚre? On ne saurait avoir un valet à meilleur marché. Dorante. - Arlequin a raison. Tiens, voilà d'avance ce que je te donne. Arlequin. - Ah! voilà une action de maÃtre. A votre aise le reste. Dorante. - Va boire à ma santé. Arlequin, s'en allant. - Oh! s'il ne faut que boire afin qu'elle soit bonne, tant que je vivrai, je vous la promets excellente. A part. Le gracieux camarade qui m'est venu là par hasard! ScÚne X Dorante, Marton, Madame Argante, qui arrive un instant aprÚs. Marton. - Vous avez lieu d'ÃÂȘtre satisfait de l'accueil de Madame; elle paraÃt faire cas de vous, et tant mieux, nous n'y perdons point. Mais voici Madame Argante; je vous avertis que c'est sa mÚre, et je devine à peu prÚs ce qui l'amÚne. Madame Argante, femme brusque et vaine. - Eh bien, Marton, ma fille a un nouvel intendant que son procureur lui a donné, m'a-t-elle dit j'en suis fùchée; cela n'est point obligeant pour Monsieur le Comte, qui lui en avait retenu un. Du moins devait-elle attendre, et les voir tous deux. D'oÃÂč vient préférer celui-ci? Quelle espÚce d'homme est-ce? Marton. - C'est Monsieur, Madame. Madame Argante. - Hé! c'est Monsieur! Je ne m'en serais pas doutée; il est bien jeune. Marton. - A trente ans, on est en ùge d'ÃÂȘtre intendant de maison, Madame. Madame Argante. - C'est selon. Etes-vous arrÃÂȘté, Monsieur? Dorante. - Oui, Madame. Madame Argante. - Et de chez qui sortez-vous? Dorante. - De chez moi, Madame je n'ai encore été chez personne. Madame Argante. - De chez vous! Vous allez donc faire ici votre apprentissage? Marton. - Point du tout. Monsieur entend les affaires; il est fils d'un pÚre extrÃÂȘmement habile. Madame Argante, à Marton, à part. - Je n'ai pas grande opinion de cet homme-là . Est-ce là la figure d'un intendant? Il n'en a non plus l'air... Marton, à part aussi. - L'air n'y fait rien. Je vous réponds de lui; c'est l'homme qu'il nous faut. Madame Argante. - Pourvu que Monsieur ne s'écarte pas des intentions que nous avons, il me sera indifférent que ce soit lui ou un autre. Dorante. - Peut-on savoir ces intentions, Madame? Madame Argante. - Connaissez-vous Monsieur le comte Dorimont? C'est un homme d'un beau nom; ma fille et lui allaient avoir un procÚs ensemble au sujet d'une terre considérable, il ne s'agissait pas moins que de savoir à qui elle resterait, et on a songé à les marier, pour empÃÂȘcher qu'ils ne plaident. Ma fille est veuve d'un homme qui était fort considéré dans le monde, et qui l'a laissée fort riche. Mais Madame la comtesse Dorimont aurait un rang si élevé, irait de pair avec des personnes d'une si grande distinction, qu'il me tarde de voir ce mariage conclu; et, je l'avoue, je serai charmée moi-mÃÂȘme d'ÃÂȘtre la mÚre de Madame la comtesse Dorimont, et de plus que cela peut-ÃÂȘtre; car Monsieur le comte Dorimont est en passe d'aller à tout. Dorante. - Les paroles sont-elles données de part et d'autre? Madame Argante. - Pas tout à fait encore, mais à peu prÚs; ma fille n'en est pas éloignée. Elle souhaiterait seulement, dit-elle, d'ÃÂȘtre bien instruite de l'état de l'affaire et savoir si elle n'a pas meilleur droit que Monsieur le Comte, afin que, si elle l'épouse, il lui en ait plus d'obligation. Mais j'ai quelquefois peur que ce ne soit une défaite. Ma fille n'a qu'un défaut; c'est que je ne lui trouve pas assez d'élévation. Le beau nom de Dorimont et le rang de comtesse ne la touchent pas assez; elle ne sent pas le désagrément qu'il y a de n'ÃÂȘtre qu'une bourgeoise. Elle s'endort dans cet état, malgré le bien qu'elle a. Dorante, doucement. - Peut-ÃÂȘtre n'en sera-t-elle pas plus heureuse, si elle en sort. Madame Argante, vivement. - Il ne s'agit pas de ce que vous en pensez. Gardez votre petite réflexion roturiÚre, et servez-nous, si vous voulez ÃÂȘtre de nos amis. Marton. - C'est un petit trait de morale qui ne gùte rien à notre affaire. Madame Argante. - Morale subalterne qui me déplaÃt. Dorante. - De quoi est-il question, Madame? Madame Argante. - De dire à ma fille, quand vous aurez vu ses papiers, que son droit est le moins bon; que si elle plaidait, elle perdrait. Dorante. - Si effectivement son droit est le plus faible, je ne manquerai pas de l'en avertir, Madame. Madame Argante, à part, à Marton. - Hum! quel esprit borné! A Dorante. Vous n'y ÃÂȘtes point; ce n'est pas là ce qu'on vous dit; on vous charge de lui parler ainsi, indépendamment de son droit bien ou mal fondé. Dorante. - Mais, Madame, il n'y aurait point de probité à la tromper. Madame Argante. - De probité! J'en manque donc, moi? Quel raisonnement! C'est moi qui suis sa mÚre, et qui vous ordonne de la tromper à son avantage, entendez-vous? c'est moi, moi. Dorante. - Il y aura toujours de la mauvaise foi de ma part. Madame Argante, à part, à Marton. - C'est un ignorant que cela, qu'il faut renvoyer. Adieu, Monsieur l'homme d'affaires, qui n'avez fait celles de personne. Elle sort. ScÚne XI Dorante, Marton Dorante. - Cette mÚre-là ne ressemble guÚre à sa fille. Marton. - Oui, il y a quelque différence; et je suis fùchée de n'avoir pas eu le temps de vous prévenir sur son humeur brusque. Elle est extrÃÂȘmement entÃÂȘtée de ce mariage, comme vous voyez. Au surplus, que vous importe ce que vous direz à la fille, dÚs que la mÚre sera votre garant? Vous n'aurez rien à vous reprocher, ce me semble; ce ne sera pas là une tromperie. Dorante. - Eh! vous m'excuserez ce sera toujours l'engager à prendre un parti qu'elle ne prendrait peut-ÃÂȘtre pas sans cela. Puisque l'on veut que j'aide à l'y déterminer, elle y résiste donc? Marton. - C'est par indolence. Dorante. - Croyez-moi, disons la vérité. Marton. - Oh ça, il y a une petite raison à laquelle vous devez vous rendre; c'est que Monsieur le Comte me fait présent de mille écus le jour de la signature du contrat; et cet argent-là , suivant le projet de Monsieur Remy, vous regarde aussi bien que moi, comme vous voyez. Dorante. - Tenez, Mademoiselle Marton, vous ÃÂȘtes la plus aimable fille du monde; mais ce n'est que faute de réflexion que ces mille écus vous tentent. Marton. - Au contraire, c'est par réflexion qu'ils me tentent plus j'y rÃÂȘve, et plus je les trouve bons. Dorante. - Mais vous aimez votre maÃtresse et si elle n'était pas heureuse avec cet homme-là , ne vous reprocheriez-vous pas d'y avoir contribué pour une si misérable somme? Marton. - Ma foi, vous avez beau dire d'ailleurs, le Comte est un honnÃÂȘte homme, et je n'y entends point de finesse. Voilà Madame qui revient, elle a à vous parler. Je me retire; méditez sur cette somme, vous la goûterez aussi bien que moi. Elle sort. Dorante. - Je ne suis plus si fùché de la tromper. ScÚne XII Araminte, Dorante Araminte. - Vous avez donc vu ma mÚre? Dorante. - Oui, Madame, il n'y a qu'un moment. Araminte. - Elle me l'a dit, et voudrait bien que j'en eusse pris un autre que vous. Dorante. - Il me l'a paru. Araminte. - Oui, mais ne vous embarrassez point, vous me convenez. Dorante. - Je n'ai point d'autre ambition. Araminte. - Parlons de ce que j'ai à vous dire; mais que ceci soit secret entre nous, je vous prie. Dorante. - Je me trahirais plutÎt moi-mÃÂȘme. Araminte. - Je n'hésite point non plus à vous donner ma confiance. Voici ce que c'est on veut me marier avec Monsieur le comte Dorimont pour éviter un grand procÚs que nous aurions ensemble au sujet d'une terre que je possÚde. Dorante. - Je le sais, Madame, et j'ai le malheur d'avoir déplu tout à l'heure là -dessus à Madame Argante. Araminte. - Eh! d'oÃÂč vient? Dorante. - C'est que si, dans votre procÚs, vous avez le bon droit de votre cÎté, on souhaite que je vous dise le contraire, afin de vous engager plus vite à ce mariage; et j'ai prié qu'on m'en dispensùt. Araminte. - Que ma mÚre est frivole! Votre fidélité ne me surprend point; j'y comptais. Faites toujours de mÃÂȘme, et ne vous choquez point de ce que ma mÚre vous a dit; je la désapprouve a-t-elle tenu quelque discours désagréable? Dorante. - Il n'importe, Madame, mon zÚle et mon attachement en augmentent voilà tout. Araminte. - Et voilà pourquoi aussi je ne veux pas qu'on vous chagrine, et j'y mettrai bon ordre. Qu'est-ce que cela signifie? Je me fùcherai, si cela continue. Comment donc? vous ne seriez pas en repos! On aura de mauvais procédés avec vous, parce que vous en avez d'estimables; cela serait plaisant! Dorante. - Madame, par toute la reconnaissance que je vous dois, n'y prenez point garde je suis confus de vos bontés, et je suis trop heureux d'avoir été querellé. Araminte. - Je loue vos sentiments. Revenons à ce procÚs dont il est question si je n'épouse point Monsieur le Comte... ScÚne XIII Dorante, Araminte, Dubois Dubois. - Madame la Marquise se porte mieux, Madame il feint de voir Dorante avec surprise, et vous est fort obligée... fort obligée de votre attention. Dorante feint de détourner la tÃÂȘte, pour se cacher de Dubois. Araminte. - Voilà qui est bien. Dubois, regardant toujours Dorante. - Madame, on m'a chargé aussi de vous dire un mot qui presse. Araminte. - De quoi s'agit-il? Dubois. - Il m'est recommandé de ne vous parler qu'en particulier. Araminte, à Dorante. - Je n'ai point achevé ce que je voulais vous dire; laissez-moi, je vous prie, un moment, et revenez. ScÚne XIV Araminte, Dubois Araminte. - Qu'est-ce que c'est donc que cet air étonné que tu as marqué, ce me semble, en voyant Dorante? D'oÃÂč vient cette attention à le regarder? Dubois. - Ce n'est rien, sinon que je ne saurais plus avoir l'honneur de servir Madame, et qu'il faut que je lui demande mon congé. Araminte, surprise. - Quoi! seulement pour avoir vu Dorante ici? Dubois. - Savez-vous à qui vous avez affaire? Araminte. - Au neveu de Monsieur Remy, mon procureur. Dubois. - Eh! par quel tour d'adresse est-il connu de Madame? comment a-t-il fait pour arriver jusqu'ici? Araminte. - C'est Monsieur Remy qui me l'a envoyé pour intendant. Dubois. - Lui, votre intendant! Et c'est Monsieur Remy qui vous l'envoie hélas! le bon homme, il ne sait pas qui il vous donne; c'est un démon que ce garçon-là . Araminte. - Mais que signifient tes exclamations? Explique-toi est-ce que tu le connais? Dubois. - Si je le connais, Madame! si je le connais! Ah vraiment oui; et il me connaÃt bien aussi. N'avez-vous pas vu comme il se détournait de peur que je ne le visse? Araminte. - Il est vrai; et tu me surprends à mon tour. Serait-il capable de quelque mauvaise action, que tu saches? Est-ce que ce n'est pas un honnÃÂȘte homme? Dubois. - Lui! il n'y a point de plus brave homme dans toute la terre; il a, peut-ÃÂȘtre, plus d'honneur à lui tout seul que cinquante honnÃÂȘtes gens ensemble. Oh! c'est une probité merveilleuse; il n'a peut-ÃÂȘtre pas son pareil. Araminte. - Eh! de quoi peut-il donc ÃÂȘtre question? D'oÃÂč vient que tu m'alarmes? En vérité, j'en suis toute émue. Dubois. - Son défaut, c'est là . Il se touche le front. C'est à la tÃÂȘte que le mal le tient. Araminte. - A la tÃÂȘte? Dubois. - Oui, il est timbré, mais timbré comme cent. Araminte. - Dorante! il m'a paru de trÚs bon sens. Quelle preuve as-tu de sa folie? Dubois. - Quelle preuve? Il y a six mois qu'il est tombé fou; il y a six mois qu'il extravague d'amour, qu'il en a la cervelle brûlée, qu'il en est comme un perdu; je dois bien le savoir, car j'étais à lui, je le servais; et c'est ce qui m'a obligé de le quitter, et c'est ce qui me force de m'en aller encore, Îtez cela, c'est un homme incomparable. Araminte, un peu boudant. - Oh bien! il fera ce qu'il voudra; mais je ne le garderai pas on a bien affaire d'un esprit renversé; et peut-ÃÂȘtre encore, je gage, pour quelque objet qui n'en vaut pas la peine; car les hommes ont des fantaisies... Dubois. - Ah! vous m'excuserez; pour ce qui est de l'objet, il n'y a rien à dire. Malepeste! sa folie est de bon goût. Araminte. - N'importe, je veux le congédier. Est-ce que tu la connais, cette personne? Dubois. - J'ai l'honneur de la voir tous les jours; c'est vous, Madame. Araminte. - Moi, dis-tu? Dubois. - Il vous adore; il y a six mois qu'il n'en vit point, qu'il donnerait sa vie pour avoir le plaisir de vous contempler un instant. Vous avez dû voir qu'il a l'air enchanté, quand il vous parle. Araminte. - Il y a bien en effet quelque petite chose qui m'a paru extraordinaire. Eh! juste ciel! le pauvre garçon, de quoi s'avise-t-il? Dubois. - Vous ne croiriez pas jusqu'oÃÂč va sa démence; elle le ruine, elle lui coupe la gorge. Il est bien fait, d'une figure passable, bien élevé et de bonne famille; mais il n'est pas riche; et vous saurez qu'il n'a tenu qu'à lui d'épouser des femmes qui l'étaient, et de fort aimables, ma foi, qui offraient de lui faire sa fortune et qui auraient mérité qu'on la leur fÃt à elles-mÃÂȘmes il y en a une qui n'en saurait revenir, et qui le poursuit encore tous les jours; je le sais, car je l'ai rencontrée. Araminte, avec négligence. - Actuellement? Dubois. - Oui, Madame, actuellement, une grande brune trÚs piquante, et qu'il fuit. Il n'y a pas moyen; Monsieur refuse tout. Je les tromperais, me disait-il; je ne puis les aimer, mon coeur est parti. Ce qu'il disait quelquefois la larme à l'oeil; car il sent bien son tort. Araminte. - Cela est fùcheux; mais oÃÂč m'a-t-il vue, avant que de venir chez moi, Dubois? Dubois. - Hélas! Madame, ce fut un jour que vous sortÃtes de l'Opéra, qu'il perdit la raison; c'était un vendredi, je m'en ressouviens; oui, un vendredi; il vous vit descendre l'escalier, à ce qu'il me raconta, et vous suivit jusqu'à votre carrosse; il avait demandé votre nom, et je le trouvai qui était comme extasié; il ne remuait plus. Araminte. - Quelle aventure! Dubois. - J'eus beau lui crier Monsieur! Point de nouvelles, il n'y avait personne au logis. A la fin, pourtant, il revint à lui avec un air égaré; je le jetai dans une voiture, et nous retournùmes à la maison. J'espérais que cela se passerait, car je l'aimais c'est le meilleur maÃtre! Point du tout, il n'y avait plus de ressource ce bon sens, cet esprit jovial, cette humeur charmante, vous aviez tout expédié; et dÚs le lendemain nous ne fÃmes plus tous deux, lui, que rÃÂȘver à vous, que vous aimer; moi, d'épier depuis le matin jusqu'au soir oÃÂč vous alliez. Araminte. - Tu m'étonnes à un point!... Dubois. - Je me fis mÃÂȘme ami d'un de vos gens qui n'y est plus, un garçon fort exact, et qui m'instruisait, et à qui je payais bouteille. C'est à la Comédie qu'on va, me disait-il; et je courais faire mon rapport, sur lequel, dÚs quatre heures, mon homme était à la porte. C'est chez Madame celle-ci, c'est chez Madame celle-là ; et sur cet avis, nous allions toute la soirée habiter la rue, ne vous déplaise, pour voir Madame entrer et sortir, lui dans un fiacre, et moi derriÚre, tous deux morfondus et gelés; car c'était dans l'hiver; lui, ne s'en souciant guÚre; moi, jurant par-ci par-là pour me soulager. Araminte. - Est-il possible? Dubois. - Oui, Madame. A la fin, ce train de vie m'ennuya; ma santé s'altérait, la sienne aussi. Je lui fis accroire que vous étiez à la campagne, il le crut, et j'eus quelque repos. Mais n'alla-t-il pas, deux jours aprÚs, vous rencontrer aux Tuileries, oÃÂč il avait été s'attrister de votre absence. Au retour il était furieux, il voulut me battre, tout bon qu'il est; moi, je ne le voulus point, et je le quittai. Mon bonheur ensuite m'a mis chez Madame, oÃÂč, à force de se démener, je le trouve parvenu à votre intendance, ce qu'il ne troquerait pas contre la place de l'empereur. Araminte. - Y a-t-il rien de si particulier? Je suis si lasse d'avoir des gens qui me trompent, que je me réjouissais de l'avoir, parce qu'il a de la probité; ce n'est pas que je sois fùchée, car je suis bien au-dessus de cela. Dubois. - Il y aura de la bonté à le renvoyer. Plus il voit Madame, plus il s'achÚve. Araminte. - Vraiment, je le renverrais bien; mais ce n'est pas là ce qui le guérira. D'ailleurs, je ne sais que dire à Monsieur Remy, qui me l'a recommandé, et ceci m'embarrasse. Je ne vois pas trop comment m'en défaire, honnÃÂȘtement. Dubois. - Oui; mais vous ferez un incurable, Madame. Araminte, vivement. - Oh! tant pis pour lui. Je suis dans des circonstances oÃÂč je ne saurais me passer d'un intendant; et puis, il n'y a pas tant de risque que tu le crois au contraire, s'il y avait quelque chose qui pût ramener cet homme, c'est l'habitude de me voir plus qu'il n'a fait, ce serait mÃÂȘme un service à lui rendre. Dubois. - Oui; c'est un remÚde bien innocent. PremiÚrement, il ne vous dira mot; jamais vous n'entendrez parler de son amour. Araminte. - En es-tu bien sûr? Dubois. - Oh! il ne faut pas en avoir peur; il mourrait plutÎt. Il a un respect, une adoration, une humilité pour vous, qui n'est pas concevable. Est-ce que vous croyez qu'il songe à ÃÂȘtre aimé? Nullement. Il dit que dans l'univers il n'y a personne qui le mérite; il ne veut que vous voir, vous considérer, regarder vos yeux, vos grùces, votre belle taille; et puis c'est tout il me l'a dit mille fois. Araminte, haussant les épaules. - Voilà qui est bien digne de compassion! Allons, je patienterai quelques jours, en attendant que j'en aie un autre; au surplus, ne crains rien, je suis contente de toi; je récompenserai ton zÚle, et je ne veux pas que tu me quittes, entends-tu, Dubois. Dubois. - Madame, je vous suis dévoué pour la vie. Araminte. - J'aurai soin de toi; surtout qu'il ne sache pas que je suis instruite; garde un profond secret; et que tout le monde, jusqu'à Marton, ignore ce que tu m'as dit; ce sont de ces choses qui ne doivent jamais percer. Dubois. - Je n'en ai jamais parlé qu'à Madame. Araminte. - Le voici qui revient; va-t'en. ScÚne XV Dorante, Araminte Araminte, un moment seule. - La vérité est que voici une confidence dont je me serais bien passée moi-mÃÂȘme. Dorante. - Madame, je me rends à vos ordres. Araminte. - Oui, Monsieur; de quoi vous parlais-je? Je l'ai oublié. Dorante. - D'un procÚs avec Monsieur le comte Dorimont. Araminte. - Je me remets; je vous disais qu'on veut nous marier. Dorante. - Oui, Madame, et vous alliez, je crois, ajouter que vous n'étiez pas portée à ce mariage. Araminte. - Il est vrai. J'avais envie de vous charger d'examiner l'affaire, afin de savoir si je ne risquerais rien à plaider; mais je crois devoir vous dispenser de ce travail; je ne suis pas sûre de pouvoir vous garder. Dorante. - Ah! Madame, vous avez eu la bonté de me rassurer là -dessus. Araminte. - Oui; mais je ne faisais pas réflexion que j'ai promis à Monsieur le Comte de prendre un intendant de sa main; vous voyez bien qu'il ne serait pas honnÃÂȘte de lui manquer de parole; et du moins faut-il que je parle à celui qu'il m'amÚnera. Dorante. - Je ne suis pas heureux; rien ne me réussit, et j'aurai la douleur d'ÃÂȘtre renvoyé. Araminte, par faiblesse. - Je ne dis pas cela; il n'y a rien de résolu là -dessus. Dorante. - Ne me laissez point dans l'incertitude oÃÂč je suis, Madame. Araminte. - Eh! mais, oui, je tùcherai que vous restiez; je tùcherai. Dorante. - Vous m'ordonnez donc de vous rendre compte de l'affaire en question? Araminte. - Attendons; si j'allais épouser le Comte, vous auriez pris une peine inutile. Dorante. - Je croyais avoir entendu dire à Madame qu'elle n'avait point de penchant pour lui. Araminte. - Pas encore. Dorante. - Et d'ailleurs, votre situation est si tranquille et si douce. Araminte, à part. - Je n'ai pas le courage de l'affliger!... Eh bien, oui-da; examinez toujours, examinez. J'ai des papiers dans mon cabinet, je vais les chercher. Vous viendrez les prendre, et je vous les donnerai. En s'en allant. Je n'oserais presque le regarder. ScÚne XVI Dorante, Dubois, venant d'un air mystérieux et comme passant. Dubois. - Marton vous cherche pour vous montrer l'appartement qu'on vous destine. Arlequin est allé boire. J'ai dit que j'allais vous avertir. Comment vous traite-t-on? Dorante. - Qu'elle est aimable! Je suis enchanté! De quelle façon a-t-elle reçu ce que tu lui as dit? Dubois, comme en fuyant. - Elle opine tout doucement à vous garder par compassion elle espÚre vous guérir par l'habitude de la voir. Dorante, charmé. - SincÚrement? Dubois. - Elle n'en réchappera point; c'est autant de pris. Je m'en retourne. Dorante. - Reste, au contraire; je crois que voici Marton. Dis-lui que Madame m'attend pour me remettre des papiers, et que j'irai la trouver dÚs que je les aurai. Dubois. - Partez; aussi bien ai-je un petit avis à donner à Marton. Il est bon de jeter dans tous les esprits les soupçons dont nous avons besoin. ScÚne XVII Dubois, Marton Marton. - OÃÂč est donc Dorante? il me semble l'avoir vu avec toi. Dubois, brusquement. - Il dit que Madame l'attend pour des papiers, il reviendra ensuite. Au reste, qu'est-il nécessaire qu'il voie cet appartement? S'il n'en voulait pas, il serait bien délicat pardi, je lui conseillerais... Marton. - Ce ne sont pas là tes affaires je suis les ordres de Madame. Dubois. - Madame est bonne et sage; mais prenez garde, ne trouvez-vous pas que ce petit galant-là fait les yeux doux? Marton. - Il les fait comme il les a. Dubois. - Je me trompe fort, si je n'ai pas vu la mine de ce freluquet considérer, je ne sais oÃÂč, celle de Madame. Marton. - Eh bien, est-ce qu'on te fùche quand on la trouve belle? Dubois. - Non. Mais je me figure quelquefois qu'il n'est venu ici que pour la voir de plus prÚs. Marton, riant. - Ah! ah! quelle idée! Va, tu n'y entends rien; tu t'y connais mal. Dubois, riant. - Ah! ah! je suis donc bien sot. Marton, riant en s'en allant. - Ah! ah! l'original avec ses observations! Dubois, seul. - Allez, allez, prenez toujours. J'aurais soin de vous les faire trouver meilleures. Allons faire jouer toutes nos batteries. Acte II ScÚne premiÚre Araminte, Dorante Dorante. - Non, Madame, vous ne risquez rien; vous pouvez plaider en toute sûreté. J'ai mÃÂȘme consulté plusieurs personnes, l'affaire est excellente; et si vous n'avez que le motif dont vous parlez pour épouser Monsieur le Comte, rien ne vous oblige à ce mariage. Araminte. - Je l'affligerai beaucoup, et j'ai de la peine à m'y résoudre. Dorante. - Il ne serait pas juste de vous sacrifier à la crainte de l'affliger. Araminte. - Mais avez-vous bien examiné? Vous me disiez tantÎt que mon état était doux et tranquille; n'aimeriez-vous pas mieux que j'y restasse? N'ÃÂȘtes-vous pas un peu trop prévenu contre le mariage, et par conséquent contre Monsieur le Comte? Dorante. - Madame, j'aime mieux vos intérÃÂȘts que les siens, et que ceux de qui que ce soit au monde. Araminte. - Je ne saurais y trouver à redire. En tout cas, si je l'épouse, et qu'il veuille en mettre un autre ici à votre place, vous n'y perdrez point; je vous promets de vous en trouver une meilleure. Dorante, tristement. - Non, Madame, si j'ai le malheur de perdre celle-ci, je ne serai plus à personne; et apparemment que je la perdrai; je m'y attends. Araminte. - Je crois pourtant que je plaiderai nous verrons. Dorante. - J'avais encore une petite chose à vous dire, Madame. Je viens d'apprendre que le concierge d'une de vos terres est mort on pourrait y mettre un de vos gens; et j'ai songé à Dubois, que je remplacerai ici par un domestique dont je réponds. Araminte. - Non, envoyez plutÎt votre homme au chùteau, et laissez-moi Dubois c'est un garçon de confiance, qui me sert bien et que je veux garder. A propos, il m'a dit, ce me semble, qu'il avait été à vous quelque temps? Dorante, feignant un peu d'embarras. - Il est vrai, Madame; il est fidÚle, mais peu exact. Rarement, au reste, ces gens-là parlent-ils bien de ceux qu'ils ont servis. Ne me nuirait-il point dans votre esprit? Araminte, négligemment. - Celui-ci dit beaucoup de bien de vous, et voilà tout. Que me veut Monsieur Remy? ScÚne II Araminte, Dorante, Monsieur Remy Monsieur Remy. - Madame, je suis votre trÚs humble serviteur. Je viens vous remercier de la bonté que vous avez eue de prendre mon neveu à ma recommandation. Araminte. - Je n'ai pas hésité, comme vous l'avez vu. Monsieur Remy. - Je vous rends mille grùces. Ne m'aviez-vous pas dit qu'on vous en offrait un autre? Araminte. - Oui, Monsieur. Monsieur Remy. - Tant mieux; car je viens vous demander celui-ci pour une affaire d'importance. Dorante, d'un air de refus. - Et d'oÃÂč vient, Monsieur? Monsieur Remy. - Patience! Araminte. - Mais, Monsieur Remy, ceci est un peu vif; vous prenez assez mal votre temps, et j'ai refusé l'autre personne. Dorante. - Pour moi, je ne sortirai jamais de chez Madame, qu'elle ne me congédie. Monsieur Remy, brusquement. - Vous ne savez ce que vous dites. Il faut pourtant sortir; vous allez voir. Tenez, Madame, jugez-en vous-mÃÂȘme; voici de quoi il est question c'est une dame de trente-cinq ans, qu'on dit jolie femme, estimable, et de quelque distinction; qui ne déclare pas son nom; qui dit que j'ai été son procureur; qui a quinze mille livres de rente pour le moins, ce qu'elle prouvera; qui a vu Monsieur chez moi, qui lui a parlé, qui sait qu'il n'a pas de bien, et qui offre de l'épouser sans délai. Et la personne qui est venue chez moi de sa part doit revenir tantÎt pour savoir la réponse, et vous mener tout de suite chez elle. Cela est-il net? Y a-t-il à consulter là -dessus? Dans deux heures il faut ÃÂȘtre au logis. Ai-je tort, Madame? Araminte, froidement. - C'est à lui à répondre. Monsieur Remy. - Eh bien! à quoi pense-t-il donc? Viendrez-vous? Dorante. - Non, Monsieur, je ne suis pas dans cette disposition-là . Monsieur Remy. - Hum! Quoi? Entendez-vous ce que je vous dis, qu'elle a quinze mille livres de rente? entendez-vous? Dorante. - Oui, Monsieur; mais en eût-elle vingt fois davantage, je ne l'épouserais pas; nous ne serions heureux ni l'un ni l'autre j'ai le coeur pris; j'aime ailleurs. Monsieur Remy, d'un ton railleur, et traÃnant ses mots. - J'ai le coeur pris voilà qui est fùcheux! Ah, ah, le coeur est admirable! Je n'aurais jamais deviné la beauté des scrupules de ce coeur-là , qui veut qu'on reste intendant de la maison d'autrui pendant qu'on peut l'ÃÂȘtre de la sienne! Est-ce là votre dernier mot, berger fidÚle? Dorante. - Je ne saurais changer de sentiment; Monsieur. Monsieur Remy. - Oh! le sot coeur, mon neveu; vous ÃÂȘtes un imbécile, un insensé; et je tiens celle que vous aimez pour une guenon, si elle n'est pas de mon sentiment, n'est-il pas vrai, Madame, et ne le trouvez-vous pas extravagant? Araminte, doucement. - Ne le querellez point. Il paraÃt avoir tort; j'en conviens. Monsieur Remy, vivement. - Comment, Madame! il pourrait... Araminte. - Dans sa façon de penser je l'excuse. Voyez pourtant, Dorante, tùchez de vaincre votre penchant, si vous le pouvez. Je sais bien que cela est difficile. Dorante. - Il n'y a pas moyen, Madame, mon amour m'est plus cher que ma vie. Monsieur Remy, d'un air étonné. - Ceux qui aiment les beaux sentiments doivent ÃÂȘtre contents; en voilà un des plus curieux qui se fassent. Vous trouvez donc cela raisonnable, Madame? Araminte. - Je vous laisse, parlez-lui vous-mÃÂȘme. A part. Il me touche tant, qu'il faut que je m'en aille. Elle sort. Dorante, à part. - Il ne croit pas si bien me servir. ScÚne III Dorante, Monsieur Remy, Marton Monsieur Remy, regardant son neveu. - Dorante, sais-tu bien qu'il n'y a pas de fou aux Petites-Maisons de ta force? Marton arrive. Venez, Mademoiselle Marton. Marton. - Je viens d'apprendre que vous étiez ici. Monsieur Remy. - Dites-nous un peu votre sentiment; que pensez-vous de quelqu'un qui n'a point de bien, et qui refuse d'épouser une honnÃÂȘte et fort jolie femme, avec quinze mille livres de rente bien venants? Marton. - Votre question est bien aisée à décider. Ce quelqu'un rÃÂȘve. Monsieur Remy, montrant Dorante. - Voilà le rÃÂȘveur; et pour excuse, il allÚgue son coeur que vous avez pris; mais comme apparemment il n'a pas encore emporté le vÎtre, et que je vous crois encore à peu prÚs dans tout votre bon sens, vu le peu de temps qu'il y a que vous le connaissez, je vous prie de m'aider à le rendre plus sage. Assurément vous ÃÂȘtes fort jolie, mais vous ne le disputerez point à un pareil établissement; il n'y a point de beaux yeux qui vaillent ce prix-là . Marton. - Quoi! Monsieur Remy, c'est de Dorante que vous parlez? C'est pour se garder à moi qu'il refuse d'ÃÂȘtre riche? Monsieur Remy. - Tout juste, et vous ÃÂȘtes trop généreuse pour le souffrir. Marton, avec un air de passion. - Vous vous trompez, Monsieur, je l'aime trop moi-mÃÂȘme pour l'en empÃÂȘcher, et je suis enchantée oh! Dorante, que je vous estime! Je n'aurais pas cru que vous m'aimassiez tant. Monsieur Remy. - Courage! je ne fais que vous le montrer, et vous en ÃÂȘtes déjà coiffée! Pardi, le coeur d'une femme est bien étonnant! le feu y prend bien vite. Marton, comme chagrine. - Eh! Monsieur, faut-il tant de bien pour ÃÂȘtre heureux? Madame, qui a de la bonté pour moi, suppléera en partie par sa générosité à ce qu'il me sacrifie. Que je vous ai d'obligation, Dorante! Dorante. - Oh! non, Mademoiselle, aucune; vous n'avez point de gré à me savoir de ce que je fais; je me livre à mes sentiments, et ne regarde que moi là -dedans. Vous ne me devez rien; je ne pense pas à votre reconnaissance. Marton. - Vous me charmez que de délicatesse! Il n'y a encore rien de si tendre que ce que vous me dites. Monsieur Remy. - Par ma foi, je ne m'y connais donc guÚre; car je le trouve bien plat. A Marton. Adieu, la belle enfant; je ne vous aurais, ma foi, pas évaluée ce qu'il vous achÚte. Serviteur, idiot, garde ta tendresse, et moi ma succession. Il sort. Marton. - Il est en colÚre, mais nous l'apaiserons. Dorante. - Je l'espÚre. Quelqu'un vient. Marton. - C'est le Comte, celui dont je vous ai parlé, et qui doit épouser Madame. Dorante. - Je vous laisse donc; il pourrait me parler de son procÚs vous savez ce que je vous ai dit là -dessus, et il est inutile que je le voie. ScÚne IV Le Comte, Marton Le Comte. - Bonjour, Marton. Marton. - Vous voilà donc revenu, Monsieur? Le Comte. - Oui. On m'a dit qu'Araminte se promenait dans le jardin, et je viens d'apprendre de sa mÚre une chose qui me chagrine je lui avais retenu un intendant, qui devait aujourd'hui entrer chez elle, et cependant elle en a pris un autre, qui ne plaÃt point à la mÚre, et dont nous n'avons rien à espérer. Marton. - Nous n'en devons rien craindre non plus, Monsieur. Allez, ne vous inquiétez point, c'est un galant homme; et si la mÚre n'en est pas contente, c'est un peu de sa faute; elle a débuté tantÎt par le brusquer d'une maniÚre si outrée, l'a traité si mal, qu'il n'est pas étonnant qu'elle ne l'ait point gagné. Imaginez-vous qu'elle l'a querellé de ce qu'il est bien fait. Le Comte. - Ne serait-ce point lui que je viens de voir sortir d'avec vous? Marton. - Lui-mÃÂȘme. Le Comte. - Il a bonne mine, en effet, et n'a pas trop l'air de ce qu'il est. Marton. - Pardonnez-moi, Monsieur; car il est honnÃÂȘte homme. Le Comte. - N'y aurait-il pas moyen de raccommoder cela? Araminte ne me hait pas, je pense, mais elle est lente à se déterminer; et pour achever de la résoudre, il ne s'agirait plus que de lui dire que le sujet de notre discussion est douteux pour elle. Elle ne voudra pas soutenir l'embarras d'un procÚs. Parlons à cet intendant; s'il ne faut que de l'argent pour le mettre dans nos intérÃÂȘts, je ne l'épargnerai pas. Marton. - Oh! non, ce n'est point un homme à mener par là ; c'est le garçon de France le plus désintéressé. Le Comte. - Tant pis! ces gens-là ne sont bons à rien. Marton. - Laissez-moi faire. ScÚne V Le Comte, Arlequin, Marton Arlequin. - Mademoiselle, voilà un homme qui en demande un autre; savez-vous qui c'est? Marton, brusquement. - Et qui est cet autre? A quel homme en veut-il? Arlequin. - Ma foi, je n'en sais rien; c'est de quoi je m'informe à vous. Marton. - Fais-le entrer. Arlequin, le faisant sortir des coulisses. - Hé! le garçon venez ici dire votre affaire. ScÚne VI Le Comte, Marton, Le Garçon Marton. - Qui cherchez-vous? Le Garçon. - Mademoiselle, je cherche un certain Monsieur à qui j'ai à rendre un portrait avec une boÃte qu'il nous a fait faire. Il nous a dit qu'on ne la remÃt qu'à lui-mÃÂȘme, et qu'il viendrait la prendre; mais comme mon pÚre est obligé de partir demain pour un petit voyage, il m'a envoyé pour la lui rendre, et on m'a dit que je saurais de ses nouvelles ici. Je le connais de vue, mais je ne sais pas son nom. Marton. - N'est-ce pas vous, Monsieur le Comte? Le Comte. - Non, sûrement. Le Garçon. - Je n'ai point affaire à Monsieur, Mademoiselle; c'est une autre personne. Marton. - Et chez qui vous a-t-on dit que vous le trouveriez? Le Garçon. - Chez un procureur qui s'appelle Monsieur Remy. Le Comte. - Ah! n'est-ce pas le procureur de Madame? montrez-nous la boÃte. Le Garçon. - Monsieur, cela m'est défendu; je n'ai ordre de la donner qu'à celui à qui elle est le portrait de la dame est dedans. Le Comte. - Le portrait d'une dame? Qu'est-ce que cela signifie? Serait-ce celui d'Araminte? Je vais tout à l'heure savoir ce qu'il en est. ScÚne VII Marton, Le Garçon Marton. - Vous avez mal fait de parler de ce portrait devant lui. Je sais qui vous cherchez; c'est le neveu de Monsieur Remy, de chez qui vous venez. Le Garçon. - Je le crois aussi, Mademoiselle. Marton. - Un grand homme qui s'appelle Monsieur Dorante. Le Garçon. - Il me semble que c'est son nom. Marton. - Il me l'a dit; je suis dans sa confidence. Avez-vous remarqué le portrait? Le Garçon. - Non, je n'ai pas pris garde à qui il ressemble. Marton. - Eh bien, c'est de moi dont il s'agit. Monsieur Dorante n'est pas ici, et ne reviendra pas sitÎt. Vous n'avez qu'à me remettre la boÃte; vous le pouvez en toute sûreté; vous lui ferez mÃÂȘme plaisir. Vous voyez que je suis au fait. Le Garçon. - C'est ce qui me paraÃt. La voilà , Mademoiselle. Ayez donc, je vous prie, le soin de la lui rendre quand il sera venu. Marton. - Oh! je n'y manquerai pas. Le Garçon. - Il y a encore une bagatelle qu'il doit dessus, mais je tùcherai de repasser tantÎt, et s'il n'y était pas, vous auriez la bonté d'achever de payer. Marton. - Sans difficulté. Allez. A part. Voici Dorante. Au Garçon. Retirez-vous vite. ScÚne VIII Marton, Dorante Marton, un moment seule et joyeuse. - Ce ne peut ÃÂȘtre que mon portrait. Le charmant homme! Monsieur Remy avait raison de dire qu'il y avait quelque temps qu'il me connaissait. Dorante. - Mademoiselle, n'avez-vous pas vu ici quelqu'un qui vient d'arriver? Arlequin croit que c'est moi qu'il demande. Marton, le regardant avec tendresse. - Que vous ÃÂȘtes aimable, Dorante! je serais bien injuste de ne pas vous aimer. Allez, soyez en repos; l'ouvrier est venu, je lui ai parlé, j'ai la boÃte, je la tiens. Dorante. - J'ignore... Marton. - Point de mystÚre; je la tiens, vous dis-je, et je ne m'en fùche pas. Je vous la rendrai quand je l'aurai vue. Retirez-vous, voici Madame avec sa mÚre et le Comte; c'est peut-ÃÂȘtre de cela qu'ils s'entretiennent. Laissez-moi les calmer là -dessus, et ne les attendez pas. Dorante, en s'en allant, et riant. - Tout a réussi, elle prend le change à merveille! ScÚne IX Araminte, Le Comte, Madame Argante, Marton Araminte. - Marton, qu'est-ce que c'est qu'un portrait dont Monsieur le Comte me parle, qu'on vient d'apporter ici à quelqu'un qu'on ne nomme pas, et qu'on soupçonne ÃÂȘtre le mien? Instruisez-moi de cette histoire-là . Marton, d'un air rÃÂȘveur. - Ce n'est rien, Madame; je vous dirai ce que c'est je l'ai démÃÂȘlé aprÚs que Monsieur le Comte est parti; il n'a que faire de s'alarmer. Il n'y a rien là qui vous intéresse. Le Comte. - Comment le savez-vous, Mademoiselle? vous n'avez point vu le portrait. Marton. - N'importe, c'est tout comme si je l'avais vu. Je sais qui il regarde; n'en soyez point en peine. Le Comte. - Ce qu'il y a de certain, c'est un portrait de femme, et c'est ici qu'on vient chercher la personne qui l'a fait faire, à qui on doit le rendre, et ce n'est pas moi. Marton. - D'accord. Mais quand je vous dis que Madame n'y est pour rien, ni vous non plus. Araminte. - Eh bien! si vous ÃÂȘtes instruite, dites-nous donc de quoi il est question; car je veux le savoir. On a des idées qui ne me plaisent point. Parlez. Madame Argante. - Oui; ceci a un air de mystÚre qui est désagréable. Il ne faut pourtant pas vous fùcher, ma fille. Monsieur le Comte vous aime, et un peu de jalousie, mÃÂȘme injuste, ne messied pas à un amant. Le Comte. - Je ne suis jaloux que de l'inconnu qui ose se donner le plaisir d'avoir le portrait de Madame. Araminte, vivement. - Comme il vous plaira, Monsieur; mais j'ai entendu ce que vous vouliez dire, et je crains un peu ce caractÚre d'esprit-là . Eh bien, Marton? Marton. - Eh bien, Madame, voilà bien du bruit! c'est mon portrait. Le Comte. - Votre portrait? Marton. - Oui, le mien. Eh! pourquoi non, s'il vous plaÃt? il ne faut pas tant se récrier. Madame Argante. - Je suis assez comme Monsieur le Comte; la chose me paraÃt singuliÚre. Marton. - Ma foi, Madame, sans vanité, on en peint tous les jours, et des plus huppées, qui ne me valent pas. Araminte. - Et qui est-ce qui a fait cette dépense-là pour vous? Marton. - Un trÚs aimable homme qui m'aime, qui a de la délicatesse et des sentiments, et qui me recherche; et puisqu'il faut vous le nommer, c'est Dorante. Araminte. - Mon intendant? Marton. - Lui-mÃÂȘme. Madame Argante. - Le fat, avec ses sentiments! Araminte, brusquement. - Eh! vous nous trompez; depuis qu'il est ici, a-t-il eu le temps de vous faire peindre? Marton. - Mais ce n'est pas d'aujourd'hui qu'il me connaÃt. Araminte, vivement. - Donnez donc. Marton. - Je n'ai pas encore ouvert la boÃte, mais c'est moi que vous y allez voir. Araminte l'ouvre, tous regardent. Le Comte. - Eh! je m'en doutais bien; c'est Madame. Marton. - Madame!... Il est vrai, et me voilà bien loin de mon compte! A part. Dubois avait raison tantÎt. Araminte, à part. - Et moi, je vois clair. A Marton. Par quel hasard avez-vous cru que c'était vous? Marton. - Ma foi, Madame, toute autre que moi s'y serait trompée. Monsieur Remy me dit que son neveu m'aime, qu'il veut nous marier ensemble; Dorante est présent, et ne dit point non; il refuse devant moi un trÚs riche parti; l'oncle s'en prend à moi, me dit que j'en suis cause. Ensuite vient un homme qui apporte ce portrait, qui vient chercher ici celui à qui il appartient; je l'interroge à tout ce qu'il répond, je reconnais Dorante. C'est un petit portrait de femme, Dorante m'aime jusqu'à refuser sa fortune pour moi. Je conclus donc que c'est moi qu'il a fait peindre. Ai-je eu tort? J'ai pourtant mal conclu. J'y renonce; tant d'honneur ne m'appartient point. Je crois voir toute l'étendue de ma méprise, et je me tais. Araminte. - Ah! ce n'est pas là une chose bien difficile à deviner. Vous faites le fùché, l'étonné, Monsieur le Comte; il y a eu quelque malentendu dans les mesures que vous avez prises; mais vous ne m'abusez point; c'est à vous qu'on apportait le portrait. Un homme dont on ne sait pas le nom, qu'on vient chercher ici, c'est vous, Monsieur, c'est vous. Marton, d'un air sérieux. - Je ne crois pas. Madame Argante. - Oui, oui, c'est Monsieur à quoi bon vous en défendre? Dans les termes oÃÂč vous en ÃÂȘtes avec ma fille, ce n'est pas là un si grand crime; allons, convenez-en. Le Comte, froidement. - Non, Madame, ce n'est point moi, sur mon honneur, je ne connais pas ce Monsieur Remy comment aurait-on dit chez lui qu'on aurait de mes nouvelles ici? Cela ne se peut pas. Madame Argante, d'un air pensif. - Je ne faisais pas attention à cette circonstance. Araminte. - Bon! qu'est-ce qu'une circonstance de plus ou de moins? Je n'en rabats rien. Quoi qu'il en soit, je le garde, personne ne l'aura. Mais quel bruit entendons-nous? Voyez ce que c'est, Marton. ScÚne X Araminte, Le Comte, Madame Argante, Marton, Dubois, Arlequin Arlequin, en entrant. - Tu es un plaisant magot! Marton. - A qui en avez-vous donc? vous autres? Dubois. - Si je disais un mot, ton maÃtre sortirait bien vite. Arlequin. - Toi? nous nous soucions de toi et de toute ta race de canaille comme de cela. Dubois. - Comme je te bùtonnerais, sans le respect de Madame! Arlequin. - Arrive, arrive la voilà , Madame. Araminte. - Quel sujet avez-vous donc de quereller? De quoi s'agit-il? Madame Argante. - Approchez, Dubois. Apprenez-nous ce que c'est que ce mot que vous diriez contre Dorante; il serait bon de savoir ce que c'est. Arlequin. - Prononce donc ce mot. Araminte. - Tais-toi, laisse-le parler. Dubois. - Il y a une heure qu'il me dit mille invectives, Madame. Arlequin. - Je soutiens les intérÃÂȘts de mon maÃtre, je tire des gages pour cela, et je ne souffrirai point qu'un ostrogoth menace mon maÃtre d'un mot; j'en demande justice à Madame. Madame Argante. - Mais, encore une fois, sachons ce que veut dire Dubois par ce mot c'est le plus pressé. Arlequin. - Je le défie d'en dire seulement une lettre. Dubois. - C'est par pure colÚre que j'ai fait cette menace, Madame; et voici la cause de la dispute. En arrangeant l'appartement de Monsieur Dorante, j'ai vu par hasard un tableau oÃÂč Madame est peinte, et j'ai cru qu'il fallait l'Îter, qu'il n'avait que faire là , qu'il n'était point décent qu'il y restùt; de sorte que j'ai été pour le détacher; ce butor est venu pour m'en empÃÂȘcher, et peu s'en est fallu que nous ne nous soyons battus. Arlequin. - Sans doute, de quoi t'avises-tu d'Îter ce tableau qui est tout à fait gracieux, que mon maÃtre considérait il n'y avait qu'un moment avec toute la satisfaction possible? Car je l'avais vu qui l'avait contemplé de tout son coeur, et il prend fantaisie à ce brutal de le priver d'une peinture qui réjouit cet honnÃÂȘte homme. Voyez la malice! Ote-lui quelque autre meuble, s'il en a trop, mais laisse-lui cette piÚce, animal. Dubois. - Et moi, je te dis qu'on ne la laissera point, que je la détacherai moi-mÃÂȘme, que tu en auras le démenti, et que Madame le voudra ainsi. Araminte. - Eh! que m'importe? Il était bien nécessaire de faire ce bruit-là pour un vieux tableau qu'on a mis là par hasard, et qui y est resté. Laissez-nous. Cela vaut-il la peine qu'on en parle? Madame Argante, d'un ton aigre. - Vous m'excuserez, ma fille; ce n'est point là sa place, et il n'y a qu'à l'Îter; votre intendant se passera bien de ses contemplations. Araminte, souriant d'un air railleur. - Oh! vous avez raison. Je ne pense pas qu'il les regrette. A Arlequin et à Dubois. Retirez-vous tous deux. ScÚne XI Araminte, Le Comte, Madame Argante, Marton Le Comte, d'un ton railleur. - Ce qui est de sûr, c'est que cet homme d'affaires-là est de bon goût. Araminte, ironiquement. - Oui, la réflexion est juste. Effectivement, il est fort extraordinaire qu'il ait jeté les yeux sur ce tableau. Madame Argante. - Cet homme-là ne m'a jamais plu un instant, ma fille; vous le savez, j'ai le coup d'oeil assez bon, et je ne l'aime point. Croyez-moi, vous avez entendu la menace que Dubois a faite en parlant de lui, j'y reviens encore, il faut qu'il ait quelque chose à en dire. Interrogez-le; sachons ce que c'est. Je suis persuadée que ce petit monsieur-là ne vous convient point; nous le voyons tous; il n'y a que vous qui n'y prenez pas garde. Marton, négligemment. - Pour moi je n'en suis pas contente. Araminte, riant ironiquement. - Qu'est-ce donc que vous voyez, et que je ne vois point? Je manque de pénétration j'avoue que je m'y perds! Je ne vois pas le sujet de me défaire d'un homme qui m'est donné de bonne main, qui est un homme de quelque chose, qui me sert bien, et que trop bien peut-ÃÂȘtre; voilà ce qui n'échappe pas à ma pénétration, par exemple. Madame Argante. - Que vous ÃÂȘtes aveugle! Araminte, d'un air souriant. - Pas tant; chacun a ses lumiÚres. Je consens, au reste, d'écouter Dubois, le conseil est bon, et je l'approuve. Allez, Marton, allez lui dire que je veux lui parler. S'il me donne des motifs raisonnables de renvoyer cet intendant assez hardi pour regarder un tableau, il ne restera pas longtemps chez moi; sans quoi, on aura la bonté de trouver bon que je le garde, en attendant qu'il me déplaise à moi. Madame Argante, vivement. - Eh bien! il vous déplaira; je ne vous en dis pas davantage, en attendant de plus fortes preuves. Le Comte. - Quant à moi, Madame, j'avoue que j'ai craint qu'il ne me servÃt mal auprÚs de vous, qu'il ne vous inspirùt l'envie de plaider, et j'ai souhaité par pure tendresse qu'il vous en détournùt. Il aura pourtant beau faire, je déclare que je renonce à tout procÚs avec vous; que je ne veux pour arbitre de notre discussion que vous et vos gens d'affaires, et que j'aime mieux perdre tout que de rien disputer. Madame Argante, d'un ton décisif. - Mais oÃÂč serait la dispute? Le mariage terminerait tout, et le vÎtre est comme arrÃÂȘté. Le Comte. - Je garde le silence sur Dorante; je reviendrai simplement voir ce que vous pensez de lui, et si vous le congédiez, comme je le présume, il ne tiendra qu'à vous de prendre celui que je vous offrais, et que je retiendrai encore quelque temps. Madame Argante. - Je ferai comme Monsieur, je ne vous parlerai plus de rien non plus, vous m'accuseriez de vision, et votre entÃÂȘtement finira sans notre secours. Je compte beaucoup sur Dubois que voici, et avec lequel nous vous laissons. ScÚne XII Dubois, Araminte Dubois. - On m'a dit que vous vouliez me parler, Madame? Araminte. - Viens ici tu es bien imprudent, Dubois, bien indiscret; moi qui ai si bonne opinion de toi, tu n'as guÚre d'attention pour ce que je te dis. Je t'avais recommandé de te taire sur le chapitre de Dorante; tu en sais les conséquences ridicules, et tu me l'avais promis pour quoi donc avoir prise, sur ce misérable tableau, avec un sot qui fait un vacarme épouvantable, et qui vient ici tenir des discours tous propres à donner des idées que je serais au désespoir qu'on eût? Dubois. - Ma foi, Madame, j'ai cru la chose sans conséquence, et je n'ai agi d'ailleurs que par un mouvement de respect et de zÚle. Araminte, d'un air vif. - Eh! laisse là ton zÚle, ce n'est pas là celui que je veux, ni celui qu'il me faut; c'est de ton silence dont j'ai besoin pour me tirer de l'embarras oÃÂč je suis, et oÃÂč tu m'as jetée toi-mÃÂȘme; car sans toi je ne saurais pas que cet homme-là m'aime, et je n'aurais que faire d'y regarder de si prÚs. Dubois. - J'ai bien senti que j'avais tort. Araminte. - Passe encore pour la dispute; mais pourquoi s'écrier si je disais un mot? Y a-t-il rien de plus mal à toi? Dubois. - C'est encore une suite de zÚle mal entendu. Araminte. - Eh bien! tais-toi donc, tais-toi; je voudrais pouvoir te faire oublier ce que tu m'as dit. Dubois. - Oh! je suis bien corrigé. Araminte. - C'est ton étourderie qui me force actuellement de te parler, sous prétexte de t'interroger sur ce que tu sais de lui. Ma mÚre et Monsieur le Comte s'attendent que tu vas m'en apprendre des choses étonnantes; quel rapport leur ferai-je à présent? Dubois. - Ah! il n'y a rien de plus facile à raccommoder ce rapport sera que des gens qui le connaissent m'ont dit que c'était un homme incapable de l'emploi qu'il a chez vous; quoiqu'il soit fort habile, au moins ce n'est pas cela qui lui manque. Araminte. - A la bonne heure; mais il y aura un inconvénient. S'il en est incapable, on me dira de le renvoyer, et il n'est pas encore temps; j'y ai pensé depuis; la prudence ne le veut pas, et je suis obligée de prendre des biais, et d'aller tout doucement avec cette passion si excessive que tu dis qu'il a, et qui éclaterait peut-ÃÂȘtre dans sa douleur. Me fierais-je à un désespéré? Ce n'est plus le besoin que j'ai de lui qui me retient, c'est moi que je ménage. Elle radoucit le ton. A moins que ce qu'a dit Marton ne soit vrai, auquel cas je n'aurais plus rien à craindre. Elle prétend qu'il l'avait déjà vue chez Monsieur Remy, et que le procureur a dit mÃÂȘme devant lui qu'il l'aimait depuis longtemps, et qu'il fallait qu'ils se mariassent; je le voudrais. Dubois. - Bagatelle! Dorante n'a vu Marton ni de prÚs ni de loin; c'est le procureur qui a débité cette fable-là à Marton, dans le dessein de les marier ensemble. Et moi je n'ai pas osé l'en dédire, m'a dit Dorante, parce que j'aurais indisposé contre moi cette fille, qui a du crédit auprÚs de sa maÃtresse, et qui a cru ensuite que c'était pour elle que je refusais les quinze mille livres de rente qu'on m'offrait. Araminte, négligemment. - Il t'a donc tout conté? Dubois. - Oui, il n'y a qu'un moment, dans le jardin oÃÂč il a voulu presque se jeter à mes genoux pour me conjurer de lui garder le secret sur sa passion, et d'oublier l'emportement qu'il eut avec moi quand je le quittai. Je lui ai dit que je me tairais, mais que je ne prétendais pas rester dans la maison avec lui, et qu'il fallait qu'il sortÃt; ce qui l'a jeté dans des gémissements, dans des pleurs, dans le plus triste état du monde. Araminte. - Eh! tant pis; ne le tourmente point; tu vois bien que j'ai raison de dire qu'il faut aller doucement avec cet esprit-là , tu le vois bien. J'augurais beaucoup de ce mariage avec Marton; je croyais qu'il m'oublierait, et point du tout, il n'est question de rien. Dubois, comme s'en allant. - Pure fable! Madame a-t-elle encore quelque chose à me dire? Araminte. - Attends comment faire? Si lorsqu'il me parle il me mettait en droit de me plaindre de lui; mais il ne lui échappe rien; je ne sais de son amour que ce que tu m'en dis; et je ne suis pas assez fondée pour le renvoyer; il est vrai qu'il me fùcherait s'il parlait; mais il serait à propos qu'il me fùchùt. Dubois. - Vraiment oui; Monsieur Dorante n'est point digne de Madame. S'il était dans une plus grande fortune, comme il n'y a rien à dire à ce qu'il est né, ce serait une autre affaire, mais il n'est riche qu'en mérite, et ce n'est pas assez. Araminte, d'un ton comme triste. - Vraiment non, voilà les usages; je ne sais pas comment je le traiterai; je n'en sais rien, je verrai. Dubois. - Eh bien! Madame a un si beau prétexte... Ce portrait que Marton a cru ÃÂȘtre le sien à ce qu'elle m'a dit... Araminte. - Eh! non, je ne saurais l'en accuser; c'est le Comte qui l'a fait faire. Dubois. - Point du tout, c'est de Dorante, je le sais de lui-mÃÂȘme, et il y travaillait encore il n'y a que deux mois, lorsque je le quittai. Araminte. - Va-t'en; il y a longtemps que je te parle. Si on me demande ce que tu m'as appris de lui, je dirai ce dont nous sommes convenus. Le voici, j'ai envie de lui tendre un piÚge. Dubois. - Oui, Madame, il se déclarera peut-ÃÂȘtre, et tout de suite je lui dirais Sortez. Araminte. - Laisse-nous. ScÚne XIII Dorante, Araminte, Dubois Dubois, sortant, et en passant auprÚs de Dorante, et rapidement. - Il m'est impossible de l'instruire; mais qu'il se découvre ou non, les choses ne peuvent aller que bien. Dorante. - Je viens, Madame, vous demander votre protection. Je suis dans le chagrin et dans l'inquiétude j'ai tout quitté pour avoir l'honneur d'ÃÂȘtre à vous, je vous suis plus attaché que je ne puis le dire; on ne saurait vous servir avec plus de fidélité ni de désintéressement; et cependant je ne suis pas sûr de rester. Tout le monde ici m'en veut, me persécute et conspire pour me faire sortir. J'en suis consterné; je tremble que vous ne cédiez à leur inimitié pour moi, et j'en serais dans la derniÚre affliction. Araminte, d'un ton doux. - Tranquillisez-vous; vous ne dépendez point de ceux qui vous en veulent; ils ne vous ont encore fait aucun tort dans mon esprit, et tous leurs petits complots n'aboutiront à rien; je suis la maÃtresse. Dorante, d'un air bien inquiet. - Je n'ai que votre appui, Madame. Araminte. - Il ne vous manquera pas; mais je vous conseille une chose ne leur paraissez pas si alarmé, vous leur feriez douter de votre capacité, et il leur semblerait que vous m'auriez beaucoup d'obligation de ce que je vous garde. Dorante. - Ils ne se tromperaient pas, Madame; c'est une bonté qui me pénÚtre de reconnaissance. Araminte. - A la bonne heure; mais il n'est pas nécessaire qu'ils le croient. Je vous sais bon gré de votre attachement et de votre fidélité; mais dissimulez-en une partie, c'est peut-ÃÂȘtre ce qui les indispose contre vous. Vous leur avez refusé de m'en faire accroire sur le chapitre du procÚs; conformez-vous à ce qu'ils exigent; regagnez-les par là , je vous le permets l'événement leur persuadera que vous les avez bien servis; car toute réflexion faite, je suis déterminée à épouser le Comte. Dorante, d'un ton ému. - Déterminée, Madame! Araminte. - Oui, tout à fait résolue. Le Comte croira que vous y avez contribué; je le lui dirai mÃÂȘme, et je vous garantis que vous resterez ici; je vous le promets. A part. Il change de couleur. Dorante. - Quelle différence pour moi, Madame! Araminte, d'un air délibéré. - Il n'y en aura aucune, ne vous embarrassez pas, et écrivez le billet que je vais vous dicter; il y a tout ce qu'il faut sur cette table. Dorante. - Et pour qui, Madame? Araminte. - Pour le Comte, qui est sorti d'ici extrÃÂȘmement inquiet, et que je vais surprendre bien agréablement par le petit mot que vous allez lui écrire en mon nom. Dorante reste rÃÂȘveur, et par distraction ne va point à la table. Eh! vous n'allez pas à la table? A quoi rÃÂȘvez-vous? Dorante, toujours distrait. - Oui, Madame. Araminte, à part, pendant qu'il se place. - Il ne sait ce qu'il fait; voyons si cela continuera. Dorante, à part, cherchant du papier. - Ah! Dubois m'a trompé! Araminte, poursuivant. - Etes-vous prÃÂȘt à écrire? Dorante. - Madame, je ne trouve point de papier. Araminte, allant elle-mÃÂȘme. - Vous n'en trouvez point! En voilà devant vous. Dorante. - Il est vrai. Araminte. - Ecrivez. Hùtez-vous de venir, Monsieur; votre mariage est sûr... Avez-vous écrit? Dorante. - Comment, Madame? Araminte. - Vous ne m'écoutez donc pas? Votre mariage est sûr; Madame veut que je vous l'écrive, et vous attend pour vous le dire. A part. Il souffre, mais il ne dit mot; est-ce qu'il ne parlera pas? N'attribuez point cette résolution à la crainte que Madame pourrait avoir des suites d'un procÚs douteux. Dorante. - Je vous ai assuré que vous le gagneriez, Madame douteux, il ne l'est point. Araminte. - N'importe, achevez. Non, Monsieur, je suis chargé de sa part de vous assurer que la seule justice qu'elle rend à votre mérite la détermine. Dorante, à part. - Ciel! je suis perdu. Haut. Mais, Madame, vous n'aviez aucune inclination pour lui. Araminte. - Achevez, vous dis-je... Qu'elle rend à votre mérite la détermine... Je crois que la main vous tremble! vous paraissez changé. Qu'est-ce que cela signifie? Vous trouvez-vous mal? Dorante. - Je ne me trouve pas bien, Madame. Araminte. - Quoi! si subitement! cela est singulier. Pliez la lettre et mettez A Monsieur le comte Dorimont. Vous direz à Dubois qu'il la lui porte. A part. Le coeur me bat! A Dorante. Voilà qui est écrit tout de travers! Cette adresse-là n'est presque pas lisible. A part. Il n'y a pas encore là de quoi le convaincre. Dorante, à part. - Ne serait-ce point aussi pour m'éprouver? Dubois ne m'a averti de rien. ScÚne XIV Araminte, Dorante, Marton Marton. - Je suis bien aise, Madame, de trouver Monsieur ici; il vous confirmera tout de suite ce que j'ai à vous dire. Vous avez offert en différentes occasions de me marier, Madame; et jusqu'ici je ne me suis point trouvée disposée à profiter de vos bontés. Aujourd'hui Monsieur me recherche; il vient mÃÂȘme de refuser un parti infiniment plus riche, et le tout pour moi; du moins me l'a-t-il laissé croire, et il est à propos qu'il s'explique; mais comme je ne veux dépendre que de vous, c'est de vous aussi, Madame, qu'il faut qu'il m'obtienne ainsi, Monsieur, vous n'avez qu'à parler à Madame. Si elle m'accorde à vous, vous n'aurez point de peine à m'obtenir de moi-mÃÂȘme. ScÚne XV Dorante, Araminte Araminte, à part, émue. - Cette folle! Haut. Je suis charmée de ce qu'elle vient de m'apprendre. Vous avez fait là un trÚs bon choix c'est une fille aimable et d'un excellent caractÚre. Dorante, d'un air abattu. - Hélas! Madame, je ne songe point à elle. Araminte. - Vous ne songez point à elle! Elle dit que vous l'aimez, que vous l'aviez vue avant de venir ici. Dorante, tristement. - C'est une erreur oÃÂč Monsieur Remy l'a jetée sans me consulter; et je n'ai point osé dire le contraire, dans la crainte de m'en faire une ennemie auprÚs de vous. Il en est de mÃÂȘme de ce riche parti qu'elle croit que je refuse à cause d'elle; et je n'ai nulle part à tout cela. Je suis hors d'état de donner mon coeur à personne je l'ai perdu pour jamais, et la plus brillante de toutes les fortunes ne me tenterait pas. Araminte. - Vous avez tort. Il fallait désabuser Marton. Dorante. - Elle vous aurait peut-ÃÂȘtre empÃÂȘchée de me recevoir, et mon indifférence lui en dit assez. Araminte. - Mais dans la situation oÃÂč vous ÃÂȘtes, quel intérÃÂȘt aviez-vous d'entrer dans ma maison, et de la préférer à une autre? Dorante. - Je trouve plus de douceur à ÃÂȘtre chez vous, Madame. Araminte. - Il y a quelque chose d'incompréhensible en tout ceci! Voyez-vous souvent la personne que vous aimez? Dorante, toujours abattu. - Pas souvent à mon gré, Madame; et je la verrais à tout instant, que je ne croirais pas la voir assez. Araminte, à part. - Il a des expressions d'une tendresse! Haut. Est-elle fille? A-t-elle été mariée? Dorante. - Madame, elle est veuve. Araminte. - Et ne devez-vous pas l'épouser? Elle vous aime, sans doute? Dorante. - Hélas! Madame, elle ne sait pas seulement que je l'adore. Excusez l'emportement du terme dont je me sers. Je ne saurais presque parler d'elle qu'avec transport! Araminte. - Je ne vous interroge que par étonnement. Elle ignore que vous l'aimez, dites-vous, et vous lui sacrifiez votre fortune? Voilà de l'incroyable. Comment, avec tant d'amour, avez-vous pu vous taire? On essaie de se faire aimer, ce me semble cela est naturel et pardonnable. Dorante. - Me préserve le ciel d'oser concevoir la plus légÚre espérance! Etre aimé, moi! non, Madame. Son état est bien au-dessus du mien. Mon respect me condamne au silence; et je mourrai du moins sans avoir eu le malheur de lui déplaire. Araminte. - Je n'imagine point de femme qui mérite d'inspirer une passion si étonnante je n'en imagine point. Elle est donc au-dessus de toute comparaison? Dorante. - Dispensez-moi de la louer, Madame je m'égarerais en la peignant. On ne connaÃt rien de si beau ni de si aimable qu'elle! et jamais elle ne me parle ou ne me regarde, que mon amour n'en augmente. Araminte baisse les yeux et continue. - Mais votre conduite blesse la raison. Que prétendez-vous avec cet amour pour une personne qui ne saura jamais que vous l'aimez? Cela est bien bizarre. Que prétendez-vous? Dorante. - Le plaisir de la voir quelquefois, et d'ÃÂȘtre avec elle, est tout ce que je me propose. Araminte. - Avec elle! Oubliez-vous que vous ÃÂȘtes ici? Dorante. - Je veux dire avec son portrait, quand je ne la vois point. Araminte. - Son portrait! Est-ce que vous l'avez fait faire? Dorante. - Non, Madame; mais j'ai, par amusement, appris à peindre, et je l'ai peinte moi-mÃÂȘme. Je me serais privé de son portrait, si je n'avais pu l'avoir que par le secours d'un autre. Araminte, à part. - Il faut le pousser à bout. Haut. Montrez-moi ce portrait. Dorante. - Daignez m'en dispenser, Madame; quoique mon amour soit sans espérance, je n'en dois pas moins un secret inviolable à l'objet aimé. Araminte. - Il m'en est tombé un par hasard entre les mains on l'a trouvé ici. Montrant la boÃte. Voyez si ce ne serait point celui dont il s'agit. Dorante. - Cela ne se peut pas. Araminte, ouvrant la boÃte. - Il est vrai que la chose serait assez extraordinaire examinez. Dorante. - Ah! Madame, songez que j'aurais perdu mille fois la vie, avant d'avouer ce que le hasard vous découvre. Comment pourrai-je expier?... Il se jette à ses genoux. Araminte. - Dorante, je ne me fùcherai point. Votre égarement me fait pitié. Revenez-en, je vous le pardonne. Marton paraÃt et s'enfuit. - Ah! Dorante se lÚve vite. Araminte. - Ah ciel! c'est Marton! Elle vous a vu. Dorante, feignant d'ÃÂȘtre déconcerté. - Non, Madame, non je ne crois pas. Elle n'est point entrée. Araminte. - Elle vous a vu, vous dis-je laissez-moi, allez-vous-en vous m'ÃÂȘtes insupportable. Rendez-moi ma lettre. Quand il est parti. Voilà pourtant ce que c'est que de l'avoir gardé! ScÚne XVI Araminte, Dubois Dubois. - Dorante s'est-il déclaré, Madame? et est-il nécessaire que je lui parle? Araminte. - Non, il ne m'a rien dit. Je n'ai rien vu d'approchant à ce que tu m'as conté; et qu'il n'en soit plus question ne t'en mÃÂȘle plus. Elle sort. Dubois. - Voici l'affaire dans sa crise. ScÚne XVII Dubois, Dorante Dorante. - Ah! Dubois. Dubois. - Retirez-vous. Dorante. - Je ne sais qu'augurer de la conversation que je viens d'avoir avec elle. Dubois. - A quoi songez-vous? Elle n'est qu'à deux pas voulez-vous tout perdre? Dorante. - Il faut que tu m'éclaircisses... Dubois. - Allez dans le jardin. Dorante. - D'un doute... Dubois. - Dans le jardin, vous dis-je; je vais m'y rendre. Dorante. - Mais... Dubois. - Je ne vous écoute plus. Dorante. - Je crains plus que jamais. Acte III ScÚne premiÚre Dorante, Dubois Dubois. - Non, vous dis-je; ne perdons point de temps. La lettre est-elle prÃÂȘte? Dorante, la lui montrant. - Oui, la voilà , et j'ai mis dessus rue du Figuier. Dubois. - Vous ÃÂȘtes bien assuré qu'Arlequin ne connaÃt pas ce quartier-là ? Dorante. - Il m'a dit que non. Dubois. - Lui avez-vous bien recommandé de s'adresser à Marton ou à moi pour savoir ce que c'est? Dorante. - Sans doute, et je lui recommanderai encore. Dubois. - Allez donc la lui donner je me charge du reste auprÚs de Marton que je vais trouver. Dorante. - Je t'avoue que j'hésite un peu. N'allons-nous pas trop vite avec Araminte? Dans l'agitation des mouvements oÃÂč elle est, veux-tu encore lui donner l'embarras de voir subitement éclater l'aventure? Dubois. - Oh! oui point de quartier. Il faut l'achever, pendant qu'elle est étourdie. Elle ne sait plus ce qu'elle fait. Ne voyez-vous pas bien qu'elle triche avec moi, qu'elle me fait accroire que vous ne lui avez rien dit? Ah! je lui apprendrai à vouloir me souffler mon emploi de confident pour vous aimer en fraude. Dorante. - Que j'ai souffert dans ce dernier entretien! Puisque tu savais qu'elle voulait me faire déclarer, que ne m'en avertissais-tu par quelques signes? Dubois. - Cela aurait été joli, ma foi! Elle ne s'en serait point aperçue, n'est-ce pas? Et d'ailleurs, votre douleur n'en a paru que plus vraie. Vous repentez-vous de l'effet qu'elle a produit? Monsieur a souffert! Parbleu! il me semble que cette aventure-ci mérite un peu d'inquiétude. Dorante. - Sais-tu bien ce qui arrivera? Qu'elle prendra son parti, et qu'elle me renverra tout d'un coup. Dubois. - Je lui en défie. Il est trop tard. L'heure du courage est passée. Il faut qu'elle nous épouse. Dorante. - Prends-y garde tu vois que sa mÚre la fatigue. Dubois. - Je serais bien fùché qu'elle la laissùt en repos. Dorante. - Elle est confuse de ce que Marton m'a surpris à ses genoux. Dubois. - Ah! vraiment, des confusions! Elle n'y est pas. Elle va en essuyer bien d'autres! C'est moi qui, voyant le train que prenait la conversation, ai fait venir Marton une seconde fois. Dorante. - Araminte pourtant m'a dit que je lui étais insupportable. Dubois. - Elle a raison. Voulez-vous qu'elle soit de bonne humeur avec un homme qu'il faut qu'elle aime en dépit d'elle? Cela est-il agréable? Vous vous emparez de son bien, de son coeur; et cette femme ne criera pas! Allez vite, plus de raisonnements laissez-vous conduire. Dorante. - Songe que je l'aime, et que, si notre précipitation réussit mal, tu me désespÚres. Dubois. - Ah! oui, je sais bien que vous l'aimez c'est à cause de cela que je ne vous écoute pas. Etes-vous en état de juger de rien? Allons, allons, vous vous moquez; laissez faire un homme de sang-froid. Partez, d'autant plus que voici Marton qui vient à propos, et que je vais tùcher d'amuser, en attendant que vous envoyiez Arlequin. Dorante sort. ScÚne II Dubois, Marton Marton, d'un air triste. - Je te cherchais. Dubois. - Qu'y a-t-il pour votre service, Mademoiselle? Marton. - Tu me l'avais bien dit, Dubois. Dubois. - Quoi donc? Je ne me souviens plus de ce que c'est. Marton. - Que cet intendant osait lever les yeux sur Madame. Dubois. - Ah! oui; vous parlez de ce regard que je lui vis jeter sur elle. Oh! jamais je ne l'ai oublié. Cette oeillade-là ne valait rien. Il y avait quelque chose dedans qui n'était pas dans l'ordre. Marton. - Oh ça, Dubois, il s'agit de faire sortir cet homme-ci. Dubois. - Pardi! tant qu'on voudra; je ne m'y épargne pas. J'ai déjà dit à Madame qu'on m'avait assuré qu'il n'entendait pas les affaires. Marton. - Mais est-ce là tout ce que tu sais de lui? C'est de la part de Madame Argante et de Monsieur le Comte que je te parle, et nous avons peur que tu n'aies pas tout dit à Madame, ou qu'elle ne cache ce que c'est. Ne nous déguise rien, tu n'en seras pas fùché. Dubois. - Ma foi! je ne sais que son insuffisance, dont j'ai instruit Madame. Marton. - Ne dissimule point. Dubois. - Moi! un dissimulé! moi! garder un secret! Vous avez bien trouvé votre homme! En fait de discrétion, je mériterais d'ÃÂȘtre femme. Je vous demande pardon de la comparaison mais c'est pour vous mettre l'esprit en repos. Marton. - Il est certain qu'il aime Madame. Dubois. - Il n'en faut point douter je lui en ai mÃÂȘme dit ma pensée à elle. Marton. - Et qu'a-t-elle répondu? Dubois. - Que j'étais un sot. Elle est si prévenue... Marton. - Prévenue à un point que je n'oserais le dire, Dubois. Dubois. - Oh! le diable n'y perd rien, ni moi non plus; car je vous entends. Marton. - Tu as la mine d'en savoir plus que moi là -dessus. Dubois. - Oh! point du tout, je vous jure. Mais, à propos, il vient tout à l'heure d'appeler Arlequin pour lui donner une lettre si nous pouvions la saisir, peut-ÃÂȘtre en saurions-nous davantage. Marton. - Une lettre, oui-da; ne négligeons rien. Je vais de ce pas parler à Arlequin, s'il n'est pas encore parti. Dubois. - Vous n'irez pas loin. Je crois qu'il vient. ScÚne III Marton, Dubois, Arlequin Arlequin, voyant Dubois. - Ah! te voilà donc, mal bùti. Dubois. - Tenez n'est-ce pas là une belle figure pour se moquer de la mienne? Marton. - Que veux-tu, Arlequin? Arlequin. - Ne sauriez-vous pas oÃÂč demeure la rue du Figuier, Mademoiselle? Marton. - Oui. Arlequin. - C'est que mon camarade, que je sers, m'a dit de porter cette lettre à quelqu'un qui est dans cette rue, et comme je ne la sais pas, il m'a dit que je m'en informasse à vous ou à cet animal-là ; mais cet animal-là ne mérite pas que je lui en parle, sinon pour l'injurier. J'aimerais mieux que le diable eût emporté toutes les rues, que d'en savoir une par le moyen d'un malotru comme lui. Dubois, à Marton, à part. - Prenez la lettre. Haut. Non, non, Mademoiselle, ne lui enseignez rien qu'il galope. Arlequin. - Veux-tu te taire? Marton, négligemment. - Ne l'interrompez donc point, Dubois. Eh bien! veux-tu me donner ta lettre? Je vais envoyer dans ce quartier-là , et on la rendra à son adresse. Arlequin. - Ah! voilà qui est bien agréable! Vous ÃÂȘtes une fille de bonne amitié, Mademoiselle. Dubois, s'en allant. - Vous ÃÂȘtes bien bonne d'épargner de la peine à ce fainéant-là . Arlequin. - Ce malhonnÃÂȘte! Va, va trouver le tableau pour voir comme il se moque de toi. Marton, seule avec Arlequin. - Ne lui réponds rien donne ta lettre. Arlequin. - Tenez, Mademoiselle; vous me rendez un service qui me fait grand bien. Quand il y aura à trotter pour votre serviable personne, n'ayez point d'autre postillon que moi. Marton. - Elle sera rendue exactement. Arlequin. - Oui, je vous recommande l'exactitude à cause de Monsieur Dorante, qui mérite toutes sortes de fidélités. Marton, à part. - L'indigne! Arlequin, s'en allant. - Je suis votre serviteur éternel. Marton. - Adieu. Arlequin, revenant. - Si vous le rencontrez, ne lui dites point qu'un autre galope à ma place. ScÚne IV Madame Argante, Le Comte, Marton. Marton, un moment seule. - Ne disons mot que je n'aie vu ce que ceci contient. Madame Argante. - Eh bien, Marton, qu'avez-vous appris de Dubois? Marton. - Rien que ce que vous saviez déjà , Madame, et ce n'est pas assez. Madame Argante. - Dubois est un coquin qui nous trompe. Le Comte. - Il est vrai que sa menace signifiait quelque chose de plus. Madame Argante. - Quoi qu'il en soit, j'attends Monsieur Remy que j'ai envoyé chercher; et s'il ne nous défait pas de cet homme-là , ma fille saura qu'il ose l'aimer, je l'ai résolu. Nous en avons les présomptions les plus fortes; et ne fût-ce que par bienséance, il faudra bien qu'elle le chasse. D'un autre cÎté, j'ai fait venir l'intendant que Monsieur le Comte lui proposait. Il est ici, et je le lui présenterai sur-le-champ. Marton. - Je doute que vous réussissiez si nous n'apprenons rien de nouveau mais je tiens peut-ÃÂȘtre son congé, moi qui vous parle... Voici Monsieur Remy je n'ai pas le temps de vous en dire davantage, et je vais m'éclaircir. Elle veut sortir. ScÚne V Monsieur Remy, Madame Argante, Le Comte, Marton Monsieur Remy, à Marton qui se retire. - Bonjour, ma niÚce, puisque enfin il faut que vous la soyez. Savez-vous ce qu'on me veut ici? Marton, brusquement. - Passez, Monsieur, et cherchez votre niÚce ailleurs je n'aime point les mauvais plaisants. Elle sort. Monsieur Remy. - Voilà une petite fille bien incivile. A Madame Argante. On m'a dit de votre part de venir ici, Madame de quoi est-il donc question? Madame Argante, d'un ton revÃÂȘche. - Ah! c'est donc vous, Monsieur le Procureur? Monsieur Remy. - Oui, Madame, je vous garantis que c'est moi-mÃÂȘme. Madame Argante. - Et de quoi vous ÃÂȘtes-vous avisé, je vous prie, de nous embarrasser d'un intendant de votre façon? Monsieur Remy. - Et par quel hasard Madame y trouve-t-elle à redire? Madame Argante. - C'est que nous nous serions bien passés du présent que vous nous avez fait. Monsieur Remy. - Ma foi! Madame, s'il n'est pas à votre goût, vous ÃÂȘtes bien difficile. Madame Argante. - C'est votre neveu, dit-on? Monsieur Remy. - Oui, Madame. Madame Argante. - Eh bien! tout votre neveu qu'il est, vous nous ferez un grand plaisir de le retirer. Monsieur Remy. - Ce n'est pas à vous que je l'ai donné. Madame Argante. - Non; mais c'est à nous qu'il déplaÃt, à moi et à Monsieur le Comte que voilà , et qui doit épouser ma fille. Monsieur Remy, élevant la voix. - Celui-ci est nouveau! Mais, Madame, dÚs qu'il n'est pas à vous, il me semble qu'il n'est pas essentiel qu'il vous plaise. On n'a pas mis dans le marché qu'il vous plairait, personne n'a songé à cela; et, pourvu qu'il convienne à Madame Araminte, tout doit ÃÂȘtre content. Tant pis pour qui ne l'est pas. Qu'est-ce que cela signifie? Madame Argante. - Mais vous avez le ton bien rogue, Monsieur Remy. Monsieur Ma foi! vos compliments ne sont pas propres à l'adoucir, Madame Argante. Le Comte. - Doucement, Monsieur le Procureur, doucement il me paraÃt que vous avez tort. Monsieur Remy. - Comme vous voudrez, Monsieur le Comte, comme vous voudrez; mais cela ne vous regarde pas. Vous savez bien que je n'ai pas l'honneur de vous connaÃtre, et nous n'avons que faire ensemble, pas la moindre chose. Le Comte. - Que vous me connaissiez ou non, il n'est pas si peu essentiel que vous le dites que notre neveu plaise à Madame. Elle n'est pas une étrangÚre dans la maison. Monsieur Remy. - Parfaitement étrangÚre pour cette affaire-ci, Monsieur; on ne peut pas plus étrangÚre au surplus, Dorante est un homme d'honneur, connu pour tel, dont j'ai répondu, dont je répondrai toujours, et dont Madame parle ici d'une maniÚre choquante. Madame Argante. - Votre Dorante est un impertinent. Monsieur Remy. - Bagatelle! ce mot-là ne signifie rien dans votre bouche. Madame Argante. - Dans ma bouche! A qui parle donc ce petit praticien, Monsieur le Comte? Est-ce que vous ne lui imposerez pas silence? Monsieur Remy. - Comment donc! m'imposer silence! à moi, Procureur! Savez-vous bien qu'il y a cinquante ans que je parle, Madame Argante? Madame Argante. - Il y a donc cinquante ans que vous ne savez ce que vous dites. ScÚne VI Araminte, Madame Argante, Monsieur Remy, le Comte Araminte. - Qu'y a-t-il donc? On dirait que vous vous querellez. Monsieur Remy. - Nous ne sommes pas fort en paix, et vous venez trÚs à propos, Madame il s'agit de Dorante; avez-vous sujet de vous plaindre de lui? Araminte. - Non, que je sache. Monsieur Remy. - Vous ÃÂȘtes-vous aperçue qu'il ait manqué de probité? Araminte. - Lui? non vraiment. Je ne le connais que pour un homme trÚs estimable. Monsieur Remy. - Au discours que Madame en tient, ce doit pourtant ÃÂȘtre un fripon, dont il faut que je vous délivre, et on se passerait bien du présent que je vous ai fait, et c'est un impertinent qui déplaÃt à Monsieur qui parle en qualité d'époux futur; et à cause que je le défends, on veut me persuader que je radote. Araminte, froidement. - On se jette là dans de grands excÚs. Je n'y ai point de part, Monsieur. Je suis bien éloignée de vous traiter si mal. A l'égard de Dorante, la meilleure justification qu'il y ait pour lui, c'est que je le garde. Mais je venais pour savoir une chose, Monsieur le Comte. Il y a là -bas, m'a-t-on dit, un homme d'affaires que vous avez amené pour moi. On se trompe apparemment. Le Comte. - Madame, il est vrai qu'il est venu avec moi; mais c'est Madame Argante... Madame Argante. - Attendez, je vais répondre. Oui, ma fille, c'est moi qui ai prié Monsieur de le faire venir pour remplacer celui que vous avez et que vous allez mettre dehors je suis sûre de mon fait. J'ai laissé dire votre procureur, au reste, mais il amplifie. Monsieur Remy. - Courage! Madame Argante, vivement. - Paix; vous avez assez parlé. A Araminte. Je n'ai point dit que son neveu fût un fripon. Il ne serait pas impossible qu'il le fût, je n'en serais pas étonnée. Monsieur Remy. - Mauvaise parenthÚse, avec votre permission, supposition injurieuse, et tout à fait hors d'oeuvre. Madame Argante. - HonnÃÂȘte homme, soit du moins n'a-t-on pas encore de preuves du contraire, et je veux croire qu'il l'est. Pour un impertinent et trÚs impertinent, j'ai dit qu'il en était un, et j'ai raison. Vous dites que vous le garderez vous n'en ferez rien. Araminte, froidement. - Il restera, je vous assure. Madame Argante. - Point du tout; vous ne sauriez. Seriez-vous d'humeur à garder un intendant qui vous aime? Monsieur Remy. - Eh! à qui voulez-vous donc qu'il s'attache? A vous, à qui il n'a pas affaire? Araminte. - Mais en effet, pourquoi faut-il que mon intendant me haïsse? Madame Argante. - Eh! non, point d'équivoque. Quand je vous dis qu'il vous aime, j'entends qu'il est amoureux de vous, en bon français; qu'il est ce qu'on appelle amoureux; qu'il soupire pour vous; que vous ÃÂȘtes l'objet secret de sa tendresse. Monsieur Remy, étonné. - Dorante? Araminte, riant. - L'objet secret de sa tendresse! Oh! oui, trÚs secret, je pense. Ah! ah! je ne me croyais pas si dangereuse à voir. Mais dÚs que vous devinez de pareils secrets, que ne devinez-vous que tous mes gens sont comme lui? Peut-ÃÂȘtre qu'ils m'aiment aussi que sait-on? Monsieur Remy, vous qui me voyez assez souvent, j'ai envie de deviner que vous m'aimez aussi. Monsieur Remy. - Ma foi, Madame, à l'ùge de mon neveu, je ne m'en tirerais pas mieux qu'on dit qu'il s'en tire. Madame Argante. - Ceci n'est pas matiÚre à plaisanterie, ma fille. Il n'est pas question de votre Monsieur Remy; laissons là ce bonhomme, et traitons la chose un peu plus sérieusement. Vos gens ne vous font pas peindre, vos gens ne se mettent point à contempler vos portraits, vos gens n'ont point l'air galant, la mine doucereuse. Monsieur Remy, à Araminte. - J'ai laissé passer le bonhomme à cause de vous, au moins; mais le bonhomme est quelquefois brutal. Araminte. - En vérité, ma mÚre, vous seriez la premiÚre à vous moquer de moi, si ce que vous dites me faisait la moindre impression; ce serait une enfance à moi que de le renvoyer sur un pareil soupçon. Est-ce qu'on ne peut me voir sans m'aimer? Je n'y saurais que faire il faut bien m'y accoutumer et prendre mon parti là -dessus. Vous lui trouvez l'air galant, dites-vous? Je n'y avais pas pris garde, et je ne lui en ferai point un reproche. Il y aurait de la bizarrerie à se fùcher de ce qu'il est bien fait. Je suis d'ailleurs comme tout le monde j'aime assez les gens de bonne mine. ScÚne VII Araminte, Madame Argante, Monsieur Remy, Le Comte, Dorante Dorante. - Je vous demande pardon, Madame, si je vous interromps. J'ai lieu de présumer que mes services ne vous sont plus agréables, et dans la conjoncture présente, il est naturel que je sache mon sort. Madame Argante, ironiquement. - Son sort! Le sort d'un intendant que cela est beau! Monsieur Remy. - Et pourquoi n'aurait-il pas un sort? Araminte, d'un air vif à sa mÚre. - Voilà des emportements qui m'appartiennent. A Dorante. Quelle est cette conjoncture, Monsieur, et le motif de votre inquiétude? Dorante. - Vous le savez, Madame. Il y a quelqu'un ici que vous avez envoyé chercher pour occuper ma place. Araminte. - Ce quelqu'un-là est fort mal conseillé. Désabusez-vous ce n'est point moi qui l'ai fait venir. Dorante. - Tout a contribué à me tromper, d'autant plus que Mademoiselle Marton vient de m'assurer que dans une heure je ne serais plus ici. Araminte. - Marton vous a tenu un fort sot discours. Madame Argante. - Le terme est encore trop long il devrait en sortir tout à l'heure. Monsieur Remy, comme à part. - Voyons par oÃÂč cela finira. Araminte. - Allez, Dorante, tenez-vous en repos; fussiez-vous l'homme du monde qui me convÃnt le moins, vous resteriez dans cette occasion-ci, c'est à moi-mÃÂȘme que je dois cela; je me sens offensée du procédé qu'on a avec moi, et je vais faire dire à cet homme d'affaires qu'il se retire; que ceux qui l'ont amené sas me consulter le remmÚnent, et qu'il n'en soit plus parlé. ScÚne VIII Araminte, Madame Argante, Monsieur Remy, Le Comte, Dorante, Marton Marton, froidement. - Ne vous pressez pas de le renvoyer, Madame; voilà une lettre de recommandation pour lui, et c'est Monsieur Dorante qui l'a écrite. Araminte. - Comment! Marton, donnant la lettre au Comte. - Un instant, Madame, cela mérite d'ÃÂȘtre écouté. La lettre est de Monsieur, vous dis-je. Le Comte lit haut. - Je vous conjure, mon cher ami, d'ÃÂȘtre demain sur les neuf heures du matin chez vous; j'ai bien des choses à vous dire; je crois que je vais sortir de chez la dame que vous savez; elle ne peut plus ignorer la malheureuse passion que j'ai prise pour elle, et dont je ne guérirai jamais. Madame Argante. - De la passion, entendez-vous, ma fille? Le Comte lit. - Un misérable ouvrier que je n'attendais pas est venu ici pour m'apporter la boÃte de ce portrait que j'ai fait d'elle. Madame Argante. - C'est-à -dire que le personnage sait peindre. Le Comte lit. - J'étais absent, il l'a laissée à une fille de la maison. Madame Argante, à Marton. - Fille de la maison, cela vous regarde. Le Comte lit. - On a soupçonné que ce portrait m'appartenait; ainsi, je pense qu'on va tout découvrir, et qu'avec le chagrin d'ÃÂȘtre renvoyé et de perdre le plaisir de voir tous les jours celle que j'adore... Madame Argante. - Que j'adore! ah! que j'adore! Le Comte lit. - J'aurai encore celui d'ÃÂȘtre méprisé d'elle. Madame Argante. - Je crois qu'il n'a pas mal deviné celui-là , ma fille. Le Comte lit. - Non pas à cause de la médiocrité de ma fortune, sorte de mépris dont je n'oserais la croire capable... Madame Argante. - Eh! pourquoi non? Le Comte lit. - Mais seulement du peu que je vaux auprÚs d'elle, tout honoré que je suis de l'estime de tant d'honnÃÂȘtes gens. Madame Argante. - Et en vertu de quoi l'estiment-ils tant? Le Comte lit. - Auquel cas je n'ai plus que faire à Paris. Vous ÃÂȘtes à la veille de vous embarquer, et je suis déterminé à vous suivre. Madame Argante. - Bon voyage au galant. Monsieur Remy. - Le beau motif d'embarquement! Madame Argante. - Eh bien! en avez-vous le coeur net, ma fille? Le Comte. - L'éclaircissement m'en paraÃt complet. Araminte, à Dorante. - Quoi! cette lettre n'est pas d'une écriture contrefaite? vous ne la niez point? Dorante. - Madame... Araminte. - Retirez-vous. Dorante sort. Monsieur Remy. - Eh bien! quoi? c'est de l'amour qu'il a; ce n'est pas d'aujourd'hui que les belles personnes en donnent et, tel que vous le voyez, il n'en a pas pris pour toutes celles qui auraient bien voulu lui en donner. Cet amour-là lui coûte quinze mille livres de rente, sans compter les mers qu'il veut courir; voilà le mal; car au reste, s'il était riche, le personnage en vaudrait bien un autre; il pourrait bien dire qu'il adore. Contrefaisant Madame Argante. Et cela ne serait point si ridicule. Accommodez-vous, au reste; je suis votre serviteur, Madame. Il sort. Marton. - Fera-t-on monter l'intendant que Monsieur le Comte a amené, Madame? Araminte. - N'entendrai-je parler que d'intendant! Allez-vous-en, vous prenez mal votre temps pour me faire des questions. Marton sort. Madame Argante. - Mais, ma fille, elle a raison; c'est Monsieur le Comte qui vous en répond, il n'y a qu'à le prendre. Araminte. - Et moi, je n'en veux point. Le Comte. - Est-ce à cause qu'il vient de ma part, Madame? Araminte. - Vous ÃÂȘtes le maÃtre d'interpréter, Monsieur; mais je n'en veux point. Le Comte. - Vous vous expliquez là -dessus d'un air de vivacité qui m'étonne. Madame Argante. - Mais en effet, je ne vous reconnais pas. Qu'est-ce qui vous fùche? Araminte. - Tout; on s'y est mal pris; il y a dans tout ceci des façons si désagréables, des moyens si offensants, que tout m'en choque. Madame Argante, étonnée. - On ne vous entend point. Le Comte. - Quoique je n'aie aucune part à ce qui vient de se passer, je ne m'aperçois que trop, Madame, que je ne suis pas exempt de votre mauvaise humeur, et je serais fùché d'y contribuer davantage par ma présence. Madame Argante. - Non, Monsieur, je vous suis. Ma fille, je retiens Monsieur le Comte; vous allez venir nous trouver apparemment. Vous n'y songez pas, Araminte; on ne sait que penser. ScÚne IX Araminte, Dubois Dubois. - Enfin, Madame, à ce que je vois, vous en voilà délivrée. Qu'il devienne tout ce qu'il voudra à présent, tout le monde a été témoin de sa folie, et vous n'avez plus rien à craindre de sa douleur; il ne dit mot. Au reste, je viens seulement de le rencontrer plus mort que vif, qui traversait la galerie pour aller chez lui. Vous auriez trop ri de le voir soupirer; il m'a pourtant fait pitié je l'ai vu si défait, si pùle et si triste, que j'ai eu peur qu'il ne se trouve mal. Araminte, qui ne l'a pas regardé jusque-là , et qui a toujours rÃÂȘvé, dit d'un ton haut. - Mais qu'on aille donc voir quelqu'un l'a-t-il suivi? que ne le secouriez-vous? faut-il le tuer, cet homme? Dubois. - J'y ai pourvu, Madame; j'ai appelé Arlequin, qui ne le quittera pas, et je crois d'ailleurs qu'il n'arrivera rien; voilà qui est fini. Je ne suis venu que pour dire une chose; c'est que je pense qu'il demandera à vous parler, et je ne conseille pas à Madame de le voir davantage; ce n'est pas la peine. Araminte, sÚchement. - Ne vous embarrassez pas, ce sont mes affaires. Dubois. - En un mot, vous en ÃÂȘtes quitte, et cela par le moyen de cette lettre qu'on vous a lue et que Mademoiselle Marton a tirée d'Arlequin par mon avis; je me suis douté qu'elle pourrait vous ÃÂȘtre utile, et c'est une excellente idée que j'ai eue là , n'est-ce pas, Madame? Araminte, froidement. - Quoi! c'est à vous que j'ai l'obligation de la scÚne qui vient de se passer? Dubois, librement. - Oui, Madame. Araminte. - Méchant valet! ne vous présentez plus devant moi. Dubois, comme étonné. - Hélas! Madame, j'ai cru bien faire. Araminte. - Allez, malheureux! il fallait m'obéir; je vous avais dit de ne plus vous en mÃÂȘler; vous m'avez jetée dans tous les désagréments que je voulais éviter. C'est vous qui avez répandu tous les soupçons qu'on a eus sur son compte, et ce n'est pas par attachement pour moi que vous m'avez appris qu'il m'aimait; ce n'est que par le plaisir de faire du mal. Il m'importait peu d'en ÃÂȘtre instruite, c'est un amour que je n'aurais jamais su, et je le trouve bien malheureux d'avoir eu affaire à vous, lui qui a été votre maÃtre, qui vous affectionnait, qui vous a bien traité, qui vient, tout récemment encore, de vous prier à genoux de lui garder le secret. Vous l'assassinez, vous me trahissez moi-mÃÂȘme. Il faut que vous soyez capable de tout, que je ne vous voie jamais, et point de réplique. Dubois s'en va en riant. - Allons, voilà qui est parfait. ScÚne X Araminte, Marton Marton, triste. - La maniÚre dont vous m'avez renvoyée, il n'y a qu'un moment, me montre que je vous suis désagréable, Madame, et je crois vous faire plaisir en vous demandant mon congé. Araminte, froidement. - Je vous le donne. Marton. - Votre intention est-elle que je sorte dÚs aujourd'hui, Madame? Araminte. - Comme vous voudrez. Marton. - Cette aventure-ci est bien triste pour moi! Araminte. - Oh! point d'explication, s'il vous plaÃt. Marton. - Je suis au désespoir. Araminte, avec impatience. - Est-ce que vous ÃÂȘtes fùchée de vous en aller? Eh bien, restez, Mademoiselle, restez j'y consens; mais finissons. Marton. - AprÚs les bienfaits dont vous m'avez comblée, que ferais-je auprÚs de vous, à présent que je vous suis suspecte, et que j'ai perdu toute votre confiance? Araminte. - Mais que voulez-vous que je vous confie? Inventerai-je des secrets pour vous les dire? Marton. - Il est pourtant vrai que vous me renvoyez, Madame, d'oÃÂč vient ma disgrùce? Araminte. - Elle est dans votre imagination. Vous me demandez votre congé, je vous le donne. Marton. - Ah! Madame, pourquoi m'avez-vous exposée au malheur de vous déplaire? J'ai persécuté par ignorance l'homme du monde le plus aimable, qui vous aime plus qu'on n'a jamais aimé. Araminte, à part. - Hélas! Marton. - Et à qui je n'ai rien à reprocher; car il vient de me parler. J'étais son ennemie, et je ne la suis plus. Il m'a tout dit. Il ne m'avait jamais vue c'est Monsieur Remy qui m'a trompée, et j'excuse Dorante. Araminte. - A la bonne heure. Marton. - Pourquoi avez-vous eu la cruauté de m'abandonner au hasard d'aimer un homme qui n'est pas fait pour moi, qui est digne de vous, et que j'ai jeté dans une douleur dont je suis pénétrée? Araminte, d'un ton doux. - Tu l'aimais donc, Marton? Marton. - Laissons là mes sentiments. Rendez-moi votre amitié comme je l'avais, et je serai contente. Araminte. - Ah! je te la rends tout entiÚre. Marton, lui baisant la main. - Me voilà consolée. Araminte. - Non, Marton, tu ne l'es pas encore. Tu pleures et tu m'attendris. Marton. - N'y prenez point garde. Rien ne m'est si cher que vous. Araminte. - Va, je prétends bien te faire oublier tous tes chagrins. Je pense que voici Arlequin. ScÚne XI Araminte, Marton, Arlequin Araminte. - Que veux-tu? Arlequin, pleurant et sanglotant. - J'aurais bien de la peine à vous le dire; car je suis dans une détresse qui me coupe entiÚrement la parole, à cause de la trahison que Mademoiselle Marton m'a faite. Ah! quelle ingrate perfidie! Marton. - Laisse là ta perfidie et nous dis ce que tu veux. Arlequin. - Ah! cette pauvre lettre. Quelle escroquerie! Araminte. - Dis donc. Arlequin. - Monsieur Dorante vous demande à genoux qu'il vienne ici vous rendre compte des paperasses qu'il a eues dans les mains depuis qu'il est ici. Il m'attend à la porte oÃÂč il pleure. Marton. - Dis-lui qu'il vienne. Arlequin. - Le voulez-vous, Madame? car je ne me fie pas à elle. Quand on m'a une fois affronté, je n'en reviens point. Marton, d'un air triste et attendri. - Parlez-lui, Madame, je vous laisse. Arlequin, quand Marton est partie. - Vous ne me répondez point, Madame? Araminte. - Il peut venir. ScÚne XII Dorante, Araminte Araminte. - Approchez, Dorante. Dorante. - Je n'ose presque paraÃtre devant vous. Araminte, à part. - Ah! je n'ai guÚre plus d'assurance que lui. Haut. Pourquoi vouloir me rendre compte de mes papiers? Je m'en fie bien à vous. Ce n'est pas là -dessus que j'aurai à me plaindre. Dorante. - Madame... j'ai autre chose à dire... je suis si interdit, si tremblant que je ne saurais parler. Araminte, à part, avec émotion. - Ah! que je crains la fin de tout ceci! Dorante, ému. - Un de vos fermiers est venu tantÎt, Madame. Araminte, ému. - Un de mes fermiers!... cela se peut bien. Dorante. - Oui, Madame... il est venu. Araminte, toujours émue. - Je n'en doute pas. Dorante, ému. - Et j'ai de l'argent à vous remettre. Araminte. - Ah! de l'argent... nous verrons. Dorante. - Quand il vous plaira, Madame, de le recevoir. Araminte. - Oui... je le recevrai... vous me le donnerez. A part. Je ne sais ce que je lui réponds. Dorante. - Ne serait-il pas temps de vous l'apporter ce soir ou demain, Madame? Araminte. - Demain, dites-vous! Comment vous garder jusque-là , aprÚs ce qui est arrivé? Dorante, plaintivement. - De tout le temps de ma vie que je vais passer loin de vous, je n'aurais plus que ce seul jour qui m'en serait précieux. Araminte. - Il n'y a pas moyen, Dorante; il faut se quitter. On sait que vous m'aimez, et l'on croirait que je n'en suis pas fùchée. Dorante. - Hélas! Madame, que je vais ÃÂȘtre à plaindre! Araminte. - Ah! allez, Dorante, chacun a ses chagrins. Dorante. - J'ai tout perdu! J'avais un portrait, et je ne l'ai plus. Araminte. - A quoi vous sert de l'avoir? vous savez peindre. Dorante. - Je ne pourrai de longtemps m'en dédommager. D'ailleurs, celui-ci m'aurait été bien cher! Il a été entre vos mains, Madame. Araminte. - Mais vous n'ÃÂȘtes pas raisonnable. Dorante. - Ah! Madame, je vais ÃÂȘtre éloigné de vous. Vous serez assez vengée. N'ajoutez rien à ma douleur. Araminte. - Vous donner mon portrait! songez-vous que ce serait avouer que je vous aime? Dorante. - Que vous m'aimez, Madame! Quelle idée! qui pourrait se l'imaginer? Araminte, d'un ton vif et naïf. - Et voilà pourtant ce qui m'arrive. Dorante, se jetant à ses genoux. - Je me meurs! Araminte. - Je ne sais plus oÃÂč je suis. Modérez votre joie levez-vous, Dorante. Dorante se lÚve et dit tendrement. - Je ne la mérite pas. Cette joie me transporte. Je ne la mérite pas, Madame. Vous allez me l'Îter, mais n'importe, il faut que vous soyez instruite. Araminte, étonnée. - Comment! que voulez-vous dire? Dorante. - Dans tout ce qui s'est passé chez vous, il n'y a rien de vrai que ma passion qui est infinie, et que le portrait que j'ai fait. Tous les incidents qui sont arrivés partent de l'industrie d'un domestique qui savait mon amour, qui m'en plaint, qui par le charme de l'espérance, du plaisir de vous voir, m'a pour ainsi dire forcé de consentir à son stratagÚme; il voulait me faire valoir auprÚs de vous. Voilà , Madame, ce que mon respect, mon amour et mon caractÚre ne me permettent pas de vous cacher. J'aime encore mieux regretter votre tendresse que de la devoir à l'artifice qui me l'a acquise; j'aime mieux votre haine que le remords d'avoir trompé ce que j'adore. Araminte, le regardant quelque temps sans parler. - Si j'apprenais cela d'un autre que de vous, je vous haïrais sans doute; mais l'aveu que vous m'en faites vous-mÃÂȘme dans un moment comme celui-ci, change tout. Ce trait de sincérité me charme, me paraÃt incroyable, et vous ÃÂȘtes le plus honnÃÂȘte homme du monde. AprÚs tout, puisque vous m'aimez véritablement, ce que vous avez fait pour gagner mon coeur n'est point blùmable il est permis à un amant de chercher les moyens de plaire, et on doit lui pardonner lorsqu'il a réussi. Dorante. - Quoi! la charmante Araminte daigne me justifier! Araminte. - Voici le Comte avec ma mÚre, ne dites mot, et laissez-moi parler. ScÚne XIII Dorante, Araminte, Le Comte, Madame Argante, Dubois, Arlequin Madame Argante, voyant Dorante. - Quoi! le voilà encore! Araminte, froidement. - Oui, ma mÚre. Au Comte. Monsieur le Comte, il était question de mariage entre vous et moi, et il n'y faut plus penser vous méritez qu'on vous aime; mon coeur n'est point en état de vous rendre justice, et je ne suis pas d'un rang qui vous convienne. Madame Argante. - Quoi donc! que signifie ce discours? Le Comte. - Je vous entends, Madame, et sans l'avoir dit à Madame montrant Madame Argante je songeais à me retirer; j'ai deviné tout; Dorante n'est venu chez vous qu'à cause qu'il vous aimait; il vous a plu; vous voulez lui faire sa fortune voilà tout ce que vous alliez dire. Araminte. - Je n'ai rien à ajouter. Madame Argante, outrée. - La fortune à cet homme-là ! Le Comte, tristement. - Il n'y a plus que notre discussion, que nous réglerons à l'amiable; j'ai dit que je ne plaiderais point, et je tiendrai parole. Araminte. - Vous ÃÂȘtes bien généreux; envoyez-moi quelqu'un qui en décide, et ce sera assez. Madame Argante. - Ah! la belle chute! ah! ce maudit intendant! Qu'il soit votre mari tant qu'il vous plaira; mais il ne sera jamais mon gendre. Araminte. Laissons passer sa colÚre, et finissons. Ils sortent. Dubois. - Ouf! ma gloire m'accable; je mériterais bien d'appeler cette femme-là ma bru. Arlequin. - Pardi, nous nous soucions bien de ton tableau à présent; l'original nous en fournira bien d'autres copies. La Joie imprévue Acteurs Comédie en un acte et en prose représentée pour la premiÚre fois par les comédiens Italiens le 7 juillet 1738 Acteurs Monsieur Orgon. Madame Dorville. Constance, fille de Madame Dorville, maÃtresse de Damon. Damon, fils de Monsieur Orgon, amant de Constance. Le Chevalier. Lisette, suivante de Constance. Pasquin, valet de Damon. La scÚne est à Paris dans un jardin qui communique à un hÎtel garni. ScÚne PremiÚre Damon, Pasquin Damon paraÃt triste. Pasquin, suivant son maÃtre, et d'un ton douloureux, un moment aprÚs qu'ils sont sur le théùtre. - Fasse le ciel, Monsieur, que votre chagrin vous profite, et vous apprenne à mener une vie plus raisonnable! Damon. - Tais-toi, laisse-moi seul. Pasquin. - Non, Monsieur, il faut que je vous parle, cela est de conséquence. Damon. - De quoi s'agit-il donc? Pasquin. - Il y a quinze jours que vous ÃÂȘtes à Paris... Damon. - AbrÚge. Pasquin. - Patience, Monsieur votre pÚre vous a envoyé pour acheter une charge l'argent de cette charge était en entier entre les mains de votre banquier, de qui vous avez déjà reçu la moitié, que vous avez jouée et perdue; ce qui fait, par conséquent, que vous ne pouvez plus avoir que la moitié de votre charge; et voilà ce qui est terrible. Damon. - Est-ce là tout ce que tu as à me dire? Pasquin. - Doucement, Monsieur; c'est qu'actuellement j'ai une charge aussi, moi, laquelle est de veiller sur votre conduite et de vous donner mes conseils. Pasquin, me dit Monsieur votre pÚre la veille de notre départ, je connais ton zÚle, ton jugement et ta prudence; ne quitte jamais mon fils, sers-lui de guide, gouverne ses actions et sa tÃÂȘte, regarde-le comme un dépÎt que je te confie. Je le lui promis bien, je lui en donnai ma parole je me fondais sur votre docilité, et je me suis trompé. Votre conduite, vous la voyez, elle est détestable; mes conseils, vous les avez méprisés, vos fonds sont entamés, la moitié de votre argent est partie, et voilà mon dépÎt dans le plus déplorable état du monde il faut pourtant que j'en rende compte, et c'est ce qui fait ma douleur. Damon. - Tu conviendras qu'il y a plus de malheur dans tout ceci que de ma faute. En arrivant à Paris, je me mets dans cet hÎtel garni j'y vois un jardin qui est commun à une autre maison, je m'y promÚne, j'y rencontre le Chevalier, avec qui, par hasard, je lie conversation; il loge au mÃÂȘme hÎtel, nous mangeons à la mÃÂȘme table, je vois que tout le monde joue aprÚs dÃner, il me propose d'en faire autant, je joue, je gagne d'abord, je continue par compagnie, et insensiblement je perds beaucoup, sans aucune inclination pour le jeu; voilà d'oÃÂč cela vient; mais ne t'inquiÚte point, je ne veux plus jouer qu'une fois pour regagner mon argent; et j'ai un pressentiment que je serai heureux. Pasquin. - Ah! Monsieur, quel pressentiment! Soyez sûr que c'est le diable qui vous parle à l'oreille. Damon. - Non, Pasquin, on ne perd pas toujours, je veux me remettre en état d'acheter la charge en question, afin que mon pÚre ne sache rien de ce qui s'est passé au surplus, c'est dans ce jardin que j'ai connu l'aimable Constance; c'est ici oÃÂč je la vois quelquefois, oÃÂč je crois m'apercevoir qu'elle ne me hait pas, et ce bonheur est bien au-dessus de toutes mes pertes. Pasquin. - Oh! quant à votre amour pour elle, j'y consens, j'y donne mon approbation; je vous dirai mÃÂȘme que le plaisir de voir Lisette qui la suit a extrÃÂȘmement adouci les afflictions que vous m'avez données, je n'aurais pu les supporter sans elle; il n'y a qu'une chose qui m'intrigue c'est que la mÚre de Constance, quand elle se promÚne ici avec sa fille, et que vous les abordez, ne me paraÃt pas fort touchée de votre compagnie, sa mine s'allonge, j'ai peur qu'elle ne vous trouve un étourdi; vous ÃÂȘtes pourtant un assez joli garçon, assez bien fait mais, de temps en temps, vous avez dans votre air je ne sais quoi... qui marquerait... une tÃÂȘte légÚre... vous entendez bien? Et ces tÃÂȘtes-là ne sont pas du goût des mÚres. Damon, riant. - Que veut dire cet impertinent?... Mais qui est-ce qui vient par cette autre allée du jardin? Pasquin. - C'est peut-ÃÂȘtre ce fripon de Chevalier qui vient chercher le reste de votre argent. Damon. - Prends garde à ce que tu dis, et avance pour voir qui c'est. ScÚne II Le Chevalier, Damon, Pasquin On voit paraÃtre le Chevalier. Le Chevalier. - OÃÂč est ton maÃtre, Pasquin? Pasquin. - Il est sorti, Monsieur. Le Chevalier. - Sorti! Eh! je le vois qui se promÚne. D'oÃÂč vient est-ce que tu me le caches? Pasquin, brusquement. - Je fais tout pour le mieux. Le Chevalier. - Bonjour, Damon. Ce valet ne voulait pas que je vous visse. Est-ce que vous avez affaire? Damon. - Non, c'est qu'il me rendait quelque compte qui ne presse pas. Pasquin. - C'est que je n'aime pas ceux qui gagnent l'argent de mon maÃtre. Le Chevalier. - Il le gagnera peut-ÃÂȘtre une autre fois. Pasquin. - Tarare! Damon, à Pasquin. - Tais-toi. Le Chevalier. - Laissez-le dire; je lui sais bon gré de sa méchante humeur, puisqu'elle vient de son zÚle. Pasquin. - Ajoutez de ma prudence. Damon, à Pasquin. - Finiras-tu? Le Chevalier. - Je n'y prends pas garde. Je vais dÃner en ville, et je n'ai pas voulu partir sans vous voir. Damon. - Ne reviendrez-vous pas ce soir ici pour ÃÂȘtre au bal? Le Chevalier. - Je ne crois pas il y a toute apparence qu'on m'engagera à souper oÃÂč je vais. Damon. - Comment donc? Mais j'ai compté que ce soir vous me donneriez ma revanche. Le Chevalier. - Cela me sera difficile, j'ai mÃÂȘme, ce matin, reçu une lettre qui, je crois, m'obligera à aller demain en campagne pour quelques jours. Damon. - En campagne? Pasquin. - Eh oui! Monsieur, il fait si beau Partez, Monsieur le Chevalier, et ne revenez pas, nos affaires ont grand besoin de votre absence; il y a tant de chùteaux dans les champs, amusez-vous à en ruiner quelqu'un. Damon, à Pasquin. - Encore? Le Chevalier. - Il commence à m'ennuyer. Damon. - Chevalier, encore une fois, je vous attends ce soir. Le Chevalier. - Vous parlerai-je franchement? Je ne joue jamais qu'argent comptant, et vous me dites hier que vous n'en aviez plus. Damon. - Que cela ne vous arrÃÂȘte point, je n'ai qu'un pas à faire pour en avoir. Le Chevalier. - En ce cas-là , nous nous reverrons tantÎt. Pasquin, d'un ton dolent. - Hélas! nous n'étions que blessés, nous voilà morts. A son maÃtre. Monsieur, cet argent qui est à deux pas d'ici, n'est pas à vous, il est à Monsieur votre pÚre, et vous savez bien que son intention n'est pas que Monsieur le Chevalier y ait part; il ne lui en destine pas une obole. Damon. - Oh! je me fùcherai à la fin retire-toi. Pasquin, en colÚre. - Monsieur, je suis sûr que vous perdrez. Le Chevalier, en riant. - Puisse-t-il dire vrai, au reste. Pasquin, au Chevalier. - Ah! vous savez bien que je ne me trompe pas. Le Chevalier, comme ému. - Hem? Pasquin. - Je dis qu'il perdra, vous ÃÂȘtes un si habile homme, que vous jouez à coup sûr. Damon. - Je crois que l'esprit lui tourne. Pasquin. - Il n'y a pas de mal à dire que vous perdrez, quand c'est la vérité. Le Chevalier. - Voilà un insolent valet. Pasquin, sans regarder. - Cela n'empÃÂȘchera pas qu'il ne perde. Le Chevalier. - Adieu, jusqu'au revoir. Damon. - Ne me manquez donc pas. Pasquin. - Oh que non! il vise trop juste pour cela. ScÚne III Pasquin, Damon Damon. - Il faut avouer que tu abuses furieusement de ma patience sais-tu la valeur des mauvais discours que tu viens de tenir, et qu'à la place du Chevalier, je refuserais de jouer davantage? Pasquin. - C'est que vous avez du coeur, et lui de l'adresse. Damon. - Mais pourquoi t'obstines-tu à soutenir qu'il gagnera? Pasquin. - C'est qu'il voudra gagner. Damon. - T'a-t-on dit quelque chose de lui? T'a-t-on donné quelque avis? Pasquin. - Non, je n'en ai point reçu d'autre que de sa mine; c'est elle qui m'a dit tout le mal que j'en sais. Damon. - Tu extravagues. Pasquin. - Monsieur, je m'y ferais hacher, il n'y a point d'honnÃÂȘte homme qui puisse avoir ce visage-là Lisette, en le voyant ici, en convenait hier avec moi. Damon. - Lisette? Belle autorité! Pasquin. - Belle autorité! C'est pourtant une fille qui, du premier coup d'oeil, a senti tout ce que je valais. Damon, riant et partant. - Ah! ah! ah! Tu me donnes une grande idée de sa pénétration; je vais chez mon banquier, c'est aujourd'hui jour de poste, ne t'éloigne pas. Pasquin. - ArrÃÂȘtez, Monsieur, on nous a interrompus, je ne vous ai pas quand je veux, et mes ordres portent aussi, attendu cette légÚreté d'esprit dont je vous ai parlé, que je tiendrai la main à ce que vous exécutiez tout ce que Monsieur votre pÚre vous a dit de faire, et voici un petit agenda oÃÂč j'ai tout écrit. Il lit. Liste des articles et commissions recommandés par Monsieur Orgon à Monsieur Damon son fils aÃné, sur les déportements, faits, gestes, et exactitude duquel il est enjoint à moi Pasquin, son serviteur, d'apporter mon inspection et contrÎle. Damon, riant. - Inspection et contrÎle! Pasquin. - Oui, Monsieur, ce sont mes fonctions; c'est, comme qui dirait, gouverneur. Damon. - AchÚve. Pasquin. - PremiÚrement. Aller chez Monsieur Lourdain, banquier, recevoir la somme de... Le coeur me manque, je ne saurais la prononcer. La belle et copieuse somme que c'était! Nous n'en avons plus que les débris; vous ne vous ÃÂȘtes que trop ressouvenu d'elle, et voilà l'article de mon mémoire le plus maltraité. Damon. - Finis, ou je te laisse. Pasquin. - Secondement. Le pupille ne manquera de se transporter chez Monsieur Raffle, procureur, pour lui remettre des papiers. Damon. - Passe, cela est fait. Pasquin. - TroisiÚmement. Aura soin le sieur Pasquin de presser le sieur Damon... Damon. - Parle donc, maraud, avec ton sieur Damon. Pasquin. - Style de précepteur... De presser le sieur Damon de porter une lettre à l'adresse de Madame... Attendez... ma foi, c'est Madame Dorville, rue Galante, dans la rue oÃÂč nous sommes. Damon. - Madame Dorville Est-ce là le nom de l'adresse? je ne l'avais pas seulement lue. Eh! parbleu! ce serait donc la mÚre de Constance, Pasquin? Pasquin. - C'est elle-mÃÂȘme, sans doute, qui loge dans cette maison, d'oÃÂč elle passe dans le jardin de votre hÎtel. Voyez ce que c'est, faute d'exactitude, nous négligions la lettre du monde la plus importante, et qui va nous donner accÚs dans la maison. Damon. - J'étais bien éloigné de penser que j'avais en main quelque chose d'aussi favorable; je ne l'ai pas mÃÂȘme sur moi, cette lettre, que je ne devais rendre qu'à loisir. Mais par oÃÂč mon pÚre connaÃt-il Madame Dorville? Pasquin. - Oh! pardi, depuis le temps qu'il vit, il a eu le temps de faire des connaissances. Damon. - Tu me fais grand plaisir de me rappeler cette lettre; voilà de quoi m'introduire chez Madame Dorville, et j'irai la lui remettre au retour de chez mon banquier je pars, ne t'écarte pas. Pasquin, d'un ton triste. - Monsieur, comme vous en rapporterez le reste de votre argent, je vous demande en grùce que je le voie avant que vous le jouiez, je serais bien aise de lui dire adieu. Damon, en s'en allant. - Je me moque de ton pronostic. ScÚne IV Damon, Lisette, Pasquin Damon, s'en allant, rencontre Lisette qui arrive. - Ah! te voilà , Lisette? ta maÃtresse viendra-t-elle tantÎt se promener ici avec sa mÚre? Lisette. - Je crois qu'oui, Monsieur. Damon. - Lui parles-tu quelquefois de moi? Lisette. - Le plus souvent c'est elle qui me prévient. Damon. - Que tu me charmes! Adieu, Lisette, continue, je te prie, d'ÃÂȘtre dans mes intérÃÂȘts. ScÚne V Lisette, Pasquin Pasquin, s'approchant de Lisette. - Bonjour, ma fille, bonjour, mon coeur; serviteur à mes amours. Lisette, le repoussant un peu. - Tout doucement. Pasquin. - Qu'est-ce donc, beauté de mon ùme? D'oÃÂč te vient cet air grave et rembruni? Lisette. - C'est que j'ai à te parler, et que je rÃÂȘve tu dis que tu m'aimes, et je suis en peine de savoir si je fais bien de te le rendre. Pasquin. - Mais, ma mie, je ne comprends pas votre scrupule; n'ÃÂȘtes-vous pas convenue avec moi que je suis aimable? Eh donc! Lisette. - Parlons sérieusement; je n'aime point les amours qui n'aboutissent à rien. Pasquin. - Qui n'aboutissent à rien! Pour qui me prends-tu donc? Veux-tu des sûretés? Lisette. - J'entends qu'il me faut un mari, et non pas un amant. Pasquin. - Pour ce qui est d'un amant, avec un mari comme moi, tu n'en auras que faire. Lisette. - Oui mais si notre mariage ne se fait jamais? si Madame Dorville, qui ne connaÃt point ton maÃtre, marie sa fille à un autre, comme il y a quelque apparence. Il y a quelques jours qu'il lui échappa qu'elle avait des vues, et c'est sur quoi nous raisonnions tantÎt, Constance et moi, de façon qu'elle est fort inquiÚte, et de temps en temps, nous sommes toutes deux tentées de vous laisser là . Pasquin. - Malepeste! gardez-vous en bien; je suis d'avis mÃÂȘme que nous vous donnions, mon maÃtre et moi, chacun notre portrait, que vous regarderez, pour vaincre la tentation de nous quitter. Lisette. - Ne badine point j'ai charge de ma maÃtresse de t'interroger adroitement sur de certaines choses. Il s'agit de savoir ce que tout cela peut devenir, et non pas de s'attacher imprudemment à des inconnus qu'il faut quitter, et qu'on regrette souvent plus qu'ils ne valent. Pasquin. - M'amour, un peu de politesse dans vos réflexions. Lisette. - Tu sens bien qu'il serait désagréable d'ÃÂȘtre obligée de donner sa main d'un cÎté, pendant qu'on laisserait son coeur d'un autre ainsi voyons tu dis que ton maÃtre a du bien et de la naissance que ne se propose-t-il donc? Que ne nous fait-il donc demander en mariage? Que n'écrit-il à son pÚre qu'il nous aime, et que nous lui convenons? Pasquin. - Eh! morbleu! laisse-nous donc arriver à Paris; à peine y sommes-nous. Il n'y a que huit jours que nous nous connaissons... Encore, comment nous connaissons-nous? Nous nous sommes rencontrés, et voilà tout. Lisette. - Qu'est-ce que cela signifie, rencontrés? Pasquin. - Oui, vraiment ce fut le Chevalier, avec qui nous étions, qui aborda la mÚre dans le jardin; ce qui continue de notre part de façon que nous ne sommes encore que des amants qui s'abordent, en attendant qu'ils se fréquentent il est vrai que c'en est assez pour s'aimer, et non pas pour se demander en mariage, surtout quand on a des mÚres qui ne voudraient pas d'un gendre de rencontre. Pour ce qui est de nos parents, nous ne leur avons, depuis notre arrivée, écrit que deux petites lettres, oÃÂč il n'a pu ÃÂȘtre question de vous, ma fille à la premiÚre, nous ne savions pas seulement que vos beautés étaient au monde; nous ne l'avons su qu'une heure avant la seconde; mais à la troisiÚme, on mandera qu'on les a vues, et à la quatriÚme, qu'on les adore. Je défie qu'on aille plus vite. Lisette. - Je crains que la mÚre, qui a ses desseins, n'aille plus vite encore. Pasquin, d'un ton adroit. - En ce cas-là , si vous voulez, nous pourrons aller encore plus vite qu'elle. Lisette, froidement. - Oui, mais les expédients ne sont pas de notre goût; et en mon particulier, je congédierais, avec un soufflet ou deux, le coquin qui oserait me le proposer. Pasquin. - S'il n'y avait que le soufflet à essuyer, je serais volontiers ce coquin-là , mais je ne veux pas du congé. Lisette. - Achevons dis-moi, cette charge que doit avoir ton maÃtre est-elle achetée? Pasquin. - Pas encore, mais nous la marchandons. Lisette, d'un air incrédule et tout riant. - Vous la marchandez? Pasquin. - Sans doute; t'imagines-tu qu'on achÚte une charge considérable comme on achÚte un ruban? Toi qui parles, quand tu fais l'emplette d'une étoffe, prends-tu le marchand au mot? On te surfait, tu rabats, tu te retires, on te rappelle, et à la fin on lùche la main de part et d'autre, et nous la lùcherons, quand il en sera temps. Lisette, d'un air incrédule. - Pasquin, est-il réellement question d'une charge? Ne me trompes-tu pas? Pasquin. - Allons, allons, tu te moques; je n'ai point d'autre réponse à cela que de te montrer ce minois. Il montre son visage. Cette face d'honnÃÂȘte homme que tu as trouvée si belle et si pleine de candeur... Lisette. - Que sait-on? ta physionomie vaut peut-ÃÂȘtre mieux que toi? Pasquin. - Non, ma mie, non, on n'y voit qu'un échantillon de mes bonnes qualités, tout le monde en convient; informez-vous. Lisette. - Quoi qu'il en soit, je conseille à ton maÃtre de faire ses diligences. Mais voilà quelqu'un qui paraÃt avoir envie de te parler; adieu, nous nous reverrons tantÎt. ScÚne VI Monsieur Orgon, Pasquin Pasquin, considérant Monsieur Orgon, qui de loin l'observe. - J'Îterais mon chapeau à cet homme-là , si je ne m'en empÃÂȘchais pas, tant il ressemble au pÚre de mon maÃtre. Orgon se rapproche. Mais, ma foi, il lui ressemble trop, c'est lui-mÃÂȘme. Allant aprÚs Orgon. Monsieur, Monsieur Orgon! Monsieur Orgon. - Tu as donc bien de la peine à me reconnaÃtre, faquin? Pasquin, les premiers mots à part. - Ce début-là m'inquiÚte... Monsieur... comme vous ÃÂȘtes ici, pour ainsi dire, en fraude, je vous prenais pour une copie de vous-mÃÂȘme... tandis que l'original était en province. Monsieur Orgon. - Eh! tais-toi, maraud, avec ton original et ta copie. Pasquin. - Monsieur, j'ai bien de la joie à vous revoir, mais votre accueil est triste; vous n'avez pas l'air aussi serein qu'à votre ordinaire. Monsieur Orgon. - Il est vrai que j'ai fort sujet d'ÃÂȘtre content de ce qui se passe. Pasquin. - Ma foi, je n'en suis pas plus content que vous; mais vous savez donc nos aventures? Monsieur Orgon. - Oui, je les sais, oui, il y a quinze jours que vous ÃÂȘtes ici, et il y en a autant que j'y suis; je partis le lendemain de votre départ, je vous ai rattrapé en chemin, je vous ai suivi jusqu'ici, et vous ai fait observer depuis que vous y ÃÂȘtes; c'est moi qui ai dit au banquier de ne délivrer à mon fils qu'une partie de l'argent destiné à l'acquisition de sa charge, et de le remettre pour le reste; on m'a appris qu'il a joué, et qu'il a perdu. Je sors actuellement de chez ce banquier, j'y ai laissé mon fils qui ne m'y a pas vu, et qu'on va achever de payer; mais je ne laisserai pas le reste de la somme à sa discrétion, et j'ai dit qu'on l'amusùt pour me donner le temps de venir te parler. Pasquin. - Monsieur, puisque vous savez tout, vous savez sans doute que ce n'est pas ma faute. Monsieur Orgon. - Ne devais-tu pas parler à Damon, et tùcher de le détourner de son extravagance? Jouer, contre le premier venu, un argent dont je lui avais marqué l'emploi! Pasquin. - Ah! Monsieur, si vous saviez les remontrances que je lui ai faites! Ce jardin-ci m'en est témoin, il m'a vu pleurer, Monsieur mes larmes apparemment ne sont pas touchantes; car votre fils n'en a tenu compte, et je conviens avec vous que c'est un étourdi, un évaporé, un libertin qui n'est pas digne de vos bontés. Monsieur Orgon. - Doucement, il mérite les noms que tu lui donnes, mais ce n'est pas à toi à les lui donner. Pasquin. - Hélas! Monsieur, il ne les mérite pas non plus; et je ne les lui donnais que par complaisance pour votre colÚre et pour ma justification mais la vérité est que c'est un fort estimable jeune homme, qui n'a joué que par politesse, et qui n'a perdu que par malheur. Monsieur Orgon. - Passe encore s'il n'avait point d'inclination pour le jeu. Pasquin. - Eh! non, Monsieur, je vous dis que le jeu l'ennuie; il y bùille, mÃÂȘme en y gagnant vous le trouverez un peu changé, car il vous craint, il vous aime. Oh! cet enfant-là a pour vous un amour qui n'est pas croyable. Monsieur Orgon. - Il me l'a toujours paru, et j'avoue que jusqu'ici je n'ai rien vu que de louable en lui; je voulais achever de le connaÃtre il est jeune, il a fait une faute, il n'y a rien d'étonnant, et je la lui pardonne, pourvu qu'il la sente; c'est ce qui décidera de son caractÚre ce sera un peu d'argent qu'il m'en coûtera, mais je ne le regretterai point si son imprudence le corrige. Pasquin. - Oh! voilà qui est fait, Monsieur, je vous le garantis rangé pour le reste de sa vie, il m'a juré qu'il ne jouerait plus qu'une fois. Monsieur Orgon. - Comment donc! il veut jouer encore? Pasquin. - Oui, Monsieur, rien qu'une fois, parce qu'il vous aime; il veut rattraper son argent, afin que vous n'ayez pas le chagrin de savoir qu'il l'a perdu; il n'y a rien de si tendre; et ce que je vous dis là est exactement vrai. Monsieur Orgon. - Est-ce aujourd'hui qu'il doit jouer? Pasquin. - Ce soir mÃÂȘme, pendant le bal qu'on doit donner ici, et oÃÂč se doit trouver un certain Chevalier qui lui a gagné son argent, et qui est homme à lui gagner le reste. Monsieur Orgon. - C'est donc pour ce beau projet qu'il est allé chez le banquier? Pasquin. - Oui, Monsieur. Monsieur Orgon. - Le Chevalier et lui seront-ils masqués? Pasquin. - Je n'en sais rien, mais je crois qu'oui, car il y a quelques jours qu'il y eut un bal oÃÂč ils l'étaient tous deux; mon maÃtre a mÃÂȘme encore son domino vert qu'il a gardé pour ce bal-ci, et je pense que le Chevalier, qui loge au mÃÂȘme hÎtel, a aussi gardé le sien qui est jaune. Monsieur Orgon. - Tùche de savoir cela bien précisément, et viens m'en informer tantÎt à ce café attenant l'hÎtel, oÃÂč tu me trouveras; j'y serai sur les six heures du soir. Pasquin. - Et moi, vous m'y verrez à six heures frappantes. Monsieur Orgon, tirant une lettre de sa poche. - Garde-toi, surtout, de dire à mon fils que je suis ici, je te le défends, et remets-lui cette lettre comme venant de la poste; mais ce n'est pas là tout on m'a dit aussi qu'il voit souvent dans ce jardin une jeune personne qui vient s'y promener avec sa mÚre; est-ce qu'il l'aime? Pasquin. - Ma foi, Monsieur, vous ÃÂȘtes bien servi; sans doute qu'on vous aura parlé aussi de ma tendresse... n'est-il pas vrai? Monsieur Orgon. - Passons, il n'est pas question de toi. Pasquin. - C'est que nos déesses sont camarades. Monsieur Orgon. - N'est-ce pas la fille de Madame Dorville? Pasquin. - Oui, celle de mon maÃtre. Monsieur Orgon. - Je la connais, cette Madame Dorville, et il faut que mon fils ne lui ait pas rendu la lettre que je lui ai écrite, puisqu'il ne la voit pas chez elle. Pasquin. - Il l'avait oubliée, et il doit la lui remettre à son retour; mais, Monsieur, cette Madame Dorville est-elle bien de vos amies? Monsieur Orgon. - Beaucoup. Pasquin, enchanté et caressant Monsieur Orgon. - Ah, que vous ÃÂȘtes charmant! Pardonnez mon transport, c'est l'amour qui le cause; il ne tiendra qu'à vous de faire notre fortune. Monsieur Orgon. - C'est à quoi je pense. Constance et Damon doivent ÃÂȘtre mariés ensemble. Pasquin, enchanté. - Cela est adorable! Monsieur Orgon. - Sois discret, au moins. Pasquin. - Autant qu'amoureux. Monsieur Orgon. - Souviens-toi de tout ce que je t'ai dit. Quelqu'un vient, je ne veux pas qu'on me voie, et je me retire avant que mon fils arrive. Pasquin, quand Orgon s'en va. - C'est Lisette, Monsieur, voyez qu'elle a bonne mine! Monsieur Orgon, se retournant. - Tais-toi. ScÚne VII Pasquin, Lisette Pasquin, à part. - Allons, modérons-nous. Lisette, d'un air sérieux et triste. - Je te cherchais. Pasquin, d'un air souriant. - Et moi j'avais envie de te voir. Lisette. - Regarde-moi bien, ce sera pour longtemps, j'ai ordre de ne te plus voir. Pasquin, d'un air badin. - Ordre! Lisette. - Oui, ordre, oui, il n'y a point à plaisanter. Pasquin, toujours riant. - Et dis-moi, auras-tu de la peine à obéir? Lisette. - Et dis-moi, à ton tour, un animal qui me répond sur ce ton-là mérite-t-il qu'il m'en coûte? Pasquin, toujours riant. - Tu es donc fùchée de ce que je ris? Lisette, le regardant. - La cervelle t'aurait-elle subitement tourné, par hasard? Pasquin. - Point du tout, je n'eus jamais tant de bon sens, ma tÃÂȘte est dans toute sa force. Lisette. - C'est donc la tÃÂȘte d'un grand maraud ah, l'indigne! Pasquin. - Ah, quelles délices! Tu ne m'as jamais rien dit de si touchant. Lisette, le considérant. - La maudite race que les hommes! J'aurais juré qu'il m'aimait. Pasquin, riant. - Bon, t'aimer! je t'adore. Lisette. - Ecoute-moi, monstre, et ne réplique plus. Tu diras à ton maÃtre, de la part de Madame Dorville, qu'elle le prie de ne plus parler à Constance, que c'est une liberté qui lui déplaÃt, et qu'il s'en abstiendra, s'il est galant homme; ce dont l'impudence du valet fait que je doute. Adieu. Pasquin. - Oh! j'avoue que je ne me sens pas d'aise, et cependant tu t'abuses je suis plein d'amour, là , ce qu'on appelle plein, mon coeur en a pour quatre, en vérité, tu le verras. Lisette, s'arrÃÂȘtant. - Je le verrai? Que veux-tu dire? Pasquin. - Je dis... que tu verras; oui, ce qu'on appelle voir... Prends patience. Lisette, comme à part. - Tout bien examiné, je lui crois pourtant l'esprit en mauvais état. ScÚne VIII Lisette, Pasquin, Damon Damon. - Ah! Lisette, je te trouve à propos. Lisette. - Un peu moins que vous ne pensez; ne me retenez pas, Monsieur, je ne saurais rester votre homme sait les nouvelles, qu'il vous les dise. Pasquin, riant. - Ha, ha, ha. Ce n'est rien, c'est qu'elle a des ordres qui me divertissent. Madame Dorville s'emporte, et prétend que nous supprimions tout commerce avec elle; notre fréquentation dans le jardin n'est pas de son goût, dit-elle; elle s'imagine que nous lui déplaisons, cette bonne femme! Damon. - Comment? Lisette. - Oui, Monsieur voilà ce qui le réjouit, il n'est plus permis à Constance de vous dire le moindre mot, on vous prie de la laisser en repos, vous ÃÂȘtes proscrit, tout entretien nous est interdit avec vous, et mÃÂȘme, en vous parlant, je fais actuellement un crime. Damon, à Pasquin. - Misérable! et tu ris de ce qui m'arrive. Pasquin. - Oui, Monsieur, c'est une bagatelle; Madame Dorville ne sait ce qu'elle dit, ni de qui elle parle; je vous retiens ce soir à souper chez elle. Votre vin est-il bon, Lisette? Damon. - Tais-toi, faquin, tu m'indignes. Lisette, à part, à Damon. - Monsieur, ne lui trouvez-vous pas dans les yeux quelque chose d'égaré? Pasquin, à Damon, en riant. - Elle me croit timbré, n'est-ce pas? Lisette. - Voici Madame que je vois de loin se promener; adieu, Monsieur, je vous quitte, et je vais la joindre. Elle s'en va. Pasquin bat du pied sans répondre. ScÚne IX Damon, Pasquin Damon, parlant à lui-mÃÂȘme. - Que je suis à plaindre! Pasquin, froidement. - Point du tout, c'est une erreur. Damon. - Va-t'en, va-t'en, il faut effectivement que tu sois ivre ou fou. Pasquin, sérieusement. - Erreur sur erreur. OÃÂč est votre lettre pour cette Madame Dorville? Damon. - Ne t'en embarrasse pas. Je vais la lui remettre, dÚs que j'aurai porté mon argent chez moi. Viens, suis-moi. Pasquin, froidement. - Non, je vous attends ici; allez vite, nous nous amuserions l'un et l'autre, et il n'y a point de temps à perdre; tenez, prenez ce paquet que je viens de recevoir du facteur, il est de votre pÚre. Damon prend la lettre, et s'en va en regardant Pasquin. ScÚne X Madame Dorville, Constance, Lisette, Pasquin Pasquin, seul. - Nos gens s'approchent, ne bougeons. Il chante. La, la, rela. Madame Dorville, à Lisette. - Avez-vous parlé à ce garçon de ce que je vous ai dit? Lisette. - Oui, Madame. Pasquin, saluant Madame Dorville. - Par ce garçon, n'est-ce pas moi que vous entendez, Madame? Oui, je sais ce dont il est question, et j'en ai instruit mon maÃtre; mais ce n'est pas là votre dernier mot, Madame, vous changerez de sentiment; je prends la liberté de vous le dire, nous ne sommes pas si mal dans votre esprit. Madame Dorville. - Vous ÃÂȘtes bien hardi, mon ami; allez, passez votre chemin. Pasquin, doucement. - Madame, je vous demande pardon; mais je ne passe point, je reste, je ne vais pas plus loin. Madame Dorville. - Qu'est-ce que c'est que cet impertinent-là ? Lisette, dites-lui qu'il se retire. Lisette, en priant Pasquin. - Eh! va-t'en, mon pauvre Pasquin, je t'en prie. A part. Voilà une démence bien étonnante! Et à sa maÃtresse. Madame, c'est qu'il est un peu imbécile. Pasquin, souriant froidement. - Point du tout, c'est seulement que je sais dire la bonne aventure. Jamais Madame ne séparera sa fille et mon maÃtre. Ils sont faits pour s'aimer; c'est l'avis des astres et le vÎtre. Madame Dorville. - Va-t'en. Et puis regardant Constance. Ils sont nés pour s'aimer! Ma fille, vous aurait-il entendu dire quelque chose qui ait pu lui donner cette idée? Je me persuade que non, vous ÃÂȘtes trop bien née pour cela. Constance, timidement et tristement. - Assurément, ma mÚre. Madame Dorville. - C'est que Damon vous aura dit, sans doute, quelques galanteries? Constance. - Mais, oui. Lisette. - C'est un jeune homme fort estimable. Madame Dorville. - Peut-ÃÂȘtre mÃÂȘme vous a-t-il parlé d'amour? Constance, tendrement. - Quelques mots approchants. Lisette. - Je ne plains pas celle qui l'épousera. Madame Dorville, à Lisette. - Taisez-vous. A Constance. Et vous en avez badiné? Constance. - Comme il s'expliquait d'une façon trÚs respectueuse, et de l'air de la meilleure foi; que, d'ailleurs, j'étais le plus souvent avec vous, et que je ne prévoyais pas que vous me défendriez de le voir, je n'ai pas cru devoir me fùcher contre un si honnÃÂȘte homme. Madame Dorville, d'un air mystérieux. - Constance, il était temps que vous ne le vissiez plus. Pasquin, de loin. - Et moi, je dis que voici le temps qu'ils se verront bien autrement. Madame Dorville. - Retirons-nous, puisqu'il n'y a pas moyen de se défaire de lui. Pasquin, à part. - OÃÂč est cet étourdi qui ne vient point avec sa lettre? ScÚne XI Madame Dorville, Constance, Lisette, Pasquin, Damon, qui arrÃÂȘte Madame Dorville comme elle s'en va, et la salue, la lettre à la main, sans lui rien dire. Madame Dorville. - Monsieur, vous ÃÂȘtes instruit de mes intentions, et j'espérais que vous y auriez plus d'égard. Retirez-vous, Constance. Damon. - Quoi! Constance sera privée du plaisir de se promener, parce que j'arrive! Madame Dorville. - Il n'est plus question de se voir, Monsieur, j'ai des vues pour ma fille qui ne s'accordent plus avec de pareilles galanteries. A Constance. Retirez-vous donc. Constance. - Voilà la premiÚre fois que vous me le dites. Elle part et retourne la tÃÂȘte. Pasquin, à Damon, à part. - Allons vite à la lettre. Damon. - Je suis si mortifié du trouble que je cause ici, que je ne songeais pas à vous rendre cette lettre, Madame. Il lui présente la lettre. Madame Dorville. - A moi, Monsieur, et de quelle part, s'il vous plaÃt? Damon. - De mon pÚre, Madame. Pasquin. - Oui, d'un gentilhomme de votre ancienne connaissance. Lisette, à Pasquin pendant que Madame Dorville ouvre le paquet. - Tu ne m'as rien dit de cette lettre. Pasquin, vite. - Ne t'abaisse point à parler à un fou. Madame Dorville, à part, en regardant Pasquin. - Ce valet n'est pas si extravagant. A Damon. Monsieur, cette lettre me fait grand plaisir, je suis charmée d'apprendre des nouvelles de Monsieur votre pÚre. Lisette, à Pasquin. - Je te fais réparation. Damon. - Oserais-je me flatter que ces nouvelles me seront un peu favorables? Madame Dorville. - Oui, Monsieur, vous pouvez continuer de nous voir, je vous le permets; je ne saurais m'en dispenser avec le fils d'un si honnÃÂȘte homme. Lisette, à part, à Pasquin. - A merveille, Pasquin. Pasquin, à part, à Lisette. - Non, j'extravague. Madame Dorville, à Damon. - Cependant, les vues que j'avais pour ma fille subsistent toujours, et plus que jamais, puisque je la marie incessamment. Damon. - Qu'entends-je? Lisette, à part, à Pasquin. - Je n'y suis plus. Pasquin. - J'y suis toujours. Madame Dorville. - Suivez-moi dans cette autre allée, Lisette, j'ai à vous parler. A Damon. Monsieur, je suis votre servante. Damon, tristement. - Non, Madame, il vaut mieux que je me retire pour vous laisser libre. ScÚne XII Madame Dorville, Lisette Lisette. - Hélas! vous venez de le désespérer. Madame Dorville. - Dis-moi naturellement ma fille a-t-elle de l'inclination pour lui? Lisette. - Ma foi, tenez, c'est lui qu'elle choisirait, si elle était sa maÃtresse. Madame Dorville. - Il me paraÃt avoir du mérite. Lisette. - Si vous me consultez, je lui donne ma voix; je le choisirais pour moi. Madame Dorville. - Et moi je le choisis pour elle. Lisette. - Tout de bon? Madame Dorville. - C'est positivement à lui que je destinais Constance. Lisette. - Voilà quatre jeunes gens qui seront bien contents. Madame Dorville. - Quatre! Je n'en connais que deux. Lisette. - Si fait Pasquin et moi nous sommes les deux autres. Madame Dorville. - Ne dis rien de ceci à ma fille, non plus qu'à Damon, Lisette; je veux les surprendre, et c'est aussi l'intention du pÚre qui doit arriver incessamment, et qui me prie de cacher à son fils, s'il aime ma fille, que nous avons dessein d'en faire mon gendre; il se ménage, dit-il, le plaisir de paraÃtre obliger Damon en consentant à ce mariage. Lisette. - Je vous promets le secret; il faut que Pasquin soit instruit, et qu'il ait eu ses raisons pour m'avoir tu ce qu'il sait; je ne m'étonne plus que mes injures l'aient tant diverti; je lui ai donné la comédie, et je prétends qu'il me la rende. Madame Dorville. - Rappelez Constance. Lisette. - La voici qui vient vous trouver, et je vais vous aider à la tromper. ScÚne XIII Madame Dorville, Constance, Lisette Madame Dorville. - Approchez, Constance. Je disais à Lisette que je vais vous marier. Lisette, d'un ton froid. - Oui, et depuis que Madame m'a confié ses desseins, je suis fort de son sentiment; je trouve que le parti vous convient. Constance, mutine avec timidité. - Ce ne sont pas là vos affaires. Lisette. - Je dois m'intéresser à ce qui vous regarde, et puis on m'a fait l'honneur de me communiquer les choses. Constance, à part, à Lisette en lui faisant la moue. - Vous ÃÂȘtes jolie! Madame Dorville. - Qu'avez-vous, ma fille? Vous me paraissez triste. Constance. - Il y a des moments oÃÂč l'on n'est pas gai. Lisette. - Qui est-ce qui n'a pas l'humeur inconstante? Constance, toujours piquée. - Qui est-ce qui vous parle? Lisette. - Eh! mais je vous excuse. Madame Dorville. - A l'aigreur que vous montrez, Constance, on dirait que vous regrettez Damon... Vous ne répondez rien? Constance. - Mais je l'aurais trouvé assez à mon gré, si vous me l'aviez permis, au lieu que je ne connais pas l'autre. Lisette. - Allez, si j'en crois Madame, l'autre le vaut bien. Constance, à part, à Lisette. - Vous me fatiguez. Madame Dorville. - Damon vous plaÃt, ma fille? je m'en suis doutée, vous l'aimez. Constance. - Non, ma mÚre, je n'ai pas osé. Lisette. - Quand elle l'aimerait, Madame, vous connaissez sa soumission, et vous n'avez pas de résistance à craindre. Constance, à part, à Lisette. - Y a-t-il rien de plus méchant que vous? Madame Dorville. - Ne dissimulez point, ma fille, on peut ou hùter ou retarder le mariage dont il s'agit; parlez nettement est-ce que vous aimez Damon? Constance, timidement et hésitant. - Je ne l'ai encore dit à personne. Lisette, froidement. - Je suis pourtant une personne, moi. Constance. - Vous mentez, je ne vous ai jamais dit que je l'aimais, mais seulement qu'il était aimable vous m'en avez dit mille biens vous-mÃÂȘme; et puisque ma mÚre veut que je m'explique avec franchise, j'avoue qu'il m'a prévenue en sa faveur. Je ne demande pourtant pas que vous ayez égard à mes sentiments, ils me sont venus sans que je m'en aperçusse. Je les aurais combattus, si j'y avais pris garde, et je tùcherai de les surmonter, puisque vous me l'ordonnez; il aurait pu devenir mon époux, si vous l'aviez voulu; il a de la naissance et de la fortune, il m'aime beaucoup; ce qui est avantageux en pareil cas, et ce qu'on ne rencontre pas toujours. Celui que vous me destinez feindra peut-ÃÂȘtre plus d'amour qu'il n'en aura; je n'en aurai peut-ÃÂȘtre point pour lui, quelque envie que j'aie d'en avoir; cela ne dépend pas de nous. Mais n'importe, mon obéissance dépend de moi. Vous rejetez Damon, vous préférez l'autre, je l'épouserai. La seule grùce dont j'ai besoin, c'est que vous m'accordiez du temps pour me mettre en état de vous obéir d'une maniÚre moins pénible. Lisette. - Bon! quand vous aurez vu le futur, vous ne serez peut-ÃÂȘtre pas fùchée qu'on expédie, et mon avis n'est pas qu'on recule. Constance. - Ma mÚre, je vous conjure de la faire taire, elle abuse de vos bontés; il est indécent qu'un domestique se mÃÂȘle de cela. Madame Dorville, en s'en allant. - Je pense pourtant comme elle, il sera mieux de ne pas différer votre mariage. Adieu; promenez-vous, je vous laisse. Si vous rencontrez Damon, je vous permets de souffrir qu'il vous aborde; vous me paraissez si raisonnable que ce n'est pas la peine de vous rien défendre là -dessus. ScÚne XIV Constance, Lisette Lisette, d'un air plaisant. - En vérité, voilà une mÚre fort raisonnable aussi, elle a un trÚs bon procédé. Constance. - Faites vos réflexions à part, et point de conversation ensemble. Lisette. - A la bonne heure, mais je n'aime point le silence, je vous en avertis; si je ne parle, je m'en vais, vous ne pourrez rester seule, il faudra que vous vous retiriez, et vous ne verrez point Damon; ainsi, discourons, faites-vous cette petite violence. Constance, soupirant. - Ah! eh bien! parlez, je ne vous en empÃÂȘche pas; mais ne vous attendez pas que je vous réponde. Lisette. - Ce n'est pas là mon compte; il faut que vous me répondiez. Constance, outrée. - J'aurai le chagrin de me marier au gré de ma mÚre; mais j'aurai le plaisir de vous mettre dehors. Lisette. - Point du tout. Constance. - Je serai pourtant la maÃtresse. Lisette. - C'est à cause de cela que vous me garderez. Constance, soupirant. - Ah! quel mauvais sujet! Allons, je ne veux plus me promener, vous n'avez qu'à me suivre. Lisette, riant. - Ha! ha! partons! ScÚne XV Damon, Constance, Lisette Damon, accourant. - Ah! Constance, je vous revois donc encore! Auriez-vous part à la défense qu'on m'a faite? Je me meurs de douleur! Lisette, observe de grùce si Madame Dorville ne vient point. Lisette ne bouge. Constance. - Ne vous adressez point à elle, Damon, elle est votre ennemie et la mienne. Vous dites que vous m'aimez, vous ne savez pas encore que j'y suis sensible; mais le temps nous presse, et je vous l'avoue. Ma mÚre veut me marier à un autre que je hais, quel qu'il soit. Lisette, se retournant. - Je gage que non. Constance, à Lisette. - Je vous défends de m'interrompre. A Damon. Sur tout ce que vous m'avez dit, vous ÃÂȘtes un parti convenable; votre pÚre a sans doute quelques amis à Paris, allez les trouver, engagez-les à parler à ma mÚre. Quand elle vous connaÃtra mieux, peut-ÃÂȘtre vous préférera-t-elle. Damon. - Ah! Madame, rien ne manque à mon malheur. Lisette. - Point de mouvements, croyez-moi, tout est fait, tout est conclu, je vous parle en amie. Constance. - Laissez-la dire, et continuez. Damon, lui montrant une lettre. - Il ne me servirait à rien d'avoir recours à des amis, on vous a promise d'un cÎté, et on m'a engagé d'un autre Voici ce que m'écrit mon pÚre. Il lit. J'arrive incessamment à Paris, mon fils; je compte que les affaires de votre charge sont terminées, et que je n'aurai plus qu'à remplir un engagement que j'ai pris pour vous, et qui est de terminer votre mariage avec une des plus aimables filles de Paris. Adieu. Lisette. - Une des plus aimables filles de Paris! Votre pÚre s'y connaÃt, apparemment? Damon. - Eh! n'achevez pas de me désoler. Constance, tendrement. - Quelle conjoncture! Il n'y a donc plus de ressource, Damon? Damon. - Il ne m'en reste qu'une, c'est d'attendre ici mon rival; je ne m'explique pas sur le reste. Lisette, en riant. - Il ne serait pas difficile de vous le montrer. Damon. - Quoi! il est ici? Lisette. - Depuis que vous y ÃÂȘtes figurez-vous qu'il n'est pas arrivé un moment plus tÎt ni plus tard. Damon. - Il n'ose donc se montrer? Lisette. - Il se montre aussi hardiment que vous, et n'a pas moins de coeur que vous. Damon. - C'est ce que nous verrons. Constance. - Point d'emportement, Damon; je vous quitte peut-ÃÂȘtre qu'elle nous trompe pour nous épouvanter; il est du moins certain que je n'ai point vu ce rival. Quoi qu'il en soit, je vais encore me jeter aux pieds de ma mÚre, et tùcher d'obtenir un délai qu'elle m'aurait déjà accordé, si cette fourbe que voilà ne l'en avait pas dissuadée. Adieu, Damon, ne laissez pas que d'agir de votre cÎté, et ne perdons point de temps. Elle part. Damon. - Oui, Constance, je ne négligerai rien; peut-ÃÂȘtre nous arrivera-t-il quelque chose de favorable. Il veut partir. Lisette l'arrÃÂȘte par le bras. - Non, Monsieur; restez en repos sur ma parole, je suis pour vous, et j'y ai toujours été je plaisante, je ne saurais vous dire pourquoi; mais ne vous désespérez pas, tout ira bien, trÚs bien, c'est moi qui vous le dis; moi, vous dis-je, tranquillisez-vous, partez. Damon. - Quoi! tout ce que je vois... Lisette. - N'est rien; point de questions, je suis muette. Damon, en s'en allant. - Je n'y comprends rien. ScÚne XVI Lisette, Pasquin Lisette. - Ah! voilà mon homme qui m'a tantÎt ballottée. A Pasquin. Je te rencontre fort à propos. D'oÃÂč viens-tu? Pasquin. - Du café voisin, oÃÂč j'avais à parler à un homme de mon pays qui m'y attendait pour affaire sérieuse. Eh bien! comment suis-je dans ton esprit? Quelle opinion as-tu de ma cervelle? Me loges-tu toujours aux Petites-Maisons? Lisette. - Non, au lieu d'ÃÂȘtre fou, tu ne seras plus que sot. Pasquin. - Moi, sot! Je ne suis pas tourné dans ce goût-là ; tu me menaces de l'impossible. Lisette. - Ce n'est pourtant que l'affaire d'un instant. Tiens, tu t'imagines que je serai à toi; point du tout; il faut que je t'oublie, il n'y a plus moyen de te conserver. Pasquin. - Tu n'y entends rien, moitié de mon ùme. Lisette. - Je te dis que tu te blouses, mon butor. Pasquin. - Ma poule, votre ignorance est comique. Lisette. - BenÃÂȘt, ta science me fait pitié; veux-tu que je te confonde? Damon devait épouser ma maÃtresse, suivant la lettre qu'il a tantÎt remise à Madame Dorville de la part de son pÚre; on en était convenu; n'est-il pas vrai? Pasquin. - Mais effectivement; je sens que ma mine s'allonge as-tu commerce avec le diable? Il n'y a que lui qui puisse t'avoir révélé cela. Lisette. - Il m'a révélé un secret de mince valeur, car tout est changé; votre lettre est venue trop tard; Madame Dorville ne peut plus tenir parole, et Constance et moi nous sommes toutes deux arrÃÂȘtées pour d'autres. Pasquin. - Tu m'anéantis! Lisette. - Es-tu sot, à présent? Tu en as du moins l'air. Pasquin. - J'ai l'air de ce que je suis. Lisette, riant. - Ah! ah! ah! ah!... Pasquin. - Tu m'assommes! tu me poignardes! je me meurs! j'en mourrai! Lisette. - Tu es donc fùché de me perdre? Quelles délices! Pasquin. - Ah! scélérate, ah! masque! Lisette. - Courage! tu ne m'as jamais rien dit de si touchant. Pasquin. - Girouette! Lisette. - A merveille, tu régales bien ma vanité; mais écoute, Pasquin, fais-moi encore un plaisir. Celui que j'épouse à ta place est jaloux, ne te montre plus. Pasquin, outré. - Quand je l'aurai étranglé, il sera le maÃtre. Lisette, riant. - Tu es ravissant! Pasquin. - Je suis furieux, Îte ta cornette, que je te batte. Lisette. - Oh! doucement, ceci est brutal. Pasquin. - Allons, je cours vite avertir le pÚre de mon maÃtre. Lisette. - Le pÚre de ton maÃtre? Est-ce qu'il est ici? Pasquin. - L'esprit familier qui t'a dit le reste, doit t'avoir dit sa secrÚte arrivée. Lisette. - Non, tu me l'apprends, nigaud. Pasquin. - Que m'importe? Adieu, vous ÃÂȘtes à nous, vos personnes nous appartiennent; il faut qu'on nous en fasse la délivrance, ou que le diable vous emporte, et nous aussi. Lisette, l'arrÃÂȘtant. - Tout beau, ne dérangeons rien; ne va point faire de sottises qui gùteraient tout peut-ÃÂȘtre; il n'y a pas le mot de ce que je t'ai dit; la lettre en question est toujours bonne, et les conventions tiennent; c'est ce que m'a confié Madame Dorville et je me suis divertie de ta douleur, pour me venger de la scÚne de tantÎt. Pasquin. - Ah! Je respire. Convenons que nous nous aimons prodigieusement; aussi le méritons-nous-bien. Lisette. - A force de joie, tu deviens fat; il se fait tard, tu me diras une autre fois pourquoi ton maÃtre se cache voici l'heure oÃÂč l'on s'assemble dans la salle du bal; Madame Dorville m'a dit qu'elle y mÚnerait Constance, et je vais voir si elles n'auront pas besoin de moi. Pasquin, l'arrÃÂȘtant. - Attends, Lisette; vois-tu ce domino jaune qui arrive? C'est le Chevalier qui vient pour jouer avec mon maÃtre, et qui lui gagnerait le reste de son argent; je vais tùcher de l'amuser, pour l'empÃÂȘcher d'aller joindre Damon; mais reviens, si tu peux, dans un instant, pour m'aider à le retenir. Lisette. - Tout à l'heure, je te rejoins; il me vient une idée, je t'en débarrasserai laisse-moi faire. ScÚne XVII Pasquin, Monsieur Orgon, en domino pareil à celui que, suivant l'instruction de Pasquin, doit porter le Chevalier. Monsieur Orgon, un moment démasqué, en entrant. - Voici Pasquin. Au domino que je porte, il me prendra pour le Chevalier. Pasquin. - Ah! vraiment, celui-ci n'avait garde de manquer. Monsieur Orgon, contrefaisant sa voix. - OÃÂč est ton maÃtre? Pasquin. - Je n'en sais rien; et en quelque endroit qu'il soit, il ferait mieux de s'y tenir, il y serait mieux qu'avec vous; mais il ne tardera pas attendez. Monsieur Orgon. - Tu es bien brusque. Pasquin. - Vous ÃÂȘtes bien alerte, vous. Monsieur Orgon. - Ne sais-tu pas que je dois jouer avec ton maÃtre? Pasquin. - Ah! jouer. Cela vous plaÃt à dire; ce sera lui qui jouera; tout le hasard sera de son cÎté, toute la fortune du vÎtre; vous ne jouez pas, vous, vous gagnez. Monsieur Orgon. - C'est que je suis plus heureux que lui. Pasquin. - Bon! du bonheur; ce n'est pas là votre fort, vous ÃÂȘtes trop sage pour en avoir affaire. Monsieur Orgon. - Je crois que tu m'insultes. Pasquin. - Point du tout, je vous devine. Monsieur Orgon, se démasquant. - Tiens, me devinais-tu? Pasquin, étonné. - Quoi! Monsieur, c'est vous? Ah! je commence à vous deviner mieux. Monsieur Orgon. - OÃÂč est mon fils? Pasquin. - Apparemment qu'il est dans la salle. Monsieur Orgon. - Paix! je pense que le voilà . Pasquin. - Ne restez pas ici avec lui, de peur que le Chevalier, qui va sans doute arriver, ne vous trouve ensemble. ScÚne XVIII Monsieur Orgon, Damon, Pasquin Damon, son masque à la main. - Ah! c'est vous, Chevalier, je commençais à m'impatienter hùtons-nous de passer dans le cabinet qui est à cÎté de la salle. Ils sortent. Pasquin. - Oui, Monsieur, jouez hardiment, je me dédis; vous ne sauriez perdre, vous avez affaire au plus beau joueur du monde. ScÚne XIX Pasquin et le véritable Chevalier démasqué. Pasquin. - Il était temps qu'ils partissent; voici mon homme, le véritable. Le Chevalier. - Damon est-il venu? Pasquin. - Non, il va venir, et vous m'ÃÂȘtes consigné; j'ai ordre de vous tenir compagnie, en attendant qu'il vienne. Le Chevalier. - Penses-tu qu'il tarde? Pasquin. - Il devrait ÃÂȘtre arrivé. Et à part. Lisette me manque de parole. Le Chevalier. - C'est peut-ÃÂȘtre son banquier qui l'a remis. Pasquin. - Oh! non, Monsieur, il a la somme comptée en bel et bon or, je l'ai vue ce sont des louis tout frais battus, qui ont une mine... A part. Quel appétit je lui donne! Et vous, Monsieur le Chevalier, ÃÂȘtes-vous bien riche? Le Chevalier. - Pas mal; et, suivant ta prédiction, je le serai encore davantage. Pasquin. - Non. Je viens de tirer votre horoscope, et je m'étais trompé tantÎt mon maÃtre perdra peut-ÃÂȘtre, mais vous ne gagnerez point. Le Chevalier. - Qu'est-ce que tu veux dire? Pasquin. - Je ne saurais vous l'expliquer, les astres ne m'en ont pas dit davantage; ce qu'on lit dans le ciel est écrit en si petit caractÚre! Le Chevalier. - Et tu n'es pas, je pense, un grand astrologue. Pasquin. - Vous verrez, vous verrez tenez, je déchiffre encore qu'aujourd'hui vous devez rencontrer sur votre chemin un fripon qui vous amusera, qui se moquera de vous, et dont vous serez la dupe. Le Chevalier. - Quoi! qui gagnera mon argent? Pasquin. - Non, mais qui vous empÃÂȘchera d'avoir celui de mon maÃtre. Le Chevalier. - Tais-toi, mauvais bouffon. Pasquin. - J'aperçois aussi, dans votre étoile, un domino qui vous portera malheur; il sera cause d'une méprise qui vous sera fatale. Le Chevalier, sérieusement. - Ne vois-tu pas aussi dans mon étoile que je pourrais me fùcher contre toi? Pasquin. - Oui, cela y est encore; mais je vois qu'il ne m'en arrivera rien. Le Chevalier. - Prends-y garde. C'est peut-ÃÂȘtre le petit caractÚre qui t'empÃÂȘche d'y lire des coups de bùton. Laisse là tes contes; ton maÃtre ne vient point, et cela m'impatiente. Pasquin, froidement. - Il est mÃÂȘme écrit que vous vous impatienterez. Le Chevalier. - Parle t'a-t-il assuré qu'il viendrait? Pasquin. - Un peu de patience. Le Chevalier. - C'est que je n'ai qu'un quart d'heure à lui donner. Pasquin. - Malepeste! le mauvais quart d'heure! Le Chevalier. - Je vais toujours l'attendre dans le cabinet de la salle. Pasquin. - Eh! non, Monsieur, j'ai ordre de rester ici avec vous. ScÚne XX Pasquin, le Chevalier, Lisette, en chauve-souris. Lisette, masquée. - Monsieur le Chevalier, je vous cherche pour vous dire un mot. Une belle dame, riche et veuve, et qui est dans une des salles du bal, voudrait vous parler. Le Chevalier. - A moi? Lisette. - A vous-mÃÂȘme. Cet entretien-là peut vous mettre en jolie posture; il y a longtemps qu'on vous connaÃt; on est sage, on vous aime, on a vingt-cinq mille livres de rente, et vous pouvez mener tout cela bien loin. Suivez-moi. Pasquin, à part le premier mot. - C'est Lisette. Monsieur, vous avez donné parole à mon maÃtre; il va venir avec un sac plein d'or, et cela se gagne encore plus vite qu'une femme; que la veuve attende. Lisette. - Qu'est-ce donc que cet impertinent qui vous retient? Venez. Elle le prend par la main. Pasquin, prenant aussi le Chevalier par le bras. - Soubrette d'aventuriÚre, vous ne l'aurez point, votre action est contre la police. Lisette, en colÚre. - Comment! soubrette d'aventuriÚre! on insulte ma maÃtresse, et vous le souffrez, et vous ne venez pas! je vais dire à Madame de quelle façon on m'a reçue. Le Chevalier, la retenant. - Un moment. C'est un coquin qui ne m'appartient point. Tais-toi, insolent. Pasquin. - Mais songez donc au sac. Lisette. - Je rougis pour Madame, et je pars. Pasquin. - Pour épouser Madame, il faut du temps; pour acquérir cet or, il ne faut qu'une minute. Lisette, en colÚre. - Adieu, Monsieur. Le Chevalier. - ArrÃÂȘtez, je vous suis. A Pasquin. Dis à ton maÃtre que je reviendrai. Pasquin, le prenant à quartier, et tout bas. - Je vous avertis qu'il y a ici d'autres joueurs qui le guettent. Le Chevalier. - Oh! que ne vient-il? Marchons. ScÚne XXI Monsieur Orgon, Damon, entrant démasqué et au désespoir, Pasquin, Lisette, le Chevalier Damon, démasqué. - Ah! le maudit coup! Le Chevalier. - Eh! d'oÃÂč sortez-vous donc? Je vous attendais. Damon. - Que vois-je? Ce n'est donc pas contre vous que j'ai joué? Le Chevalier. - Non, votre fourbe de valet m'a dit que vous n'étiez pas arrivé. A Pasquin. Tu m'amusais donc? Pasquin. - Oui, pour accomplir la prophétie. Le Chevalier. - Damon, je ne saurais rester; une affaire m'appelle ailleurs. A Lisette. Conduisez-moi. Lisette, se démasquant. - Ce n'est pas la peine, je vous amusais aussi, moi. Elle se retire. Damon, à Monsieur Orgon masqué. - A qui donc ai-je eu affaire? Qui ÃÂȘtes-vous, masque? Monsieur Orgon. - Que vous importe? Vous n'avez point à vous plaindre, j'ai joué avec honneur. Damon. - Assurément. Mais aprÚs tout ce que j'ai perdu, vous ne sauriez me refuser de jouer encore cent louis sur ma parole. Monsieur Orgon. - Le ciel m'en préserve! Je n'irai point vous jeter dans l'embarras oÃÂč vous seriez, si vous les perdiez. Vous ÃÂȘtes jeune, vous dépendez apparemment d'un pÚre; je me reprocherais de profiter de l'étourdissement oÃÂč vous ÃÂȘtes, et d'ÃÂȘtre, pour ainsi dire, le complice du désordre oÃÂč vous voulez vous jeter; j'ai mÃÂȘme regret d'avoir tant joué; votre ùge et la considération de ceux à qui vous appartenez devaient m'en empÃÂȘcher croyez-moi, Monsieur; vous me paraissez un jeune homme plein d'honneur, n'altérez point votre caractÚre par une aussi dangereuse habitude que l'est celle du jeu, et craignez d'affliger un pÚre, à qui je suis sûr que vous ÃÂȘtes cher. Damon. - Vous m'arrachez des larmes, en me parlant de lui; mais je veux savoir avec qui j'ai joué ÃÂȘtes-vous digne du discours que vous me tenez? Monsieur Orgon, se démasquant. - Jugez-en vous-mÃÂȘme. Damon, se jetant à ses genoux. - Ah! Mon pÚre, je vous demande pardon. Le Chevalier, à part. - Son pÚre! Monsieur Orgon, relevant son fils. - J'oublie tout, mon fils; si cette scÚne-ci vous corrige, ne craignez rien de ma colÚre; je vous connais, et ne veux vous punir de vos fautes qu'en vous donnant de nouveaux témoignages de ma tendresse; ils feront plus d'effet sur votre coeur que mes reproches. Damon, se rejetant à ses genoux. - Eh bien! mon pÚre, laissez-moi encore vous jurer à genoux que je suis pénétré de vos bontés; que vos ordres, que vos moindres volontés me seront désormais sacrés; que ma soumission durera autant que ma vie, et que je ne vois point de bonheur égal à celui d'avoir un pÚre qui vous ressemble. Le Chevalier, à Monsieur Orgon. - Voilà qui est fort touchant; mais j'allais lui donner sa revanche; j'offre de vous la donner à vous-mÃÂȘme. Monsieur Orgon. - On n'en a que faire, Monsieur. Mais, qui vient à nous? ScÚne XXII et derniÚre Madame Dorville, Constance, Monsieur Orgon, Damon, Lisette, Pasquin Madame Dorville, à Constance. - Allons, ma fille, il est temps de se retirer. Que vois-je? Monsieur Orgon! Monsieur Orgon. - Oui, Madame, c'est moi-mÃÂȘme; et j'allais dans le moment me faire connaÃtre; je m'étais fait un plaisir de vous surprendre. Madame Dorville. - Ma fille, saluez Monsieur, il est le pÚre de l'époux que je vous destine. Constance. - Non, ma mÚre, vous ÃÂȘtes trop bonne pour me le donner; et je suis obligée de dire naturellement à Monsieur que je n'aimerai point son fils. Damon. - Qu'entends-je? Monsieur Orgon. - AprÚs cet aveu-là , Madame, je crois qu'il ne doit plus ÃÂȘtre question de notre projet. Madame Dorville. - Plus que jamais, je vous assure que votre fils l'épousera. Constance. - Vous me sacrifierez donc, ma mÚre? Monsieur Orgon. - Non, certes, c'est à quoi Madame Dorville voudra bien que je ne consente jamais. Allons, mon fils, je vous croyais plus heureux. Retirons-nous. A Madame Dorville. Demain, Madame, j'aurai l'honneur de vous voir chez vous. Suivez-moi, Damon. Constance. - Damon! mais ce n'est pas de lui dont je parle. Damon. - Ah, Madame! Monsieur Orgon. - Quoi! belle Constance, ignoriez-vous que Damon est mon fils? Constance. - Je ne le savais pas. J'obéirai donc. Madame Dorville. - Vous voyez bien qu'ils sont assez d'accord; ce n'est pas la peine de rentrer dans le bal, je pense, allons souper chez moi. Monsieur Orgon, lui donnant la main. - Allons, Madame. Pasquin, à Lisette. - Je demandais tantÎt si votre vin était bon; c'est moi qui vais t'en dire des nouvelles. Les SincÚres Acteurs Comédie en un acte, en prose, représentée pour la premiÚre fois le 13 janvier 1739 par les comédiens Italiens Acteurs La Marquise. Lisette, suivante de la Marquise. Frontin, valet d'Ergaste. La scÚne se passe en campagne chez la Marquise. ScÚne premiÚre Lisette, Frontin Ils entrent chacun d'un cÎté. Lisette. - Ah! mons Frontin, puisque je vous trouve, vous m'épargnez la peine de parler à votre maÃtre de la part de ma maÃtresse. Dites-lui qu'actuellement elle achÚve une lettre qu'elle voudrait bien qu'il envoyùt à Paris porter avec les siennes, entendez-vous? Adieu. Elle s'en va, puis s'arrÃÂȘte. Frontin. - Serviteur. A part. On dirait qu'elle ne se soucie point de moi je pourrais donc me confier à elle, mais la voilà qui s'arrÃÂȘte. Lisette, à part. - Il ne me retient point, c'est bon signe. A Frontin. Allez donc. Frontin. - Il n'y a rien qui presse; Monsieur a plusieurs lettres à écrire, à peine commence-t-il la premiÚre; ainsi soyez tranquille. Lisette. - Mais il serait bon de le prévenir, de crainte... Frontin. - Je n'en irai pas un moment plus tÎt, je sais mon compte. Lisette. - Oh! je reste donc pour prendre mes mesures, suivant le temps qu'il vous plaira de prendre pour vous déterminer. Frontin, à part. - Ah! nous y voilà ; je me doutais bien que je ne lui étais pas indifférent; cela était trop difficile. A Lisette. De conversation, il ne faut pas en attendre, je vous en avertis; je m'appelle Frontin le Taciturne. Lisette. - Bien vous en prend, car je suis muette. Frontin. - Coiffée comme vous l'ÃÂȘtes, vous aurez de la peine à me le persuader. Lisette. - Je me tais cependant. Frontin. - Oui, vous vous taisez en parlant. Lisette, à part. - Ce garçon-là ne m'aime point je puis me fier à lui. Frontin. - Tenez, je vous vois venir; abrégeons, comment me trouvez-vous? Lisette. - Moi? je ne vous trouve rien. Frontin. - Je dis, que pensez-vous de ma figure? Lisette. - De votre figure? mais est-ce que vous en avez une? je ne la voyais pas. Auriez-vous par hasard dans l'esprit que je songe à vous? Frontin. - C'est que ces accidents-là me sont si familiers! Lisette, riant. - Ah! ah! ah! vous pouvez vous vanter que vous ÃÂȘtes pour moi tout comme si vous n'étiez pas au monde. Et moi, comment me trouvez-vous, à mon tour? Frontin. - Vous venez de me voler ma réponse. Lisette. - Tout de bon? Frontin. - Vous ÃÂȘtes jolie, dit-on. Lisette. - Le bruit en court. Frontin. - Sans ce bruit-là , je n'en saurais pas le moindre mot. Lisette, joyeuse. - Grand merci! vous ÃÂȘtes mon homme; voilà ce que je demandais. Frontin, joyeux. - Vous me rassurez, mon mérite m'avait fait peur. Lisette, riant. - On appelle cela avoir peur de son ombre. Frontin. - Je voudrais pourtant de votre part quelque chose de plus sûr que l'indifférence; il serait à souhaiter que vous aimassiez ailleurs. Lisette. - Monsieur le fat, j'ai votre affaire. Dubois, que Monsieur Dorante a laissé à Paris, et auprÚs de qui vous n'ÃÂȘtes qu'un magot, a toute mon inclination; prenez seulement garde à vous. Frontin. - Marton, l'incomparable Marton, qu'Araminte n'a pas amenée avec elle, et devant qui toute soubrette est plus ou moins guenon, est la souveraine de mon coeur. Lisette. - Qu'elle le garde. Grùce au ciel, nous voici en état de nous entendre pour rompre l'union de nos maÃtres. Frontin. - Oui, ma fille rompons, brisons, détruisons; c'est à quoi j'aspirais. Lisette. - Ils s'imaginent sympathiser ensemble, à cause de leur prétendu caractÚre de sincérité. Frontin. - Pourrais-tu me dire au juste le caractÚre de ta maÃtresse? Lisette. - Il y a bien des choses dans ce portrait-là en gros, je te dirai qu'elle est vaine, envieuse et caustique; elle est sans quartier sur vos défauts, vous garde le secret sur vos bonnes qualités; impitoyablement muette à cet égard, et muette de mauvaise humeur; fiÚre de son caractÚre sec et formidable qu'elle appelle austérité de raison; elle épargne volontiers ceux qui tremblent sous elle, et se contente de les entretenir dans la crainte. Assez sensible à l'amitié, pourvu qu'elle y prime il faut que son amie soit sa sujette, et jouisse avec respect de ses bonnes grùces c'est vous qui l'aimez, c'est elle qui vous le permet; vous ÃÂȘtes à elle, vous la servez, et elle vous voit faire. Généreuse d'ailleurs, noble dans ses façons; sans son esprit qui la rend méchante, elle aurait le meilleur coeur du monde; vos louanges la chagrinent, dit-elle; mais c'est comme si elle vous disait Louez-moi encore du chagrin qu'elles me font. Frontin. - Ah! l'espiÚgle! Lisette. - Quant à moi, j'ai là -dessus une petite maniÚre qui l'enchante; c'est que je la loue brusquement, du ton dont on querelle; je boude en la louant, comme si je la grondais d'ÃÂȘtre louable; et voilà surtout l'espÚce d'éloges qu'elle aime, parce qu'ils n'ont pas l'air flatteur, et que sa vanité hypocrite peut les savourer sans indécence. C'est moi qui l'ajuste et qui la coiffe; dans les premiers jours je tùchai de faire de mon mieux, je déployai tout mon savoir-faire. Eh mais! Lisette, finis donc, me disait-elle, tu y regardes de trop prÚs, tes scrupules m'ennuient. Moi, j'eus la bÃÂȘtise de la prendre au mot, et je n'y fis plus tant de façons; je l'expédiais un peu aux dépens des grùces. Oh! ce n'était pas là son compte! Aussi me brusquait-elle; je la trouvais aigre, acariùtre Que vous ÃÂȘtes gauche! laissez-moi; vous ne savez ce que vous faites. Ouais, dis-je, d'oÃÂč cela vient-il? je le devinai c'est que c'était une coquette qui voulait l'ÃÂȘtre sans que je le susse, et qui prétendait que je le fusse pour elle; son intention, ne vous déplaise, était que je fisse violence à la profonde indifférence qu'elle affectait là -dessus. Il fallait que je servisse sa coquetterie sans la connaÃtre; que je prisse cette coquetterie sur mon compte, et que Madame eût tout le bénéfice des friponneries de mon art, sans qu'il y eût de sa faute. Frontin. - Ah! le bon petit caractÚre pour nos desseins! Lisette. - Et ton maÃtre? Frontin. - Oh! ce n'est pas de mÃÂȘme; il dit ce qu'il pense de tout le monde, mais il n'en veut à personne; ce n'est pas par malice qu'il est sincÚre, c'est qu'il a mis son affection à se distinguer par là . Si, pour paraÃtre franc, il fallait mentir, il mentirait c'est un homme qui vous demanderait volontiers, non pas M'estimez-vous? mais Etes-vous étonné de moi? Son but n'est pas de persuader qu'il vaut mieux que les autres, mais qu'il est autrement fait qu'eux; qu'il ne ressemble qu'à lui. Ordinairement, vous fùchez les autres en leur disant leurs défauts; vous le chatouillez, lui, vous le comblez d'aise en lui disant les siens; parce que vous lui procurez le rare honneur d'en convenir; aussi personne ne dit-il tant de mal de lui que lui-mÃÂȘme; il en dit plus qu'il n'en sait. A son compte, il est si imprudent, il a si peu de capacité, il est si borné, quelquefois si imbécile. Je l'ai entendu s'accuser d'ÃÂȘtre avare, lui qui est libéral; sur quoi on lÚve les épaules, et il triomphe. Il est connu partout pour homme de coeur, et je ne désespÚre pas que quelque jour il ne dise qu'il est poltron; car plus les médisances qu'il fait de lui sont grosses, et plus il a de goût à les faire, à cause du caractÚre original que cela lui donne. Voulez-vous qu'il parle de vous en meilleurs termes que de son ami? brouillez-vous avec lui, la recette est sûre; vanter son ami, cela est trop peuple mais louer son ennemi, le porter aux nues, voilà le beau! Je te l'achÚverai par un trait. L'autre jour, un homme contre qui il avait un procÚs presque sûr vint lui dire Tenez, ne plaidons plus, jugez vous-mÃÂȘme, je vous prends pour arbitre, je m'y engage. Là -dessus voilà mon homme qui s'allume de la vanité d'ÃÂȘtre extraordinaire; le voilà qui pÚse, qui prononce gravement contre lui, et qui perd son procÚs pour gagner la réputation de s'ÃÂȘtre condamné lui-mÃÂȘme il fut huit jours enivré du bruit que cela fit dans le monde. Lisette. - Ah çà , profitons de leur marotte pour les brouiller ensemble; inventons, s'il le faut; mentons peut-ÃÂȘtre mÃÂȘme nous en épargneront-ils la peine. Frontin. - Oh! je ne me soucie pas de cette épargne-là . Je mens fort aisément, cela ne me coûte rien. Lisette. - C'est-à -dire que vous ÃÂȘtes né menteur; chacun a ses talents. Ne pourrions-nous pas imaginer d'avance quelque matiÚre de combustion toute prÃÂȘte? nous sommes gens d'esprit. Frontin. - Attends; je rÃÂȘve. Lisette. - Chut! voici ton maÃtre. Frontin. - Allons donc achever ailleurs. Lisette. - Je n'ai pas le temps, il faut que je m'en aille. Frontin. - Eh bien! dÚs qu'il n'y sera plus, auras-tu le temps de revenir? je te dirai ce que j'imagine. Lisette. - Oui, tu n'as qu'à te trouver ici dans un quart d'heure. Adieu. Frontin. - Eh! à propos, puisque voilà Ergaste, parle-lui de la lettre de Madame la Marquise. Lisette. - Soit. ScÚne II Ergaste, Frontin, Lisette Frontin. - Monsieur, Lisette a un mot à vous dire. Lisette. - Oui, Monsieur. Madame la Marquise vous prie de n'envoyer votre commissionnaire à Paris qu'aprÚs qu'elle lui aura donné une lettre. Ergaste, s'arrÃÂȘtant. - Hem! Lisette, haussant le ton. - Je vous dis qu'elle vous prie de n'envoyer votre messager qu'aprÚs qu'il aura reçu une lettre d'elle. Ergaste. - Qu'est-ce qui me prie? Lisette, plus haut. - C'est Madame la Marquise. Ergaste. - Ah! oui, j'entends. Lisette, à Frontin. - Cela est bien heureux! Heu! le haïssable homme! Frontin, à Lisette. - Conserve-lui ces bons sentiments, nous en ferons quelque chose. ScÚne III Araminte, Ergaste, rÃÂȘvant. Araminte. - Me voyez-vous, Ergaste? Ergaste, toujours rÃÂȘvant. - Oui, voilà qui est fini, vous dis-je, j'entends. Araminte. - Qu'entendez-vous? Ergaste. - Ah! Madame, je vous demande pardon; je croyais parler à Lisette. Araminte. - Je venais à mon tour rÃÂȘver dans cette salle. Ergaste. - J'y étais à peu prÚs dans le mÃÂȘme dessein. Araminte. - Souhaitez-vous que je vous laisse seul et que je passe sur la terrasse? cela m'est indifférent. Ergaste. - Comme il vous plaira, Madame. Araminte. - Toujours de la sincérité; mais avant que je vous quitte, dites-moi, je vous prie, à quoi vous rÃÂȘvez tant; serait-ce à moi, par hasard? Ergaste. - Non, Madame. Araminte. - Est-ce à la Marquise? Ergaste. - Oui, Madame. Araminte. - Vous l'aimez donc? Ergaste. - Beaucoup. Araminte. - Et le sait-elle? Ergaste. - Pas encore, j'ai différé jusqu'ici de le lui dire. Araminte. - Ergaste, entre nous, je serais assez fondée à vous appeler infidÚle. Ergaste. - Moi, Madame? Araminte. - Vous-mÃÂȘme; il est certain que vous m'aimiez avant que de venir ici. Ergaste. - Vous m'excuserez, Madame. Araminte. - J'avoue que vous ne me l'avez pas dit; mais vous avez eu des empressements pour moi, ils étaient mÃÂȘme fort vifs. Ergaste. - Cela est vrai. Araminte. - Et si je ne vous avais pas amené chez la Marquise, vous m'aimeriez actuellement. Ergaste. - Je crois que la chose était immanquable. Araminte. - Je ne vous blùme point; je n'ai rien à disputer à la Marquise, elle l'emporte en tout sur moi. Ergaste. - Je ne dis pas cela; votre figure ne le cÚde pas à la sienne. Araminte. - Lui trouvez-vous plus d'esprit qu'à moi? Ergaste. - Non, vous en avez pour le moins autant qu'elle. Araminte. - En quoi me la préférez-vous donc? ne m'en faites point mystÚre. Ergaste. - C'est que, si elle vient à m'aimer, je m'en fierai plus à ce qu'elle me dira, qu'à ce que vous m'auriez dit. Araminte. - Comment! me croyez-vous fausse? Ergaste. - Non; mais vous ÃÂȘtes si gracieuse, si polie! Araminte. - Eh bien! est-ce un défaut? Ergaste. - Oui; car votre douceur naturelle et votre politesse m'auraient trompé, elles ressemblent à de l'inclination. Araminte. - Je n'ai pas cette politesse et cet air de douceur avec tout le monde. Mais il n'est plus question du passé; voici la Marquise, ma présence vous gÃÂȘnerait, et je vous laisse. Ergaste, à part. - Je suis assez content de tout ce qu'elle m'a dit; elle m'a parlé assez uniment. ScÚne IV La Marquise, Ergaste La Marquise. - Ah! vous voici, Ergaste? je n'en puis plus! j'ai le coeur affadi des douceurs de Dorante que je quitte; je me mourais déjà des sots discours de cinq ou six personnes d'avec qui je sortais, et qui me sont venues voir; vous ÃÂȘtes bien heureux de ne vous y ÃÂȘtre pas trouvé. La sotte chose que l'humanité! qu'elle est ridicule! que de vanité! que de duperies! que de petitesse! et tout cela, faute de sincérité de part et d'autre. Si les hommes voulaient se parler franchement, si l'on n'était point applaudi quand on s'en fait accroire, insensiblement l'amour-propre se rebuterait d'ÃÂȘtre impertinent, et chacun n'oserait plus s'évaluer que ce qu'il vaut. Mais depuis que je vis, je n'ai encore vu qu'un homme vrai; et en fait de femmes, je n'en connais point de cette espÚce. Ergaste. - Et moi, j'en connais une; devinez-vous qui c'est? La Marquise. - Non, je n'y suis point. Ergaste. - Eh, parbleu! c'est vous, Marquise; oÃÂč voulez-vous que je la prenne ailleurs? La Marquise. - Eh bien, vous ÃÂȘtes l'homme dont je vous parle; aussi m'avez-vous prévenue d'une estime pour vous, d'une estime... Ergaste. - Quand je dis vous, Marquise, c'est sans faire réflexion que vous ÃÂȘtes là ; je vous le dis comme je le dirais à un autre. Je vous le raconte. La Marquise. - Comme de mon cÎté je vous cite sans vous voir; c'est un étranger à qui je parle. Ergaste. - Oui, vous m'avez surpris; je ne m'attendais pas à un caractÚre comme le vÎtre. Quoi! dire inflexiblement la vérité! la dire à vos amis mÃÂȘme! quoi! voir qu'il ne vous échappe jamais un mot à votre avantage! La Marquise. - Eh mais! vous qui parlez, faites-vous autre chose que de vous critiquer sans cesse? Ergaste. - Revenons à vos originaux; quelle sorte de gens était-ce? La Marquise. - Ah! les sottes gens! L'un était un jeune homme de vingt-huit à trente ans, un fat toujours agité du plaisir de se sentir fait comme il est; il ne saurait s'accoutumer à lui; aussi sa petite ùme n'a-t-elle qu'une fonction, c'est de promener son corps comme la merveille de nos jours; c'est d'aller toujours disant Voyez mon enveloppe, voilà l'attrait de tous les coeurs, voilà la terreur des maris et des amants, voilà l'écueil de toutes les sagesses. Ergaste, riant. - Ah! la risible créature! La Marquise. - Imaginez-vous qu'il n'a précisément qu'un objet dans la pensée, c'est de se montrer; quand il rit, quand il s'étonne, quand il vous approuve, c'est qu'il se montre. Se tait-il? Change-t-il de contenance? Se tient-il sérieux? ce n'est rien de tout cela qu'il veut faire, c'est qu'il se montre; c'est qu'il vous dit Regardez-moi. Remarquez mes gestes et mes attitudes; voyez mes grùces dans tout ce que je fais, dans tout ce que je dis; voyez mon air fin, mon air leste, mon air cavalier, mon air dissipé; en voulez-vous du vif, du fripon, de l'agréablement étourdi? en voilà . Il dirait volontiers à tous les amants N'est-il pas vrai que ma figure vous chicane? à leurs maÃtresses OÃÂč en serait votre fidélité, si je voulais? à l'indifférente Vous n'y tenez point, je vous réveille, n'est-ce pas? à la prude Vous me lorgnez en dessous? à la vertueuse Vous résistez à la tentation de me regarder? à la jeune fille Avouez que votre coeur est ému! Il n'y a pas jusqu'à la personne ùgée qui, à ce qu'il croit, dit en elle-mÃÂȘme en le voyant Quel dommage que je ne suis plus jeune! Ergaste, riant. - Ah! ah! ah! je voudrais bien que le personnage vous entendÃt. La Marquise. - Il sentirait que je n'exagÚre pas d'un mot. Il a parlé d'un mariage qui a pensé se conclure pour lui; mais que trois ou quatre femmes jalouses, désespérées et méchantes, ont trouvé sourdement le secret de faire manquer cependant il ne sait pas encore ce qui arrivera; il n'y a que les parents de la fille qui se soient dédits, mais elle n'est pas de leur avis. Il sait de bonne part qu'elle est triste, qu'elle est changée; il est mÃÂȘme question de pleurs elle ne l'a pourtant vu que deux fois; et ce que je vous dis là , je vous le rends un peu plus clairement qu'il ne l'a conté. Un fat se doute toujours un peu qu'il l'est; et comme il a peur qu'on ne s'en doute aussi, il biaise, il est fat le plus modestement qu'il lui est possible; et c'est justement cette modestie-là qui rend sa fatuité sensible. Ergaste, riant. - Vous avez raison. La Marquise. - A cÎté de lui était une nouvelle mariée, d'environ trente ans, de ces visages d'un blanc fade, et qui font une physionomie longue et sotte; et cette nouvelle épousée, telle que je vous la dépeins, avec ce visage qui, à dix ans, était antique, prenait des airs enfantins dans la conversation; vous eussiez dit d'une petite fille qui vient de sortir de dessous l'aile de pÚre et de mÚre; figurez-vous qu'elle est toute étonnée de la nouveauté de son état; elle n'a point de contenance assurée; ses innocents appas sont encore tout confus de son aventure; elle n'est pas encore bien sûre qu'il soit honnÃÂȘte d'avoir un mari; elle baisse les yeux quand on la regarde; elle ne croit pas qu'il lui soit permis de parler si on ne l'interroge; elle me faisait toujours une inclination de tÃÂȘte en me répondant, comme si elle m'avait remerciée de la bonté que j'avais de faire comparaison avec une personne de son ùge; elle me traitait comme une mÚre, moi, qui suis plus jeune qu'elle, ah, ah, ah! Ergaste. - Ah! ah! ah! il est vrai que, si elle a trente ans, elle est à peu prÚs votre aÃnée de deux. La Marquise. - De prÚs de trois, s'il vous plaÃt. Ergaste, riant. - Est-ce là tout? La Marquise. - Non; car il faut que je me venge de tout l'ennui que m'ont donné ces originaux. Vis-à -vis de la petite fille de trente ans, était une assez grosse et grande femme de cinquante à cinquante-cinq ans, qui nous étalait glorieusement son embonpoint, et qui prend l'épaisseur de ses charmes pour de la beauté; elle est veuve, fort riche, et il y avait auprÚs d'elle un jeune homme, un cadet qui n'a rien, et qui s'épuise en platitudes pour lui faire sa cour. On a parlé du dernier bal de l'Opéra. J'y étais, a-t-elle dit, et j'y trompai mes meilleurs amis, ils ne me reconnurent point. Vous! Madame, a-t-il repris, vous n'ÃÂȘtes pas reconnaissable? Ah! je vous en défie, je vous reconnus du premier coup d'oeil à votre air de tÃÂȘte. Eh! comment cela, Monsieur? Oui, Madame, à je ne sais quoi de noble et d'aisé qui ne pouvait appartenir qu'à vous; et puis vous Îtùtes un gant; et comme, grùce au ciel, nous avons une main qui ne ressemble guÚre à d'autres, en la voyant je vous nommai. Et cette main sans pair, si vous l'aviez vue, Monsieur, est assez blanche, mais large, ne vous déplaise, mais charnue, mais boursouflée, mais courte, et tient au bras le mieux nourri que j'aie vu de ma vie. Je vous en parle savamment; car la grosse dame au grand air de tÃÂȘte prit longtemps du tabac pour exposer cette main unique, qui a de l'étoffe pour quatre, et qui finit par des doigts d'une grosseur, d'une briÚveté, à la différence de ceux de la petite fille de trente ans qui sont comme des filets. Ergaste, riant. - Un peu de variété ne gùte rien. La Marquise. - Notre cercle finissait par un petit homme qu'on trouvait si plaisant, si sémillant, qui ne dit rien et qui parle toujours; c'est-à -dire qu'il a l'action vive, l'esprit froid et la parole éternelle il était auprÚs d'un homme grave qui décide par monosyllabes, et dont la compagnie paraissait faire grand cas; mais à vous dire vrai, je soupçonne que tout son esprit est dans sa perruque elle est ample et respectable, et je le crois fort borné quand il ne l'a pas; les grandes perruques m'ont si souvent trompée que je n'y crois plus. Ergaste, riant. - Il est constant qu'il est de certaines tÃÂȘtes sur lesquelles elles en imposent. La Marquise. - Grùce au ciel, la visite a été courte, je n'aurais pu la soutenir longtemps, et je viens respirer avec vous. Quelle différence de vous à tout le monde! Mais dites sérieusement, vous ÃÂȘtes donc un peu content de moi? Ergaste. - Plus que je ne puis dire. La Marquise. - Prenez garde, car je vous crois à la lettre; vous répondez de ma raison là -dessus, je vous l'abandonne. Ergaste. - Prenez garde aussi de m'estimer trop. La Marquise. - Vous, Ergaste? vous ÃÂȘtes un homme admirable vous me diriez que je suis parfaite que je n'en appellerais pas je ne parle pas de la figure, entendez-vous? Ergaste. - Oh! de celle-là , vous vous en passeriez bien, vous l'avez de trop. La Marquise. - Je l'ai de trop? Avec quelle simplicité il s'exprime! vous me charmez, Ergaste, vous me charmez... A propos, vous envoyez à Paris; dites à votre homme qu'il vienne chercher une lettre que je vais achever. Ergaste. - Il n'y a qu'à le dire à Frontin que je vois. Frontin! ScÚne V Frontin, Ergaste, La Marquise Frontin. - Monsieur? Ergaste. - Suivez Madame, elle va vous donner une lettre, que vous remettrez à celui que je fais partir pour Paris. Frontin. - Il est lui-mÃÂȘme chez Madame qui attend la lettre. La Marquise. - Il l'aura dans un moment. J'aperçois Dorante qui se promÚne là -bas, et je me sauve. Ergaste. - Et moi je vais faire mes paquets. ScÚne VI Frontin, Lisette, qui survient. Frontin. - Ils me paraissent bien satisfaits tous deux. Oh! n'importe, cela ne saurait durer. Lisette. - Eh bien! me voilà revenue; qu'as-tu imaginé? Frontin. - Toutes réflexions faites, je conclus qu'il faut d'abord commencer par nous brouiller tous deux. Lisette. - Que veux-tu dire? à quoi cela nous mÚnera-t-il? Frontin. - Je n'en sais encore rien; je ne saurais t'expliquer mon projet; j'aurais de la peine à me l'expliquer à moi-mÃÂȘme ce n'est pas un projet, c'est une confusion d'idées fort spirituelles qui n'ont peut-ÃÂȘtre pas le sens commun, mais qui me flattent. Je verrai clair à mesure; à présent je n'y vois goutte. J'aperçois pourtant en perspective des discordes, des querelles, des dépits, des explications, des rancunes tu m'accuseras, je t'accuserai; on se plaindra de nous; tu auras mal parlé, je n'aurai pas mieux dit. Tu n'y comprends rien, la chose est obscure, j'essaie, je hasarde; je te conduirai, et tout ira bien; m'entends-tu un peu? Lisette. - Oh! belle demande! cela est si clair! Frontin. - Paix; voici nos gens qui arrivent tu sa le rÎle que je t'ai donné; obéis, j'aurai soin du reste. ScÚne VII Dorante, Araminte, Lisette, Frontin Araminte. - Ah! c'est vous, Lisette? nous avons cru qu'Ergaste et la Marquise se promenaient ici. Lisette. - Non, Madame, mais nous parlions d'eux, à votre profit. Dorante. - A mon profit! et que peut-on faire pour moi? La Marquise est à la veille d'épouser Ergaste; il y a du moins lieu de le croire, à l'empressement qu'ils ont l'un pour l'autre. Frontin. - Point du tout, nous venons tout à l'heure de rompre ce mariage, Lisette et moi, dans notre petit conseil... Araminte. - Sur ce pied-là , vous ne vous aimez donc pas, vous autres? Lisette. - On ne peut pas moins. Frontin. - Mon étoile ne veut pas que je rende justice à Mademoiselle. Lisette. - Et la mienne veut que je rende justice à Monsieur. Frontin. - Nous avions déjà conclu d'affaire avec d'autres, et Madame loge chez elle la petite personne que j'aime. Araminte. - Quoi! Marton? Frontin. - Vous l'avez dit, Madame; mon amour est de sa façon. Quant à Mademoiselle, son coeur est allé à Dubois, c'est lui qui le possÚde. Dorante. - J'en serais charmé, Lisette. Lisette. - Laissons là ce détail; vous aimez toujours ma maÃtresse; dans le fond elle ne vous haïssait pas, et c'est vous qui l'épouserez, je vous la donne. Frontin. - Et c'est Madame à qui je prends la liberté de transporter mon maÃtre. Araminte, riant. - Vous me le transportez, Frontin? Et que savez-vous si je voudrai de lui? Lisette. - Madame a raison, tu ne lui ferais pas là un grand présent. Araminte. - Vous parlez fort mal, Lisette; ce que j'ai répondu à Frontin ne signifie rien contre Ergaste, que je regarde comme un des hommes les plus dignes de l'attachement d'une femme raisonnable. Lisette, d'un ton ironique. - A la bonne heure; je le trouvais un homme fort ordinaire, et je vais le regarder comme un homme fort rare. Frontin. - Pour le moins aussi rare que ta maÃtresse soit dit sans préjudice de la reconnaissance que j'ai pour la bonne chÚre que j'ai fait chez elle. Dorante. - Halte-là , faquin; prenez garde à ce que vous direz de Madame la Marquise. Frontin. - Monsieur, je défends mon maÃtre. Lisette. - Voyez donc cet animal; c'est bien à toi à parler d'elle tu nous fais là une belle comparaison. Frontin, criant. - Qu'appelles-tu une comparaison? Araminte. - Allez, Lisette; vous ÃÂȘtes une impertinente avec vos airs méprisants contre un homme dont je prends le parti, et votre maÃtresse elle-mÃÂȘme me fera raison du peu de respect que vous avez pour moi. Lisette. - Pardi! voilà bien du bruit pour un petit mot; c'est donc le phénix, Monsieur Ergaste? Frontin. - Ta maÃtresse en est-elle un plus que nous? Dorante. - Paix! vous dis-je. Frontin. - Monsieur, je suis indigné qu'est-ce donc que sa maÃtresse a qui la relÚve tant au-dessus de mon maÃtre? On sait bien qu'elle est aimable; mais il y en a encore de plus belles, quand ce ne serait que Madame. Dorante, haut. - Madame n'a que faire là -dedans, maraud; mais je te donnerais cent coups de bùton, sans la considération que j'ai pour ton maÃtre. ScÚne VIII Dorante, Frontin, Ergaste, Araminte Ergaste. - Qu'est-ce donc, Dorante, il me semble que tu cries? est-ce ce coquin-là qui te fùche? Dorante. - C'est un insolent. Ergaste. - Qu'as-tu donc fait, malheureux? Frontin. - Monsieur, si la sincérité loge quelque part, c'est dans votre coeur. Parlez la plus belle femme du monde est-ce la Marquise? Ergaste. - Non, qu'est-ce que cette mauvaise plaisanterie-là , butor? La Marquise est aimable et non pas belle. Frontin, joyeux. - Comme un ange! Ergaste. - Sans aller plus loin, Madame a les traits plus réguliers qu'elle. Frontin. - J'ai prononcé de mÃÂȘme sur ces deux articles, et Monsieur s'emporte; il dit que sans vous la dispute finirait sur mes épaules; je vous laisse mon bon droit à soutenir, et je me retire avec votre suffrage. ScÚne IX Ergaste, Dorante, Araminte Ergaste, riant. - Quoi! Dorante, c'est là ce qui t'irrite? A quoi songes-tu donc? Eh mais je suis persuadé que la Marquise elle-mÃÂȘme ne se pique pas de beauté, elle n'en a que faire pour ÃÂȘtre aimée. Dorante. - Quoi qu'il en soit, nous sommes amis. L'opiniùtreté de cet impudent m'a choqué, et j'espÚre que tu voudras bien t'en défaire; et s'il le faut, je t'en ferai prier par la Marquise, sans lui dire ce dont il s'agit. Ergaste. - Je te demande grùce pour lui, et je suis sûr que la Marquise te la demandera elle-mÃÂȘme. Au reste, j'étais venu savoir si vous n'avez rien à mander à Paris, oÃÂč j'envoie un de mes gens qui va partir; peut-il vous ÃÂȘtre utile? Araminte. - Je le chargerai d'un petit billet, si vous le voulez bien. Ergaste, lui donnant la main. - Allons, Madame, vous me le donnerez à moi-mÃÂȘme. La Marquise arrive au moment qu'ils sortent. ScÚne X La Marquise, Ergaste, Dorante, Araminte La Marquise. - Eh! oÃÂč allez-vous donc, tous deux? Ergaste. - Madame va me remettre un billet pour ÃÂȘtre porté à Paris; et je reviens ici dans le moment, Madame. ScÚne XI Dorante, la Marquise, aprÚs s'ÃÂȘtre regardés, et avoir gardé un grand silence. La Marquise. - Eh bien! Dorante, me promÚnerai-je avec un muet? Dorante. - Dans la triste situation oÃÂč me met votre indifférence pour moi, je n'ai rien à dire, et je ne sais que soupirer. La Marquise, tristement. - Une triste situation et des soupirs! que tout cela est triste! que vous ÃÂȘtes à plaindre! mais soupirez-vous quand je n'y suis point, Dorante? j'ai dans l'esprit que vous me gardez vos langueurs. Dorante. - Eh! Madame, n'abusez point du pouvoir de votre beauté ne vous suffit-il pas de me préférer un rival? pouvez-vous encore avoir la cruauté de railler un homme qui vous adore? La Marquise. - Qui m'adore! l'expression est grande et magnifique assurément mais je lui trouve un défaut; c'est qu'elle me glace, et vous ne la prononcez jamais que je ne sois tentée d'ÃÂȘtre aussi muette qu'une idole. Dorante. - Vous me désespérez, fut-il jamais d'homme plus maltraité que je le suis? fut-il de passion plus méprisée? La Marquise. - Passion! j'ai vu ce mot-là dans Cyrus ou dans Cléopùtre. Eh! Dorante, vous n'ÃÂȘtes pas indigne qu'on vous aime; vous avez de tout, de l'honneur, de la naissance, de la fortune, et mÃÂȘme des agréments; je dirai mÃÂȘme que vous m'auriez peut-ÃÂȘtre plu; mais je n'ai jamais pu me fier à votre amour; je n'y ai point de foi, vous l'exagérez trop; il révolte la simplicité de caractÚre que vous me connaissez. M'aimez-vous beaucoup? ne m'aimez-vous guÚre? faites-vous semblant de m'aimer? c'est ce que je ne saurais décider. Eh! le moyen d'en juger mieux, à travers toutes les emphases ou toutes les impostures galantes dont vous l'enveloppez? Je ne sais plus que soupirer, dites-vous. Y a-t-il rien de si plat? Un homme qui aime une femme raisonnable ne dit point Je soupire; ce mot n'est pas assez sérieux pour lui, pas assez vrai; il dit Je vous aime; je voudrais bien que vous m'aimassiez; je suis bien mortifié que vous ne m'aimiez pas voilà tout, et il n'y a que cela dans votre coeur non plus. Vous n'y verrez, ni que vous m'adorez, car c'est parler en poÚte; ni que vous ÃÂȘtes désespéré, car il faudrait vous enfermer; ni que je suis cruelle, car je vis doucement avec tout le monde; ni peut-ÃÂȘtre que je suis belle, quoique à tout prendre il se pourrait que je la fusse; et je demanderai à Ergaste ce qui en est; je compterai sur ce qu'il me dira; il est sincÚre c'est par là que je l'estime; et vous me rebutez par le contraire. Dorante, vivement. - Vous me poussez à bout; mon coeur en est plus croyable qu'un misanthrope qui voudra peut-ÃÂȘtre passer pour sincÚre à vos dépens, et aux dépens de la sincérité mÃÂȘme. A mon égard, je n'exagÚre point je dis que je vous adore, et cela est vrai; ce que je sens pour vous ne s'exprime que par ce mot-là . J'appelle aussi mon amour une passion, parce que c'en est une; je dis que votre raillerie me désespÚre, et je ne dis rien de trop; je ne saurais rendre autrement la douleur que j'en ai; et s'il ne faut pas m'enfermer, c'est que je ne suis qu'affligé, et non pas insensé. Il est encore vrai que je soupire, et que je meurs d'ÃÂȘtre méprisé oui, je m'en meurs, oui, vos railleries sont cruelles, elles me pénÚtrent le coeur, et je le dirai toujours. Adieu, Madame; voici Ergaste, cet homme si sincÚre, et je me retire. Jouissez à loisir de la froide et orgueilleuse tranquillité avec laquelle il vous aime. La Marquise, le voyant s'en aller. - Il en faut convenir, ces derniÚres fictions-ci sont assez pathétiques. ScÚne XII La Marquise, Ergaste Ergaste. - Je suis charmé de vous trouver seule, Marquise; je ne m'y attendais pas. Je viens d'écrire à mon frÚre à Paris; savez-vous ce que je lui mande? ce que je ne vous ai pas encore dit à vous-mÃÂȘme. La Marquise. - Quoi donc? Ergaste. - Que je vous aime. La Marquise, riant. - Je le savais, je m'en étais aperçue. Ergaste. - Ce n'est pas là tout; je lui marque encore une chose. La Marquise. - Qui est?... Ergaste. - Que je croyais ne vous pas déplaire. La Marquise. - Toutes vos nouvelles sont donc vraies? Ergaste. - Je vous reconnais à cette réponse franche. La Marquise. - Si c'était le contraire, je vous le dirais tout aussi uniment. Ergaste. - A ma premiÚre lettre, si vous voulez, je manderai tout net que je vous épouserai bientÎt. La Marquise. - Eh mais! apparemment. Ergaste. - Et comme on peut se marier à la campagne, je pourrai mÃÂȘme mander que c'en est fait. La Marquise, riant. - Attendez; laissez-moi respirer en vérité, vous allez si vite que je me suis crue mariée. Ergaste. - C'est que ce sont de ces choses qui vont tout de suite, quand on s'aime. La Marquise. - Sans difficulté; mais, dites-moi, Ergaste, vous ÃÂȘtes homme vrai qu'est-ce que c'est que votre amour? car je veux ÃÂȘtre véritablement aimée. Ergaste. - Vous avez raison; aussi vous aimé-je de tout mon coeur. La Marquise. - Je vous crois. N'avez-vous jamais rien aimé plus que moi? Ergaste. - Non, d'homme d'honneur passe pour autant une fois en ma vie. Oui, je pense bien avoir aimé autant; pour plus, je n'en ai pas l'idée; je crois mÃÂȘme que cela ne serait pas possible. La Marquise. - Oh! trÚs possible, je vous en réponds; rien n'empÃÂȘche que vous n'aimiez encore davantage je n'ai qu'à ÃÂȘtre plus aimable et cela ira plus loin; passons. Laquelle de nous deux vaut le mieux, de celle que vous aimiez ou de moi? Ergaste. - Mais ce sont des grùces différentes; elle en avait infiniment. La Marquise. - C'est-à -dire un peu plus que moi. Ergaste. - Ma foi, je serais fort embarrassé de décider là -dessus. La Marquise. - Et moi, non, je prononce. Votre incertitude décide; comptez aussi que vous l'aimiez plus que moi. Ergaste. - Je n'en crois rien. La Marquise, riant. - Vous rÃÂȘvez; n'aime-t-on pas toujours les gens à proportion de ce qu'ils sont aimables? et dÚs qu'elle l'était plus que je ne la suis, qu'elle avait plus de grùces, il a bien fallu que vous l'aimassiez davantage? votre coeur n'a guÚre de mémoire. Ergaste. - Elle avait plus de grùces! mais c'est ce qui est indécis, et si indécis, que je penche à croire que vous en avez bien autant. La Marquise. - Oui! penchez-vous, vraiment? cela est considérable; mais savez-vous à quoi je penche, moi? Ergaste. - Non. La Marquise. - A laisser là cette égalité si équivoque, elle ne me tente point; j'aime autant la perdre que de la gagner, en vérité. Ergaste. - Je n'en doute pas; je sais votre indifférence là -dessus, d'autant plus que si cette égalité n'y est point, ce serait de si peu de chose! La Marquise, vivement. - Encore! Eh! je vous dis que je n'en veux point, que j'y renonce. A quoi sert d'éplucher ce qu'elle a de plus, ce que j'ai de moins? Ne vous travaillez plus à nous évaluer; mettez-vous l'esprit en repos; je lui cÚde, j'en ferai un astre, si vous voulez. Ergaste, riant. - Ah! ah! ah! votre badinage me charme; il en sera donc ce qu'il vous plaira; l'essentiel est que je vous aime autant que je l'aimais. La Marquise. - Vous me faites bien de la grùce; quand vous en rabattriez, je ne m'en plaindrais pas. Continuons, vos naïvetés m'amusent, elles sont de si bon goût! Vous avez paru, ce me semble, avoir quelque inclination pour Araminte? Ergaste. - Oui, je me suis senti quelque envie de l'aimer; mais la difficulté de pénétrer ses dispositions m'a rebuté. On risque toujours de se méprendre avec elle, et de croire qu'elle est sensible quand elle n'est qu'honnÃÂȘte; et cela ne me convient point. La Marquise, ironiquement. - Je fais grand cas d'elle; comment la trouvez-vous? à qui de nous deux, amour à part, donneriez-vous la préférence? ne me trompez point. Ergaste. - Oh! jamais, et voici ce que j'en pense Araminte a de la beauté, on peut dire que c'est une belle femme. La Marquise. - Fort bien. Et quant à moi, à cet égard-là , je n'ai qu'à me cacher, n'est-ce pas? Ergaste. - Pour vous, Marquise, vous plaisez plus qu'elle. La Marquise, à part, en riant. - J'ai tort, je passe l'étendue de mes droits. Ah! le sot homme! qu'il est plat! Ah! ah! ah! Ergaste. - Mais de quoi riez-vous donc? La Marquise. - Franchement, c'est que vous ÃÂȘtes un mauvais connaisseur, et qu'à dire vrai, nous ne sommes belles ni l'une ni l'autre. Ergaste. - Il me semble cependant qu'une certaine régularité de traits... La Marquise. - Visions, vous dis-je; pas plus belles l'une que l'autre. De la régularité dans les traits d'Araminte! de la régularité! vous me faites pitié! et si je vous disais qu'il y a mille gens qui trouvent quelque chose de baroque dans son air? Ergaste. - Du baroque à Araminte! La Marquise. - Oui, Monsieur, du baroque; mais on s'y accoutume, et voilà tout; et quand je vous accorde que nous n'avons pas plus de beauté l'une que l'autre, c'est que je ne me soucie guÚre de me faire tort; mais croyez que tout le monde la trouvera encore plus éloignée d'ÃÂȘtre belle que moi, tout effroyable que vous me faites. Ergaste. - Moi, je vous fais effroyable? La Marquise. - Mais il faut bien, dÚs que je suis au-dessous d'elle. Ergaste. - J'ai dit que votre partage était de plaire plus qu'elle. La Marquise. - Soit, je plais davantage, mais je commence par faire peur. Ergaste. - Je puis m'ÃÂȘtre trompé, cela m'arrive souvent; je réponds de la sincérité de mes sentiments, mais je n'en garantis pas la justesse. La Marquise. - A la bonne heure; mais quand on a le goût faux, c'est une triste qualité que d'ÃÂȘtre sincÚre. Ergaste. - Le plus grand défaut de ma sincérité, c'est qu'elle est trop forte. La Marquise. - Je ne vous écoute pas, vous voyez de travers; ainsi changeons de discours, et laissons là Araminte. Ce n'est pas la peine de vous demander ce que vous pensiez de la différence de nos esprits, vous ne savez pas juger. Ergaste. - Quant à vos esprits, le vÎtre me paraÃt bien vif, bien sensible, bien délicat. La Marquise. - Vous biaisez ici, c'est vain et emporté que vous voulez dire. ScÚne XIII La Marquise, Ergaste, Lisette La Marquise. - Mais que vient faire ici Lisette? A qui en voulez-vous? Lisette. - A Monsieur, Madame; je viens vous avertir d'une chose, Monsieur. Vous savez que tantÎt Frontin a osé dire à Dorante mÃÂȘme qu'Araminte était beaucoup plus belle que ma maÃtresse? La Marquise. - Quoi! qu'est-ce donc, Lisette? est-ce que nos beautés ont déjà été débattues? Lisette. - Oui, Madame, et Frontin vous mettait bien au-dessous d'Araminte, elle présente et moi aussi. La Marquise. - Elle présente! Qui répondait? Lisette. - Qui laissait dire. La Marquise, riant. - Eh mais, conte-moi donc cela. Comment! je suis en procÚs sur d'aussi grands intérÃÂȘts, et je n'en savais rien! Eh bien? Lisette. - Ce que je veux apprendre à Monsieur, c'est que Frontin dit qu'il est arrivé dans le temps que Dorante se fùchait, s'emportait contre lui en faveur de Madame. La Marquise. - Il s'emportait, dis-tu? toujours en présence d'Araminte? Lisette. - Oui, Madame; sur quoi Frontin dit donc que vous ÃÂȘtes arrivé, Monsieur; que vous avez demandé à Dorante de quoi il se plaignait, et que, l'ayant su, vous avez extrÃÂȘmement loué son avis, je dis l'avis de Frontin; que vous y avez applaudi, et déclaré que Dorante était un flatteur ou n'y voyait goutte; voilà ce que cet effronté publie, et j'ai cru qu'il était à propos de vous informer d'un discours qui ne vous ferait pas honneur, et qui ne convient ni à vous ni à Madame. La Marquise, riant. - Le rapport de Frontin est-il exact, Monsieur? Ergaste. - C'est un sot, il en a dit beaucoup trop il est faux que je l'aie applaudi ou loué mais comme il ne s'agissait que de la beauté, qu'on ne saurait contester à Araminte, je me suis contenté de dire froidement que je ne voyais pas qu'il eût tort. La Marquise, d'un air critique et sérieux. - Il est vrai que ce n'est pas là applaudir, ce n'est que confirmer, qu'appuyer la chose. Ergaste. - Sans doute. La Marquise. - Toujours devant Araminte? Ergaste. - Oui; et j'ai mÃÂȘme ajouté, par une estime particuliÚre pour vous, que vous seriez de mon avis vous-mÃÂȘme. La Marquise. - Ah! vous m'excuserez. Voilà oÃÂč l'oracle s'est trop avancé; je ne justifierai point votre estime j'en suis fùchée; mais je connais Araminte, et je n'irai point confirmer aussi une décision qui lui tournerait la tÃÂȘte; car elle est si sotte je gage qu'elle vous aura cru, et il n'y aurait plus moyen de vivre avec elle. Laissez-nous, Lisette. ScÚne XIV La Marquise, Ergaste La Marquise. - Monsieur, vous m'avez rendu compte de votre coeur; il est juste que je vous rende compte du mien. Ergaste. - Voyons. La Marquise. - Ma premiÚre inclination a d'abord été mon mari, qui valait mieux que vous, Ergaste, soit dit sans rien diminuer de l'estime que vous méritez. Ergaste. - AprÚs, Madame? La Marquise. - Depuis sa mort, je me suis senti, il y a deux ans, quelque sorte de penchant pour un étranger qui demeura peu de temps à Paris, que je refusai de voir, et que je perdis de vue; homme à peu prÚs de votre taille, ni mieux ni plus mal fait; de ces figures passables, peut-ÃÂȘtre un peu plus remplie, un peu moins fluette, un peu moins décharnée que la vÎtre. Ergaste. - Fort bien. Et de Dorante, que m'en direz-vous, Madame? La Marquise. - Qu'il est plus doux, plus complaisant, qu'il a la mine un peu plus distinguée, et qu'il pense plus modestement de lui que vous; mais que vous plaisez davantage. Ergaste. - J'ai tort aussi, trÚs tort mais ce qui me surprend, c'est qu'une figure aussi chétive que la mienne, qu'un homme aussi désagréable, aussi revÃÂȘche, aussi sottement infatué de lui-mÃÂȘme, ait pu gagner votre coeur. La Marquise. - Est-ce que nos coeurs ont de la raison? Il entre tant de caprices dans les inclinations! Ergaste. - Il vous en a fallu un des plus déterminés pour pouvoir m'aimer avec de si terribles défauts, qui sont peut-ÃÂȘtre vrais, dont je vous suis obligé de m'avertir, mais que je ne savais guÚre. La Marquise. - Eh! savais-je, moi, que j'étais vaine, laide et mutine? Vous me l'apprenez, et je vous rends instruction pour instruction. Ergaste. - Je tùcherai d'en profiter; tout ce que je crains, c'est qu'un homme aussi commun, et qui vaut si peu, ne vous rebute. La Marquise, froidement. - Eh! dÚs que vous pardonnez à mes désagréments, il est juste que je pardonne à la petitesse de votre mérite. Ergaste. - Vous me rassurez. La Marquise, à part. - Personne ne viendra-t-il me délivrer de lui? Ergaste. - Quelle heure est-il? La Marquise. - Je crois qu'il est tard. Ergaste. - Ne trouvez-vous pas que le temps se brouille? La Marquise. - Oui, nous aurons de l'orage. Ils sont quelque temps sans se parler. Ergaste. - Je suis d'avis de vous laisser; vous me paraissez rÃÂȘver. La Marquise. - Non, c'est que je m'ennuie; ma sincérité ne vous choquera pas. Ergaste. - Je vous en remercie, et je vous quitte; je suis votre serviteur. La Marquise. - Allez, Monsieur... A propos, quand vous écrirez à votre frÚre, n'allez pas si vite sur les nouvelles de notre mariage. Ergaste. - Madame, je ne lui en dirai plus rien. ScÚne XV La Marquise, un moment seule; Lisette survient. La Marquise, seule. - Ah! je respire. Quel homme avec son imbécile sincérité! Assurément, s'il dit vrai, je ne suis pas une jolie personne. Lisette. - Eh bien, Madame! que dites-vous d'Ergaste? est-il assez étrange? La Marquise. - Eh mais! aprÚs tout, peut-ÃÂȘtre pas si étrange, Lisette; je ne sais plus qu'en penser moi-mÃÂȘme; il a peut-ÃÂȘtre raison; je me méfie de tout ce qu'on m'a dit jusqu'ici de flatteur pour moi; et surtout de ce que m'a dit ton Dorante, que tu aimes tant, et qui doit ÃÂȘtre le plus grand fourbe, le plus grand menteur avec ses adulations. Ah! que je me sais bon gré de l'avoir rebuté! Lisette. - Fort bien; c'est-à -dire que nous sommes tous des aveugles. Toute la terre s'accorde à dire que vous ÃÂȘtes une des plus jolies femmes de France, je vous épargne le mot de belle, et toute la terre en a menti. La Marquise. - Mais, Lisette, est-ce qu'on est sincÚre? toute la terre est polie... Lisette. - Oh! vraiment, oui; le témoignage d'un hypocondre est bien plus sûr. La Marquise. - Il peut se tromper, Lisette; mais il dit ce qu'il voit. Lisette. - OÃÂč a-t-il donc pris des yeux? Vous m'impatientez. Je sais bien qu'il y a des minois d'un mérite incertain, qui semblent jolis aux uns, et qui ne le semblent pas aux autres; et si vous aviez un de ceux-là , qui ne laissent pas de distinguer beaucoup une femme, j'excuserais votre méfiance. Mais le vÎtre est charmant; petits et grands, jeunes et vieux, tout en convient, jusqu'aux femmes; il n'y a qu'un cri là -dessus. Quand on me donna à vous, que me dit-on? Vous allez servir une dame charmante. Quand je vous vis, comment vous trouvai-je? charmante. Ceux qui viennent ici, ceux qui vous rencontrent, comment vous trouvent-ils? charmante. A la ville, aux champs, c'est le mÃÂȘme écho, partout charmante; que diantre! y a-t-il rien de plus confirmé, de plus prouvé, de plus indubitable? La Marquise. - Il est vrai qu'on ne dit pas cela d'une figure ordinaire; mais tu vois pourtant ce qui m'arrive? Lisette, en colÚre. - Pardi! vous avez un furieux penchant à vous rabaisser, je n'y saurais tenir; la petite opinion que vous avez de vous est insupportable. La Marquise. - Ta colÚre me divertit. Lisette. - Tenez, il vous est venu tantÎt compagnie; il y avait des hommes et des femmes. J'étais dans la salle d'en bas quand ils sont descendus, j'entendais ce qu'ils disaient; ils parlaient de vous, et précisément de beauté, d'agréments. La Marquise. - En descendant? Lisette. - Oui, en descendant mais il faudra que votre misanthrope les redresse, car ils étaient aussi sots que moi. La Marquise. - Et que disaient-ils donc? Lisette. - Des bÃÂȘtises, ils n'avaient pas le sens commun; c'étaient des yeux fins, un regard vif, une bouche, un sourire, un teint, des grùces! enfin des visions, des chimÚres. La Marquise. - Et ils ne te voyaient point? Lisette. - Oh! vous me feriez mourir; la porte était fermée sur moi. La Marquise. - Quelqu'un de mes gens pouvait ÃÂȘtre là ; ce n'est pas par vanité, au reste, que je suis en peine de savoir ce qui en est; car est-ce par là qu'on vaut quelque chose? Non, c'est qu'il est bon de se connaÃtre. Mais voici le plus hardi de mes flatteurs. Lisette. - Il n'en est pas moins outré des impertinences de Frontin dont il a été témoin. . ScÚne XVI La Marquise, Dorante, Lisette La Marquise. - Eh bien! Monsieur, prétendez-vous que je vous passe encore vos soupirs, vos je vous adore; vos enchantements sur ma personne? Venez-vous encore m'entretenir de mes appas? J'ai interrogé un homme vrai pour achever de vous connaÃtre, j'ai vu Ergaste; allez savoir ce qu'il pense de moi; il vous dira si je dois ÃÂȘtre contente du sot amour-propre que vous m'avez supposé par toutes vos exagérations. Lisette. - Allez, Monsieur, il vous apprendra que Madame est laide. Dorante. - Comment? Lisette. - Oui, laide, c'est une nouvelle découverte; à la vérité, cela ne se voit qu'avec les lunettes d'Ergaste. La Marquise. - Il n'est pas question de plaisanter, peu m'importe ce que je suis à cet égard; ce n'est pas l'intérÃÂȘt que j'y prends qui me fait parler, pourvu que mes amis me croient le coeur bon et l'esprit bien fait, je les quitte du reste mais qu'un homme que je voulais estimer, dont je voulais ÃÂȘtre sûre, m'ait regardée comme une femme dont il croyait que ses flatteries démonteraient la petite cervelle, voilà ce que je lui reproche. Dorante, vivement. - Et moi, Madame, je vous déclare que ce n'est plus ni vous ni vos grùces que je défends; vous ÃÂȘtes fort libre de penser de vous ce qu'il vous plaira, je ne m'y oppose point; mais je ne suis ni un adulateur ni un visionnaire, j'ai les yeux bons, j'ai le jugement sain, je sais rendre justice; et je soutiens que vous ÃÂȘtes une des femmes du monde la plus aimable, la plus touchante, je soutiens qu'il n'y aura point de contradiction là -dessus; et tout ce qui me fùche en le disant, c'est que je ne saurais le soutenir sans faire l'éloge d'une personne qui m'outrage, et que je n'ai nulle envie de louer. Lisette. - Je suis de mÃÂȘme; on est fùché du bien qu'on dit d'elle. La Marquise. - Mais comment se peut-il qu'Ergaste me trouve difforme et vous charmante? comment cela se peut-il? c'est pour votre honneur que j'insiste; les sentiments varient-ils jusque-là ? Ce n'est jamais que du plus au moins qu'on diffÚre; mais du blanc au noir, du tout au rien, je m'y perds. Dorante, vivement. - Ergaste est un extravagant, la tÃÂȘte lui tourne; cet esprit-là ne fera pas bonne fin. Lisette. - Lui? je ne lui donne pas six mois sans avoir besoin d'ÃÂȘtre enfermé. Dorante. - Parlez, Madame, car je suis piqué; c'est votre sincérité que j'interroge vous ÃÂȘtes-vous jamais présentée nulle part, au spectacle, en compagnie, que vous n'ayez fixé les yeux de tout le monde, qu'on ne vous y ait distinguée? La Marquise. - Mais... qu'on ne m'ait distinguée... Dorante. - Oui, Madame, oui, je m'en fierai à ce que vous en savez, je ne vous crois pas capable de me tromper. Lisette. - Voyons comment Madame se tirera de ce pas-ci. Il faut répondre. La Marquise. - Eh bien! j'avoue que la question m'embarrasse. Dorante. - Eh! morbleu! Madame, pourquoi me condamnez-vous donc? La Marquise. - Mais cet Ergaste? Lisette. - Mais cet Ergaste est si hypocondre, qu'il a l'extravagance de trouver Araminte mieux que vous. Dorante. - Et cette Araminte est si dupe, qu'elle en est émue, qu'elle se rengorge, et s'en estime plus qu'à l'ordinaire. La Marquise. - Tout de bon? cette pauvre petite femme! ah! ah! ah! ah!... Je voudrais bien voir l'air qu'elle a dans sa nouvelle fortune. Elle est donc bien gonflée? Dorante. - Ma foi, je l'excuse; il n'y a point de femme, en pareil cas, qui ne se redressùt aussi bien qu'elle. La Marquise. - Taisez-vous, vous ÃÂȘtes un fripon; peu s'en faut que je ne me redresse aussi, moi. Dorante. - Je parle d'elle, Madame, et non pas de vous. La Marquise. - Il est vrai que je me sens obligée de dire, pour votre justification, qu'on a toujours mis quelque différence entre elle et moi; je ne serai pas de bonne foi si je le niais; ce n'est pas qu'elle ne soit aimable. TrÚs aimable; mais en fait de grùces il y a bien des degrés. La Marquise. - J'en conviens; j'entends raison quand il faut. Dorante. - Oui, quand on vous y force. La Marquise. - Eh! pourquoi est-ce que je dispute? ce n'est pas pour moi, c'est pour vous; je ne demande pas mieux que d'avoir tort pour ÃÂȘtre satisfaite de votre caractÚre. Dorante. - Ce n'est pas que vous n'ayez vos défauts; vous en avez, car je suis sincÚre aussi, moi, sans me vanter de l'ÃÂȘtre. La Marquise, étonnée. - Ah! ah! mais vous me charmez, Dorante; je ne vous connaissais pas. Eh bien! ces défauts, je veux que vous me les disiez, au moins. Voyons. Dorante. - Oh! voyons. Est-il permis, par exemple, avec une figure aussi distinguée que la vÎtre, et faite au tour, est-il permis de vous négliger quelquefois autant que vous le faites? La Marquise. - Que voulez-vous? c'est distraction, c'est souvent par oubli de moi-mÃÂȘme. Dorante. - Tant pis; ce matin encore vous marchiez toute courbée, pliée en deux comme une femme de quatre-vingts ans, et cela avec la plus belle taille du monde. Lisette. - Oh! oui; le plus souvent cela va comme cela peut. La Marquise. - Eh bien! tu vois, Lisette; en bon français, il me dit que je ressemble à une vieille, que je suis contrefaite, que j'ai mauvaise façon; et je ne m'en fùche pas, je l'en remercie d'oÃÂč vient? c'est qu'il a raison et qu'il parle juste. Dorante. - J'ai eu mille fois envie de vous dire comme aux enfants Tenez-vous droite. La Marquise. - Vous ferez fort bien; je ne vous rendais pas justice, Dorante et encore une fois il faut vous connaÃtre; je doutais mÃÂȘme que vous m'aimassiez, et je résistais à mon penchant pour vous. Dorante. - Ah! Marquise! La Marquise. - Oui, j'y résistais mais j'ouvre les yeux, et tout à l'heure vous allez ÃÂȘtre vengé. Ecoutez-moi, Lisette; le notaire d'ici est actuellement dans mon cabinet qui m'arrange des papiers; allez lui dire qu'il tienne tout prÃÂȘt un contrat de mariage. A Dorante. Voulez-vous bien qu'il le remplisse de votre nom et du mien, Dorante? Dorante, lui baisant la main. - Vous me transportez, Madame! La Marquise. - Il y a longtemps que cela devrait ÃÂȘtre fait. Allez, Lisette, et approchez-moi cette table; y a-t-il dessus tout ce qu'il faut pour écrire? Lisette. - Oui, Madame, voilà la table, et je cours au notaire. La Marquise. - N'est-ce pas Araminte que je vois? que vient-elle nous dire? ScÚne XVII Araminte, La Marquise, Dorante Araminte, en riant. - Marquise, je viens rire avec vous d'un discours sans jugement, qu'un valet a tenu, et dont je sais que vous ÃÂȘtes informée. Je vous dirais bien que je le désavoue, mais je pense qu'il n'en est pas besoin; vous me faites apparemment la justice de croire que je me connais, et que je sais à quoi m'en tenir sur pareille folie. La Marquise. - De grùce, permettez-moi d'écrire un petit billet qui presse, il n'interrompra point notre entretien. Araminte. - Que je ne vous gÃÂȘne point. La Marquise, écrivant. - Ne parlez-vous pas de ce qui s'est passé tantÎt devant vous, Madame? Araminte. - De cela mÃÂȘme. La Marquise. - Eh bien! il n'y a plus qu'à vous féliciter de votre bonne fortune. Tout ce qu'on y pourrait souhaiter de plus, c'est qu'Ergaste fût un meilleur juge. Araminte. - C'est donc par modestie que vous vous méfiez de son jugement; car il vous a traitée plus favorablement que moi il a décidé que vous plaisiez davantage, et je changerais bien mon partage contre vous. La Marquise. - Oui-da; je sais qu'il vous trouve réguliÚre, mais point touchante; c'est-à -dire que j'ai des grùces, et vous des traits mais je n'ai pas plus de foi à mon partage qu'au vÎtre; je dis le vÎtre elle se lÚve aprÚs avoir plié son billet parce qu'entre nous nous savons que nous ne sommes belles ni l'une ni l'autre. Araminte. - Je croirais assez la moitié de ce que vous dites. La Marquise, plaisantant. - La moitié! Dorante, les interrompant. - Madame, vous faut-il quelqu'un pour donner votre billet? souhaitez-vous que j'appelle? La Marquise. - Non, je vais le donner moi-mÃÂȘme. A Araminte. Pardonnez si je vous quitte, Madame; j'en agis sans façon. ScÚne XVIII Ergaste, Araminte Ergaste. - Je ne sais si je dois me présenter devant vous. Araminte. - Je ne sais pas trop si je dois vous regarder moi-mÃÂȘme; mais d'oÃÂč vient que vous hésitez? Ergaste. - C'est que mon peu de mérite et ma mauvaise façon m'intimident; car je sais toutes mes vérités, on me les a dites. Araminte. - J'avoue que vous avez bien des défauts. Ergaste. - Auriez-vous le courage de me les passer? Araminte. - Vous ÃÂȘtes un homme si particulier! Ergaste. - D'accord. Araminte. - Un enfant sait mieux ce qu'il vaut, se connaÃt mieux que vous ne vous connaissez. Ergaste. - Ah! que me voilà bien! Araminte. - Défiant sur le bien qu'on vous veut jusqu'à en ÃÂȘtre ridicule. Ergaste. - C'est que je ne mérite pas qu'on m'en veuille. Araminte. - Toujours concluant que vous déplaisez. Ergaste. - Et que je déplairai toujours. Araminte. - Et par là toujours ennemi de vous-mÃÂȘme en voici une preuve; je gage que vous m'aimiez, quand vous m'avez quittée? Ergaste. - Cela n'est pas douteux. Je ne l'ai cru autrement que par pure imbécillité. Araminte. - Et qui plus est, c'est que vous m'aimez encore, c'est que vous n'avez pas cessé d'un instant. Ergaste. - Pas d'une minute. ScÚne XIX Araminte, Ergaste, Lisette Lisette, donnant un billet à Tenez, Monsieur, voilà ce qu'on vous envoie. Ergaste. - De quelle part? Lisette. - De celle de ma maÃtresse. Ergaste. - Eh! oÃÂč est-elle donc? Lisette. - Dans son cabinet, d'oÃÂč elle vous fait ses compliments. Ergaste. - Dites-lui que je les lui rends dans la salle oÃÂč je suis. Lisette. - Ouvrez, ouvrez. Ergaste, lisant. - Vous n'ÃÂȘtes pas au fait de mon caractÚre; je ne suis peut-ÃÂȘtre pas mieux au fait du vÎtre; quittons-nous, Monsieur, actuellement nous n'avons point d'autre parti à prendre. Ergaste, rendant le billet. - Le conseil est bon, je vais dans un moment l'assurer de ma parfaite obéissance. Lisette. - Ce n'est pas la peine; vous l'allez voir paraÃtre, et je ne suis envoyée que pour vous préparer sur votre disgrùce. ScÚne XX Ergaste, Araminte Ergaste. - Madame, j'ai encore une chose à vous dire. Araminte. - Quoi donc? Ergaste. - Je soupçonne que le notaire est là dedans qui passe un contrat de mariage; n'écrira-t-il rien en ma faveur? Araminte. - En votre faveur! mais vous ÃÂȘtes bien hardi; vous avez donc compté que je vous pardonnerais? Ergaste. - Je ne le mérite pas. Araminte. - Cela est vrai, et je ne vous aime plus; mais quand le notaire viendra, nous verrons. ScÚne XXI La Marquise, Ergaste, Araminte, Dorante, Lisette, Frontin La Marquise. - Ergaste, ce que je vais vous dire vous surprendra peut-ÃÂȘtre; c'est que je me marie, n'en serez-vous point fùché? Ergaste. - Eh! non, Madame, mais à qui? La Marquise, donnant la main à Dorante, qui la baise. - Ce que vous voyez vous le dit. Ergaste. - Ah! Dorante, que j'en ai de joie! La Marquise. - Notre contrat de mariage est passé. Ergaste. - C'est fort bien fait. A Araminte. Madame, dirai-je aussi que je me marie? La Marquise. - Vous vous mariez! à qui donc? Araminte, donnant la main à Ergaste. - Tenez; voilà de quoi répondre. Ergaste, lui baisant la main. - Ceci vous l'apprend, Marquise. On me fait grùce, tout fluet que je suis. La Marquise, avec joie. - Quoi! c'est Araminte que vous épousez? Araminte. - Notre contrat était presque passé avant le vÎtre. Ergaste. - Oui, c'est Madame que j'aime, que j'aimais, et que j'ai toujours aimée, qui plus est. La Marquise. - Ah! la comique aventure! je ne vous aimais pas non plus, Ergaste, je ne vous aimais pas; je me trompais, tout mon penchant était pour Dorante. Dorante, lui prenant la main. - Et tout mon coeur ne sera jamais qu'à vous. Ergaste, reprenant la main d'Araminte. - Et jamais vous ne sortirez du mien. La Marquise, riant. - Ah! ah! ah! nous avons pris un plaisant détour pour arriver là . Allons, belle Araminte, passons dans mon cabinet pour signer, et ne songeons qu'à nous réjouir. Frontin. - Enfin nous voilà délivrés l'un de l'autre; j'ai envie de t'embrasser de joie. Lisette. - Non, cela serait trop fort pour moi; mais je te permets de baiser ma main, pendant que je détourne la tÃÂȘte. Frontin, se cachant avec son chapeau. - Non; voilà mon transport passé, et je te salue en détournant la mienne. L'Epreuve Acteurs Comédie en un acte, en prose, représentée pour la premiÚre fois par les comédiens Italiens le 19 novembre 1740 Acteurs Madame Argante. Angélique, sa fille. Lisette, suivante. Lucidor, amant d'Angélique. Frontin, valet de Lucidor. MaÃtre Blaise, jeune fermier du village. La scÚne se passe à la campagne, dans une terre appartenant depuis peu à Lucidor. ScÚne premiÚre Lucidor, Frontin, en bottes et en habit de maÃtre. Lucidor. - Entrons dans cette salle. Tu ne fais donc que d'arriver? Frontin. - Je viens de mettre pied à terre à la premiÚre hÎtellerie du village, j'ai demandé le chemin du chùteau suivant l'ordre de votre lettre, et me voilà dans l'équipage que vous m'avez prescrit. De ma figure, qu'en dites-vous? Il se retourne. Y reconnaissez-vous votre valet de chambre, et n'ai-je pas l'air un peu trop seigneur? Lucidor. - Tu es comme il faut; à qui t'es-tu adressé en entrant? Frontin. - Je n'ai rencontré qu'un petit garçon dans la cour, et vous avez paru. A présent, que voulez-vous faire de moi et de ma bonne mine? Lucidor. - Te proposer pour époux à une trÚs aimable fille. Frontin. - Tout de bon? Ma foi, Monsieur, je soutiens que vous ÃÂȘtes encore plus aimable qu'elle. Lucidor. - Eh! non, tu te trompes, c'est moi que la chose regarde. Frontin. - En ce cas-là , je ne soutiens plus rien. Lucidor. - Tu sais que je suis venu ici il y a prÚs de deux mois pour y voir la terre que mon homme d'affaires m'a achetée; j'ai trouvé dans le chùteau une Madame Argante, qui en était comme la concierge, et qui est une petite bourgeoise de ce pays-ci. Cette bonne dame a une fille qui m'a charmé, et c'est pour elle que je veux te proposer. Frontin, riant. - Pour cette fille que vous aimez? la confidence est gaillarde! Nous serons donc trois, vous traitez cette affaire-ci comme une partie de piquet. Lucidor. - Ecoute-moi donc, j'ai dessein de l'épouser moi-mÃÂȘme. Frontin. - Je vous entends bien, quand je l'aurai épousée. Lucidor. - Me laisseras-tu dire? Je te présenterai sur le pied d'un homme riche et mon ami, afin de voir si elle m'aimera assez pour te refuser. Frontin. - Ah! c'est une autre histoire; et cela étant, il y a une chose qui m'inquiÚte. Lucidor. - Quoi? Frontin. - C'est qu'en venant, j'ai rencontré prÚs de l'hÎtellerie une fille qui ne m'a pas aperçu, je pense, qui causait sur le pas d'une porte, mais qui m'a bien la mine d'ÃÂȘtre une certaine Lisette que j'ai connue à Paris, il y a quatre ou cinq ans, et qui était à une dame chez qui mon maÃtre allait souvent. Je n'ai vu cette Lisette-là que deux ou trois fois; mais comme elle était jolie, je lui en ai conté tout autant de fois que je l'ai vue, et cela vous grave dans l'esprit d'une fille. Lucidor. - Mais, vraiment, il y en a une chez Madame Argante de ce nom-là , qui est du village, qui y a toute sa famille, et qui a passé en effet quelque temps à Paris avec une dame du pays. Frontin. - Ma foi, Monsieur, la friponne me reconnaÃtra; il y a de certaines tournures d'hommes qu'on n'oublie point. Lucidor. - Tout le remÚde que j'y sache, c'est de payer d'effronterie, et de lui persuader qu'elle se trompe. Frontin. - Oh! pour de l'effronterie, je suis en fonds. Lucidor. - N'y a-t-il pas des hommes qui se ressemblent tant, qu'on s'y méprend? Frontin. - Allons, je ressemblerai, voilà tout, mais dites-moi, Monsieur, souffririez-vous un petit mot de représentation? Lucidor. - Parle. Frontin. - Quoique à la fleur de votre ùge, vous ÃÂȘtes tout à fait sage et raisonnable, il me semble pourtant que votre projet est bien jeune. Lucidor, fùché. - Hein? Frontin. - Doucement, vous ÃÂȘtes le fils d'un riche négociant qui vous a laissé plus de cent mille livres de rente, et vous pouvez prétendre aux plus grands partis; le minois dont vous parlez là est-il fait pour vous appartenir en légitime mariage? Riche comme vous ÃÂȘtes, on peut se tirer de là à meilleur marché, ce me semble. Lucidor. - Tais-toi, tu ne connais point celle dont tu parles. Il est vrai qu'Angélique n'est qu'une simple bourgeoise de campagne; mais originairement elle me vaut bien, et je n'ai pas l'entÃÂȘtement des grandes alliances; elle est d'ailleurs si aimable, et je démÃÂȘle, à travers son innocence, tant d'honneur et tant de vertu en elle; elle a naturellement un caractÚre si distingué, que, si elle m'aime, comme je le crois, je ne serai jamais qu'à elle. Frontin. - Comment! si elle vous aime? Est-ce que cela n'est pas décidé? Lucidor. - Non, il n'a pas encore été question du mot d'amour entre elle et moi; je ne lui ai jamais dit que je l'aime; mais toutes mes façons n'ont signifié que cela; toutes les siennes n'ont été que des expressions du penchant le plus tendre et le plus ingénu. Je tombai malade trois jours aprÚs mon arrivée; j'ai été mÃÂȘme en quelque danger, je l'ai vue inquiÚte, alarmée, plus changée que moi; j'ai vu des larmes couler de ses yeux, sans que sa mÚre s'en aperçut et, depuis que la santé m'est revenue, nous continuons de mÃÂȘme; je l'aime toujours, sans le lui dire, elle m'aime aussi, sans m'en parler, et sans vouloir cependant m'en faire un secret; son coeur simple, honnÃÂȘte et vrai, n'en sait pas davantage. Frontin. - Mais vous, qui en savez plus qu'elle, que ne mettez-vous un petit mot d'amour en avant, il ne gùterait rien? Lucidor. - Il n'est pas temps; tout sûr que je suis de son coeur, je veux savoir à quoi je le dois; et si c'est l'homme riche, ou seulement moi qu'on aime c'est ce que j'éclaircirai par l'épreuve oÃÂč je vais la mettre; il m'est encore permis de n'appeler qu'amitié tout ce qui est entre nous deux, et c'est de quoi je vais profiter. Frontin. - Voilà qui est fort bien; mais ce n'était pas moi qu'il fallait employer. Lucidor. - Pourquoi? Frontin. - Oh! pourquoi? Mettez-vous à la place d'une fille, et ouvrez les yeux, vous verrez pourquoi, il y a cent à parier contre un que je plairai. Lucidor. - Le sot! hé bien! si tu plais, j'y remédierai sur-le-champ, en te faisant connaÃtre. As-tu apporté les bijoux? Frontin, fouillant dans sa poche. - Tenez, voilà tout. Lucidor. - Puisque personne ne t'a vu entrer, retire-toi avant que quelqu'un que je vois dans le jardin n'arrive, va t'ajuster, et ne parais que dans une heure ou deux. Frontin. - Si vous jouez de malheur, souvenez-vous que je vous l'ai prédit. ScÚne II Lucidor, MaÃtre Blaise, qui vient doucement habillé en riche fermier. Lucidor. - Il vient à moi, il paraÃt avoir à me parler. MaÃtre Blaise. - Je vous salue, Monsieur Lucidor. Eh bien! qu'est-ce? Comment vous va? Vous avez bonne maine à cette heure. Lucidor. - Oui je me porte assez bien, Monsieur Blaise. MaÃtre Blaise. - Faut convenir que voute maladie vous a bian fait du proufit; vous velà , morgué! pus rougeaud, pus varmeil, ça réjouit, ça me plaÃt à voir. Lucidor. - Je vous en suis obligé. MaÃtre Blaise. - C'est que j'aime tant la santé des braves gens, alle est si recommandabe, surtout la vÎtre, qui est la pus recommandabe de tout le monde. Lucidor. - Vous avez raison d'y prendre quelque intérÃÂȘt, je voudrais pouvoir vous ÃÂȘtre utile à quelque chose. MaÃtre Blaise. - Voirement, cette utilité-là est belle et bonne; et je vians tout justement vous prier de m'en gratifier d'une. Lucidor. - Voyons. MaÃtre Blaise. - Vous savez bian, Monsieur, que je fréquente chez Madame Argante, et sa fille Angélique, alle est gentille, au moins. Lucidor. - Assurément. MaÃtre Blaise, riant. - Eh! eh! eh! C'est, ne vous déplaise, que je vourais avoir sa gentillesse en mariage. Lucidor. - Vous aimez donc Angélique? MaÃtre Blaise. - Ah! cette criature-là m'affole, j'en pards si peu d'esprit que j'ai; quand il fait jour, je pense à elle; quand il fait nuit, j'en rÃÂȘve; il faut du remÚde à ça, et je vians envars vous à celle fin, par voute moyen, pour l'honneur et le respect qu'on vous porte ici, sauf voute grùce, et si ça ne vous torne pas à importunité, de me favoriser de queuques bonnes paroles auprÚs de sa mÚre, dont j'ai itou besoin de la faveur. Lucidor. - Je vous entends, vous souhaitez que j'engage Madame Argante à vous donner sa fille. Et Angélique vous aime-t-elle? MaÃtre Blaise. - Oh! dame, quand parfois je li conte ma chance, alle rit de tout son coeur, et me plante là , c'est bon signe, n'est-ce pas? Lucidor. - Ni bon, ni mauvais; au surplus, comme je crois que Madame Argante a peu de bien, que vous ÃÂȘtes fermier de plusieurs terres, fils de fermier vous-mÃÂȘme... MaÃtre Blaise. - Et que je sis encore une jeunesse, je n'ons que trente ans, et d'humeur folichonne, un Roger-Bontemps. Lucidor. - Le parti pourrait convenir, sans une difficulté. MaÃtre Blaise. - Laqueulle? Lucidor. - C'est qu'en revanche des soins que Madame Argante et toute sa maison ont eu de moi pendant ma maladie, j'ai songé à marier Angélique à quelqu'un de fort riche, qui va se présenter, qui ne veut précisément épouser qu'une fille de campagne, de famille honnÃÂȘte, et qui ne se soucie pas qu'elle ait du bien. MaÃtre Blaise. - Morgué! vous me faites là un vilain tour avec voute avisement, Monsieur Lucidor; velà qui m'est bian rude, bian chagrinant et bian traÃtre. Jarnigué! soyons bons, je l'approuve, mais ne foulons parsonne, je sis voute prochain autant qu'un autre, et ne faut pas peser sur ceti-ci, pour alléger ceti-là . Moi qui avais tant de peur que vous ne mouriez, c'était bian la peine de venir vingt fois demander Comment va-t-il, comment ne va-t-il pas? Velà -t-il pas une santé qui m'est bian chanceuse, aprÚs vous avoir mené moi-mÃÂȘme ceti-là qui vous a tiré deux fois du sang, et qui est mon cousin, afin que vous le sachiez, mon propre cousin gearmain; ma mÚre était sa tante, et jarni! ce n'est pas bian fait à vous. Lucidor. - Votre parenté avec lui n'ajoute rien à l'obligation que je vous ai. MaÃtre Blaise. - Sans compter que c'est cinq bonnes mille livres que vous m'Îtez comme un sou, et que la petite aura en mariage. Lucidor. - Calmez-vous, est-ce cela que vous en espérez? Eh bien! je vous en donne douze pour en épouser une autre et pour vous dédommager du chagrin que je vous fais. MaÃtre Blaise, étonné. - Quoi! douze mille livres d'argent sec? Lucidor. - Oui, je vous les promets, sans vous Îter cependant la liberté de vous présenter pour Angélique; au contraire, j'exige mÃÂȘme que vous la demandiez à Madame Argante, je l'exige, entendez-vous; car si vous plaisez à Angélique, je serais trÚs fùché de la priver d'un homme qu'elle aimerait. MaÃtre Blaise, se frottant les yeux de surprise. - Eh mais! c'est comme un prince qui parle! Douze mille livres! Les bras m'en tombont, je ne saurais me ravoir; allons, Monsieur, boutez-vous là , que je me prosterne devant vous, ni pus ni moins que devant un prodige. Lucidor. - Il n'est pas nécessaire, point de compliments, je vous tiendrai parole. MaÃtre Blaise. - AprÚs que j'ons été si malappris, si brutal! Eh! dites-moi, roi que vous ÃÂȘtes, si, par aventure, Angélique me chérit, j'aurons donc la femme et les douze mille francs avec? Lucidor. - Ce n'est pas tout à fait cela, écoutez-moi, je prétends, vous dis-je, que vous vous proposiez pour Angélique, indépendamment du mari que je lui offrirai; si elle vous accepte, comme alors je n'aurai fait aucun tort à votre amour, je ne vous donnerai rien; si elle vous refuse, les douze mille francs sont à vous. MaÃtre Blaise. - Alle me refusera, Monsieur, alle me refusera; le ciel m'en fera la grùce, à cause de vous qui le désirez. Lucidor. - Prenez garde, je vois bien qu'à cause des douze mille francs, vous ne demandez déjà pas mieux que d'ÃÂȘtre refusé. MaÃtre Blaise. - Hélas! peut-ÃÂȘtre bien que la somme m'étourdit un petit brin; j'en sis friand, je le confesse, alle est si consolante! Lucidor. - Je mets cependant encore une condition à notre marché, c'est que vous feigniez de l'empressement pour obtenir Angélique, et que vous continuiez de paraÃtre amoureux d'elle. MaÃtre Blaise. - Oui, Monsieur, je serons fidÚle à ça, mais j'ons bonne espérance de n'ÃÂȘtre pas daigne d'elle, et mÃÂȘmement j'avons opinion, si alle osait, qu'alle vous aimerait pus que parsonne. Lucidor. - Moi, MaÃtre Blaise? Vous me surprenez, je ne m'en suis pas aperçu, vous vous trompez; en tout cas, si elle ne veut pas de vous, souvenez-vous de lui faire ce petit reproche-là , je serais bien aise de savoir ce qui en est, par pure curiosité. MaÃtre Blaise. - An n'y manquera pas; an li reprochera devant vous, drÚs que Monsieur le commande. Lucidor. - Et comme je ne vous crois pas mal à propos glorieux, vous me ferez plaisir aussi de jeter vos vues sur Lisette, que, sans compter les douze mille francs, vous ne vous repentirez pas d'avoir choisi, je vous en avertis. MaÃtre Blaise. - Hélas! il n'y a qu'à dire, an se revirera itou sur elle, je l'aimerai par mortification. Lucidor. - J'avoue qu'elle sert Madame Argante, mais elle n'est pas de moindre condition que les autres filles du village. MaÃtre Blaise. - Eh! voirement, alle en est née native. Lucidor. - Jeune et bien faite, d'ailleurs. MaÃtre Blaise. - Charmante. Monsieur verra l'appétit que je prends déjà pour elle. Lucidor. - Mais je vous ordonne une chose; c'est de ne lui dire que vous l'aimez qu'aprÚs qu'Angélique se sera expliquée sur votre compte; il ne faut pas que Lisette sache vos desseins auparavant. MaÃtre Blaise. - Laissez faire à Blaise, en li parlant, je li dirai des propos oÃÂč elle ne comprenra rin; la velà , vous plaÃt-il que je m'en aille? Lucidor. - Rien ne vous empÃÂȘche de rester. ScÚne III Lucidor, MaÃtre Blaise, Lisette Lisette. - Je viens d'apprendre, Monsieur, par le petit garçon de notre vigneron, qu'il vous était arrivé une visite de Paris. Lucidor. - Oui, c'est un de mes amis qui vient me voir. Lisette. - Dans quel appartement du chùteau souhaitez-vous qu'on le loge? Lucidor. - Nous verrons quand il sera revenu de l'hÎtellerie oÃÂč il est retourné; oÃÂč est Angélique, Lisette? Lisette. - Il me semble l'avoir vue dans le jardin, qui s'amusait à cueillir des fleurs. Lucidor, en montrant MaÃtre Blaise. - Voici un homme qui est de bonne volonté pour elle, qui a grande envie de l'épouser, et je lui demandais si elle avait de l'inclination pour lui; qu'en pensez-vous? MaÃtre Blaise. - Oui, de queul avis ÃÂȘtes-vous touchant ça, belle brunette, m'amie? Lisette. - Eh mais! autant que j'en puis juger, mon avis est que jusqu'ici elle n'a rien dans le coeur pour vous. MaÃtre Blaise, gaiement. - Rian du tout, c'est ce que je disais. Que Mademoiselle Lisette a de jugement! Lisette. - Ma réponse n'a rien de trop flatteur, mais je ne saurais en faire une autre. MaÃtre Blaise, cavaliÚrement. - Cetelle-là est belle et bonne, et je m'y accorde. J'aime qu'on soit franc, et en effet, queul mérite avons-je pour li plaire à cette enfant? Lisette. - Ce n'est pas que vous ne valiez votre prix, Monsieur Blaise, mais je crains que Madame Argante ne vous trouve pas assez de bien pour sa fille. MaÃtre Blaise, riant. - Ca est vrai, pas assez de bian. Pus vous allez, mieux vous dites. Lisette. - Vous me faites rire avec votre air joyeux. Lucidor. - C'est qu'il n'espÚre pas grand-chose. MaÃtre Blaise. - Oui, velà ce que c'est, et pis tout ce qui viant, je le prends. A Lisette. Le biau brin de fille que vous ÃÂȘtes! Lisette. - La tÃÂȘte lui tourne, ou il y a là quelque chose que je n'entends pas. MaÃtre Blaise. - Stapendant, je me baillerai bian du tourment pour avoir Angélique, et il en pourra venir que je l'aurons, ou bian que je ne l'aurons pas, faut mettre les deux pour deviner juste. Lisette, en riant. - Vous ÃÂȘtes un trÚs grand devin! Lucidor. - Quoi qu'il en soit, j'ai aussi un parti à lui offrir, mais un trÚs bon parti, il s'agit d'un homme du monde, et voilà pourquoi je m'informe si elle n'aime personne. Lisette. - DÚs que vous vous mÃÂȘlez de l'établir, je pense bien qu'elle s'en tiendra là . Lucidor. - Adieu, Lisette, je vais faire un tour dans la grande allée; quand Angélique sera venue, je vous prie de m'en avertir. Soyez persuadée, à votre égard, que je ne m'en retournerai point à Paris sans récompenser le zÚle que vous m'avez marqué. Lisette. - Vous avez bien de la bonté, Monsieur. Lucidor, à MaÃtre Blaise, en s'en allant, et à part. - Ménagez vos termes avec Lisette, MaÃtre Blaise. MaÃtre Blaise. - Aussi fais-je, je n'y mets pas le sens commun. ScÚne IV MaÃtre Blaise, Lisette Lisette. - Ce Monsieur Lucidor a le meilleur coeur du monde. MaÃtre Blaise. - Oh! un coeur magnifique, un coeur tout d'or; au surplus, comment vous portez-vous, Mademoiselle Lisette? Lisette, riant. - Eh! que voulez-vous dire avec votre compliment, MaÃtre Blaise? Vous tenez depuis un moment des discours bien étranges. MaÃtre Blaise. - Oui, j'ons des maniÚres fantasques, et ça vous étonne, n'est-ce pas? Je m'en doute bian. Et par réflexion. Que vous ÃÂȘtes agriable! Lisette. - Que vous ÃÂȘtes original avec votre agréable! Comme il regarde; en vérité, vous extravaguez. MaÃtre Blaise. - Tout au contraire, c'est ma prudence qui vous contemple. Lisette. - Eh bien! contemplez, voyez, ai-je aujourd'hui le visage autrement fait que je l'avais hier? MaÃtre Blaise. - Non, c'est moi qui le voix mieux que de coutume; il est tout nouviau pour moi. Lisette, voulant s'en aller. - Eh! que le ciel vous bénisse. MaÃtre Blaise, l'arrÃÂȘtant. - Attendez donc. Lisette. - Eh! que me voulez-vous? C'est se moquer que de vous entendre; on dirait que vous m'en contez; je sais bien que vous ÃÂȘtes un fermier à votre aise, et que je ne suis pas pour vous, de quoi s'agit-il donc? MaÃtre Blaise. - De m'acouter sans y voir goutte, et de dire à part vous Ouais! faut qu'il y ait un secret à ça. Lisette. - Et à propos de quoi un secret? Vous ne me dites rien d'intelligible. MaÃtre Blaise. - Non, c'est fait exprÚs, c'est résolu. Lisette. - Voilà qui est bien particulier; ne recherchez-vous pas Angélique? MaÃtre Blaise. - Ça est itou conclu. Lisette. - Plus je rÃÂȘve, et plus je m'y perds. MaÃtre Blaise. - Faut que vous vous y perdiais. Lisette. - Mais pourquoi me trouver si agréable; par quel accident le remarquez-vous plus qu'à l'ordinaire? Jusqu'ici vous n'avez pas pris garde si je l'étais ou non, croirai-je que vous ÃÂȘtes tombé subitement amoureux de moi? Je ne vous en empÃÂȘche pas. MaÃtre Blaise, vite et vivement. - Je ne dis pas que je vous aime. Lisette, riant. - Que dites-vous donc? MaÃtre Blaise. - Je ne vous dis pas que je ne vous aime point; ni l'un ni l'autre, vous m'en ÃÂȘtes témoin; j'ons donné ma parole, je marche droit en besogne, voyez-vous, il n'y a pas à rire à ça; je ne dis rien, mais je pense, et je vais répétant que vous ÃÂȘtes agriable! Lisette, étonnée et le regardant. - Je vous regarde à mon tour et, si je me figurais pas que vous ÃÂȘtes timbré, en vérité, je soupçonnerais que vous ne me haïssez pas. MaÃtre Blaise. - Oh! soupçonnez, croyez, persuadez-vous, il n'y aura pas de mal, pourvu qu'il n'y ait pas de ma faute, et que ça vianne de vous toute seule sans que je vous aide. Lisette. - Qu'est-ce que cela signifie? MaÃtre Blaise. - Et mÃÂȘmement, à vous permis de m'aimer, par exemple, j'y consens encore; si le coeur vous y porte, ne vous retenez pas, je vous lùche la bride là -dessus; il n'y aura rian de pardu. Lisette. - Le plaisant compliment! Eh! quel avantage en tirerais-je? MaÃtre Blaise. - Oh! dame, je sis bridé, mais ce n'est pas comme vous, je ne saurais parler pus clair; voici venir Angélique, laissez-moi li toucher un petit mot d'affection, sans que ça empÃÂȘche que vous soyez gentille. Lisette. - Ma foi, votre tÃÂȘte est dérangée, Monsieur Blaise, je n'en rabats rien. ScÚne V Angélique, Lisette, MaÃtre Blaise Angélique, un bouquet à la main. - Bonjour, Monsieur Blaise. Est-il vrai, Lisette, qu'il est venu quelqu'un de Paris pour Monsieur Lucidor? Lisette. - Oui, à ce que j'ai su. Angélique. - Dit-on que ce soit pour l'emmener à Paris qu'on est venu? Lisette. - C'est ce que je ne sais pas, Monsieur Lucidor ne m'en a rien appris. MaÃtre Blaise. - Il n'y a pas d'apparence, il veut auparavant vous marier dans l'opulence, à ce qu'il dit. Angélique. - Me marier, Monsieur Blaise, et à qui donc, s'il vous plaÃt? MaÃtre Blaise. - La personne n'a pas encore de nom. Lisette. - Il parle vraiment d'un trÚs grand mariage; il s'agit d'un homme du monde, et il ne dit pas qui c'est, ni d'oÃÂč il viendra. Angélique, d'un air content et discret. - D'un homme du monde qu'il ne nomme pas! Lisette. - Je vous rapporte ses propres termes. Angélique. - Eh bien! je n'en suis pas inquiÚte, on le connaÃtra tÎt ou tard. MaÃtre Blaise. - Ce n'est pas moi, toujours. Angélique. - Oh! je le crois bien, ce serait là un beau mystÚre, vous n'ÃÂȘtes qu'un homme des champs, vous. MaÃtre Blaise. - Stapendant j'ons mes prétentions itou, mais je ne me cache pas, je dis mon nom, je me montre, en publiant que je suis amoureux de vous, vous le savez bian. Lisette lÚve les épaules. Angélique. - Je l'avais oublié. MaÃtre Blaise. - Me velà pour vous en aviser derechef, vous souciez-vous un peu de ça, Mademoiselle Angélique? Lisette boude. Angélique. - Hélas! guÚre. MaÃtre Blaise. - GuÚre! C'est toujours queuque chose. Prenez-y garde, au moins, car je vais me douter, sans façon, que je vous plais. Angélique. - Je ne vous le conseille pas, Monsieur Blaise; car il me semble que non. MaÃtre Blaise. - Ah! bon ça; velà qui se comprend; c'est pourtant fùcheux, voyez-vous, ça me chagraine; mais n'importe, ne vous gÃÂȘnez pas, je reviendrai tantÎt pour savoir si vous désirez que j'en parle à Madame Argante, ou s'il faudra que je m'en taise; ruminez ça à part vous, et faites à votre guise, bonjour. Et à Lisette, à part. Que vous ÃÂȘtes avenante! Lisette, en colÚre. - Quelle cervelle! ScÚne VI Lisette, Angélique Angélique. - Heureusement, je ne crains pas son amour, quand il me demanderait à ma mÚre, il n'en sera pas plus avancé. Lisette. - Lui! c'est un conteur de sornettes qui ne convient pas à une fille comme vous. Angélique. - Je ne l'écoute pas; mais dis-moi, Lisette, Monsieur Lucidor parle donc sérieusement d'un mari? Lisette. - Mais d'un mari distingué, d'un établissement considérable. Angélique. - TrÚs considérable, si c'est ce que je soupçonne. Lisette. - Et que soupçonnez-vous? Angélique. - Oh! je rougirais trop, si je me trompais! Lisette. - Ne serait-ce pas lui, par hasard, que vous vous imaginez ÃÂȘtre l'homme en question, tout grand seigneur qu'il est par ses richesses? Angélique. - Bon, lui! je ne sais pas seulement moi-mÃÂȘme ce que je veux dire, on rÃÂȘve, on promÚne sa pensée, et puis c'est tout; on le verra, ce mari, je ne l'épouserai pas sans le voir. Lisette. - Quand ce ne serait qu'un de ses amis, ce serait toujours une grande affaire; à propos, il m'a recommandé d'aller l'avertir quand vous seriez venue, et il m'attend dans l'allée. Angélique. - Eh! va donc; à quoi t'amuses-tu là ? pardi, tu fais bien les commissions qu'on te donne, il n'y sera peut-ÃÂȘtre plus. Lisette. - Tenez, le voilà lui-mÃÂȘme. ScÚne VII Angélique, Lucidor, Lisette Lucidor. - Y a-t-il longtemps que vous ÃÂȘtes ici, Angélique? Angélique. - Non, Monsieur, il n'y a qu'un moment que je sais que vous avez envie de me parler, et je la querellais de ne me l'avoir pas dit plus tÎt. Lucidor. - Oui, j'ai à vous entretenir d'une chose assez importante. Lisette. - Est-ce en secret? M'en irai-je? Lucidor. - Il n'y a pas de nécessité que vous restiez. Angélique. - Aussi bien je crois que ma mÚre aura besoin d'elle. Lisette. - Je me retire donc. ScÚne VIII Lucidor, Angélique Lucidor la regardant attentivement. Angélique, en riant. - A quoi songez-vous donc en me considérant si fort? Lucidor. - Je songe que vous embellissez tous les jours. Angélique. - Ce n'était pas de mÃÂȘme quand vous étiez malade. A propos, je sais que vous aimez les fleurs, et je pensais à vous aussi en cueillant ce petit bouquet; tenez, Monsieur, prenez-le. Lucidor. - Je ne le prendrai que pour vous le rendre, j'aurai plus de plaisir à vous le voir. Angélique prend. - Et moi, à cette heure que je l'ai reçu, je l'aime mieux qu'auparavant. Lucidor. - Vous ne répondez jamais rien que d'obligeant. Angélique. - Ah! cela est si aisé avec de certaines personnes; mais que me voulez-vous donc? Lucidor. - Vous donner des témoignages de l'extrÃÂȘme amitié que j'ai pour vous, à condition qu'avant tout, vous m'instruirez de l'état de votre coeur. Angélique. - Hélas! le compte en sera bientÎt fait! Je ne vous en dirai rien de nouveau; Îtez notre amitié que vous savez bien, il n'y a rien dans mon coeur, que je sache, je n'y vois qu'elle. Lucidor. - Vos façons de parler me font tant de plaisir, que j'en oublie presque ce que j'ai à vous dire. Angélique. - Comment faire? Vous oublierez donc toujours, à moins que je ne me taise; je ne connais point d'autre secret. Lucidor. - Je n'aime point ce secret-là ; mais poursuivons il n'y a encore environ que sept semaines que je suis ici. Angélique. - Y a-t-il tant que cela? Que le temps passe vite! AprÚs? Lucidor. - Et je vois quelquefois bien des jeunes gens du pays qui vous font la cour; lequel de tous distinguez-vous parmi eux? Confiez-moi ce qui en est comme au meilleur ami que vous ayez. Angélique. - Je ne sais pas, Monsieur, pourquoi vous pensez que j'en distingue, des jeunes gens qui me font la cour; est-ce que je les remarque? est-ce que je les vois? Ils perdent donc bien leur temps. Lucidor. - Je vous crois, Angélique. Angélique. - Je ne me souciais d'aucun quand vous ÃÂȘtes venu ici, et je ne m'en soucie pas davantage depuis que vous y ÃÂȘtes, assurément. Lucidor. - Etes-vous aussi indifférente pour maÃtre Blaise, ce jeune fermier qui veut vous demander en mariage, à ce qu'il m'a dit? Angélique. - Il me demandera en ce qu'il lui plaira, mais, en un mot, tous ces gens-là me déplaisent depuis le premier jusqu'au dernier, principalement lui, qui me reprochait, l'autre jour, que nous nous parlions trop souvent tous deux, comme s'il n'était pas bien naturel de se plaire plus en votre compagnie qu'en la sienne; que cela est sot! Lucidor. - Si vous ne haïssez pas de me parler, je vous le rends bien, ma chÚre Angélique quand je ne vous vois pas, vous me manquez, et je vous cherche. Angélique. - Vous ne cherchez pas longtemps, car je reviens bien vite, et ne sors guÚre. Lucidor. - Quand vous ÃÂȘtes revenue, je suis content. Angélique. - Et moi, je ne suis pas mélancolique. Lucidor. - Il est vrai, je vois avec joie que votre amitié répond à la mienne. Angélique. - Oui, mais malheureusement vous n'ÃÂȘtes pas de notre village, et vous retournerez peut-ÃÂȘtre bientÎt à votre Paris, que je n'aime guÚre. Si j'étais à votre place, il me viendrait plutÎt chercher que je n'irais le voir. Lucidor. - Eh! qu'importe que j'y retourne ou non, puisqu'il ne tiendra qu'à vous que nous y soyons tous deux? Angélique. - Tous deux, Monsieur Lucidor! Eh mais! contez-moi donc comme quoi. Lucidor. - C'est que je vous destine un mari qui y demeure. Angélique. - Est-il possible? Ah çà , ne me trompez pas, au moins, tout le coeur me bat; loge-t-il avec vous? Lucidor. - Oui, Angélique; nous sommes dans la mÃÂȘme maison. Angélique. - Ce n'est pas assez, je n'ose encore ÃÂȘtre bien aise en toute confiance. Quel homme est-ce? Lucidor. - Un homme trÚs riche. Angélique. - Ce n'est pas là le principal; aprÚs. Lucidor. - Il est de mon ùge et de ma taille. Angélique. - Bon; c'est ce que je voulais savoir. Lucidor. - Nos caractÚres se ressemblent, il pense comme moi. Angélique. - Toujours de mieux en mieux, que je l'aimerai! Lucidor. - C'est un homme tout aussi uni, tout aussi sans façon que je le suis. Angélique. - Je n'en veux point d'autre. Lucidor. - Qui n'a ni ambition, ni gloire, et qui n'exigera de celle qu'il épousera que son coeur. Angélique, riant. - Il l'aura, Monsieur Lucidor, il l'aura, il l'a déjà ; je l'aime autant que vous, ni plus ni moins. Lucidor. - Vous aurez le sien, Angélique, je vous en assure, je le connais; c'est tout comme s'il vous le disait lui-mÃÂȘme. Angélique. - Eh! sans doute, et moi je réponds aussi comme s'il était là . Lucidor. - Ah! que de l'humeur dont il est, vous allez le rendre heureux! Angélique. - Ah! je vous promets bien qu'il ne sera pas heureux tout seul. Lucidor. - Adieu, ma chÚre Angélique; il me tarde d'entretenir votre mÚre et d'avoir son consentement. Le plaisir que me fait ce mariage ne me permet pas de différer davantage; mais avant que je vous quitte, acceptez de moi ce petit présent de noce que j'ai droit de vous offrir, suivant l'usage, et en qualité d'ami; ce sont de petits bijoux que j'ai fait venir de Paris. Angélique. - Et moi je les prends, parce qu'ils y retourneront avec vous, et que nous y serons ensemble; mais il ne fallait point de bijoux, c'est votre amitié qui est le véritable. Lucidor. - Adieu, belle Angélique; votre mari ne tardera pas à paraÃtre. Angélique. - Courez donc, afin qu'il vienne plus vite. ScÚne IX Angélique, Lisette Lisette. - Eh bien! Mademoiselle, ÃÂȘtes-vous instruite? A qui vous marie-t-on? Angélique. - A lui, ma chÚre Lisette, à lui-mÃÂȘme, et je l'attends. Lisette. - A lui, dites-vous? Et quel est donc cet homme qui s'appelle lui par excellence? Est-ce qu'il est ici? Angélique. - Eh! tu as dû le rencontrer; il va trouver ma mÚre. Lisette. - Je n'ai vu que Monsieur Lucidor, et ce n'est pas lui qui vous épouse. Angélique. - Eh! si fait, voilà vingt fois que je te le répÚte; si tu savais comme nous nous sommes parlé, comme nous nous entendions bien sans qu'il ait dit C'est moi!, mais cela était si clair, si clair, si agréable, si tendre!... Lisette. - Je ne l'aurais jamais imaginé, mais le voici encore. ScÚne X Lucidor, Frontin, Lisette, Angélique Lucidor. - Je reviens, belle Angélique; en allant chez votre mÚre, j'ai trouvé Monsieur qui arrivait, et j'ai cru qu'il n'y avait rien de plus pressé que de vous l'amener; c'est lui, c'est ce mari pour qui vous ÃÂȘtes si favorablement prévenue, et qui, par le rapport de nos caractÚres, est en effet un autre moi-mÃÂȘme; il m'a apporté aussi le portrait d'une jeune et jolie personne qu'on veut me faire épouser à Paris. Il le lui présente. Jetez les yeux dessus comment le trouvez-vous? Angélique, d'un air mourant, le repousse. - Je ne m'y connais pas. Lucidor. - Adieu, je vous laisse ensemble, et je cours chez Madame Argante. Il s'approche d'elle. Etes-vous contente? Angélique, sans lui répondre, tire la boÃte aux bijoux et la lui rend sans le regarder elle la met dans sa main; et il s'arrÃÂȘte comme surpris et sans la lui remettre, aprÚs quoi il sort. ScÚne XI Angélique, Frontin, Lisette Angélique reste immobile; Lisette tourne autour de Frontin avec surprise, et Frontin paraÃt embarrassé. Frontin. - Mademoiselle, l'étonnante immobilité oÃÂč je vous vois intimide extrÃÂȘmement mon inclination naissante; vous me découragez tout à fait, et je sens que je perds la parole. Lisette. - Mademoiselle est immobile, vous muet, et moi stupéfaite; j'ouvre les yeux, je regarde, et je n'y comprends rien. Angélique, tristement. - Lisette, qui est-ce qui l'aurait cru? Lisette. - Je ne le crois pas, moi qui le vois. Frontin. - Si la charmante Angélique daignait seulement jeter un regard sur moi, je crois que je ne lui ferais point de peur, et peut-ÃÂȘtre y reviendrait-elle on s'accoutume aisément à me voir, j'en ai l'expérience, essayez-en. Angélique, sans le regarder. - Je ne saurais; ce sera pour une autre fois. Lisette, tenez compagnie à Monsieur, je lui demande pardon, je ne me sens pas bien; j'étouffe, et je vais me retirer dans ma chambre. ScÚne XII Lisette, Frontin Frontin, à part. - Mon mérite a manqué son coup. Lisette, à part. - C'est Frontin, c'est lui-mÃÂȘme. Frontin, les premiers mots à part. - Voici le plus fort de ma besogne ici; m'amie, que dois-je conjecturer d'un aussi langoureux accueil? Elle ne répond pas, et le regarde. Il continue. Eh bien! répondez donc. Allez-vous me dire aussi que ce sera pour une autre fois? Lisette. - Monsieur, ne t'ai-je pas vu quelque part? Frontin. - Comment donc? Ne t'ai-je pas vu quelque part? Ce village-ci est bien familier. Lisette, à part les premiers mots. - Est-ce que je me tromperais? Monsieur, excusez-moi; mais n'avez-vous jamais été à Paris chez une Madame Dorman, oÃÂč j'étais? Frontin. - Qu'est-ce que c'est que Madame Dorman? Dans quel quartier? Lisette. - Du cÎté de la place Maubert, chez un marchand de café, au second. Frontin. - Une place Maubert, une Madame Dorman, un second! Non, mon enfant, je ne connais point cela, et je prends toujours mon café chez moi. Lisette. - Je ne dis plus mot, mais j'avoue que je vous ai pris pour Frontin, et il faut que je me fasse toute la violence du monde pour m'imaginer que ce n'est point lui. Frontin. - Frontin! mais c'est un nom de valet. Lisette. - Oui, Monsieur, et il m'a semblé que c'était toi... que c'était vous, dis-je. Frontin. - Quoi! toujours des tu et des toi! Vous me lassez à la fin. Lisette. - J'ai tort, mais tu lui ressembles si fort!... Eh! Monsieur, pardon. Je retombe toujours; quoi! tout de bon, ce n'est pas toi... je veux dire, ce n'est pas vous? Frontin, riant. - Je crois que le plus court est d'en rire moi-mÃÂȘme; allez, ma fille, un homme moins raisonnable et de moindre étoffe se fùcherait; mais je suis trop au-dessus de votre méprise, et vous me divertiriez beaucoup, n'était le désagrément qu'il y a d'avoir une physionomie commune avec ce coquin-là . La nature pouvait se passer de lui donner le double de la mienne, et c'est un affront qu'elle m'a fait, mais ce n'est pas votre faute; parlons de votre maÃtresse. Lisette. - Oh! Monsieur, n'y ayez point de regret; celui pour qui je vous prenais est un garçon fort aimable, fort amusant, plein d'esprit et d'une trÚs jolie figure. Frontin. - J'entends bien, la copie est parfaite. Lisette. - Si parfaite que je n'en reviens point, et tu serais le plus grand maraud... Monsieur, je me brouille encore, la ressemblance m'emporte. Frontin. - Ce n'est rien, je commence à m'y faire ce n'est pas à moi à qui vous parlez. Lisette. - Non, Monsieur, c'est à votre copie, et je voulais dire qu'il aurait grand tort de me tromper; car je voudrais de tout mon coeur que ce fût lui; je crois qu'il m'aimait, et je le regrette. Frontin. - Vous avez raison, il en valait bien la peine. Et à part. Que cela est flatteur! Lisette. - Voilà qui est bien particulier; à chaque fois que vous parlez, il me semble l'entendre. Frontin. - Vraiment, il n'y a rien là de surprenant; dÚs qu'on se ressemble, on a le mÃÂȘme son de voix, et volontiers les mÃÂȘmes inclinations; il vous aimait, dites-vous, et je ferais comme lui, sans l'extrÃÂȘme distance qui nous sépare. Lisette. - Hélas! je me réjouissais en croyant l'avoir retrouvé. Frontin, à part le premier mot. - Oh?... Tant d'amour sera récompensé, ma belle enfant, je vous le prédis; en attendant, vous ne perdrez pas tout, je m'intéresse à vous et je vous rendrai service; ne vous mariez point sans me consulter. Lisette. - Je sais garder un secret; Monsieur, dites-moi si c'est toi... Frontin, en s'en allant. - Allons, vous abusez de ma bonté; il est temps que je me retire. Et aprÚs. Ouf, le rude assaut! ScÚne XIII Lisette, un moment seule, MaÃtre Blaise Lisette. - Je m'y suis pris de toutes façons, et ce n'est pas lui sans doute, mais il n'y a jamais rien eu de pareil. Quand ce serait lui, au reste, MaÃtre Blaise est bien un autre parti, s'il m'aime. MaÃtre Blaise. - Eh bien! fillette, à quoi en suis-je avec Angélique? Lisette. - Au mÃÂȘme état oÃÂč vous étiez tantÎt. MaÃtre Blaise, en riant. - Eh mais! tant pire, ma grande fille. Lisette. - Ne me direz-vous point ce que peut signifier le tant pis que vous dites en riant? MaÃtre Blaise. - C'est que je ris de tout, mon poulet. Lisette. - En tout cas, j'ai un avis à vous donner; c'est qu'Angélique ne paraÃt pas disposée à accepter le mari que Monsieur Lucidor lui destine, et qui est ici, et que si, dans ces circonstances, vous continuez à la rechercher, apparemment vous l'obtiendrez. MaÃtre Blaise, tristement. - Croyez-vous? Eh mais! tant mieux. Lisette. - Oh! vous m'impatientez avec vos tant mieux si tristes, vos tant pis si gaillards, et le tout en m'appelant ma grande fille et mon poulet; il faut, s'il vous plaÃt, que j'en aie le coeur net, Monsieur Blaise pour la derniÚre fois, est-ce que vous m'aimez? MaÃtre Blaise. - Il n'y a pas encore de réponse à ça. Lisette. - Vous vous moquez donc de moi? MaÃtre Blaise. - Velà une mauvaise pensée. Lisette. - Avez-vous toujours dessein de demander Angélique en mariage? MaÃtre Blaise. - Le micmac le requiert. Lisette. - Le micmac! Et si on vous la refuse, en serez-vous fùché? MaÃtre Blaise, riant. - Oui-da. Lisette. - En vérité, dans l'incertitude oÃÂč vous me tenez de vos sentiments, que voulez-vous que je réponde aux douceurs que vous me dites? Mettez-vous à ma place. MaÃtre Blaise. - Boutez-vous à la mienne. Lisette. - Eh! quelle est-elle? car si vous ÃÂȘtes de bonne foi, si effectivement vous m'aimez... MaÃtre Blaise, riant. - Oui, je suppose... Lisette. - Vous jugez bien que je n'aurai pas le coeur ingrat. MaÃtre Blaise, riant. - Hé, hé, hé... Lorgnez-moi un peu, que je voie si ça est vrai. Lisette. - Qu'en ferez-vous? MaÃtre Blaise. - Hé, hé... Je le garde. La gentille enfant, queu dommage de laisser ça dans la peine! Lisette. - Quelle obscurité! Voilà Madame Argante et Monsieur Lucidor; il est apparemment question du mariage d'Angélique avec l'amant qui lui est venu; la mÚre voudra qu'elle l'épouse; et si elle obéit, comme elle y sera peut-ÃÂȘtre obligée, il ne sera plus nécessaire que vous la demandiez; ainsi, retirez-vous, je vous prie. MaÃtre Blaise. - Oui, mais je sis d'obligation aussi de revenir voir ce qui en est, pour me comporter à l'avenant. Lisette, fùchée. - Encore! Oh! votre énigme est d'une impertinence qui m'indigne. MaÃtre Blaise, riant et s'en allant. - C'est pourtant douze mille francs qui vous fùchent. Lisette, le voyant aller. - Douze mille francs! OÃÂč va-t-il prendre ce qu'il dit là ? Je commence à croire qu'il y a quelque motif à cela. ScÚne XIV Madame Argante, Lucidor, Frontin, Lisette Madame Argante, en entrant, à Frontin. - Eh! Monsieur, ne vous rebutez point, il n'est pas possible qu'Angélique ne se rende, il n'est pas possible. A Lisette. Lisette, vous étiez présente quand Monsieur a vu ma fille; est-il vrai qu'elle ne l'ait pas bien reçu? Qu'a-t-elle donc dit? Parlez; a-t-il lieu de se plaindre? Lisette. - Non, Madame, je ne me suis point aperçu de mauvaise réception; il n'y a eu qu'un étonnement naturel à une jeune et honnÃÂȘte fille, qui se trouve, pour ainsi dire, mariée dans la minute; mais pour le peu que Madame la rassure, et s'en mÃÂȘle, il n'y aura pas la moindre difficulté. Lucidor. - Lisette a raison, je pense comme elle. Madame Argante. - Eh! sans doute; elle est si jeune et si innocente! Frontin. - Madame, le mariage en impromptu étonne l'innocence, mais ne l'afflige pas, et votre fille est allée se trouver mal dans sa chambre. Madame Argante. - Vous verrez, Monsieur, vous verrez... Allez, Lisette, dites-lui que je lui ordonne de venir tout à l'heure. Amenez-la ici; partez. A Frontin. Il faut avoir la bonté de lui pardonner ces premiers mouvements-là , Monsieur, ce ne sera rien. Lisette part. Frontin. - Vous avez beau dire, on a eu tort de m'exposer à cette aventure-ci; il est fùcheux à un galant homme, à qui tout Paris jette ses filles à la tÃÂȘte, et qui les refuse toutes, de venir lui-mÃÂȘme essuyer les dédains d'une jeune citoyenne de village, à qui on ne demande précisément que sa figure en mariage. Votre fille me convient fort; et je rends grùces à mon ami de l'avoir retenue; mais il fallait, en m'appelant, me tenir sa main si prÃÂȘte et si disposée que je n'eusse qu'à tendre la mienne pour la recevoir; point d'autre cérémonie. Lucidor. - Je n'ai pas dû deviner l'obstacle qui se présente. Madame Argante. - Eh! Messieurs, un peu de patience; regardez-la, dans cette occasion-ci, comme un enfant. ScÚne XV Lucidor, Frontin, Angélique, Lisette, Madame Argante Madame Argante. - Approchez, Mademoiselle, approchez, n'ÃÂȘtes-vous pas bien sensible à l'honneur que vous fait Monsieur, de venir vous épouser, malgré votre peu de fortune et la médiocrité de votre état? Frontin. - Rayons ce mot d'honneur, mon amour et ma galanterie le désapprouvent. Madame Argante. - Non, Monsieur, je dis la chose comme elle est; répondez, ma fille. Angélique. - Ma mÚre... Madame Argante. - Vite donc! Frontin. - Point de ton d'autorité, sinon je reprends mes bottes et monte à cheval. A Angélique. Vous ne m'avez pas encore regardé, fille aimable, vous n'avez point encore vu ma personne, vous la rebutez sans la connaÃtre; voyez-la pour la juger. Angélique. - Monsieur... Madame Argante. - Monsieur!... ma mÚre! Levez la tÃÂȘte. Frontin. - Silence, maman, voilà une réponse entamée. Lisette. - Vous ÃÂȘtes trop heureuse, Mademoiselle, il faut que vous soyez née coiffée. Angélique, vivement. - En tout cas, je ne suis pas née babillarde. Frontin. - Vous n'en ÃÂȘtes que plus rare; allons, Mademoiselle, reprenez haleine, et prononcez. Madame Argante. - Je dévore ma colÚre. Lucidor. - Que je suis mortifié! Frontin, à Angélique. - Courage! encore un effort pour achever. Angélique. - Monsieur, je ne vous connais point. Frontin. - La connaissance est si tÎt faite en mariage, c'est un pays oÃÂč l'on va si vite... Madame Argante. - Comment? étourdie, ingrate que vous ÃÂȘtes! Frontin. - Ah! ah! Madame Argante, vous avez le dialogue d'une rudesse insoutenable. Madame Argante. - Je sors, je ne pourrais pas me retenir, mais je la déshérite, si elle continue de répondre aussi mal aux obligations que nous vous avons, Messieurs. Depuis que Monsieur Lucidor est ici, son séjour n'a été marqué pour nous que par des bienfaits; pour comble de bonheur, il procure à ma fille un mari tel qu'elle ne pouvait pas l'espérer, ni pour le bien, ni pour le rang, ni pour le mérite... Frontin. - Tout doux, appuyez légÚrement sur le dernier. Madame Argante, en s'en allant. - Et, merci de ma vie! qu'elle l'accepte, ou je la renonce. ScÚne XVI Lucidor, Frontin, Angélique, Lisette Lisette. - En vérité, Mademoiselle, on ne saurait vous excuser; attendez-vous qu'il vienne un prince? Frontin. - Sans vanité, voici mon apprentissage; en fait de refus, je ne connaissais pas cet affront-là . Lucidor. - Vous savez, belle Angélique, que je vous ai d'abord consulté sur ce mariage; je n'y ai pensé que par zÚle pour vous, et vous m'en avez paru satisfaite. Angélique. - Oui, Monsieur, votre zÚle est admirable, c'est la plus belle chose du monde, et j'ai tort, je suis une étourdie, mais laissez-moi dire. A cette heure que ma mÚre n'y est plus, et que je suis un peu plus hardie, il est juste que je parle à mon tour, et je commence par vous, Lisette; c'est que je vous prie de vous taire, entendez-vous; il n'y a rien ici qui vous regarde; quand il vous viendra un mari, vous en ferez ce qu'il vous plaira, sans que je vous en demande compte, et je ne vous dirai point sottement, ni que vous ÃÂȘtes née coiffée, ni que vous ÃÂȘtes trop heureuse, ni que vous attendez un prince, ni d'autres propos aussi ridicules que vous m'avez tenus, sans savoir ni quoi, ni qu'est-ce. Frontin. - Sur sa part, je devine la mienne. Angélique. - La vÎtre est toute prÃÂȘte, Monsieur. Vous ÃÂȘtes honnÃÂȘte homme, n'est-ce pas? Frontin. - C'est en quoi je brille. Angélique. - Vous ne voudrez pas causer du chagrin à une fille qui ne vous a jamais fait de mal, cela serait cruel et barbare. Frontin. - Je suis l'homme du monde le plus humain, vos pareilles en ont mille preuves. Angélique. - C'est bien fait, je vous dirai donc, Monsieur, que je serais mortifiée s'il fallait vous aimer, le coeur me le dit; on sent cela; non que vous ne soyez fort aimable, pourvu que ce ne soit pas moi qui vous aime; je ne finirai point de vous louer quand ce sera pour une autre; je vous prie de prendre en bonne part ce que je vous dis là , j'y vais de tout mon coeur; ce n'est pas moi qui ai été vous chercher, une fois; je ne songeais pas à vous, et si je l'avais pu, il ne m'en aurait pas plus coûté de vous crier Ne venez pas! que de vous dire Allez-vous-en. Frontin. - Comme vous me le dites? Angélique. - Oh! sans doute, et le plus tÎt sera le mieux. Mais que vous importe? Vous ne manquerez pas de filles; quand on est riche, on en a tant qu'on veut, à ce qu'on dit, au lieu que naturellement je n'aime pas l'argent; j'aimerais mieux en donner que d'en prendre; c'est là mon humeur. Frontin. - Elle est bien opposée à la mienne; à quelle heure voulez-vous que je parte? Angélique. - Vous ÃÂȘtes bien honnÃÂȘte; quand il vous plaira, je ne vous retiens point, il est tard, à cette heure, mais il fera beau demain. Frontin, à Lucidor. - Mon grand ami, voilà ce qu'on appelle un congé bien conditionné, et je le reçois, sauf vos conseils, qui me régleront là -dessus cependant; ainsi, belle ingrate, je diffÚre encore mes derniers adieux. Angélique. - Quoi, Monsieur! ce n'est pas fait? Pardi! vous avez bon courage! Et quand il est parti. Votre ami n'a guÚre de coeur, il me demande à quelle heure il partira, et il reste. ScÚne XVII Lucidor, Angélique, Lisette Lucidor. - Il n'est pas si aisé de vous quitter, Angélique; mais je vous débarrasserai de lui. Lisette. - Quelle perte! un homme qui lui faisait sa fortune! Lucidor. - Il y a des antipathies insurmontables; si Angélique est dans ce cas-là , je ne m'étonne point de son refus, et je ne renonce pas au projet de l'établir avantageusement. Angélique. - Eh, Monsieur! ne vous en mÃÂȘlez pas. Il y a des gens qui ne font que nous porter guignon. Lucidor. - Vous porter guignon, avec les intentions que j'ai! Et qu'avez-vous à reprocher à mon amitié? Angélique, à part. - Son amitié, le méchant homme! Lucidor. - Dites-moi de quoi vous vous plaignez. Angélique. - Moi, Monsieur, me plaindre! Eh! qui est-ce qui y songe? OÃÂč sont les reproches que je vous fais? Me voyez-vous fùchée? Je suis trÚs contente de vous; vous en agissez on ne peut pas mieux; comment donc! vous m'offrez des maris tant que j'en voudrai; vous m'en faites venir de Paris sans que j'en demande y a-t-il rien là de plus obligeant, de plus officieux? Il est vrai que je laisse là tous vos mariages; mais aussi il ne faut pas croire, à cause de vos rares bontés, qu'on soit obligé, vite et vite, de se donner au premier venu que vous attirerez de je ne sais oÃÂč, et qui arrivera tout botté pour m'épouser sur votre parole; il ne faut pas croire cela, je suis fort reconnaissante, mais je ne suis pas idiote. Lucidor. - Quoi que vous en disiez, vos discours ont une aigreur que je ne sais à quoi attribuer, et que je ne mérite point. Lisette. - Ah! j'en sais bien la cause, moi, si je voulais parler. Angélique. - Hem! Qu'est-ce que c'est que cette science que vous avez? Que veut-elle dire? Ecoutez, Lisette, je suis naturellement douce et bonne; un enfant a plus de malice que moi; mais si vous me fùchez, vous m'entendez bien? je vous promets de la rancune pour mille ans. Lucidor. - Si vous ne vous plaignez pas de moi, reprenez donc ce petit présent que je vous avais fait, et que vous m'avez rendu sans me dire pourquoi. Angélique. - Pourquoi? C'est qu'il n'est pas juste que je l'aie. Le mari et les bijoux étaient pour aller ensemble, et en rendant l'un, je rends l'autre. Vous voilà bien embarrassé; gardez cela pour cette charmante beauté dont on vous a apporté le portrait. Lucidor. - Je lui en trouverai d'autres; reprenez ceux-ci. Angélique. - Oh! qu'elle garde tout, Monsieur, je les jetterais. Lisette. - Et moi je les ramasserai. Lucidor. - C'est-à -dire que vous ne voulez pas que je songe à vous marier, et que, malgré ce que vous m'avez dit tantÎt, il y a quelque amour secret dont vous me faites mystÚre. Angélique. - Eh mais, cela se peut bien, oui, Monsieur, voilà ce que c'est, j'en ai pour un homme d'ici, et quand je n'en aurais pas, j'en prendrais tout exprÚs demain pour avoir un mari à ma fantaisie. ScÚne XVIII Lucidor, Angélique, Lisette, MaÃtre Blaise MaÃtre Blaise. - Je requiers la parmission d'interrompre, pour avoir la déclaration de voute darniÚre volonté, Mademoiselle, retenez-vous voute amoureux nouviau venu? Angélique. - Non, laissez-moi. MaÃtre Blaise. - Me retenez-vous, moi? Angélique. - Non. MaÃtre Blaise. - Une fois, deux fois, me voulez-vous? Angélique. - L'insupportable homme! Lisette. - Etes-vous sourd, MaÃtre Blaise? Elle vous dit que non. MaÃtre Blaise, à Lisette, les premiers mots à part, et ne souriant. - Oui, ma mie. Ah çà , Monsieur, je vous prends à témoin comme quoi je l'aime, comme quoi alle me repousse, que, si elle ne me prend pas, c'est sa faute, et que ce n'est pas sur moi qu'il en faut jeter l'endosse. A Lisette, à part. Bonjour, poulet. Et puis à tous. Au demeurant, ça ne me surprend point; Mademoiselle Angélique en refuse deux, alle en refuserait trois; alle en refuserait un boissiau; il n'y en a qu'un qu'alle envie, tout le reste est du fretin pour alle, hormis Monsieur Lucidor, que j'ons deviné drÚs le commencement. Angélique, outrée. - Monsieur Lucidor! MaÃtre Blaise. - Li-mÃÂȘme, n'ons-je pas vu que vous pleuriez quand il fut malade, tant vous aviez peur qu'il ne devÃnt mort? Lucidor. - Je ne croirai jamais ce que vous dites là ; Angélique pleurait par amitié pour moi? Angélique. - Comment, vous ne croirez pas! vous ne seriez pas un homme de bien de le croire. M'accuser d'aimer, à cause que je pleure; à cause que je donne des marques de bon coeur! eh mais! je pleure tous les malades que je vois, je pleure pour tout ce qui est en danger de mourir; si mon oiseau mourait devant moi, je pleurerais; dira-t-on que j'ai de l'amour pour lui? Lisette. - Passons, passons là -dessus; car, à vous parler franchement, je l'ai cru de mÃÂȘme. Angélique. - Quoi! vous aussi, Lisette? Vous m'accablez, vous me déchirez. Eh! que vous ai-je fait? Quoi! un homme qui ne songe point à moi, qui veut me marier à tout le monde, et je l'aimerais, moi, qui ne pourrais pas le souffrir s'il m'aimait, moi qui ai de l'inclination pour un autre? J'ai donc le coeur bien bas, bien misérable; ah! que l'affront qu'on me fait m'est sensible! Lucidor. - Mais en vérité, Angélique, vous n'ÃÂȘtes pas raisonnable; ne voyez-vous pas que ce sont nos petites conversations qui ont donné lieu à cette folie qu'on a rÃÂȘvée, et qu'elle ne mérite pas votre attention? Angélique. - Hélas! Monsieur, c'est par discrétion que je ne vous ai pas dit ma pensée; mais je vous aime si peu, que, si je ne me retenais pas, je vous haïrais, depuis ce mari que vous avez mandé de Paris; oui, Monsieur, je vous haïrais, je ne sais trop mÃÂȘme si je ne vous hais pas, je ne voudrais pas jurer que non, car j'avais de l'amitié pour vous, et je n'en ai plus; est-ce là des dispositions pour aimer? Lucidor. - Je suis honteux de la douleur oÃÂč je vous vois, avez-vous besoin de vous défendre, dÚs que vous en aimez un autre, tout n'est-il pas dit? MaÃtre Blaise. - Un autre galant? Alle serait, morgué! bian en peine de le montrer. Angélique. - En peine? Eh bien! puisqu'on m'obstine, c'est justement lui qui parle, cet indigne. Lucidor. - Je l'ai soupçonné. MaÃtre Blaise. - Moi! Lisette. - Bon! cela n'est pas vrai. Angélique. - Quoi! je ne sais pas l'inclination que j'ai? Oui, c'est lui, je vous dis que c'est lui! MaÃtre Blaise. - Ah! çà , Mademoiselle, ne badinons point; ça n'a ni rime ni raison. Par votre foi, est-ce ma personne qui vous a pris le coeur? Angélique. - Oh! je l'ai assez dit. Oui, c'est vous, malhonnÃÂȘte que vous ÃÂȘtes! Si vous ne m'en croyez pas, je ne m'en soucie guÚre. MaÃtre Blaise. - Eh mais! jamais voute mÚre n'y consentira. Angélique. - Vraiment, je le sais bien. MaÃtre Blaise. - Et pis, vous m'avez rebuté d'abord, j'ai compté là -dessus, moi, je me sis arrangé autrement. Angélique. - Eh bien! ce sont vos affaires. MaÃtre Blaise. - On n'a pas un coeur qui va et qui vient comme une girouette faut ÃÂȘtre fille pour ça; on se fie à des refus. Angélique. - Oh! accommodez-vous, benÃÂȘt. MaÃtre Blaise. - Sans compter que je ne sis pas riche. Lucidor. - Ce n'est pas là ce qui embarrassera, et j'aplanirai tout; puisque vous avez le bonheur d'ÃÂȘtre aimé, MaÃtre Blaise, je donne vingt mille francs en faveur de ce mariage, je vais en porter la parole à Madame Argante, et je reviens dans le moment vous en rendre la réponse. Angélique. - Comme on me persécute! Lucidor. - Adieu, Angélique, j'aurai enfin la satisfaction de vous avoir mariée selon votre coeur, quelque chose qu'il m'en coûte. Angélique. - Je crois que cet homme-là me fera mourir de chagrin. ScÚne XIX MaÃtre Blaise, Angélique, Lisette Lisette. - Ce Monsieur Lucidor est un grand marieur de filles; à quoi vous déterminez-vous, MaÃtre Blaise? MaÃtre Blaise, aprÚs avoir rÃÂȘvé. - Je dis qu'ous ÃÂȘtes toujours bian jolie, mais que ces vingt mille francs vous font grand tort. Lisette. - Hum! le vilain procédé! Angélique, d'un air languissant. - Est-ce que vous aviez quelque dessein pour elle? MaÃtre Blaise. - Oui, je n'en fais pas le fin. Angélique, languissante. - Sur ce pied-là , vous ne m'aimez pas. MaÃtre Blaise. - Si fait da ça m'avait un peu quitté, mais je vous r'aime chÚrement à cette heure. Angélique, toujours languissante. - A cause des vingt mille francs? MaÃtre Blaise. - A cause de vous, et pour l'amour d'eux. Angélique. - Vous avez donc intention de les recevoir? MaÃtre Blaise. - Pargué! A voute avis? Angélique. - Et moi je vous déclare que, si vous les prenez, que je ne veux point de vous. MaÃtre Blaise. - En veci bian d'un autre! Angélique. - Il y aurait trop de lùcheté à vous de prendre de l'argent d'un homme qui a voulu me marier à un autre, qui m'a offensée en particulier en croyant que je l'aimais, et qu'on dit que j'aime moi-mÃÂȘme. Lisette. - Mademoiselle a raison; j'approuve tout à fait ce qu'elle dit là . MaÃtre Blaise. - Mais acoutez donc le bon sens, si je ne prends pas les vingt mille francs, vous me pardrez, vous ne m'aurez point, voute mÚre ne voura point de moi. Angélique. - Eh bien! si elle ne veut point de vous, je vous laisserai. MaÃtre Blaise, inquiet. - Est-ce votre dernier mot? Angélique. - Je ne changerai jamais. MaÃtre Blaise. - Ah! me velà biau garçon. ScÚne XX Lucidor, MaÃtre Blaise, Angélique, Lisette Lucidor. - Votre mÚre consent à tout, belle Angélique j'en ai sa parole, et votre mariage avec MaÃtre Blaise est conclu, moyennant les vingt mille francs que je donne. Ainsi vous n'avez qu'à venir tous deux l'en remercier. MaÃtre Blaise. - Point du tout; il y a un autre vartigo qui la tiant; elle a de l'aversion pour le magot de vingt mille francs, à cause de vous qui les délivrez alle ne veut point de moi si je les prends, et je veux du magot avec alle. Angélique, s'en allant. - Et moi je ne veux plus de qui que ce soit au monde. Lucidor. - ArrÃÂȘtez, de grùce, chÚre Angélique. Laissez-nous, vous autres. MaÃtre Blaise, prenant Lisette sous le bras, à Lucidor. - Noute premier marché tiant-il toujours? Lucidor. - Oui, je vous le garantis. MaÃtre Blaise. - Que le ciel vous conserve en joie; je vous fiance donc fillette. ScÚne XXI Lucidor, Angélique Lucidor. - Vous pleurez, Angélique? Angélique. - C'est que ma mÚre sera fùchée, et puis j'ai eu assez de confusion pour cela. Lucidor. - A l'égard de votre mÚre, ne vous en inquiétez pas, je la calmerai; mais me laisserez-vous la douleur de n'avoir pu vous rendre heureuse? Angélique. - Oh! voilà qui est fini; je ne veux rien d'un homme qui m'a donné le renom que je l'aimais toute seule. Lucidor. - Je ne suis point l'auteur des idées qu'on a eu là -dessus. Angélique. - On ne m'a point entendue me vanter que vous m'aimiez, quoique je l'eusse pu croire aussi bien que vous, aprÚs toutes les amitiés et toutes les maniÚres que vous avez eues pour moi, depuis que vous ÃÂȘtes ici, je n'ai pourtant pas abusé de cela; vous n'en avez pas agi de mÃÂȘme, et je suis la dupe de ma bonne foi. Lucidor. - Quand vous auriez pensé que je vous aimais, quand vous m'auriez cru pénétré de l'amour le plus tendre, vous ne vous seriez pas trompée. Angélique ici redouble ses pleurs et sanglote davantage. Lucidor continue. Et pour achever de vous ouvrir mon coeur, je vous avoue que je vous adore, Angélique. Angélique. - Je n'en sais rien; mais si jamais je viens à aimer quelqu'un, ce ne sera pas moi qui lui chercherai des filles en mariage, je le laisserai plutÎt mourir garçon. Lucidor. - Hélas! Angélique, sans la haine que vous m'avez déclarée, et qui m'a paru si vraie, si naturelle, j'allais me proposer moi-mÃÂȘme. Lucidor revenant. Mais qu'avez-vous donc encore à soupirer? Angélique. - Vous dites que je vous hais, n'ai-je pas raison? Quand il n'y aurait que ce portrait de Paris qui est dans votre poche. Lucidor. - Ce portrait n'est qu'une feinte; c'est celui d'une soeur que j'ai. Angélique. - Je ne pouvais pas deviner. Lucidor. - Le voici, Angélique; et je vous le donne. Angélique. - Qu'en ferai-je, si vous n'y ÃÂȘtes plus? un portrait ne guérit de rien. Lucidor. - Et si je restais, si je vous demandais votre main, si nous ne nous quittions de la vie? Angélique. - Voilà du moins ce qu'on appelle parler, cela. Lucidor. - Vous m'aimez donc? Angélique. - Ai-je jamais fait autre chose? Lucidor, se mettant tout à fait à genoux. - Vous me transportez, Angélique. ScÚne XXII et derniÚre Tous les acteurs qui arrivent avec Madame Argante Madame Argante. - Eh! bien! Monsieur; mais que vois-je? Vous ÃÂȘtes aux genoux de ma fille, je pense? Lucidor. - Oui Madame, et je l'épouse dÚs aujourd'hui, si vous y consentez. Madame Argante, charmée. - Vraiment, que de reste, Monsieur, c'est bien de l'honneur à nous tous, et il ne manquera rien à la joie oÃÂč je suis, si Monsieur montrant Frontin, qui est votre ami, demeure aussi le nÎtre. Frontin. - Je suis de si bonne composition, que ce sera moi qui vous verserai à boire à table. A Lisette. Ma reine, puisque vous aimiez tant Frontin, et que je lui ressemble, j'ai envie de l'ÃÂȘtre. Lisette. - Ah! coquin, je t'entends bien, mais tu l'es trop tard. MaÃtre Blaise. - Je ne pouvons nous quitter, il y a douze mille francs qui nous suivent. Madame Argante. - Que signifie donc cela? Lucidor. - Je vous l'expliquerai tout à l'heure; qu'on fasse venir les violons du village, et que la journée finisse par des danses. Divertissement Vaudeville Madame Argante. Maris jaloux, tendres amants, Dormez sur la foi des serments, Qu'aucun soupçon ne vous émeuve; Croyez l'objet de vos amours, Car on ne gagne pas toujours A la mettre à l'épreuve. Avoir le coeur de son mari, Qu'il tienne lieu d'un favori, Quel bonheur d'en fournir la preuve! Blaise me donne du souci; Mais en revanche, Dieu merci, Je le mets à l'épreuve. Vous qui courez aprÚs l'hymen, Pour éloigner tout examen, Prenez toujours fille pour veuve; Si l'amour trompe en ce moment, C'est du moins agréablement Quelle charmante épreuve! MaÃtre Blaise. Que Mathuraine ait de l'humeur, Et qu'al me refuse son coeur, Qu'il vente, qu'il tonne ou qu'il pleuve, Que le froid gÚle notre vin, Je n'en prenons point de chagrin, Je somme à toute épreuve. Vous qui tenez dans vos filets Chaque jour de nouveaux objets, Soit fille, soit femme, soit veuve, Vous croyez prendre, et l'on vous prend. Gardez-vous d'un coeur qui se rend A la premiÚre épreuve. Angélique. Ah! que l'hymen paraÃt charmant Quand l'époux est toujours amant! Mais jusqu'ici la chose est neuve Que l'on verrait peu de maris, Si le sort nous avait permis De les prendre à l'épreuve! La CommÚre Acteurs Comédie en un acte pour les comédiens Italiens par M. De Marivaux 1741 Acteurs La vallée. Monsieur Remy. Monsieur Thibaut et son confrÚre, notaires. Le neveu de mademoiselle Habert. Madame Alain. Mademoiselle Habert. Agathe. Javotte La scÚne est à Paris chez Madame Alain. ScÚne I La Vallée, Mademoiselle Habert La Vallée. - Entrons dans cette salle. Puisqu'on dit que Madame Alain va revenir, ce n'est pas la peine de remonter chez vous pour redescendre aprÚs; nous n'avons qu'à l'attendre ici en devisant. Mademoiselle Habert. - Je le veux bien. La Vallée. - Que j'ai de contentement quand je vous regarde! Que je suis aise! On dit que l'on meurt de joie; cela n'est pas vrai, puisque me voilà . Et si je me réjouis tant de notre mariage, ce n'est pas à cause du bien que vous avez et de celui que je n'ai pas, au moins. De belles et bonnes rentes sont bonnes, je ne dis pas que non, et on aime toujours à avoir de quoi; mais tout cela n'est rien en comparaison de votre personne. Quel bijou! Mademoiselle Habert. - Il est donc bien vrai que vous m'aimez un peu, La Vallée? La Vallée. - Un peu, Mademoiselle? Là , de bonne foi, regardez-moi dans l'oeil pour voir si c'est un peu. Mademoiselle Habert. - Hélas! Ce me fait quelquefois douter de votre tendresse, c'est l'inégalité de nos ùges. La Vallée. - Mais votre ùge, oÃÂč le mettez-vous donc? Ce n'est pas sur votre visage; est-ce qu'il est votre cadet? Mademoiselle Habert. - Je ne dis pas que je sois bien ùgée; je serais encore assez bonne pour un autre. La Vallée. - Eh bien, c'est moi qui suis l'autre. Au surplus, chacun a son tour pour venir au monde; l'un arrive le matin et l'autre le soir, et puis on se rencontre sans se demander depuis quand on y est. Mademoiselle Habert. - Vous voyez ce que je fais pour vous, mon cher enfant. La Vallée. - Pardi, je vois des bontés qui sont des merveilles! Je vois que vous avez levé un habit qui me fait brave comme un marquis; je vois que je m'appelais Jacob quand nous nous sommes connus, et que depuis quinze jours vous avez eu l'invention de m'appeler votre cousin, Monsieur de la Vallée. Est-ce que cela n'est pas admirable? Mademoiselle Habert. - Je me suis séparée d'une soeur avec qui je vivais depuis plus de vingt-cinq ans dans l'union la plus parfaite, et je brave les reproches de toute ma famille, qui ne me pardonnera jamais notre mariage quand elle le saura. La Vallée. - Vraiment, que n'avez-vous point fait! Je ne savais pas la civilité du monde, par exemple, et à cette heure, par votre moyen, je suis poli, j'ai des maniÚres. Je proférais des paroles rustiques, au lieu qu'à présent. je dis des mots délicats on me prendrait pour un livre. Cela n'est-il pas bien gracieux? Mademoiselle Habert. - Ce n'est pas votre bien qui me détermine. La Vallée. - Ce n'est pas ma condition non plus. Finalement, je vous dois mon nom, ma braverie, ma parenté, mon beau langage, ma politesse, ma bonne mine; et puis vous m'allez prendre pour votre homme comme si j'étais un bourgeois de Paris. Mademoiselle Habert. - Dites que je vous épouse, La Vallée, et non pas que je vous prends pour mon homme; cette façon de parler ne vaut rien. La Vallée. - Pardi, grand merci, cousine! Je vous fais bien excuse, Mademoiselle oui, vous m'épousez. Quel plaisir! Vous me donnez votre coeur qui en vaut quatre comme le mien. Mademoiselle Habert. - Si vous m'aimez, je suis assez payée. La Vallée. - Je paie tant que je puis, sans compter, et je n'y épargne rien. Mademoiselle Habert. - Je vous crois; mais pourquoi regardez-vous tant Agathe, lorsqu'elle est avec nous? La Vallée. - La fille de Madame Alain? Bon, c'est qu'elle m'agace! Elle a peut-ÃÂȘtre envie que je lui en conte et n'ose pas lui dire que je suis retenu. Mademoiselle Habert. - La petite sotte! La Vallée. - Eh! Pardi, est-ce que la mÚre ne va pas toujours disant que je suis beau garçon? Mademoiselle Habert. - Oh! Pour la mÚre, elle ne m'inquiÚte pas, toute réjouie qu'elle est, et je suis persuadée , aprÚs toute l'amitié qu'elle me témoigne, que je ne risque rien à lui confier mon dessein. A qui le confierais-je, d'ailleurs? il ne serait pas prudent d'en parler aux gens qui me connaissent. Je ne veux pas qu'on sache qui je suis, et il n'y a que Madame Alain à qui nous puissions nous adresser. Mais elle n'arrive point. Je me rappelle que j'ai un ordre à donner pour le repas de ce soir, et je remonte. Restez ici; prévenez-la toujours, quand elle sera venue; je redescends bientÎt. La Vallée. - Oui, ma bonne parente, afin que le parent vous revoie plus vite. Etes-vous revenue? Il lui baise la main. ScÚne II La Vallée, Agathe La Vallée. - Cette fille-là m'adore. Elle se meurt pour ma jeunesse. Et voilà ma fortune faite. Agathe. - Oh! C'est vous, Monsieur de la Vallée. Vous avez l'air bien gai; qu'avez-vous donc? La Vallée. - Ce que j'ai, Mademoiselle Agathe? C'est que je vous vois. Agathe. - Oui-da. Il me semble en effet depuis que nous nous connaissons, que vous aimez assez à me voir. La Vallée. - Oh! vous avez raison, Mademoiselle Agathe, j'aime cela tout à fait. Mais vous parlez de mon oeil gai. C'est le vÎtre qui est gaillard. Quelle prunelle! d'oÃÂč cela vient-il? Agathe . - Apparemment de ce que je vous vois aussi. La Vallée. - Tout de bon? vraiment tant mieux. Est-ce que par hasard je vous plais un peu, Mademoiselle Agathe? Agathe . - Dites, qu'en pensez-vous, Monsieur de la Vallée? La Vallée. - Eh mais, je crois que j'ai opinion que oui, Mademoiselle Agathe. Agathe . - Nous sommes tous deux du mÃÂȘme avis. La Vallée. - Tous deux! la jolie parole! OÃÂč est-ce qu'est votre petite main que je l'en remercie? Qui est-ce qui pourrait s'empÃÂȘcher de prendre cela en passant? Agathe. - Je n'ai jamais permis à Monsieur Dumont de me baiser la main au moins, quoiqu'il m'aime bien. La Vallée. - C'est signe que vous m'aimez mieux que lui, mon mouton. Agathe. - Quelle différence! La Vallée. - Tout le monde est amoureux de moi. Je la baiserai donc encore si je veux. Agathe. - Eh! vous venez de l'avoir. Parlez à ma mÚre si vous voulez l'avoir tant que vous voudrez. La Vallée. - Vraiment il faut bien que je lui parle aussi, je l'attends. Agathe. - Vous l'attendez? La Vallée. - Je viens exprÚs. Agathe. - Vous faites fort bien, car Monsieur Dumont y songe. Heureusement, la voilà qui arrive. Ma mÚre, Monsieur de la Vallée vous demande. Il a à vous entretenir de mariage, et votre volonté sera la mienne. Adieu, Monsieur. ScÚne III La Vallée, Madame Alain Madame Alain. - Dites-moi donc, gros garçon, qu'est-ce qu'elle me conte là ? Que souhaitez-vous? La Vallée. - Discourir, comme elle vous le dit, d'amour et de mariage. Madame Alain. - Ah! ah! Je ne croyais pas que vous songiez à Agathe; je me serais imaginé autre chose. La Vallée. - Ce n'est pas à elle non plus; c'est le mot de mariage qui l'abuse. Madame Alain. - Voyez-vous cette petite fille! Sans doute qu'elle ne vous hait pas; elle fait comme sa mÚre. La Vallée, à part. - Encore une amoureuse; mon mérite ne finit point. A Madame Alain. Non, je ne pense pas à elle. Madame Alain. - Et c'est un entretien d'amour et de mariage? Oh! j'y suis! Je vous entends à cette heure! La Vallée. - Et encore qu'entendez-vous, Madame Alain? Madame Alain. - Eh! Pardi, mon enfant, j'entends ce que votre mérite m'a toujours fait comprendre. Il n'y a rien de si clair. Vous avez tant dit que mon humeur et mes maniÚres vous revenaient, vous ÃÂȘtes toujours si folùtre autour de moi que cela s'entend de reste. La Vallée, à part. - Autour d'elle?... Madame Alain. - Je me suis bien doutée que vous m'en vouliez et je n'en suis pas fùchée. La Vallée. - Pour ce qui est dans le cas de vous en vouloir, il est vrai... que vous vous portez si bien, que vous ÃÂȘtes si fraÃche... Madame Alain. - Eh! Qu'aurais-je pour ne l'ÃÂȘtre pas! Je n'ai que trente-cinq ans, mon fils. J'ai été mariée à quinze ma fille est presque aussi vieille que moi; j'ai encore ma mÚre, qui a la sienne. La Vallée. - Vous n'ÃÂȘtes qu'un enfant qui a grandi. Madame Alain. - Et cet enfant vous plaÃt, n'est-ce pas? Parlez hardiment. La Vallée, à part. - Quelle vision! A Madame Alain. Oui-da. A part. Comment lui dire non? Madame Alain. - Je suis franche et je vous avoue que vous ÃÂȘtes fort à mon gré aussi; ne vous en ÃÂȘtes-vous pas aperçu? La Vallée. - Hem! hem! Par-ci, par-là Madame Alain. - Je le crois bien. Si vous aviez seulement dix ans de plus, cependant, tout n'en irait que mieux; car vous ÃÂȘtes bien jeune. Quel ùge avez-vous? La Vallée. - Pas encore vingt ans. Je ne les aurai que demain matin. Madame Alain. - Oh! Ne vous pressez pas; je m'en accommode comme ils sont; ils ne me font pas plus de peur aujourd'hui qu'ils ne m'en feront demain; et aprÚs tout, un mari de vingt ans avec une veuve de trente-cinq vont bien ensemble, fort bien; ce n'est pas là l'embarras, surtout avec un mari aussi bien fait que vous et d'un caractÚre aussi doux. La Vallée. - Oh! point du tout, vous m'excuserez! Madame Alain. - TrÚs bien fait, vous dis-je, et trÚs aimable. La Vallée. - ArrÃÂȘtez-vous donc, Madame Alain; ne prenez pas la peine de me louer, il y aura trop à rabattre, en vérité, vous me confondez. Je ne sais plus comment faire avec elle. Madame Alain. - Voyez cette modestie! Allons, je ne dis plus mot. Ah ça! arrangeons-nous, puisque vous m'aimez. Voyons. Ce n'est pas le tout que de se marier il faut faire une fin. A votre ùge, on est bien vivant; vous avez l'air de l'ÃÂȘtre plus qu'un autre, et je ne le suis pas mal aussi, moi qui vous parle. La Vallée. - Oh! oui, trÚs vivante! Madame Alain. - Ainsi nous voilà déjà deux en danger d'ÃÂȘtre bientÎt trois, peut-ÃÂȘtre quatre, peut-ÃÂȘtre cinq, que sait-on jusqu'oÃÂč peut aller une famille? Il est toujours bon d'en supposer plus que moins, n'est-ce pas? J'ai assez de bien de mon chef; j'ai ma mÚre qui en a aussi, une grand-mÚre qui n'en manque pas, un vieux parent dont j'hérite et qui en laissera; et pour peu que vous en ayez, on se soutient en prenant quelque charge; on roule. Qu'est-ce que c'est que vous avez de votre cÎté? La Vallée. - Oh! Moi, je n'ai point de cÎté. Madame Alain. - Que voulez-vous dire par là ? La Vallée. - Que je n'ai rien. C'est moi qui suis tout mon bien. Madame Alain. - Quoi! Rien du tout? La Vallée. - Non. Rien que des frÚres et des soeurs. Madame Alain. - Rien, mon fils, mais ce n'est pas assez. La Vallée. - Je n'en ai pourtant pas davantage; vous en contentez-vous, Madame Alain? Madame Alain. - En vérité, il n'y a pas moyen, mon garçon; il n'y a pas moyen. La Vallée. - C'est ce que je voulais savoir avant de m'aviser, car pour vous aimer, ce serait besogne faite. Madame Alain. - C'est dommage; j'ai grand regret à vos vingt ans, mais rien, que fait-on de rien? Est-ce que vous n'avez pas au moins quelque héritage? La Vallée. - Oh! si fait. J'ai sept ou huit parents robustes et en bonne santé, dont j'aurai infailliblement la succession quand ils seront morts. Madame Alain. - Il faudrait une furieuse mortalité, Monsieur de la Vallée, et cela sera bien long à mourir, à moins qu'on ne les tue. Est-ce que cette demoiselle Habert, votre cousine qui vous aime tant, ne pourrait pas vous avancer quelque chose? La Vallée. - Vraiment, elle m'avancera de reste, puisqu'elle veut m'épouser. Madame Alain. - Hem! Dites-vous pas que votre cousine vous épouse? La Vallée. - Hé oui! Je vous l'apprends, et c'est de quoi elle a à vous entretenir. N'allez pas lui dire que je vous donnais la préférence, elle est jalouse, et vous me feriez tort. Madame Alain. - Moi, lui dire! Ah! mon ami, est-ce que je dis quelque chose? Est-ce que je suis une femme qui parle? Madame Alain, parler? Madame Alain, qui voit tout, qui sait tout et ne dit mot! La Vallée. - Qu'il est beau d'ÃÂȘtre si rare! Madame Alain. - Pardi, allez! je ferais bien d'autres vacarmes si je voulais. J'ai bien autre chose à cacher que votre amour. Vous vÃtes encore hier Madame Remy ici. Je n'aurais donc qu'à lui dire que son mari m'en conte, sans qu'il y gagne; à telles enseignes que je reçus l'autre jour à mon adresse une belle et bonne étoffe bien empaquetée qui arriva de la part de personne, et que je ne sus qui venait de lui qu'aprÚs qu'elle a été coupée, ce qui m'a obligée de la garder. Et ce n'était pas ma faute; mais je n'en ai jamais dit le mot à personne, et ce n'est pas mÃÂȘme pour vous l'apprendre que je le dis, c'est seulement pour vous montrer qu'on sait se taire. La Vallée. - Vertuchou! quelle discrétion! Madame Alain. - Demeurez en repos. Mais parlez donc, Monsieur de la Vallée, vous qui m'aimez tant, vous aimez là une fille bien ancienne, entre nous. Que je vous plains! ce que c'est de n'avoir rien! la vieille folle! La Vallée. - Motus! La voilà , prenez garde à ce que vous direz. Madame Alain. - Ne craignez rien. ScÚne IV La Vallée, Madame Alain, Mademoiselle Habert Mademoiselle Habert. - Bonjour, Madame. Madame Alain. - Je suis votre servante, Mademoiselle. J'apprends là une nouvelle qui me fait plaisir; on dit que vous vous mariez. Mademoiselle Habert. - Doucement, ne parlez pas si haut; il ne faut pas qu'on le sache. Madame Alain. - C'est donc un secret? Mademoiselle Habert. - Sans doute; est-ce que Monsieur de la Vallée ne vous l'a pas dit? La Vallée. - Je n'ai pas eu le temps. Madame Alain. - Nous commencions je ne sais encore rien de rien mais je parlerai bas. Eh bien! contez-moi vos petites affaires de coeur. Vous vous aimez donc, que cela est plaisant! Mademoiselle Habert. - Que trouvez-vous de si plaisant à ce mariage, Madame? Madame Alain. - Je n'y trouve rien. Au contraire, je l'approuve, je l'aime. Il me divertit, j'en ai de la joie. Que voulez-vous que j'y trouve, moi? Qu'y a-t-il à dire? Vous aimez ce garçon c'est bien fait. S'il n'a que vingt ans, ce n'est pas votre faute, vous le prenez comme il est; dans dix il en aura trente et vous dix de plus, mais qu'importe! On a de l'amour; on se contente; on se marie à l'ùge qu'on a; si je pouvais vous Îter les trois quarts du vÎtre, vous seriez bientÎt du sien. Mademoiselle Habert. - Qu'appelez-vous du sien? RÃÂȘvez-vous, Madame Alain? Savez-vous que je n'ai que quarante ans tout au plus? Madame Alain. - Calmez-vous! C'est qu'on s'y méprend à la mine qu'ils vous donnent. La Vallée. - Vous vous moquez! On les prendrait pour des années de six mois. Finissez donc! Madame Alain. - De quoi se fùche-t-elle? Mademoiselle Habert sait que je l'aime. Allons, ma chÚre amie, un peu de gaieté! Vous ÃÂȘtes toujours sur le qui-vive. Eh! Mort de ma vie, en valez-vous moins pour ÃÂȘtre un peu mûre? Voyez comme elle s'est soutenue, elle est plus blanche, plus droite! La Vallée. - Elle a des yeux, un teint... Madame Alain. - Ah! le fripon, comme il en débite! Revenons. Vous l'épousez; aprÚs, que faut-il que je fasse? Mademoiselle Habert. - Personne ne viendra-t-il nous interrompre? Madame Alain. - Attendez; je vais y mettre bon ordre. Javotte! Javotte! Mademoiselle Habert. - Qu'allez-vous faire? Madame Alain. - Laissez, laissez! C'est qu'on peut entrer ici à tout moment, et moyennant la précaution que je prends, il ne viendra personne. ScÚne V Javotte, les acteurs précédents Javotte. - Comme vous criez, Madame! On n'a pas le temps de vous répondre. Que vous plaÃt-il? Madame Alain. - Si quelqu'un vient me demander, qu'on dise que je suis en affaire. Il faut que nous soyons seuls, Mademoiselle Habert a un secret de conséquence à me dire. N'entrez point non plus sans que je vous appelle, entendez-vous? Javotte. - Pardi! je m'embarrasse bien du secret des autres; ne dirait-on pas que je suis curieuse? Madame Alain. - Marchez, marchez, raisonneuse! Mademoiselle Habert, à La Vallée. - Voilà une sotte femme, Monsieur de la Vallée. La Vallée. - Oui, elle n'est pas assez prudente. ScÚne VI Madame Alain, Mademoiselle Habert, La Vallée Madame Alain. - Nous voilà tranquilles à cette heure. Mademoiselle Habert. - Eh ! Madame Alain, pour informer cette fille que j'ai une confidence à vous faire? Il ne fallait pas... Madame Alain. - Si fait vraiment. C'est afin qu'on ne vienne pas nous troubler. Pensez-vous qu'elle aille se douter de quelque chose? Eh bien, si vous avez la moindre inquiétude là -dessus, il y a bon remÚde; ne vous embarrassez pas. Javotte! Holà ! Mademoiselle Habert. - Quel est votre dessein? Pourquoi la rappeler? Madame Alain. - Je ne gùterai rien. ScÚne VII Les précédents, Javotte Javotte. - Encore! Que me voulez-vous donc, Madame? On ne fait qu'aller et venir ici. Qu'y a-t-il? Madame Alain. - Ecoutez-moi. Je me suis mal expliquée tout à l'heure. Ce n'est pas un secret que Mademoiselle veut m'apprendre; n'allez pas le croire et encore moins le dire. Ce que j'en fais n'est que pour ÃÂȘtre libre et non pas pour une confidence. Javotte. - Est-ce là tout? Pardi! la peine d'autrui ne vous coûte guÚre. Est-ce moi qui suis la plus babillarde de la maison? Madame Alain. - Taisez-vous et faites attention à ce qu'on vous dit, sans tant de raisonnements. ScÚne VIII Madame Alain, Mademoiselle Habert, La Vallée Madame Alain. - Ah ça! vous devez avoir l'esprit en repos à présent. Voilà tout raccommodé. Mademoiselle Habert. - Soit. Mais ne raccommodez plus rien, je vous prie. J'ai besoin d'un extrÃÂȘme secret. Madame Alain. - Vous jouez de bonheur; une muette et moi, c'est tout un. J'ai les secrets de tout le monde. Hier au soir, le marchand qui est mon voisin me fit serrer dans ma salle basse je ne sais combien de marchandises de contrebande qui seraient confisquées si on le savait voyez si on me croit sûre. Mademoiselle Habert. - Vous m'en donnez une étrange preuve; pourquoi me le dire? Madame Alain. - L'étrange fille! C'est pour vous rassurer. Mademoiselle Habert. - Quelle femme! Madame Alain. - Poursuivons. Il faut que je sois informée de tout de peur de surprise. Par quel motif cachez-vous votre mariage? Mademoiselle Habert. - C'est que je ne veux pas qu'une soeur que j'ai, et avec qui j'ai passé toute ma vie, le sache. Madame Alain. - Fort bien. Je ne savais pas que vous aviez une soeur, par exemple. Cela est bon à savoir. S'il vient ici quelque femme vous demander, je commencerai par dire Etes-vous sa soeur ou non? Mademoiselle Habert. - Eh non! Madame. Vous devez absolument ignorer qui je suis. La Vallée. - On vous demanderait à vous comment vous savez que cette chÚre enfant a une soeur. Madame Alain. - Vous avez raison, j'ignore tout, je laisserai dire. Ou bien, je dirai Qu'est-ce que c'est que Mademoiselle Habert? Je ne connais point cela, moi, non plus que son cousin, Monsieur de la Vallée. Mademoiselle Habert. - Quel cousin? Madame Alain. - Eh! lui que voilà . La Vallée. - Eh! non; nous ne sommes pas trop cousins non plus, voyez-vous. Madame Alain. - Ah! oui-da. C'est que vous ne l'ÃÂȘtes pas du tout. La Vallée. - Rien que par honnÃÂȘteté, depuis quinze jours et pour la commodité de se voir ici, sans qu'on en babille. Madame Alain. - Ah! j'entends. Point de cousins! Que cela est comique! Ce que c'est que l'amour! Cette chÚre fille... Mais n'admirez-vous pas comme on se prévient? J'avais déjà trouvé un air de famille entre vous deux. De bien loin, à la vérité, car ce sont des visages si différents! Parlons du reste. Qu'appréhendez-vous de votre soeur? Mademoiselle Habert. - Les reproches, les plaintes. La Vallée. - Les caquets des uns, les remontrances des autres. Madame Alain. - Oui, oui! L'étonnement de tout le monde. Mademoiselle Habert. - J'appréhenderais que par malice, par industrie, ou par autorité on ne mÃt opposition à mon mariage. La Vallée. - On me percerait l'ùme. Madame Alain. - Oh! des oppositions, il y en aurait; on parlerait peut-ÃÂȘtre d'interdire. Mademoiselle Habert. - M'interdire, moi? En vertu de quoi? Madame Alain. - En vertu de quoi, ma fille? En vertu de ce qu'ils diront que vous faites une folie, que la tÃÂȘte vous baisse, que sais-je? Ce qu'on dit en pareil cas quand il y a un peu de sujet, et le sujet y est. Mademoiselle Habert. - Vous me prenez donc pour une folle. Madame Alain. - Eh non! ma mie. Je vous excuse, moi; je compatis à l'état de votre coeur et vous ne m'entendez pas. C'est par amitié que je parle. Je sais bien que vous ÃÂȘtes sage. Je signerai que vous l'ÃÂȘtes. Je vous reconnais pour telle, mais pour preuve que vous ne l'ÃÂȘtes pas, ils apporteront vos amours, qu'ils traiteront de ridicules; votre dessein d'épouser qu'ils traiteront d'enfance; ils apporteront une quarantaine d'années qui, malheureusement, en paraissent cinquante; ils allégueront son ùge à lui et mille mauvaises raisons que vous ÃÂȘtes en danger d'essuyer comme bonnes. Ecoutez-moi, est-ce que j'ai dessein de vous fùcher? Ce n'est que par zÚle, en un mot, que je vous épouvante. Mademoiselle Habert. - Elle est d'une maladresse, avec son zÚle! La Vallée. - Mais, Madame Alain, vous alléguez l'ùge de ma cousine. Regardez-y à deux fois. OÃÂč voulez-vous qu'on le prenne? Madame Alain. - Sur le registre oÃÂč il est écrit, mon petit bonhomme. Car vous m'impatientez, vous autres. On est pour vous et vous criez comme des troublés. Oui, je vous le soutiens, on dira que c'est la grand-mÚre qui épouse le petit-fils, et par conséquent radote. Vous n'ÃÂȘtes encore qu'au berceau par rapport à elle, afin que vous le sachiez; oui, au berceau, mon mignon, il est inutile de se flatter là -dessus. La Vallée. - Pas si mignon, Madame Alain, pas si mignon. Mademoiselle Habert. - Eh! de grùce, Madame, laissons cette matiÚre-là , je vous en conjure. Toutes les contradictions viendraient uniquement de ce que Monsieur de la Vallée est un cadet qui n'a point de bien... Madame Alain. - Le cadet me l'a dit point de bien. J'oubliais cet article. Mademoiselle Habert. - Viendraient aussi de ce que j'ai un neveu que ma soeur aime et qui compte sur ma succession. Madame Alain. - OÃÂč est le neveu qui ne compte pas? Il faut que le vÎtre se trompe et que Monsieur de la Vallée ait tout. La Vallée, montrant Mademoiselle Habert. - Oh! pour moi, voilà mon tout. Madame Alain. - D'accord, mais il n'y aura point de mal que le reste y tienne, à condition que vous le mériterez, Monsieur de la Vallée. Traitez votre femme en bon mari, comme elle s'y attend; ne vous écartez point d'elle, et ne la négligez pas sous prétexte qu'elle est sur son déclin. Mademoiselle Habert. - Eh! que fait ici mon déclin, Madame? Nous n'en sommes pas là ! Finissons. Je vous disais que j'ai quitté ma soeur. Je ne l'ai pas informée de l'endroit oÃÂč j'allais demeurer; vous voyez mÃÂȘme que je ne sors guÚre de peur de la rencontrer ou de trouver quelques gens de connaissance qui me suivent. Cependant, j'ai besoin de deux notaires et d'un témoin, je pense. Voulez-vous bien vous charger de me les avoir? Madame Alain. - Il suffit. Les voulez-vous pour demain? La Vallée. - Pour tout à l'heure. Je languis. Mademoiselle Habert. - Je serais bien aise de finir aujourd'hui, si cela se peut. Madame Alain. - Aujourd'hui, dit-elle! Cet amour! Cette impatience! elle donne envie de se marier. La voilà rajeunie de vingt ans. Oui, mon coeur, oui, ma reine, aujourd'hui! Réjouissez-vous; je vais dans l'instant travailler pour vous. La Vallée. - ChÚre dame, que vous allez m'ÃÂȘtre obligeante! Mademoiselle Habert. - Surtout, Madame Alain, qu'on ne soupçonne point, par ce que vous direz, que c'est pour moi que vous envoyez chercher ces messieurs. Madame Alain, - Oh! ne craignez rien. Pas mÃÂȘme les notaires ne sauront pour qui c'est que lorsqu'ils seront ici; encore n'en diront-ils rien aprÚs si vous voulez. Je vous réponds d'un qui est jeune, un peu mon allié, qui venait ici du temps qu'il était clerc, et qui nous gardera bien le secret, car je lui en garde un qui est d'une conséquence... Je vous dirai une autre fois ce que c'est; faites-m'en souvenir. Et puis notre témoin sera Monsieur Remy, ce marchand attenant ici et que vous voyez quelquefois chez moi. La Vallée. - Quoi! Votre galant qui a envoyé l'étoffe? Madame Alain. - Tout juste. L'homme à la robe, il est éperdu de moi; et à qui appartient aussi cette contrebande que j'ai dans mon armoire. Voyez s'il nous trahira! Mais laissez-moi appeler ma fille que je vois qui passe. Agathe! Approchez. ScÚne IX Les précédents, Agathe Agathe. - Que souhaitez-vous, ma mÚre? Madame Alain. - Allez-vous-en tout à l'heure chez Monsieur Remy le prier de venir ici sur-le-champ. Tùchez mÃÂȘme de l'amener avec vous. Agathe. - J'y vais de ce pas, ma mÚre. Madame Alain. - Ecoutez! Dites-lui que j'aurais passé chez lui si je ne m'étais pas proposé d'aller chez Monsieur Thibaut et un autre notaire que je vais chercher pour un acte qui presse. Agathe. - Deux notaires, ma mÚre, et pour un acte? Madame Alain. - Oui, ma fille. Allez. Agathe. - Et si Monsieur Remy me demande ce que vous voulez, que lui dirai-je? Madame Alain. - Que c'est pour servir de témoin; il n'y a pas d'inconvénient à l'en avertir. Agathe. - Ah! c'est notre ami, il ne demandera pas mieux. Madame Alain. - Hùtez-vous, de peur qu'il ne sorte, afin qu'on termine aujourd'hui. Agathe. - Vous ÃÂȘtes la maÃtresse, ma mÚre. Donnez-moi seulement le temps de saluer Mademoiselle Habert. Bonjour, Mademoiselle. J'espÚre que vous me continuerez l'honneur de votre amitié, et plus à présent que jamais. Mademoiselle Habert. - Je n'ai nulle envie de vous l'Îter et je vous remercie du redoublement de la vÎtre. Agathe. - Je ne fais que mon devoir, Mademoiselle, et je suis mon inclination. Madame Alain. - Vous ÃÂȘtes bien en humeur de complimenter, ce me semble. Partez-vous? Agathe. - Oui, ma mÚre. Adieu, Monsieur de la Vallée. La Vallée. - Je vous salue, Mademoiselle. Agathe. - Je vous aime bien; vous m'avez tenu parole. Madame Alain. - Que Monsieur Remy attende que je sois de retour; au reste, que je l'en prie, que je reviens dans moins de dix minutes. Agathe. - Oui, je le retiendrai. Mademoiselle Habert. - Un petit mot ne lui dites point que c'est pour servir de témoin. Agathe. - Comme il vous plaira. A La Vallée. Vous ÃÂȘtes un honnÃÂȘte homme. ScÚne X Mademoiselle Habert, Madame Alain, La Vallée Mademoiselle Habert. - Devine-t-elle que c'est pour un mariage? Madame Alain. - Ce n'est pas moi qui le lui ai appris. A La Vallée. C'est qu'elle croit que vous l'épousez. La Vallée. - Chut! Vous verrez qu'elle a remarqué mon oeil amoureux sur la cousine, et puis une fille, quand on parle du notaire, voit toujours un mari au bout. Madame Alain. - Oui, elle croit qu'un notaire n'est bon qu'à cela. Ah çà ! mes enfants, je vous quitte, mais c'est pour vous servir au plus tÎt. Mademoiselle Habert. - Je vous demande pardon de la peine. ScÚne XI Mademoiselle Habert, La Vallée Mademoiselle Habert. - Vous allez donc enfin ÃÂȘtre à moi, mon cher La Vallée. La Vallée. - Attendez, ma mie, le coeur me bat. Cette pensée me rend l'haleine courte. Quel ravissement! Mademoiselle Habert. - Vous ne sauriez douter de ma joie. La Vallée. - Tenez, il me semble que je ne touche pas à terre. Mademoiselle Habert. - J'aime à te voir si pénétré. Je crois que tu m'aimes, mais je te défie de m'aimer plus que ma tendresse pour toi ne le mérite. La Vallée. - 'est ce que nous verrons dans le ménage. Mademoiselle Habert. - Pourvu que Madame Alain avec ses indiscrétions... Cette femme-là m'épouvante toujours. La Vallée. - Elle n'ira pas loin, et dÚs que vous m'aimez, je suis né coiffé. C'est une affaire finie dans le ciel. Mademoiselle Habert. - Ce qui me surprend, c'est que cette petite Agathe sache que c'est pour un mariage. Je crois mÃÂȘme qu'elle pense que c'est pour elle. S'imaginerait-elle que vous l'aimez? Vous n'en ÃÂȘtes pas capable... La Vallée. - Mignonne, votre propos m'afflige l'ùme. Mademoiselle Habert. - N'y fais pas d'attention, je ne m'y arrÃÂȘte pas. ScÚne XII Les précédents, Agathe Agathe. - Monsieur Remy va monter tout à l'heure. Je ne lui ai pas dit que c'était pour ÃÂȘtre témoin. Mademoiselle Habert. - Vous avez bien fait. Agathe. - C'est bien le moins que je fasse vos volontés. Je serais bien fùchée de vous déplaire en rien, Mademoiselle. Mademoiselle Habert. - Je n'entends rien à ses politesses. Agathe. - J'ai trouvé chez lui Monsieur Dumont, que vous connaissez bien, Monsieur de la Vallée. La Vallée. - Monsieur Dumont? Agathe. - Oui, ce jeune monsieur qui me fait la cour et que je vous ai dit qui me recherchait, et comme je disais à M. Remy que ma mÚre aurait passé chez lui si elle n'avait pas été chez des notaires, il m'a dit avec des mines doucereuses dont j'ai pensé rire de tout mon coeur Mademoiselle, n'approuvez-vous pas que nous ayons au premier jour affaire à lui pour nous-mÃÂȘmes et que j'en parle à Madame Alain? et moi je n'ai rien répondu. La Vallée. - Oh! c'était parler avec esprit. Agathe. - Ce n'est pas qu'il n'ait du mérite, mais j'en sais qui en ont davantage. Mademoiselle Habert. - On ne saurait en trop avoir pour vous, belle Agathe. Agathe. - Je m'estime bien glorieuse que vous m'en ayez trouvé, allez, Mademoiselle. Je vous avais bien dit que Monsieur Remy ne tarderait pas. ScÚne XIII Les ci-dessus, Monsieur Remy Monsieur Remy. - OÃÂč est donc Madame Alain, Mademoiselle Agathe? Agathe. - Oh dame! si je vous avais dit qu'elle est sortie, vous ne seriez peut-ÃÂȘtre pas venu si tÎt. Elle va revenir, Monsieur Remy. - Je retourne un instant chez moi; je vais remonter. Agathe. - Ma mÚre m'a dit en m'envoyant Dis-lui qu'il reste. Je fermerai plutÎt la porte. La voilà elle-mÃÂȘme. ScÚne XIV Madame Alain, les précédents. Madame Alain. - Monsieur Thibaut va amener un de ses confrÚres. Bonjour, Monsieur Remy. J'ai à vous parler. Agathe, descendez là -bas; amenez ces messieurs quand ils seront venus, et qu'on renvoie tout le monde. Mademoiselle Habert. - Nous allons vous laisser avec Monsieur. Vous nous ferez avertir quand vous aurez besoin de nous. Madame Alain. - Sans adieu. Le cher bonhomme, il me regrette; il s'en va tristement avec sa vieille... Monsieur Remy, y a-t-il longtemps que vous ÃÂȘtes ici? Monsieur Remy. - J'arrive, mais y eût-il une heure, elle serait bien employée puisque je vous vois. Madame Alain. - Toujours des douceurs; vous recommencez toujours. Monsieur Remy. - C'est que vous ne cessez pas d'ÃÂȘtre aimable. Madame Alain. - Patience, je me corrigerai avec le temps. Je vous demande un petit service pour une affaire que je tiens cachée. Monsieur Remy. - De quoi s'agit-il? Madame Alain. - D'un mariage, oÃÂč je vous prie d'ÃÂȘtre témoin. Monsieur Remy. - Si c'est pour le vÎtre, je n'en ferai rien. Je n'aiderai jamais personne à vous épouser. Serviteur! Madame Alain. - OÃÂč va-t-il? A qui en avez-vous, Monsieur l'emporté? Ce n'est pas pour moi. Monsieur Remy. - C'est donc pour Mademoiselle Agathe? Madame Alain. - Non. Monsieur Remy. - Il n'y a pourtant que vous deux à marier dans la maison. Madame Alain. - Raisonnablement parlant, vous dites assez vrai. Monsieur Remy. - Comment! Serait-ce pour cette demoiselle Habert à qui vous avez loué depuis trois semaines? Madame Alain. - Je ne parle pas. Monsieur Remy. - Je vous entends; c'est pour elle. Madame Alain. - Je me tais tout court. Je pourrais vous le dire puisqu'on va signer le contrat, et que vous y serez, mais je ne parle pas. En fait de secret confié, il ne faut se rien permettre. Monsieur Remy. - Mais si je devine? Madame Alain. - Ce ne sera pas ma faute. Monsieur Remy. - Il me sera permis d'en rire? Madame Alain. - C'est une liberté que j'ai pris la premiÚre. Monsieur Remy. - Et pourquoi se cacher? Madame Alain. - Oh! pour celui-là , il m'est permis de le dire. C'est pour éviter les reproches d'une famille qui ne serait pas contente de lui voir prendre un mari tout des plus jeunes. Monsieur Remy. - Ce mari ressemble bien à son petit cousin La Vallée! Madame Alain. - Ils ne sont pas cousins. Monsieur Remy. - Ah! ils ne sont pas! Madame Alain. - Pas plus que vous et moi. Au reste, vous soupez ici, je vous en avertis. Monsieur Remy. - Tant mieux; j'aime la comédie. Mais je vais dire chez moi que je suis retenu pour un mariage. Madame Alain. - Faites donc vite. Les notaires vont arriver; ils seront discrets; il y en a un dont je suis bien sûre c'est Monsieur Thibaut, qui va épouser la fille de Monsieur Constant, à qui il ne dit qu'il paiera sa charge des deniers de la dot, ce qu'il n'ignore pas que je sais. Ce fut feu mon mari qui ajusta l'affaire de la charge. Monsieur Remy. - Adieu. Dans un instant je suis à vous. Madame Alain. - Il a soupçonné fort juste, quoique je ne lui aie rien dit. ScÚne XV Agathe, Monsieur Thibaut, son confrÚre, Madame Alain Agathe. - Ma mÚre, voilà ces messieurs. Madame Alain. - Je suis votre servante, Monsieur Thibaut. Il y a longtemps que nous ne nous étions vus, quoique alliés. Monsieur Thibaut. - Je ne m'en cache pas, Madame. Qu'y a-t-il pour votre service? Madame Alain. - Ma fille, Mademoiselle Habert et Monsieur de la Vallée sont dans mon cabinet. Dites-leur de venir. Ah! les voilà . Agathe, retirez-vous. Agathe. - Je sors, ma mÚre. C'est à vous de me gouverner là -dessus. ScÚne XVI Mademoiselle Habert, Madame Alain, La Vallée, les notaires. Madame Alain. - Messieurs, il est question d'un contrat de mariage pour les deux personnes que vous voyez, et Monsieur Remy, qui est connu de vous, Monsieur Thibaut, va servir de témoin. Le Notaire. - Nous n'avons rien à demander à Mademoiselle; elle est en état de disposer d'elle, mais Monsieur me paraÃt bien jeune. Est-il en puissance de pÚre et de mÚre? La Vallée. - Non. Il y aura deux ans vienne l'été que le dernier des deux mourut hydropique. Le Notaire. - N'auriez-vous pas un consentement de parents? La Vallée. - Vlà celui de mon oncle. Oh! il n'y manque rien; le juge du lieu y a passé signature, paraphe, tout y est; la feuille timbrée dit tout. Monsieur Thibaut. - Vous n'ÃÂȘtes pas d'ici apparemment. La Vallée. - Non, Monsieur. Je suis bourguignon pour la vie, du pays du bon vin. Monsieur Thibaut. - Cela me paraÃt en bonne forme, et puis nous nous en rapportons à Madame Alain dÚs que c'est chez elle que vous vous mariez. Madame Alain. - Je les connais tous deux; Mademoiselle loge chez moi. Monsieur Thibaut. - Commençons toujours, en attendant Monsieur Remy. Madame Alain. - Je le vois qui vient. ScÚne XVII Les précédents, Monsieur Remy Monsieur Remy. - Messieurs, je vous salue. Madame, j'ai un petit mot à vous dire à quartier, avec la permission de la compagnie. Madame Alain. - Qu'est-il arrivé? Monsieur Remy. - J'ai été obligé de dire à ma femme pourquoi j'étais retenu ici, mais je n'ai nommé personne. Madame Alain. - C'est vous qui avez deviné. Je ne vous ai rien dit. Monsieur Remy. - Non. Au mot de secret, un jeune monsieur qui venait pour une maison que je vends m'a prié de l'amener chez vous. Il vous apprendra, dit-il, des choses singuliÚres que vous ne savez pas. Madame Alain. - Des choses singuliÚres! Qu'il vienne! Monsieur Remy. - Il m'attend en bas, et je vais le chercher si vous le voulez. Madame Alain. - Si je le veux! Belle demande! Des choses singuliÚres! je n'ai garde d'y manquer; il y a des cas oÃÂč il faut tout savoir. Monsieur Remy. - Je vais le faire venir, et prendre de ces marchandises dans votre armoire; je les porterai chez moi oÃÂč l'on doit les venir prendre ce soir. Madame Alain. - Allez, Monsieur Remy. Il sort. A la compagnie. Messieurs, je vous demande pardon, mais passez je vous prie pour un demi-quart d'heure dans le cabinet. A Mademoiselle Habert. Approchez, ma chÚre amie. Il va monter un homme qui, je crois, veut m'entretenir de vous. Laissez-moi, et que Monsieur de la Vallée soit témoin du zÚle et de la discrétion que j'aurai. Mademoiselle Habert. - Oui, mais si c'est quelqu'un qui l'ait vu chez ma soeur? Madame Alain. - La réflexion est sensée. Retirez-vous, Mademoiselle, et vous, Monsieur, de la porte du cabinet, vous jetterez un coup d'oeil sur l'homme qui va entrer. S'il ne vous connaÃt pas, vous serez mon parent, comme vous étiez celui de Mademoiselle. Mademoiselle Habert. - Cette visite m'inquiÚte. ScÚne XVIII Le Neveu de Mademoiselle Habert, La Vallée, Madame Alain Madame Alain. - Monsieur de la Vallée, vous ne serez point de trop. Monsieur, vous pouvez dire devant lui ce qu'il vous plaira. Le Neveu. - Excusez la liberté que je prends. On dit que vous avez chez vous une demoiselle qui va se marier incognito. La Vallée. - Il n'y a point de cet incognito ici. Il faut que ce soit à une autre porte. Défiez-vous de ce gaillard-là , cousine. Madame Alain. - Il n'y a point de mystÚre; c'est Monsieur Remy qui l'a amené. Oui, il y a une demoiselle qui se marie, et qui n'est peut-ÃÂȘtre que la vingtiÚme du quartier qui en fait autant. J'en sais cinq ou six pour ma part. Reste à savoir si Monsieur connaÃt la nÎtre. Le Neveu. - Si c'est celle que je cherche, je suis de ses amis et j'ai quelque chose à lui remettre. La Vallée. - La nÎtre n'attend rien. Ne donnez pas dans le panneau. Madame Alain. - Paix! OÃÂč sont ces choses singuliÚres que vous devez m'apprendre, qui, apparemment, ne lui sont pas favorables? et je conclus que vous n'ÃÂȘtes pas son ami autant que vous le dites. La Vallée. - Et que vous ne marchez pas droit en besogne. Le Neveu. - Jouons d'adresse. Vous m'excuserez, Madame. Il est trÚs vrai que j'ai à lui parler et que je suis son ami. Et c'est cette amitié qui veut la détourner d'un mariage qui déplaÃt à sa famille et qui n'est pas supportable. La Vallée. - Il va encore de travers. Madame Alain. - Venons d'abord aux choses singuliÚres; c'est le principal. Le Neveu. - Mettez-vous à ma place. Ne dois-je point savoir avant de vous les confier si la personne qui loge chez vous est celle que je cherche? Donnez-moi du moins quelque idée de la vÎtre. La Vallée. - C'est une fille qui se marie; voilà tout. Madame Alain. - Il y a un bon moyen de s'en éclaircir, et bien court. Ne cherchez-vous pas une jeune fille? Vous m'en avez tout l'air. Répondez. Le Neveu. - Jeune... oui, Mademoiselle. Est-ce que la vÎtre ne l'est pas? Madame Alain. - Ah! vraiment non. C'est une fille ùgée. Voilà une grande différence et tout le reste va de mÃÂȘme. Nous n'avons pas ce qu'il vous faut. Je gage aussi que votre demoiselle a pÚre et mÚre. Le Neveu. - J'en demeure d'accord. Madame Alain. - Vous voyez bien que rien ne se rapporte. Le Neveu. - La vÎtre n'a donc plus ses parents? Madame Alain. - Elle n'a qu'une soeur avec qui elle a passé sa vie. La Vallée. - Le coeur me dit que vous me coupez la gorge. Madame Alain. - Votre coeur rÃÂȘve. Le Neveu. - Nous n'y sommes plus. La mienne est blonde et n'a qu'une tante. Madame Alain. - Hé bien! la nÎtre est brune et n'a qu'un neveu. La Vallée. - Ni la soeur ni le neveu n'avaient que faire là . Je ne les aurais pas déclaré. Madame Alain. - Avec qui la vÎtre se marie-t-elle? Le Neveu. - Avec un veuf de trente ans, homme assez riche, mais qui ne convient point à la famille. Madame Alain. - Et voilà le futur de la nÎtre. La Vallée. - Le portier dira le reste. Le Neveu. - En voilà assez, Madame. Je me rends. Ce n'est point ici qu'on trouvera Mademoiselle Dumont. Madame Alain. - Non. Il faut que vous vous contentiez de Mademoiselle Habert, qui a peur de son cÎté et que je vais rassurer, en l'avertissant qu'elle n'a rien à craindre. La Vallée. - C'est pour nous achever. Tout est décousu. Madame Alain. - Paraissez, notre amie! Venez rire de la frayeur de Monsieur de la Vallée. ScÚne XIX Les précédents, Mademoiselle Habert Mademoiselle Habert. - Hé bien! Madame, de quoi s'agissait-il? D'avec qui sortez-vous? Que vois-je? C'est mon neveu. Elle se sauve. ScÚne XX Les précédents. Madame Alain. - Son neveu! Votre tante! Le Neveu. - Oui, Madame. La Vallée. - J'étais devin. Madame Alain. - Ne rougissez-vous pas de votre fourberie? Le Neveu. - Ecoutez-moi et ne vous fùchez pas. Votre franchise naturelle et louable, aidée d'un peu d'industrie de ma part, a causé cet événement. Avec une femme moins vraie, je ne tenais rien. Madame Alain. - Cette bonne qualité a toujours été mon défaut et je ne m'en corrige point. Je suis outrée. Le Neveu. - Vous n'avez rien à vous reprocher. La Vallée. - Que d'avoir eu de la langue. Madame Alain. - N'ai-je pas été surprise? Le Neveu. - N'ayez point de regret à cette aventure. Profitez au contraire de l'occasion qu'elle vous offre de rendre service à d'honnÃÂȘtes gens et ne vous prÃÂȘtez plus à un mariage aussi ridicule et aussi disproportionné que l'est celui-ci. La Vallée. - Qu'y a-t-il donc tant à dire aux proportions? Ne sommes-nous pas garçon et fille? Le Neveu. - Taisez-vous, Jacob. Madame Alain. - Comment, Jacob! On l'appelle Monsieur de la Vallée. Le Neveu. - C'est sans doute un nom de guerre que ma tante lui a donné. La Vallée. - Donné! Qu'il soit de guerre ou de paix, le beau présent! Le Neveu. - Son véritable est Jacques Giroux, petit berger, venu depuis sept ou huit mois de je ne sais quel village de Bourgogne, et c'est de lui-mÃÂȘme que mes tantes le savent. La Vallée. - Berger, parce qu'on a des moutons. Le Neveu. - Petit paysan, autrement dit; c'est mÃÂȘme chose. La Vallée. - On dit paysan, nom qu'on donne à tous les gens des champs. Madame Alain. - Petit paysan, petit berger, Jacob, qu'est-ce donc que tout cela, Monsieur de la Vallée? Car, enfin, les parents auraient raison. La Vallée. - Je vous réponds qu'on arrange cette famille-là bien malhonnÃÂȘtement, Madame Alain, et que sans la crainte du bruit et le respect de votre maison et du cabinet oÃÂč il y a du monde... Le Neveu. - Hem! Que diriez-vous, mon petit ami? Pouvez-vous nier que vous ÃÂȘtes arrivé à Paris avec un voiturier, frÚre de votre mÚre? La Vallée. - Quand vous crieriez jusqu'à demain, je ne ferai point d'esclandre. Le Neveu. - De son propre aveu, c'était un vigneron que son pÚre. La Vallée. - Je me tais. Le silence ne m'incommode pas, moi. Le Neveu. - Il ne saurait nier que ces demoiselles avaient besoin d'un copiste pour mettre au net nombre de papiers et que ce fut un de ses parents, qui est un scribe, qui le présenta à elles. Madame Alain. - Quoi! un de ces grimauds en boutique, qui dressent des écriteaux et des placets! Le Neveu. - C'est ce qu'il y a de plus distingué parmi eux, et le petit garçon sait un peu écrire, de sorte qu'il fut trois semaines à leurs gages, mangeant avec une gouvernante qui est au logis. Madame Alain. - Oh! diantre; il mange à table à cette heure. La Vallée. - Quelles balivernes vous écoutez là ! Le Neveu. - Hem! Vous raisonnez, je pense. La Vallée. - Je ne souffle pas. Chantez mes louanges à votre aise. Madame Alain. - Il m'a pourtant fait l'amour, le petit effronté! Le Neveu. - Il est bien vÃÂȘtu. C'est sans doute ma tante qui lui a fait faire cet habit-là , car il était en fort mauvais équipage au logis. La Vallée. - C'est que j'avais mon habit de voyage. Le Neveu. - Jugez, Madame, vous qui ÃÂȘtes une femme respectable, et qui savez ce que c'est que des gens de famille... Madame Alain. - Oui, Monsieur. Je suis la veuve d'un honnÃÂȘte homme extrÃÂȘmement considéré pour son habileté dans les affaires, et qui a été plus de vingt ans secrétaire de président. Ainsi, je dois ÃÂȘtre aussi délicate qu'une autre sur ces matiÚres. La Vallée. - Ah! que tout cela m'ennuie. Le Neveu. - Mademoiselle Habert a eu tort de fuir; elle n'avait à craindre que des représentations soumises. Je ne désapprouve pas qu'elle se marie; toute la grùce que je lui demande, c'est de se choisir un mari que nous puissions avouer, qui ne fasse pas rougir un neveu plein de tendresse et de respect pour elle, et qui n'afflige pas une soeur à qui elle est si chÚre, à qui sa séparation a coûté tant de larmes. La Vallée. - Oh! le madré crocodile. Madame Alain. - Je ne m'en cache pas, vous me touchez. Les gens comme nous doivent se soutenir; j'entre dans vos raisons. La Vallée. - Que j'en rirais, si j'étais de bonne humeur! Madame Alain. - Je vais parler à Mademoiselle Habert en attendant que vous ameniez sa soeur. Rien ne se terminera aujourd'hui. Laissez-moi agir. Le Neveu. - Vous ÃÂȘtes notre ressource et nous nous reposons sur vos soins, Madame. ScÚne XXI La Vallée, Madame Alain La Vallée. - Eh bien! que vous dit le coeur? Madame Alain. - Ce n'est pas vous que je blùme, Jacob; mais il n'y a pas moyen d'ÃÂȘtre, pour un petit berger. Messieurs, vous pouvez revenir ici. ScÚne XXII Les deux notaires, Mademoiselle Habert, Madame Alain, La Vallée Monsieur Thibaut. - Procédons... Madame Alain. - Non, Messieurs. Il n'est plus question de cela. Il n'y a point de mariage; il est du moins remis. Mademoiselle Habert. - Comment donc? Que voulez-vous dire? Madame Alain. - Demandez à votre copiste. Mademoiselle Habert. - Mon copiste! Parlez donc, Monsieur de la Vallée. La Vallée. - Dame! C'est la besogne du parent que vous savez. C'est lui qui a retourné la tÃÂȘte. Mademoiselle Habert. - Oh! je l'ai prévu. Madame Alain. - Ne m'entendez-vous pas, ma chÚre amie? Un petit Jacob qui mangeait à l'office, un cousin scribe, un oncle voiturier, un vigneron... Dispensez-moi de parler. Ce n'est pas là un parti pour vous, Mademoiselle Habert. L'autre notaire. - Si vous ÃÂȘtes Mademoiselle Habert, je connais votre neveu. C'est un jeune homme estimable, et qui, de votre aveu mÃÂȘme, est sur le point d'épouser la fille d'un de mes amis. Ainsi, trouvez bon que je ne prÃÂȘte point mon ministÚre pour un mariage qui peut lui faire tort. Monsieur Thibaut. - Je suis d'avis de me retirer aussi. Adieu, Madame. La Vallée. - Quel désarroi! Mademoiselle Habert. - Hé! Monsieur, arrÃÂȘtez un instant, je vous en supplie. Ma chÚre Madame Alain, retenez du moins Monsieur Thibaut. Souffrez que je vous dise un mot avant qu'il nous quitte. La Vallée. - Rien qu'un mot, pour vous raccommoder l'esprit. Vous me vouliez tant de bien; souvenez-vous-en. Madame Alain. - Hélas! j'y consens; je ne suis point votre ennemie. Ayez donc la bonté de rester, Monsieur Thibaut. Monsieur Thibaut. - Il n'est point encore sûr que vous ayez affaire de moi. En tous cas, je repasserai ici dans un quart d'heure. Mademoiselle Habert. - Je vous en conjure. A La Vallée. Cette femme est faible et crédule. Regagnons-la. ScÚne XXIII Madame Alain, Mademoiselle Habert, La Vallée Madame Alain. - Que je vous plains, ma chÚre Mademoiselle Habert! Que tout ceci est désagréable pour moi! Ce neveu qui paraÃt vous aimer est d'une tristesse... Mademoiselle Habert. - Est-il possible que vous vous déterminiez à me chagriner sur les rapports d'un homme qui vous doit ÃÂȘtre suspect, qui a tant d'intérÃÂȘt à les faire faux, qui est mon neveu enfin, et de tous les neveux le plus avide? Ne reconnaissez-vous pas les parents? Pouvez-vous vous y méprendre, avec autant d'esprit que vous en avez? La Vallée. - Remplie de sens commun comme vous l'ÃÂȘtes. Madame Alain. - Calmez-vous, Mademoiselle Habert; vous m'affligez. Je ne saurais voir pleurer les gens sans faire comme eux. La Vallée, sanglotant. - Se peut-il que ce soit Madame Alain qui nous maltraite... Madame Alain, pleurant. - Doucement. Le moyen de nous expliquer si nous pleurons tous! Je sais bien que tous les neveux et les cousins qui héritent ne valent rien, mais on croit le vÎtre. Il approuve que vous vous mariez, il n'y a que Jacob qui le fùche, et il n'a pas tort. Jacob est joli garçon, un bon garçon, je suis de votre avis; ce n'est pas que je le méprise, on est ce qu'on est, mais il y a une rÚgle dans la vie; on a rangé les conditions, voyez-vous; je ne dis pas qu'on ait bien fait, c'est peut-ÃÂȘtre une folie, mais il y a longtemps qu'elle dure, tout le monde la suit, nous venons trop tard pour la contredire. C'est la mode; on ne la changera pas, ni pour vous ni pour ce petit bonhomme. En France et partout, un paysan n'est qu'un paysan, et ce paysan n'est pas pour la fille d'un citoyen bourgeois de Paris. Mademoiselle Habert. - On exagÚre, Madame Alain. La Vallée. - Je suis calomnié, ma chÚre dame. Madame Alain. - Vous ne vous ÃÂȘtes pas défendu. La Vallée. - J'avais peur du tapage. Mademoiselle Habert. - Il n'a pas voulu faire de vacarme, La Vallée. - Récapitulons les injures. Il m'appelle paysan; mon pÚre est pourtant mort le premier marguillier du lieu. Personne ne m'Îtera cet honneur, Mademoiselle Habert. - Ce sont d'ordinaire les principaux d'un bourg ou d'une ville qu'on choisit pour cette fonction. Madame Alain. - Je l'avoue. Je ne demande pas mieux que d'avoir été trompée; mais le pÚre vigneron? La Vallée. - Vigneron, c'est qu'il avait des vignes, et n'en a pas qui veut. Mademoiselle Habert. - Voilà comme on abuse des choses. Madame Alain. - Mais vraiment, des vignes, comtes, marquis, princes, ducs, tout le monde en a, et j'en ai aussi. La Vallée. - Vous ÃÂȘtes donc une vigneronne. Madame Alain. - Il n'y aurait rien de si impertinent. La Vallée. - J'ai, dit-il, un oncle qui mÚne des voitures; encore une malice; il les fait mener. Le maÃtre d'un carrosse et le cocher sont deux. Cet oncle a des voitures, mais les voitures et les meneurs sont à lui. Qu'y a-t-il à dire? Madame Alain. - Qu'est-ce que cela signifie? Quoi! c'est ainsi que votre neveu l'entend! Mon beau-pÚre avait bien vingt fiacres sur la place; il n'était donc pas de bonne famille, à son compte? La Vallée. - Non. Votre mari était fils de gens de rien; vous avez perdu votre honneur en l'épousant. Madame Alain. - Il en a menti. Qu'il y revienne! Mais, Monsieur de la Vallée, vous n'avez rien dit de cela devant lui. La Vallée. - Je n'osais me fier à moi; je suis trop violent. Mademoiselle Habert. - Ils se seraient peut-ÃÂȘtre battus. Madame Alain. - Voyez le fourbe avec son copiste! Mademoiselle Habert. - Eh! c'était par amitié qu'il copiait; nous l'en avions prié. La Vallée. - Ces demoiselles me dictaient; elles se trompaient; je me trompais aussi; tantÎt mon écriture montait, tantÎt elle descendait; je griffonnais; et puis, c'était à rire de Monsieur Jacob! Mademoiselle Habert. - L'étourdi! Madame Alain. - Et pourquoi ce nom de Jacob? Mademoiselle Habert. - C'est que, dans les provinces, c'est l'usage de donner ces noms-là aux enfants dans les familles. Madame Alain. - A parler franchement, j'avoue que j'ai été prise pour dupe, et je suis indignée. Je laisse là les autres articles, qui ne doivent ÃÂȘtre aussi que des impostures. Ah! le méchant parent! Il nous manque un notaire. Allez vous tranquilliser dans votre chambre, et que Monsieur de la Vallée ne s'écarte pas. Je veux que votre soeur vous trouve mariée, et je vais pourvoir à tout ce qu'il vous faut. La Vallée. - Il y a de bons coeurs, mais le vÎtre est charmant. Madame Alain. - Allez, vous en serez content. Dans le fond, j'avais été trop vite. ScÚne XXIV Madame Alain, Agathe Agathe. - J'ai quelque chose à vous dire, ma mÚre. Madame Alain. - Oh! vous prenez bien votre temps! Que vous est-il arrivé avec votre air triste? Venez-vous m'annoncer quelque désastre? Agathe. - Non, ma mÚre. Madame Alain.. - Eh bien! attendez. J'ai un billet à écrire, et vous me parlerez aprÚs. ScÚne XXV Les précédents, Monsieur Thibaut Monsieur Thibaut. - Vous voyez que je vous tiens parole, Madame. Madame Alain. - Vous me faites grand plaisir. Je vous laisse pour un instant. Ma fille, faites compagnie à Monsieur; je reviens. Elle sort. Monsieur Thibaut. - Apparemment que la partie est renouée et que le mariage se termine. Agathe. - Je n'en sais rien. J'ai empÃÂȘché Monsieur Remy de sortir, mais si vous en avez envie, je vais vous ouvrir la porte; vous vous en irez tant qu'il vous plaira. Monsieur Thibaut. - Vous ÃÂȘtes fùchée. Est-ce que ce mariage vous déplaÃt? Agathe. - Sans doute. C'est un malheur pour cette fille-là d'épouser un petit fripon qui ne l'aime point et qui, encore aujourd'hui, faisait l'amour à une autre pour l'épouser. Monsieur Thibaut. - A vous, peut-ÃÂȘtre? Agathe. - A moi, Monsieur! Il n'aurait qu'à y venir, l'impertinent qu'il est. C'est bien à un petit rustre comme lui qu'il appartient d'aimer des filles de ma sorte. Vous croyez donc que j'aurais écouté un homme de rien! Car je sais tout du neveu. Monsieur Thibaut. - Non, sans doute. On voit bien à la colÚre oÃÂč vous ÃÂȘtes que vous ne vous souciez pas de lui. Agathe. - Je soupçonne que vous vous moquez de moi, Monsieur Thibaut. Monsieur Thibaut. - Ce n'est pas mon dessein. Agathe. - Vous auriez grand tort. Ce n'est que par bon caractÚre que je parle. J'avoue aussi que je suis fùchée, mais vous verrez que j'ai raison. Je dirai tout devant vous à ma mÚre. ScÚne XXVI Les précédents, Madame Alain Madame Alain. - Pardon, Monsieur Thibaut; j'écris à Monsieur Lefort, votre confrÚre. C'est un homme riche, fier, et qui salue si froidement tout ce qui n'est pas notaire... Savez-vous ce que j'ai fait? Je lui ai écrit que vous le priez de venir. Monsieur Thibaut. - Il n'y manquera pas. Voilà Mademoiselle Agathe qui se plaint beaucoup du prétendu. Madame Alain. - Du prétendu! Vous, ma fille? Agathe. - Moi, Ma MÚre. Ce mariage n'est pas rompu? Mademoiselle Habert ne sait donc pas que ce La Vallée est de la lie du peuple? Madame Alain. - Est-ce que le neveu vous a aussi gùté l'esprit? Vous avez là un plaisant historien. De quoi vous embarrassez-vous? Monsieur Thibaut. - Elle n'en parle que par bon caractÚre. Agathe. - Et puis c'est que ce La Vallée m'a fait un affront qui mérite punition. Monsieur Thibaut. - Oh! Ceci devient sérieux! Madame Alain. - Un affront, petite fille! Eh! de quelle espÚce est-il? Mort de ma vie, un affront! Monsieur Thibaut. - Puis-je rester? Madame Alain. - Je n'en sais rien. Que veut-elle dire? Agathe. - Il m'a fait entendre qu'il allait vous parler pour moi. Madame Alain. - AprÚs. Agathe. - Je crus de bonne foi ce qu'il me disait, ma mÚre. Madame Alain. - AprÚs. Agathe. - Et il sait bien que je l'ai cru. Madame Alain. - Ensuite. Agathe. - Eh mais! voilà tout. N'est-ce pas bien assez? Monsieur Thibaut. - Ce n'est qu'une bagatelle. Madame Alain. - Cette innocente avec son affront! Allez, vous ÃÂȘtes une sotte, ma fille. Il m'a dit que c'est qu'il n'a pu vous désabuser sans trahir son secret, et vous y avez donné comme une étourdie. Qu'il n'y paraisse pas, surtout. Allez, laissez-moi en repos. Agathe. - Il a mÃÂȘme poussé la hardiesse jusqu'à me baiser la main. Madame Alain. - Que ne la retiriez-vous, Mademoiselle! Apprenez qu'une fille ne doit jamais avoir de mains. Monsieur Thibaut. - Passons les mains, quand elles sont jolies. Madame Alain. - Ce n'est pas lui qui a tort; il fait sa charge. Apprenez aussi, soit dit entre nous, que La Vallée songeait si peu à vous que c'est moi qu'il aime, qu'il m'épouserait si j'étais femme à vous donner un beau-pÚre. Agathe. - Vous, ma mÚre? Madame Alain. - Oui, Mademoiselle, moi-mÃÂȘme. C'est à mon refus qu'il se donne à Mademoiselle Habert, qui, heureusement pour lui, s'imagine qu'il l'aime, et à qui je vous défends d'en parler, puisque le jeune homme n'a rien. Oui, je l'ai refusé, quoiqu'il m'ait baisé la main aussi bien qu'à vous, et de meilleur coeur, ma fille. Retirez-vous; tenez-vous là -bas et renvoyez toutes les visites. Agathe, à part. - La Vallée me le paiera pourtant. ScÚne XXVII Madame Alain, Monsieur Thibaut Monsieur Thibaut. - Hé bien! Madame, qu'a-t-on déterminé? Madame Alain. - De passer le contrat tout à l'heure. Cela serait fait, sans cet indiscret Monsieur Remy. Quel homme! il rapporte, il redit, c'est une gazette! Monsieur Thibaut. - Qu'a-t-il donc fait? Madame Alain. - C'est que sans lui, qui a dit au neveu de Mademoiselle Habert qu'elle était chez moi, ce neveu ne serait point venu ici débiter mille faussetés qui ont produit la scÚne que vous avez vue. Que je hais les babillards! Si je lui ressemblais, sa femme serait en de bonnes mains. Monsieur Thibaut. - Hé D'oÃÂč vient... Madame Alain. - Oh! d'oÃÂč vient? Je puis vous le dire, à vous. C'est qu'avant-hier, elle me pria de lui serrer une somme de quatre mille livres qu'elle a épargnée à son insu et qu'il n'épargnerait pas, lui, car il dissipe tout. Monsieur Thibaut. - Je le crois un peu libertin. Madame Alain. - Vraiment, il se pique d'ÃÂȘtre galant. Il se prend de goût pour les jolies femmes, à qui il envoie des présents malgré qu'elles en aient. Monsieur Thibaut. - Eh! avez-vous encore les quatre mille livres? Madame Alain. - Vraiment oui, je les ai, et s'il le savait, je ne les aurais pas longtemps. Mais le voici qui vient. Et nos amants aussi. ScÚne XXVIII Madame Alain, Mademoiselle Habert, Monsieur Thibaut, Monsieur Remy, La Vallée Madame Alain. - Nous voilà donc parvenus à pouvoir vous marier, Mademoiselle. Le ciel en soit loué! Monsieur Thibaut, commencez toujours; Monsieur Lefort va venir. Monsieur Thibaut. - Tout à l'heure, Madame. Monsieur Remy, je suis à la veille de me marier moi-mÃÂȘme. Vous me devez mille écus que je vous prÃÂȘtai il y a six mois; depuis quinze jours ils sont échus; je vous en ai accordé six autres, mais comme j'en ai besoin, je vous avertis que, sans vous incommoder, sans débourser un sol, vous ÃÂȘtes en état de me payer à présent. Madame Alain. - Quoi donc! Qu'est-ce que c'est? Monsieur Thibaut. - Madame Alain vient de me dire que votre femme lui a confié avant-hier quatre mille livres qu'elle lui garde. Madame Alain. - Ah! que cela est beau! le joli tour d'esprit que vous me jouez là ! Moi qui vous ai parlé de cela de si bonne foi! Monsieur Thibaut. - Vous ne m'avez pas demandé le secret. Monsieur Remy. - J'aurai soin de remercier Madame Remy de son économie. Et je vous paierai, Monsieur, je vous paierai, mais priez Madame Alain de vous garder mieux le secret qu'elle n'a fait à ma femme, et qu'elle ne dise pas à d'autres qu'à moi que vous faites accroire à Monsieur Constant, dont vous allez épouser la fille, que votre charge est à vous, pendant que vous vous disposez à la payer des deniers de la dot. Madame Alain. - Hé bien! ne dirait-on pas de deux perroquets qui répÚtent leur leçon! Monsieur Thibaut. - Il me reste encore quelque chose de la mienne et vous n'en ÃÂȘtes pas quitte, Monsieur Remy. Dites aussi à Madame Alain de ne pas divulguer les présents ruineux que vous faites à de jolies femmes. Madame Alain. - Courage, Messieurs. N'y a-t-il personne ici pour vous aider? Monsieur Remy. - Je n'ai qu'un mot à répondre vous n'aurez plus de présents, Madame Alain. Adieu, cherchez des témoins ailleurs. La Vallée. - Si vous vous en allez, emportez donc les marchandises de contrebande que Madame Alain vous a caché dans l'armoire de sa salle. Monsieur Remy. - Encore! Hé bien! je reste. Vos mille écus vous seront rendus, Monsieur Thibaut. Ignorez ma contrebande; et j'ignorerai l'affaire de votre charge. Monsieur Thibaut. - J'en suis d'accord. Travaillons pour Mademoiselle. Et qu'elle ait la bonté de nous dire ses intentions. ScÚne XXIX et derniÚre Les précédents, Agathe, Javotte Agathe. - Ma mÚre, Monsieur Lefort envoie dire qu'on ne s'impatiente pas; il achÚve une lettre qu'on doit mettre à la poste. Madame Alain. - A la bonne heure. Mademoiselle Habert, montrant Javotte. - Ayez la bonté de renvoyer cette fille. Agathe. - Vraiment laissez-la, ma mÚre; elle vient signer au contrat, elle est parente de Monsieur de la Vallée et va l'ÃÂȘtre de Mademoiselle. La Vallée. - Ma parente, à moi? Javotte. - Oui, Jacques Giroux, votre tante à la mode de Bretagne. C'est ce qu'on a su dans la maison par le neveu de ma niÚce Mademoiselle Habert, qui, en s'en allant, a dit votre pays, votre nom, ce qui a fait que je vous ai reconnu tout d'un coup, et je l'avais bien dit que vous feriez un jour quelque bonne trouvaille, car il n'était pas plus grand que ça quand je quittai le pays, mais vous saurez, Messieurs et Mesdames, que c'était le plus beau petit marmot du canton. Je vous salue, ma niÚce. Mademoiselle Habert. - Qu'est-ce que c'est que votre niÚce? Javotte. - Eh! pardi oui! ma niÚce, puisque mon neveu va ÃÂȘtre votre homme. C'est pourquoi je viens pour mettre ma marque au contrat, faute de savoir signer. La Vallée. - Ma foi, gardez votre marque, ma tante. Je ne sais qui vous ÃÂȘtes. Attendez que notre pays m'en récrive. Javotte. - Vous ne savez pas qui je suis, Giroux? Ah! ah! Voyez le glorieux qui recule déjà de m'avouer pour sienne parce qu'il va ÃÂȘtre riche et un monsieur! Prenez garde que je ne dise à Mademoiselle ma niÚce que vous faisiez l'amour à Mademoiselle Agathe. Mademoiselle Habert. - L'amour à Agathe! Est-il vrai, Mademoiselle? Agathe. - Ne vous avais-je pas recommandé de n'en rien dire? La Vallée. - Oh! cet amour-là n'était qu'un équivoque. Mademoiselle Habert. - Ah! fourbe. Voilà l'énigme expliquée. Je ne m'étonne plus si Mademoiselle me demandait tantÎt mon amitié. C'est qu'elle croyait que c'était elle qu'on mariait. Javotte. - Bon. N'a-t-il pas offert d'épouser notre dame, si elle voulait de sa figure? Mademoiselle Habert. - Qu'entends-je? Madame Alain. - D'oÃÂč le savez-vous, caqueteuse? Agathe. - C'est vous qui me l'avez dit, ma mÚre, et mÃÂȘme qu'il ne se souciait pas de Mademoiselle. Javotte. - Et qu'il ne faisait semblant de l'aimer qu'à cause de son bien. Agathe. - Et Javotte est la seule à qui j'en ai ouvert la bouche. Madame Alain, à La Vallée. - Et moi, je n'en ai parlé qu'à ma fille, en passant. A qui se fiera-t-on? Monsieur Thibaut. - C'est en passant que vous me l'avez dit aussi, souvenez-vous-en. Madame Alain. - A l'autre. Mademoiselle Habert. - Ingrat! Sont-ce là les témoignages de ta reconnaissance? Messieurs, il n'y a plus de contrat. Va, je ne veux te voir de ma vie. La Vallée. - Ma mie, écoutez l'histoire! C'est un quiproquo qui vous brouille. Mademoiselle Habert. - Laisse-moi, te dis-je! Je te déteste. La Vallée. - Je vous dis qu'il faut que nous raisonnions là -dessus. Messieurs, discourez un instant pour vous amuser, en attendant que je la regagne. Oh! langue qui me poignarde! Madame Alain. - Parlez de la vÎtre, mon ami Giroux, et non pas de la mienne. Aussi bien est-ce vous, maudite fille, qui m'attirez des reproches? Agathe. - Ce n'est pas moi, ma mÚre, c'est Javotte. Madame Alain. - Pardi, Monsieur Thibaut, vous ÃÂȘtes une franche commÚre avec vos quatre mille livres que vous ÃÂȘtes venu nous dégoiser là si mal à propos. N'avez-vous pas honte? Monsieur Thibaut. - Puisse le ciel vous aimer assez pour vous rendre muette! Madame Alain. - Oui! vous verrez que c'est moi qui ai tort. Monsieur Remy. - Quand j'aurai vidé votre armoire, je vous achÚverai aussi mes compliments. Madame Alain. - C'est fort bien fait, Messieurs. Voilà ce qui arrive quand on ne sait pas se taire. La Dispute Acteurs Comédie en un acte et en prose représentée pour la premiÚre fois par les comédiens Français Le 19 Octobre 1744 Acteurs Le prince. Eglé. La suite du prince. La scÚne est à la campagne. ScÚne premiÚre Le prince, Hermiane, Carise, Mesrou Hermiane. - OÃÂč allons-nous, Seigneur, voici le lieu du monde le plus sauvage et le plus solitaire, et rien n'y annonce la fÃÂȘte que vous m'avez promise. Le prince, en riant. - Tout y est prÃÂȘt. Hermiane. - Je n'y comprends rien; qu'est-ce que c'est que cette maison oÃÂč vous me faites entrer, et qui forme un édifice si singulier? Que signifie la hauteur prodigieuse des différents murs qui l'environnent oÃÂč me menez-vous? Le prince. - A un spectacle trÚs curieux; vous savez la question que nous agitùmes hier au soir. Vous souteniez contre toute ma cour que ce n'était pas votre sexe, mais le nÎtre, qui avait le premier donné l'exemple de l'inconstance et de l'infidélité en amour. Hermiane. - Oui, Seigneur, je le soutiens encore. La premiÚre inconstance, ou la premiÚre infidélité, n'a pu commencer que par quelqu'un d'assez hardi pour ne rougir de rien. Oh! comment veut-on que les femmes, avec la pudeur et la timidité naturelles qu'elles avaient, et qu'elles ont encore depuis que le monde et sa corruption durent, comment veut-on qu'elles soient tombées les premiÚres dans des vices de coeur qui demandent autant d'audace, autant de libertinage de sentiment, autant d'effronterie que ceux dont nous parlons? Cela n'est pas croyable. Le prince. - Eh! sans doute, Hermiane, je n'y trouve pas plus d'apparence que vous, ce n'est pas moi qu'il faut combattre là -dessus, je suis de votre sentiment contre tout le monde, vous le savez. Hermiane. - Oui, vous en ÃÂȘtes par pure galanterie, je l'ai bien remarqué. Le prince. - Si c'est par galanterie, je ne m'en doute pas. Il est vrai que je vous aime, et que mon extrÃÂȘme envie de vous plaire peut fort bien me persuader que vous avez raison, mais ce qui est de certain, c'est qu'elle me le persuade si finement que je ne m'en aperçois pas. Je n'estime point le coeur des hommes, et je vous l'abandonne; je le crois sans comparaison plus sujet à l'inconstance et à l'infidélité que celui des femmes; je n'en excepte que le mien, à qui mÃÂȘme je ne ferais pas cet honneur-là si j'en aimais une autre que vous. Hermiane. - Ce discours-là sent bien l'ironie. Le prince. - J'en serai donc bientÎt puni; car je vais vous donner de quoi me confondre, si je ne pense pas comme vous. Hermiane. - Que voulez-vous dire? Le prince. - Oui, c'est la nature elle-mÃÂȘme que nous allons interroger, il n'y a qu'elle qui puisse décider la question sans réplique, et sûrement elle prononcera en votre faveur. Hermiane. - Expliquez-vous, je ne vous entends point. Le prince. - Pour bien savoir si la premiÚre inconstance ou la premiÚre infidélité est venue d'un homme, comme vous le prétendez, et moi aussi, il faudrait avoir assisté au commencement du monde et de la société. Hermiane. - Sans doute, mais nous n'y étions pas. Le prince. - Nous allons y ÃÂȘtre; oui, les hommes et les femmes de ce temps-là , le monde et ses premiÚres amours vont reparaÃtre à nos yeux tels qu'ils étaient, ou du moins tels qu'ils ont dû ÃÂȘtre; ce ne seront peut-ÃÂȘtre pas les mÃÂȘmes aventures, mais ce seront les mÃÂȘmes caractÚres; vous allez voir le mÃÂȘme état de coeur, des ùmes tout aussi neuves que les premiÚres, encore plus neuves s'il est possible. A Carie et à Mesrou. Carise, et vous, Mesrou, partez, et quand il sera temps que nous nous retirions, faites le signal dont nous sommes convenus. A sa suite. Et vous, qu'on nous laisse. ScÚne II Hermiane, Le prince Hermiane. - Vous excitez ma curiosité, je l'avoue. Le prince. - Voici le fait il y a dix-huit ou dix-neuf ans que la dispute d'aujourd'hui s'éleva à la cour de mon pÚre, s'échauffa beaucoup et dura trÚs longtemps. Mon pÚre, naturellement assez philosophe, et qui n'était pas de votre sentiment, résolut de savoir à quoi s'en tenir, par une épreuve qui ne laissùt rien à désirer. Quatre enfants au berceau, deux de votre sexe et deux du nÎtre, furent portés dans la forÃÂȘt oÃÂč il avait fait bùtir cette maison exprÚs pour eux, oÃÂč chacun d'eux fut! logé à part, et oÃÂč actuellement mÃÂȘme il occupe un terrain dont il n'est jamais sorti, de sorte qu'ils ne se sont jamais vus. Ils ne connaissent encore que Mesrou et sa soeur qui les ont élevés, et qui ont toujours eu soin d'eux, et qui furent choisis de la couleur dont ils sont, afin que leurs élÚves en fussent plus étonnés quand ils verraient d'autres hommes. On va donc pour la premiÚre fois leur laisser la liberté de sortir de leur enceinte, et de se connaÃtre; on leur a appris la langue que nous parlons; on peut regarder le commerce qu'ils vont avoir ensemble comme le premier ùge du monde; les premiÚres amours vont recommencer, nous verrons ce qui en arrivera. Ici, on entend un bruit de trompettes. Mais hùtons-nous de nous retirer, j'entends le signal qui nous en avertit, nos jeunes gens vont paraÃtre; voici une galerie qui rÚgne tout le long de l'édifice, et d'oÃÂč nous pourrons les voir et les écouter, de quelque cÎté qu'ils sortent de chez eux. Partons. ScÚne III Carise, Eglé Carise. - Venez, Eglé, suivez-moi; voici de nouvelles terres que vous n'avez jamais vues, et que vous pouvez parcourir en sûreté. Eglé. - Que vois-je? quelle quantité de nouveaux mondes! Carise. - C'est toujours le mÃÂȘme, mais vous n'en connaissez pas toute l'étendue. Egle. - Que de pays! que d'habitations! il me semble que je ne suis plus rien dans un si grand espace, cela me fait plaisir et peur. Elle regarde et s'arrÃÂȘte à un ruisseau. Qu'est-ce que c'est que cette eau ne je vois et qui roule à terre? Je n'ai rien vu de semblable à cela dans le monde d'oÃÂč je sors. Carise. - Vous avez raison, et c'est ce qu'on appelle un ruisseau. Eglé, regardant. - Ah! Carise, approchez, venez voir, il y a quelque chose qui habite dans le ruisseau qui est fait comme une personne, et elle paraÃt aussi étonnée de moi que je le suis d'elle. Carise, riant. - Eh! non, c'est vous que vous y voyez tous les ruisseaux font cet effet-là . Eglé. - Quoi! c'est là moi, c'est mon visage? Carise. - Sans doute. Eglé. - Mais savez-vous bien que cela est trÚs beau, que cela fait un objet charmant? Quel dommage de ne l'avoir pas su plus tÎt! Carise. - Il est vrai que vous ÃÂȘtes belle. Eglé. - Comment, belle, admirable! cette découverte-là m'enchante. Elle se regarde encore. Le ruisseau fait toutes mes mines, et toutes me plaisent. Vous devez avoir eu bien du plaisir à me regarder, Mesrou et vous. Je passerais ma vie à me contempler; que je vais m'aimer à présent! Carise. - Promenez-vous à votre aise, je vous laisse pour rentrer dans votre habitation, oÃÂč j'ai quelque chose à faire. Eglé. - Allez, allez, je ne m'ennuierai pas avec le ruisseau. ScÚne IV Eglé, Azor Eglé un instant seule, Azor parait vis-à -vis d'elle. Eglé, continuant et se tùtant le visage. - Je ne me lasse point de moi. Et puis, apercevant. Azor, avec frayeur. Qu'est-ce que c'est que cela, une personne comme moi?... N'approchez point. Azor étendant les bras d'admiration et souriant. Eglé continue. La personne rit, on dirait qu'elle m'admire. Azor fait un pas. Attendez... Ses regards sont pourtant bien doux... Savez-vous parler? Azor. - Le plaisir de vous voir m'a d'abord Îté la parole. Eglé, gaiement. - La personne m'entend, me répond, et si agréablement! Azor. - Vous me ravissez. Eglé. - Tant mieux. Azor. - Vous m'enchantez. Eglé. - Vous me plaisez aussi. Azor. - Pourquoi donc me défendez-vous d'avancer? Eglé. - Je ne vous le défends plus de bon coeur. Azor. - Je vais donc approcher. Eglé. - J'en ai bien envie. Il avance. ArrÃÂȘtez un peu... Que je suis émue! Azor - J'obéis, car je suis à vous. Eglé. - Elle obéit; venez donc tout à fait, afin d'ÃÂȘtre à moi de plus prÚs. Il vient. Ah! la voilà , c'est vous, qu'elle est bien faite! en vérité, vous ÃÂȘtes aussi belle que moi. Azor. - Je meurs de joie d'ÃÂȘtre auprÚs de vous, je me donne à vous, je ne sais pas ce que je sens, je ne saurais le dire. Eglé. - Eh! c'est tout comme moi. Azor. - Je suis heureux, je suis agité. Eglé. - Je soupire. Azor. - J'ai beau ÃÂȘtre auprÚs de vous, je ne vous vois pas encore assez. Eglé. - C'est ma pensée, mais on ne peut pas se voir davantage, car nous sommes là . Azor. - Mon coeur désire vos mains. Eglé. - Tenez, le mien vous les donne; ÃÂȘtes-vous plus contente? Azor. - Oui, mais non pas plus tranquille Eglé. - C'est ce qui m'arrive, nous nous ressemblons en tout. Azor. - Oh! quelle différence! tout ce que je suis ne vaut pas vos yeux, ils sont si tendres! Eglé. - Les vÎtres si vifs! Azor. - Vous ÃÂȘtes si mignonne, si délicate! Eglé. - Oui, mais je vous assure qu'il vous sied fort bien de ne l'ÃÂȘtre pas tant que moi, je ne voudrais pas que vous fussiez autrement, c'est une autre perfection, je ne nie pas la mienne, gardez-moi la vÎtre. Azor - Je n'en changerai point, je l'aurai toujours. Eglé. - Ah çà ! dites-moi, oÃÂč étiez-vous quand je ne vous connaissais pas? Azor. - Dans un monde à moi, oÃÂč je ne retournerai plus, puisque vous n'en ÃÂȘtes pas, et que je veux toujours avoir vos mains; ni moi ni ma bouche ne saurions plus nous passer d'elles. Eglé. - Ni mes mains se passer de votre bouche; mais j'entends du bruit, ce sont des personnes de mon monde de peur de les effrayer, cachez-vous derriÚre les arbres, je vais vous rappeler. Azor. - Oui, mais je vous perdrai de vue. Eglé. - Non, vous n'avez qu'à regarder dans cette eau qui coule, mon visage y est, vous l'y verrez. ScÚne V Mesrou, Carise, Eglé Eglé, soupirant. - Ah! je m'ennuie déjà de son absence. Carise. - Eglé, je vous retrouve inquiÚte, ce me semble, qu'avez-vous? Mesrou. - Elle a mÃÂȘme les yeux plus attendris qu'à l'ordinaire. Eglé. - C'est qu'il y a une grande nouvelle; vous croyez que nous ne sommes que trois, je vous avertis que nous sommes quatre; j'ai fait l'acquisition d'un objet qui me tenait la main tout à l'heure. Carise. - Qui vous tenait la main, Eglé! Que n'avez-vous a appelé à votre secours? Eglé - Du secours contre quoi? contre le plaisir qu'il me faisait? J'étais bien aise qu'il me la tint; il me la tenait par ma permission il la baisait tant qu'il pouvait, et je ne l'aurai pas plus tÎt rappelé qu'il la baisera encore pour mon plaisir et le sien. Mesrou. - Je sais qui c'est, je crois mÃÂȘme l'avoir entrevu qui se retirait; cet objet s'appelle un homme, c'est Azor, nous le connaissons. Eglé. - C'est Azor? le joli nom! le cher Azor! le cher homme! il va venir. Carise. - Je ne m'étonne point qu'il vous aime et que vous l'aimiez, vous ÃÂȘtes faits l'un pour l'autre. Eglé. - Justement, nous l'avons deviné de nous-mÃÂȘmes. Elle l'appelle. Azor, mon Azor, venez vite, l'homme! ScÚne VI Carise, Eglé, Mesrou, Azor Azor. - Eh! c'est Carise et Mesrou, ce sont mes amis. Eglé, gaÃment. - Ils me l'ont dit, vous ÃÂȘtes fait exprÚs pour moi, moi faite exprÚs pour vous, ils me l'apprennent voilà pourquoi nous nous aimons tant, je suis votre Eglé, vous mon Azor. Mesrou. - L'un est l'homme, et l'autre la femme. Azor. - Mon Eglé, mon charme, mes délices, et ma femme! Eglé. - Tenez, voilà ma main, consolez-vous d'avoir été caché. A Mesrou et à Carise. Regardez, voilà comme il faisait tantÎt, fallait-il appeler à mon secours? Carise. - Mes enfants, je vous l'ai déjà dit, votre destination naturelle est d'ÃÂȘtre charmés l'un de l'autre. Eglé, le tenant par la main. - Il n'y a rien de si clair. Carise. - Mais il y a une chose à observer, si vous voulez vous aimer toujours. Eglé. - Oui, je comprends, c'est d'ÃÂȘtre toujours ensemble. Carise. - Au contraire, c'est qu'il faut de temps en temps vous priver du plaisir de vous voir. Eglé, étonnée. - Comment? Azor, étonné. - Quoi? Carise. - Oui, vous dis-je, sans quoi ce plaisir diminuerait et vous deviendrait indifférent. Eglé, riant. - Indifférent, indifférent, mon Azor! Ah! ah! ah!... la plaisante pensée! Azor, riant. - Comme elle s'y entend! Mesrou. - N'en riez pas, elle vous donne un trÚs bon conseil, ce n'est qu'en pratiquant ce qu'elle vous dit là , et qu'en nous séparant quelquefois, que nous continuons de nous aimer, Carise et moi. Eglé. - Vraiment, je le crois bien, cela peut vous ÃÂȘtre bon à vous autres qui ÃÂȘtes tous deux si noirs, et qui avez dû vous enfuir de peur la premiÚre fois que vous vous ÃÂȘtes vus. Azor. - Tout ce que vous avez pu faire, c'est de vous supporter l'un et l'autre. Eglé. - Et vous seriez bientÎt rebutés de vous voir si vous ne vous quittiez jamais, car vous n'avez rien de beau à vous montrer; moi qui vous aime, par exemple, quand je ne vous vois pas, je me passe de vous, je n'ai pas besoin de votre présence, pourquoi? C'est que vous ne me charmez pas; au lieu que nous nous charmons, Azor et moi; il est si beau, moi si admirable, si attrayante, que nous nous ravissons en nous contemplant. Azor, prenant la main d'Eglé. - La seule main d'Eglé, voyez-vous, sa main seule, je souffre quand je ne la tiens pas et quand je la tiens, je me meurs si je ne la baise, et quand je l'ai baisée, je me meurs encore. Eglé. - L'homme a raison, tout ce qu'il vous dit là , je le sens; voilà pourtant oÃÂč nous en sommes, et vous qui. parlez de notre plaisir, vous ne savez pas ce que c'est, nous ne le comprenons pas, nous qui le sentons, il est infini. Mesrou. - Nous ne vous proposons de vous séparer que deux ou trois heures seulement dans la journée. Eglé. - Pas d'une minute. Mesrou. - Tant pis. Eglé. - Vous m'impatientez, Mesrou; est-ce qu'à force de nous voir nous deviendrons laids? Cesserons-nous d'ÃÂȘtre charmants? Carise. - Non, mais vous cesserez de sentir que vous l'ÃÂȘtes. Eglé. - Eh! qu'est-ce qui nous empÃÂȘchera de le sentir puisque nous le sommes? Azor. - Eglé sera toujours Eglé. Eglé. - Azor toujours Azor. Mesrou. - J'en conviens, mais que sait-on ce qui peut arriver? Supposons, par exemple, que je devinsse aussi aimable qu'Azor, que Carise devÃnt aussi belle qu'Eglé. Eglé. - Qu'est-ce que cela nous ferait? Carise. - Peut-ÃÂȘtre alors que, rassasiés de vous voir, vous seriez tentés de vous quitter tous deux pour nous aimer. Eglé. - Pourquoi tentés? Quitte-t-on ce qu'on aime? Est-ce là raisonner? Azor et moi, nous nous aimons, voilà qui est fini, devenez beau tant qu'il vous plaira, que nous importe? ce sera votre affaire, la nÎtre est arrÃÂȘtée. Azor. - Ils n'y comprendront jamais rien, il faut ÃÂȘtre nous pour savoir ce qui en est. Mesrou. - Comme vous voudrez. Azor. - Mon amitié, c'est ma vie. Eglé. - Entendez-vous ce qu'il dit, sa vie? comment me quitterait-il? Il faut bien qu'il vive, et moi aussi. Azor. - Oui, ma vie, comment est-il possible qu'on soit si belle, qu'on ait de si beaux regards, une si belle bouche, et tout si beau? Eglé. - J'aime tant qu'il m'admire! Mesrou. - Il est vrai qu'il vous adore. Azor. - Ah! que c'est bien dit, je l'adore! Mesrou me comprend, je vous adore. Eglé, soupirant - Adorez donc, mais donnez-moi le temps de respirer; ah! Carise. - Que de tendresse! j'en suis enchantée moi-mÃÂȘme! Mais il n'y a qu'un moyen de la conserver, c'est de nous en croire; et si vous avez la sagesse de vous y déterminer, tenez, Eglé, donnez ceci à Azor, ce sera de quoi l'aider à supporter votre absence. Eglé, prenant un portrait que Carise lui donne. - Comment donc! je me reconnais; c'est encore moi, et bien mieux que dans les eaux du ruisseau, c'est toute ma beauté, c'est moi, quel plaisir de se trouver partout! Regardez, Azor, regardez mes charmes. Azor. - Ah! c'est Eglé, c'est ma chÚre femme, la voilà , sinon que la véritable est encore plus belle. Il baise le portrait. Mesrou. - Du moins cela il représente. Azor. - Oui, cela la fait désirer. Il le baise encore. Eglé - Je n'y trouve qu'un défaut, quand il le baise, ma copie a tout. Azor, prenant sa main, qu'il baise. - Otons ce défaut-là . Eglé. - Ah çà ! j'en veux autant pour m'amuser. Mesrou. - Choisissez de son portrait ou du vÎtre. Eglé. - Je les retiens tous deux. Mesrou. - Oh! il faut opter, s'il vous plaÃt, je suis bien aise d'en garder un. Eglé. - Eh bien! en ce cas-là je n'ai que faire de vous pour avoir Azor; car j'ai déjà son portrait dans mon esprit, ainsi donnez-moi le mien, je les aurai tous deux. Carise. - Le voilà d'une autre maniÚre. Cela s'appelle un miroir, il n'y a qu'à presser cet endroit pour l'ouvrir. Adieu, nous reviendrons vous trouver dans quelque temps, mais, de grùce, songez aux petites absences. ScÚne VII Azor, Eglé Eglé, tùchant d'ouvrir la boÃte. - Voyons, je ne saurais l'ouvrir; essayez, Azor, c'est là qu'elle a dit de presser. Azor l'ouvre et se regarde. - Bon! ce n'est que moi, je pense, c'est ma mine que le ruisseau d'ici prÚs m'a montrée. Eglé. - Ah! ah! que je voie donc! Eh! point du tout, cher homme, c'est plus moi que jamais, c'est réellement votre Eglé, la véritable, tenez, approchez. Azor. - Eh! oui, c'est vous, attendez donc, c'est nous deux, c'est moitié l'un et moitié l'autre; j'aimerais mieux que ce fût vous toute seule, car je m'empÃÂȘche de vous voir tout entiÚre. Eglé. - Ah! je suis bien aise d'y voir un peu de vous aussi, vous n'y gùtez rien; avancez encore, tenez-vous bien. Azor. - Nos visages vont se toucher, voilà qu'ils se touchent, quel bonheur pour le mien! quel ravissement! Eglé. - Je vous sens bien, et je le trouve bon. Si nos bouches s'approchaient! Il lui prend un baiser. Eglé, en se retournant. - Oh! vous nous dérangez, à présent je ne vois plus que moi, l'aimable invention qu'un miroir! Azor, prenant le miroir d'Eglé. - Ah! le portrait est aussi une excellente chose. Il le baise. Eglé. - Carise et Mesrou sont pourtant de bonnes gens. Azor. - Ils ne veulent que notre bien, j'allais vous parler d'eux, et de ce conseil qu'ils nous ont donné. Eglé. - Sur ces absences, n'est-ce pas? J'y rÃÂȘvais aussi. Azor. - Oui, mon Eglé, leur prédiction me fait quelque peur; je n'appréhende rien de ma part, mais n'allez pas vous ennuyer de moi, au moins, je serais désespéré. Eglé. - Prenez garde à vous-mÃÂȘme, ne vous lassez pas de m'adorer, en vérité, toute belle que je suis, votre peur m'effraie aussi. Azor. - A merveille! ce n'est pas à vous de trembler... A quoi rÃÂȘvez-vous? Eglé. - Allons, allons, tout bien examiné, mon parti est pris donnons-nous du chagrin, séparons-nous pour deux heures, j'aime encore mieux votre coeur et son adoration que votre présence, qui m'est pourtant bien douce. Azor. - Quoi! nous quitter! Eglé. - Ah! si vous ne me prenez pas au mot, tout à l'heure je ne le voudrai plus. Azor. - Hélas! le courage me manque. Eglé. - Tant pis, je vous déclare que le mien se passe. Azor, pleurant. - Adieu, Eglé, puisqu'il le faut. Eglé. - Vous pleurez? eh bien! restez donc pourvu qu'il n'y ait point de danger. Azor. - Mais s'il y en avait! Eglé. - Partez donc. Azor. - Je m'enfuis. ScÚne VIII Eglé, seule. Ah! il n'y est plus, je suis seule, je n'entends plus sa voix, il n'y a plus que le miroir. Elle s'y regarde. J'ai eu tort de renvoyer mon homme, Carise et Mesrou ne savent ce qu'ils disent. En se regardant. Si je m'étais mieux considérée, Azor ne serait point parti. Pour aimer toujours ce que je vois là , il n'avait pas besoin de l'absence... Allons, je vais m'asseoir auprÚs du ruisseau, c'est encore un miroir de plus. ScÚne IX Eglé, Adine Eglé. - Mais que vois-je? encore une autre personne! Adine. - Ah! ah! qu'est-ce que c'est que ce nouvel objet-ci? Elle avance. Eglé. - Elle me considÚre avec attention, mais ne m'admire point, ce n'est pas là un Azor. Elle se regarde dans son miroir. C'est encore moins une Eglé... Je crois pourtant qu'elle se compare. Adine. - Je ne sais que penser de cette figure-là , je ne sais ce qui lui manque, elle a quelque chose d'insipide. Eglé. - Elle est d'une espÚce qui ne me revient point. Adine. - A-t-elle un langage?... Voyons... Etes-vous une personne? Eglé. - Oui assurément, et trÚs personne. Adine. - Eh bien! n'avez-vous rien à me dire? Eglé. - Non, d'ordinaire on me prévient, c'est à moi qu'on parle. Adine. - Mais n'ÃÂȘtes-vous pas charmée de moi? Eglé. - De vous? C'est moi qui charme les autres. Adine. - Quoi! vous n'ÃÂȘtes pas bien aise de me voir? Eglé. - Hélas! ni bien aise ni fùchée, qu'est-ce que cela me fait? Adine. - Voilà qui est particulier! vous me considérez, je me montre, et vous ne sentez rien? C'est que vous regardez ailleurs; contemplez-moi un peu attentivement, là , comment me trouvez-vous? Eglé. - Mais qu'est-ce que c'est que vous? Est-il question de vous? Je vous dis que c'est d'abord moi qu'on voit, moi qu'on informe de ce qu'on pense, voilà comme cela se pratique, et vous voulez que ce soit moi qui vous contemple pendant que je suis présente! Adine. - Sans doute, c'est la plus belle à attendre qu'on la remarque et qu'on s'étonne. Eglé. - Eh bien, étonnez-vous donc! Adine. - Vous ne m'entendez donc pas? on vous dit que c'est à la plus belle à attendre. Eglé - On vous répond qu'elle attend. Adine. - Mais si ce n'est pas moi, oÃÂč est-elle? Je suis pourtant l'admiration de trois autres personnes qui habitent dans le monde. Eglé. - Je ne connais pas vos personnes, mais je sais qu'il y en a trois que je ravis et qui me traitent de merveille. Adine. - Et moi je sais que je suis si belle, si belle, que je me charme moi-mÃÂȘme toutes les fois que je me regarde, voyez ce que c'est. Eglé. - Que me contez-vous là ? Je ne me considÚre jamais que je ne sois enchantée, moi qui vous parle. Adine. - Enchantée! Il est vrai que vous ÃÂȘtes passable, et mÃÂȘme assez gentille, je vous rends justice, je ne suis pas comme vous. Eglé, à part. - Je la battrais de bon coeur avec sa justice. Adine. - Mais de croire que vous pouvez entrer en dispute avec moi, c'est se moquer, il n'y a qu'à voir. Eglé. - Mais c'est aussi en voyant, que je vous trouve assez laide. Adine. - Bon! c'est que vous me portez envie, et que vous vous empÃÂȘchez de me trouver belle. Eglé. - Il n'y a que votre visage qui m'en empÃÂȘche. Adine. - Mon visage! Oh! je n'en suis pas en peine, car je l'ai vu, allez demander ce qu'il est aux eaux du ruisseau qui coule, demandez-le à Mesrin qui m'adore. Eglé. - Les eaux du ruisseau, qui se moquent de vous, m'apprendront qu'il n'y a rien de si beau que moi, et elles me l'ont déjà appris, je ne sais ce que c'est qu'un Mesrin, mais il ne vous regarderait pas s'il me voyait; j'ai un Azor qui vaut mieux que lui, un Azor que j'aime, qui est presque aussi admirable que moi, et qui dit que je suis sa vie; vous n'ÃÂȘtes la vie de personne, vous; et puis j'ai un miroir qui achÚve de me confirmer tout ce que mon Azor et le ruisseau assurent; y a-t-il rien de plus fort? Adine, en riant. - Un miroir! vous avez aussi un miroir! Eh! à quoi vous sert-il? A vous regarder? ah! ah! ah! Eglé. - Ah! ah! ah!.. n'ai-je pas deviné qu'elle me déplairait? Adine, en riant. - Tenez, en voilà un meilleur, venez apprendre à vous connaÃtre et à vous taire. Carise paraÃt dans l'éloignement. Eglé, ironiquement. - Jetez les yeux sur celui-ci pour y savoir votre médiocrité, et la modestie qui vous est convenable avec moi. Adine. - Passez votre chemin dÚs que vous refusez de prendre du plaisir à me considérer, vous ne m'ÃÂȘtes bonne à rien, je ne. vous parle plus. Elles ne se regardent plus. Eglé. - Et moi, j'ignore que vous ÃÂȘtes là . Elles s'écartent. Adine, à part. - Quelle folle! Eglé, à part. - Quelle visionnaire, de quel monde cela sort-il? ScÚne X Carise, Adine, Eglé Carise. - Que faites-vous donc là toutes deux éloignées l'une de l'autre, et sans vous parler? Adine, riant. - C'est une nouvelle figure que j'ai rencontrée et que ma beauté désespÚre. Eglé. - Que diriez-vous de ce fade objet, de cette ridicule espÚce de personne qui aspire à m'étonner, qui me demande ce que je sens en la voyant, qui veut que j'aie du plaisir à la voir, qui me dit Eh! contemplez-moi donc! eh! comment me trouvez-vous? et qui prétend ÃÂȘtre aussi belle que moi! Adine. - Je ne dis pas cela, je dis plus belle, comme cela se voit dans le miroir. Eglé, montrant le sien. - Mais qu'elle se voie donc dans celui-ci, si elle ose! Adine. - Je ne lui demande qu'un coup d'oeil dans le mien, qui est le véritable. Carise. - Doucement, ne vous emportez point; profitez plutÎt du hasard qui vous a fait faire connaissance ensemble, unissons-nous tous, devenez compagnes, et joignez l'agrément de vous voir à la douceur d'ÃÂȘtre toutes deux adorées, Eglé par l'aimable Azor qu'elle chérit, Adine par l'aimable Mesrin qu'elle aime; allons, raccommodez-vous. Eglé. - Qu'elle se défasse donc de sa vision de beauté qui m'ennuie. Adine. - Tenez, je sais le moyen de lui faire entendre raison, je n'ai qu'à lui Îter son Azor dont je ne me soucie pas, mais rien que pour avoir la paix. Eglé, fùchée. - OÃÂč est son imbécile Mesrin? Malheur à elle, si je le rencontre! Adieu, je m'écarte, car je ne saurais la souffrir. Adine. - Ah! ah! ah!.. mon mérite est son aversion. Eglé, se retournant. - Ah! ah! ah! quelle grimace! ScÚne XI Adine, Carise Carise. - Allons, laissez-la dire. Adine. - Vraiment, bien entendu; elle me fait pitié. Carise. - Sortons d'ici, voilà l'heure de votre leçon de musique, je ne pourrai pas vous la donner si vous tardez. Adine. - Je vous suis, mais j'aperçois Mesrin, je n'ai qu'un mot à lui dire. Carise. - Vous venez de le quitter. Adine. - Je ne serai qu'un moment en passant. ScÚne XII Mesrin, Carise, Adine Adine appelle. - Mesrin! Mesrin, accourant. - Quoi! c'est vous, c'est mon Adine qui est revenue; que j'ai de joie! que j'étais impatient! Adine. - Eh! non, remettez votre joie, je ne suis pas revenue, je m'en retourne, ce n'est que par hasard que je suis ici. Mesrin. - Il fallait donc y ÃÂȘtre avec moi par hasard. Adine. - Ecoutez, écoutez ce qui vient de m'arriver. Carise. - Abrégez, car j'ai autre chose à faire. Adine. - J'ai fait A Mesrin. Je suis belle, n'est-ce pas? Mesrin. - Belle! si vous ÃÂȘtes belle! Adine. - Il n'hésite pas, lui, il dit ce qu'il voit. Mesrin. - Si vous ÃÂȘtes divine! la beauté mÃÂȘme. Adine. - Eh! oui, je n'en doute pas; et cependant, vous, Carise et moi, nous nous trompons, je suis laide. Mesrin. - Mon Adine! Adine. - Elle-mÃÂȘme; en vous quittant, j'ai trouvé une nouvelle personne qui est d'un autre monde, et qui, au lieu d'ÃÂȘtre étonnée de moi, d'ÃÂȘtre transportée comme vous l'ÃÂȘtes et comme elle devrait l'ÃÂȘtre, voulait au contraire que je fusse charmée d'elle, et sur le refus que j'en ai fait, m'a accusée d'ÃÂȘtre laide. Mesrin. - Vous me mettez d'une colÚre! Adine. - M'a soutenu que vous me quitteriez quand vous l'auriez vue. Carise. - C'est qu'elle était fùchée. Mesrin. - Mais, est-ce bien une personne? Adine. - Elle dit que oui, et elle en paraÃt une, à peu prÚs. Carise. - C'en est une aussi. Adine. - Elle reviendra sans doute, et je veux absolument que vous la méprisiez, quand vous la trouverez, je veux qu'elle vous fasse peur. Mesrin. - Elle doit ÃÂȘtre horrible? Adine. - Elle s'appelle... attendez, elle s'appelle... Carise. - Eglé. Adine. - Oui, c'est une Eglé. Voici à présent comme elle est faite c'est un visage fùché, renfrogné, qui n'est pas comme celui de Carise, qui n'est pas blanc comme le mien non plus, c'est une couleur qu'on ne peut pas bien dire. Mesrin. - Et qui ne plaÃt pas? Adine. - Oh! point du tout, couleur indifférente; elle a des yeux, comment vous dirai-je? des yeux qui ne font pas plaisir, qui regardent, voilà tout; une bouche ni grande ni petite, une bouche qui lui sert à parler; une figure toute droite, toute droite et qui serait pourtant à peu prÚs comme la nÎtre, si elle était bien faite; qui a des mains qui vont et qui viennent, des doigts longs et maigres, le pense; avec une voix rude et aigre; oh! vous la reconnaÃtrez bien. Mesrin. - Il me semble que je la vois, laissez-moi faire il faut la renvoyer dans un autre monde, aprÚs que je l'aurai bien mortifiée. Adine. - Bien humiliée, bien désolée. Mesrin. - Et bien moquée, oh! ne vous embarrassez pas, et donnez-moi cette main. Adine. - Eh! prenez-la, c'est pour vous que je l'ai. Mesrin baise sa main. Carise, lui Îtant la main. - Allons, tout est dit, partons. Adine - Quand il aura achevé de baiser ma main. Carise. - Laissez-la donc, Mesrin, je suis pressée. Adine. - Adieu tout ce que j'aime, je ne serai pas longtemps, songez à ma vengeance. Mesrin. - Adieu tout mon charme! Je suis furieux. ScÚne XIII Mesrin, Azor Mesrin, les premiers mots seul, répétant le portrait. - Une couleur ni noire ni blanche, une figure toute droite, une bouche qui parle... oÃÂč pourrais-je la trouver? Voyant Azor. Mais j'aperçois quelqu'un, c'est une personne comme moi, serait-ce Eglé? Non, car elle n'est point difforme. Azor, le considérant. - Vous ÃÂȘtes pareille à moi, ce me semble? Mesrin. - C'est ce que je pensais. Azor. - Vous ÃÂȘtes donc un homme? Mesrin. - On m'a dit que oui. Azor. - On m'en a dit de moi tout autant. Mesrin. - On vous a dit est-ce que vous connaissez des personnes Azor. - Oh! oui, je les connais toutes, deux noires et une blanche. Mesrin. - Moi, c'est la mÃÂȘme chose, d'oÃÂč venez-vous? Azor. - Du monde. Mesrin. - Est-ce du mien? Azor. - Ah! je n'en sais rien, car il y en a tant! Mesrin. - Qu'importe? Votre mine me convient, mettez votre main dans la mienne, il faut nous aimer. Azor. - Oui-da; vous me réjouissez, je me plais à vous voir sans que vous ayez des charmes. Mesrin. - Ni vous non plus; je ne me soucie pas de vous, sinon que vous ÃÂȘtes bonhomme. Azor. - Voilà ce que c'est, je vous trouve de mÃÂȘme, un bon camarade, moi un autre bon camarade, je me moque du visage. Mesrin. - Eh! quoi donc, c'est par la bonne humeur que je vous regarde; à propos, prenez-vous vos repas? Azor. - Tous les jours. Mesrin. - Eh bien! je les prends aussi; prenons-les ensemble pour notre divertissement, afin de nous tenir gaillards; allons, ce sera pour tantÎt nous rirons, nous sauterons, n'est-il pas vrai? J'en saute déjà . Il saute. Azor, il saute aussi. - Moi de mÃÂȘme, et nous serons deux, peut-ÃÂȘtre quatre, car je le dirai à ma blanche qui a un visage il faut voir! ah! ah! c'est elle qui en a un qui vaut mieux que nous deux. Mesrin. - Oh! je le crois, camarade, car vous n'ÃÂȘtes rien du tout, ni moi non plus, auprÚs d'une autre mine que je connais, que nous mettrons avec nous, qui me transporte, et qui a des mains si douces, si blanches, qu'elle me laisse tant baiser! Azor. - Des mains, camarade? Est-ce que ma blanche n'en a pas aussi qui sont célestes, et que je caresse tant qu'il me plaÃt? Je les attends. Mesrin. - Tant mieux, je viens de quitter les miennes, et il faut que je vous quitte aussi pour une petite affaire; restez ici jusqu'à ce que je revienne avec mon Adine, et sautons encore pour nous réjouir de l'heureuse rencontre. Ils sautent tout deux en riant. Ah! ah! ah! ScÚne XIV Azor, Mesrin, Eglé Eglé, s'approchant. - Qu'est-ce que c'est que cela qui plaÃt tant? Mesrin, la voyant. - Ah! le bel objet qui nous écoute! Azor. - C'est ma blanche, c'est Eglé. Mesrin, à part. - Eglé, c'est là ce visage fùché? Azor. - Ah! que je suis heureux! Eglé, s'approchant. - C'est donc un nouvel ami qui nous a apparu tout d'un coup? Azor. - Oui, c'est un camarade que j'ai fait, qui s'appelle homme, et qui arrive d'un monde ici prÚs. Mesrin. - Ah! qu'on a de plaisir dans celui-ci! Eglé. - En avez-vous plus que dans le vÎtre? Mesrin. - Oh! je vous assure. Eglé. - Eh bien! l'homme, il n'y a qu'à y rester. Azor. - C'est ce que nous disions, car il est tout à fait bon et joyeux; je l'aime, non pas comme j'aime ma ravissante Eglé que j'adore, au lieu qu'à lui je n'y prends seulement pas garde, il n'y a que sa compagnie que je cherche pour parler de vous, de votre bouche, de vos yeux, de vos mains, aprÚs qui je languissais. Il lui baise une main. Mesrin lui prend l'autre main. - Je vais donc prendre l'autre. Il baise cette main, Eglé rit, et ne dit mot. Azor, lui reprenant cette main. - Oh! doucement, ce n'est pas ici votre blanche, c'est la mienne, ces deux mains sont à moi, vous n'y avez rien. Eglé. - Ah! il n'y a pas de mal; mais, à propos, allez vous-en, Azor, vous savez bien que l'absence est nécessaire, il n'y a pas assez longtemps que la nÎtre dure. Azor. - Comment! il y a je ne sais combien d'heures que je ne vous ai vue. Eglé. - Vous vous trompez, il n'y a pas assez longtemps que, vous dis-je; je sais bien compter, et ce que j'ai résolu je le veux tenir. Azor. - Mais vous allez rester seule. Eglé. - Eh bien! je m'en contenterai. Mesrin. - Ne la chagrinez pas, camarade. Azor. - Je crois que vous vous fùchez contre moi. Eglé. - Pourquoi m'obstinez-vous? Ne vous a-t-on pas dit qu'il n'y a rien de si dangereux que de nous voir? Azor. - Ce n'est peut-ÃÂȘtre pas la vérité. Eglé. - Et moi je me doute que ce n'est pas un mensonge. Carise paraÃt ici dans l'éloignement et écoute. Azor. - Je pars donc pour vous complaire, mais je serai bientÎt de retour, allons, camarade, qui avez affaire, venez avec moi pour m'aider à passer le temps. Mesrin. - Oui, mais... Eglé, souriant. - Quoi? Mesrin. - C'est qu'il y a longtemps que je me promÚne. Eglé. - Il faut qu'il se repose. Mesrin. - Et j'aurais empÃÂȘché que la belle femme ne s'ennuie. Eglé. - Oui, il empÃÂȘcherait. Azor. - N'a-t-elle pas dit qu'elle voulait ÃÂȘtre seule? Sans cela, je la désennuierais encore mieux que vous. Partons! Eglé, à part et de dépit. - Partons! ScÚne XV Carise, Eglé Carise approche et regarde Eglé qui rÃÂȘve. - A quoi rÃÂȘvez-vous donc? Eglé. - Je rÃÂȘve que je ne suis pas de bonne humeur. Carise. - Avez-vous du chagrin? Eglé. - Ce n'est pas du chagrin non plus, c'est de l'embarras d'esprit. Carise. - D'ou vient-il? Eglé. - Vous nous disiez tantÎt qu'en fait d'amitié on ne sait ce peut arriver? Carise. Il est vrai. Eglé. - Eh bien! je ne sais ce qui m'arrive. Carise. - Mais qu'avez-vous? Eglé. - Il me semble que je suis fùchée contre moi, que je suis fùchée contre Azor, je ne sais à qui j'en ai. Carise. - Pourquoi fùchée contre vous? Eglé. - C'est que j'ai dessein d'aimer toujours Azor, et j'ai peur d'y manquer. Carise. - Serait-il possible? Eglé. - Oui, j'en veux à Azor, parce que ses maniÚres en sont cause. Carise. - Je soupçonne que vous lui cherchez querelle. Eglé. - Vous n'avez qu'a me répondre toujours de mÃÂȘme, je serai bientÎt fùchée contre vous aussi. Carise. - Vous ÃÂȘtes en effet de bien mauvaise humeur; mais que vous a fait Azor? Eglé. - Ce qu'il m'a fait? Nous convenons de nous séparer il part, il revient sur-le-champ, il voudrait toujours ÃÂȘtre là ; à la fin, ce que vous lui avez perdit lui arrivera. Carise. - Quoi? vous cesserez de l'aimer? Eglé. - Sans doute; si le plaisir de se voir s'en va quand on le prend trop souvent, est-ce ma faute à moi? Carise. - Vous nous avez soutenu que cela ne se pouvait pas. Eglé. - Ne me chicanez donc pas; que savais-je? Je l'ai soutenu par ignorance. Carise. - Eglé, ce ne peut pas ÃÂȘtre son trop d'empressement à vous voir qui lui nuit auprÚs de vous, il n'y a pas assez longtemps que vous le connaissez. Eglé. - Pas mal de temps; nous avons déjà eu trois conversations ensemble, et apparemment que la longueur des entretiens est contraire. Carise. - Vous ne dites pas son véritable tort, encore une fois. Eglé. - Oh! il en a encore un et mÃÂȘme deux, il en a je ne sais combien premiÚrement, il m'a contrariée; car mes mains sont à moi, je pense, elles m'appartiennent, et il défend qu'on les baise! Carise. - Et qui est-ce qui a voulu les baiser? Eglé. - Un camarade qu'il a découvert tout nouvellement, et qui s'appelle homme. Carise. - Et qui est aimable? Eglé. - Oh! charmant, plus doux qu'Azor, et qui proposait aussi de demeurer pour me tenir compagnie; et ce fantasque d'Azor ne lui a permis ni la main, ni la compagnie, l'a querellé et l'a emmené brusquement sans consulter mon désir ah! ah! je ne suis donc pas ma maÃtresse? il ne se fie donc pas à moi? il a donc peur qu'on ne m'aime? Carise. - Non, mais il a craint que son camarade ne vous plût. Eglé. - Eh bien! il n'a qu'a me plaire davantage, car à l'égard d'ÃÂȘtre aimée, je suis bien aise de l'ÃÂȘtre, je le déclare, et au lieu d'un camarade, en eût-il cent, je voudrais qu'ils m'aimassent tous, c'est mon plaisir; il veut que ma beauté soit pour lui tout seul, et moi je prétends qu'elle soit pour tout le monde. Carise. - Tenez, votre dégoût pour Azor ne vient pas de tout ce que vous dites là , mais de ce que vous aimez mieux à présent son camarade que lui. Eglé. - Croyez-vous? Vous pourriez bien avoir raison. Carise. - Eh! dites-moi, ne rougissez-vous pas un peu de votre inconstance? Eglé. - Il me parait que oui, mon accident me fait honte, j'ai encore cette ignorance-là . Carise. - Ce n'en est pas une, vous aviez tant promis de l'aimer constamment. Eglé. - Attendez, quand je l'ai promis, il n'y avait que lui, il fallait donc qu'il restùt seul, le camarade n'était pas de mon compte. Carise. - Avouez que ces raisons-là ne sont point bonnes, vous les aviez tantÎt réfutées d'avance. Eglé - Il est vrai que je ne les estime pas beaucoup; il y en a pourtant une excellente, c'est que le camarade vaut mieux qu'Azor. Carise. - Vous vous méprenez encore là -dessus, ce n'est pas qu'il vaille mieux, c'est qu'il a l'avantage d'ÃÂȘtre nouveau venu. Eglé. - Mais cet avantage-là est considérable, n'est-ce rien que d'ÃÂȘtre nouveau venu? N'est-ce rien que d'ÃÂȘtre un autre? Cela est fort joli, au moins, ce sont des perfections qu'Azor n'a pas. Carise. - Ajoutez que ce nouveau venu vous aimera. Eglé. - Justement, il m'aimera, je l'espÚre, il a encore cette qualité-là . Carise - Au lieu qu'Azor n'en est pas à vous aimer. Eglé. - Eh! non, car il m'aime déjà . Carise. - Quels étranges motifs de changement! Je gagerais bien que vous n'en ÃÂȘtes pas contente. Eglé. - Je ne suis contente de rien, d'un cÎté, le changement me fait peine, de l'autre, il me fait plaisir; je ne puis pas plus empÃÂȘcher l'un que l'autre; ils sont tous deux de conséquence; auquel des deux suis-je le plus obligée? Faut-il me faire de la peine? Faut-il me faire du plaisir? Je vous défie de le dire. Carise. - Consultez votre bon coeur, vous sentirez qu'il condamne votre inconstance. Eglé. - Vous n'écoutez donc pas; mon bon coeur le condamne, mon bon coeur l'approuve, il dit oui, il dit non, il est de deux avis, il n'y a donc qu'a choisir le plus commode. Carise. - Savez-vous le parti qu'il faut prendre? C'est de fuir le camarade d'Azor; allons, venez; vous n'aurez pas la peine de combattre. Eglé, voyant venir Mesrin. - Oui, mais nous fuyons bien tard voilà le combat qui vient, le camarade arrive. Carise. - N'importe, efforcez-vous, courage! ne le regardez pas. ScÚne XVI Mesrou, Mesrin, Eglé, Carise Mesrou, de loin, voulant retenir Mesrin, qui se dégage. - Il s'échappe de moi, il veut ÃÂȘtre inconstant, empÃÂȘchez-le d'approcher. Carise, à Mesrin. - N'avancez pas. Mesrin. - Pourquoi? Carise. - C'est que je vous le défends; Mesrou et moi, nous devons avoir quelque autorité sur vous, nous sommes vos maÃtres. Mesrin, se révoltant. - Mes maÃtres! qu'est-ce que c'est qu'un maÃtre? Eh bien! je ne vous le commande plus, je vous en prie, et la belle Eglé joint sa priÚre à la mienne. Eglé. - Moi! point du tout, je ne joins point de priÚre. Carise, à Eglé, à part. - Retirons-nous, vous n'ÃÂȘtes pas encore sûre qu'il vous aime. Eglé. - Oh! je n'espÚre pas le contraire, il n'y a qu'à lui demander ce qui en est. Que souhaitez-vous, le joli camarade? Mesrin. - Vous voir, vous contempler, vous admirer, vous appeler mon ùme. Eglé. - Vous voyez bien qu'il parle de son ùme; est-ce que vous m'aimez? Mesrin. - Comme un perdu. Eglé. - Ne l'avais-je pas bien dit? Mesrin. - M'aimez-vous aussi? Eglé. - je voudrais bien m'en dispenser si je le pouvais, à cause d'azor qui compte sur moi. Mesrou. - Mesrin, imitez Eglé, ne soyez point infidÚle. Eglé. - Mesrin! l'homme s'appelle Mesrin! Mesrin. - Eh! oui. Eglé. - L'ami d'Adine? Mesrin. - C'est moi qui l'étais, et qui n'ai plus besoin de son portrait. Eglé le prend. - Son portrait et l'ami d'Adine! il a encore ce mérite-là ; ah! ah! Carise, voila trop de qualités, il n'y a pas moyen de résister; Mesrin, venez que je vous aime. Mesrin. - Ah! délicieuse main que je possÚde! Eglé. - L'incomparable ami que je gagne! Mesrou. - Pourquoi quitter Adine? avez-vous à vous plaindre d'elle? Mesrin. - Non, c'est ce beau visage-là qui veut que je la laisse. Eglé. - C'est qu'il a des yeux, voilà tout. Mesrin. - Oh! pour infidÚle je le suis, mais je n'y saurais que faire. Eglé. - Oui, je l'y contrains, nous nous contraignons tous deux. Carise. - Azor et elle vont ÃÂȘtre au désespoir. Mesrin. - Tant pis. Eglé. - Quel remÚde? Carise. - Si vous voulez, je sais le moyen de faire cesser leur affliction avec leur tendresse. Mesrin. - Eh bien! faites. Eglé. - Eh! non, je serai bien aise qu'Azor me regrette, moi; ma beauté le mérite; il n'y a pas de mal aussi qu'Adine soupire un peu, pour lui apprendre à se méconnaÃtre. ScÚne XVII Mesrin, Eglé, Carise, Azor, Mesrou Mesrou. - Voici Azor. Mesrin. - Le camarade m'embarrasse, il va ÃÂȘtre bien étonné. Carise. - A sa contenance, on dirait qu'il devine le tort que vous lui faites. Eglé. - Oui, il est triste; ah! il y a bien de quoi. Azor s'avance honteux; Eglé continue. Etes-vous bien fùché, Azor? Azor. - Oui, Eglé. Eglé. - Beaucoup? Azor. - Assurément. Eglé. - Il y paraÃt, eh! comment savez-vous que j'aime Mesrin? Azor, étonné. - Comment? Mesrin. - Oui, camarade. Azor. - Eglé vous aime, elle ne se soucie plus de moi? Eglé. - Il est vrai. Azor, gai. - Eh! tant mieux; continuez, je ne me soucie plus de vous non plus, attendez-moi, je reviens. Eglé. - ArrÃÂȘtez donc, que voulez-vous dire, vous ne m'aimez plus, qu'est-ce que cela signifie? Azor, en s'en allant. - Tout à l'heure vous saurez le reste. ScÚne XVIII Mesrou, Carise, Eglé, Mesrin Mesrin. - Vous le rappelez, je pense, eh! d'ou vient? Qu'avez-vous affaire à lui, puisque vous m'aimez? Eglé. - Eh! laissez-moi faire, je ne vous en aimerai que mieux, si je puis le ravoir, c'est seulement que je ne veux rien perdre. Carise et Mesrou, riant. - Eh! eh! eh! eh! Eglé. - Le beau sujet de rire! ScÚne XIX Mesrou, Carise, Eglé, Mesrin, Adine, Azor Adine, en riant. - Bonjour, la belle Eglé, quand vous voudrez vous voir, adressez-vous à moi, j'ai votre portrait, on me l'a cédé. Eglé, lui jetant le sien. - Tenez, je vous rends le vÎtre, qui ne vaut pas la peine que je le garde. Adine. - Comment! Mesrin, mon portrait! et comment l'a-t-elle? Mesrin. - C'est que je l'ai donné. Eglé. - Allons, Azor, venez que je vous parle. Mesrin. - Que vous lui parliez! et moi? Adine. - Passez ici, Mesrin, que faites-vous là , vous extravaguez, je pense. ScÚne derniÚre Mesrou, Carise, Eglé, Mesrin, Le Prince, Hermiane, Adine, Meslis, Dina, Azor Hermiane, entrant avec vivacité. - non, laissez-moi, Prince je n'en veux pas voir davantage; cette Adine et cette Eglé me sont insupportables, il faut que le sort soit tombé sur ce qu'il y aura jamais de plus haïssable parmi mon sexe. Eglé. - Qu'est-ce que c'est que toutes ces figures-là , qui arrivent en grondant? Je me sauve. Ils veulent tous fuir. Carise. - Demeurez tous, n'ayez point de peur; voici de nouveaux camarades qui viennent, ne les épouvantez point, et voyons ce qu'ils pensent. Meslis, s'arrÃÂȘtant au milieu du théùtre. - Ah! chÚre Dina, que de personnes! Dina. - Oui, mais nous n'avons que faire d'elles. Meslis. - Sans doute, il n'y en a pas une qui vous ressemble. Ah! c'est vous, Carise et Mesrou, tout cela est-il hommes ou femmes? Carise. - Il y a autant de femmes que d'hommes; voilà les unes, et voici les autres; voyez, Meslis, si parmi les femmes vous n'en verriez pas quelqu'une qui vous plairait encore plus que Dina, on vous la donnerait. Eglé. - J'aimerais bien son amitié. Meslis. - Ne l'aimez point, car vous ne l'aurez pas. Carise. - Choisissez-en une autre. Meslis. - Je vous remercie, elles ne me déplaisent point, mais je ne me soucie pas d'elles, il n'y a qu'une Dina dans le monde. Dina, jetant son bras sur le sien. - Que c'est bien dit! Carise. - Et vous, Dina, examinez. Dina, le prenant par-dessous le bras. - Tout est vu; allons-nous-en. Hermiane. - L'aimable enfant! je me charge de sa fortune. Le Prince. - Et moi de celle de Meslis. Dina. - nous avons assez de nous deux. Le Prince. - On ne vous séparera pas; allez, Carise, qu'on les mette à part et qu'on place les autres suivant mes ordres. Et à Hermiane. les deux sexes n'ont rien à se reprocher, Madame vices et vertus, tout est égal entre eux. Hermiane. - Ah! je vous prie, mettez-y quelque différence votre sexe est d'une perfidie horrible, il change à propos de rien, sans chercher mÃÂȘme de prétexte. Le Prince. - Je l'avoue, le procédé du vÎtre est du moins plus hypocrite, et par là plus décent, il fait plus de façon avec sa conscience que le nÎtre. Hermiane. - croyez-moi, nous n'avons pas lieu de plaisanter. partons. Le Préjugé vaincu Acteurs Comédie en un acte et en prose représentée pour la premiÚre fois par les comédiens-français le 6 août 1746 Acteurs Le Marquis, pÚre d'Angélique. Angélique. Lépine, valet de Dorante. La scÚne est à la campagne, dans un chùteau du Marquis? ScÚne premiÚre Lépine, Lisette Lépine, tirant Lisette par le bras. - Viens, j'ai à te parler; entrons un moment dans cette salle. Lisette. - Eh bien! que me voulez-vous donc, Monsieur de Lépaine, en me tirant comme ça à l'écart? Lépine. - PremiÚrement, mon maÃtre te prie de l'attendre ici. Lisette. - J'en sis d'accord, aprÚs? Lépine. - Regarde-moi, Lisette, et devine le reste. Lisette. - Moi, je ne saurais. Je ne devine jamais le reste, à moins qu'on ne me le dise. Lépine. - Je vais donc t'aider, voici ce que c'est, j'ai besoin de ton coeur, ma fille. Lisette. - Tout de bon? Lépine. - Et un si grand besoin que je ne puis pas m'en passer, il n'y a pas à répliquer, il me le faut. Lisette. - Dame! comme vous demandez ça! J'ai quasiment envie de crier au voleur. Lépine. - Il me le faut, te dis-je, et bien complet avec toutes ses circonstances; je veux dire avec ta main et toute ta personne, je veux que tu m'épouses. Lisette. - Quoi! tout à l'heure? Lépine. - A la rigueur, il le faudrait; mais j'entends raison et pour à présent, je me contenterai de ta parole. Lisette. - Vraiment! grand marci de la patience, mais vous avez là de furieuses volontés, Monsieur de Lépaine! Lépine. - Je te conseille de te plaindre! Comment donc! il n'y a que six jours que nous sommes ici, mon maÃtre et moi, que six jours que je te connais, et la tÃÂȘte me tourne, et tu demandes quartier! Ce que j'ai perdu de raison depuis ce temps-là est incroyable; et si je continue, il ne m'en restera pas pour me conduire jusqu'à demain. Allons vite, qu'on m'aime. Lisette. - Ça ne se peut pas, Monsieur de Lépaine. Ce n'est pas qu'on ne soyais agriable, mais mon rang me le défend; je vous en informe, tout ce qui est comme vous n'est pas mon pareil, à ce que m'a dit ma maÃtresse. Lépine. - Ah! Ah! me conseilles-tu d'Îter mon chapeau? Lisette. - Le chapiau et la familiarité itou. Lépine..- Voilà pourtant un itou qui n'est pas de trop bonne maison mais une princesse peut avoir été mal élevée. Lisette. - Bonne maison! la nÎtre était la meilleure de tout le village, et que trop bonne; c'est ce qui nous a ruinés. En un mot comme en cent, je suis la fille d'un homme qui était, en son vivant, procureur fiscal du lieu et qui mourut l'an passé; ce qui a fait que notre jeune dame, faute de fille de chambre, m'a pris depuis trois mois cheux elle, en guise de compagnie. Lépine. - Avec votre permission et la sienne, je remets mon chapeau. Lisette. - A cause de quoi? Lépine. - Je sais bien ce que je fais, fiez-vous à moi. Je ne manque de respect ni au pÚre ni aux enfants. Procureur fiscal, dites-vous? Lisette. - Oui, qui jugeait le monde, qui était honoré d'un chacun, qui avait un grand renom. Lépine. - Bagatelle! Ce renom-là n'est pas comparable au bruit que mon pÚre a fait dans sa vie. Je suis le fils d'un timbalier des armées du Roi. Lisette. - Diantre! Lépine. - Oui, ma fille, neveu d'un trompette, et frÚre aÃné d'un tambour, il y a mÃÂȘme du hautbois dans ma famille. Tout cela, sans vanité, est assez éclatant. Lisette. - Sans doute, et je me reprends; je trouve ça biau. Stapendant vous ne sarvez qu'un bourgeois. Lépine. - Oui, mais il est riche. Lisette. - En lieu que moi, je suis à la fille d'un marquis. Lépine. - D'accord; mais elle est pauvre. Lisette. - Il m'apparaÃt que t'as raison, Lépaine, je vois que ma maÃtresse m'a trop haussé le coeur, et je me dédis; je pense que je ne nous devons rian. Lépine. - Excusez-moi, ma fille; je pense que je me mésallie un peu; mais je n'y regarde pas de si prÚs. La beauté est une si grande dame! Concluons, m'aimes-tu? Lisette. - J'en serais consentante si vous ne vous en retourniais pas bientÎt à Paris, vous autres. Lépine. - Et si, dÚs aujourd'hui, on m'élevait à la dignité de concierge du chùteau que nous avons à une lieue d'ici, votre ambition serait-elle satisfaite avec un mari de ce rang-là ? Lisette. - Tout à fait. Un mari comme toi, un chùtiau, et note amour, me velà bian, pourvu que ça se soutienne. Lépine. - A te voir si gaillarde, je vais croire que je te plais. Lisette. - Biaucoup, Lépaine; tians, je sis franche, t'avais besoin de mon coeur, moi, j'avais faute du tian; et ça m'a prins drÚs que je t'ai vu, sans faire semblant, et quand il n'y aurait ni chùtiau, ni timbales dans ton affaire, je serais encore contente d'ÃÂȘtre ta femme. Lépine. - Incomparable fille de fiscal, tes paroles ont de grandes douceurs! Lisette - Je les prends comme elles viennent. Lépine. - Donne-moi une main que je l'adore, la premiÚre venue. Lisette. - Tiens, prends, la voilà . ScÚne II. Dorante, Lépine, Lisette Dorante, voyant Lépine baiser la main de Lisette. - Courage, mes enfants, vous ne vous haïssez pas, ce me semble? Lépine. - Non, Monsieur. C'est une concierge que j'arrÃÂȘte pour votre chùteau; je concluais le marché, et je lui donnais des arrhes. Dorante. - Est-il vrai, Lisette? L'aimes-tu? A-t-il raison de s'en vanter? Je serais bien aise de le savoir. Lisette. - Il n'y a donc qu'à prenre qu'ou le savez, Monsieur. Dorante. - Je t'entends. Lisette. - Que voulez-vous? Il m'a tant parlé de sa raison pardue, d'épousailles, et des circonstances de ma parsonne il a si bian agencé ça avec vote chùtiau, que me velà concierge, autant vaut. Dorante. - Tant mieux, Lisette. J'aurai soin de vous deux. Lépine est un garçon à qui je veux du bien, et tu me parais une bonne fille. Lépine. - Allons, la petite, ripostons par deux révÃÂȘrences, et partons ensemble. Ils saluent. Dorante. - Ah çà ! Lisette, puisqu'à présent je puis me fier à toi, je ne ferai point difficulté de te confier un secret; c'est que j'aime passionnément ta maÃtresse, qui ne le sait pas encore et j'ai eu mes raisons pour le lui cacher. Malgré les grands biens que m'a laissé mon pÚre, je suis d'une famille de simple bourgeoisie. Il est vrai que j'ai acquis quelque considération dans le monde; on m'a mÃÂȘme déjà offert de trÚs grands partis. Lépine. - Vraiment! tout Paris veut nous épouser. Dorante. - Je vais d'ailleurs ÃÂȘtre revÃÂȘtu d'une charge qui donne un rang considérable; d'un autre cÎté, je suis étroitement lié d'amitié avec le Marquis, qui me verrait volontiers devenir son gendre; et malgré tout ce que je dis là , pourtant, je me suis tu. Angélique est d'une naissance trÚs distinguée. J'ai observé qu'elle est plus touchée qu'une autre de cet avantage-là , et la fierté que je lui crois là -dessus m'a retenu jusqu'ici. J'ai eu peur, si je me déclarais sans précaution, qu'il ne lui échappùt quelque trait de dédain, que je ne me sens pas capable de supporter, que mon coeur ne lui pardonnerait pas; et je ne veux point la perdre, s'il est possible. Toi qui la connais et qui as sa confiance, dis-moi ce qu'il faut que j'espÚre. Que pense-t-elle de moi? Quel est son caractÚre? Ta réponse décidera de la maniÚre dont je dois m'y prendre. Lépine. - Bon! c'est autant de marié, il n'y a qu'à aller franchement, c'est la maniÚre. Lisette. - Pas tout à fait. Faut cheminer doucement il y a à prenre garde. Dorante. - Explique-toi. Lisette. - Ecoutez, Monsieur, je commence par le meilleur. C'est que c'est une fille comme il n'y en a point, d'abord. C'est folie que d'en chercher une autre; il n'y a de ça que cheux nous; ça se voit ici, et velà tout. C'est la pus belle himeur, le coeur le pus charmant, le pus benin!... Fùchez-la, ça vous pardonne; aimez-la, ça vous chérit il n'y a point de bonté qu'alle ne possÚde; c'est une marveille, une admiration du monde, une raison, une libéralité, une douceur!... Tout le pays en rassote. Lépine. - Et moi aussi, ta merveille m'attendrit. Dorante. - Tu ne me surprends point, Lisette; j'avais cette opinion-là d'elle. Lisette. - Ah çà ! vous l'aimez, dites-vous? Je vous avise qu'alle s'en doute. Dorante. - Tout de bon? Lisette. - Oui, Monsieur, alle en a pris la doutance dans vote oeil, dans vos révérences, dans le respect de vos paroles. Dorante. Elle t'en a donc dit quelque chose? Lisette. - Oui, Monsieur; j'en discourons parfois. Lisette, ce me fait-elle, je crois que ce garçon de Paris m'en veut; sa civilité me le montre. C'est vote biauté qui l'y oblige, ce li fais-je. Alle repart Ce n'est pas qu'il m'en sonne mot, car il n'oserait; ma qualité l'empÃÂȘche. Ça vienra, ce li dis-je. Oh! que nenni, ce me dit-elle; il m'appriande trop; je serais pourtant bian aise d' ÃÂȘtre çartaine, à celle fin de n'en plus douter. Mais il vous fùchera s'il s'enhardit, ce li dis-je. Vraiment oui, ce dit-elle; mais faut savoir à qui je parle; j'aime encore mieux ÃÂȘtre fùchée que douteuse. Lépine. - Ah! que cela est bon, Monsieur! comme l'amour nous la mitonne! Lisette. - Eh! oui, c'est mon opinion itou. Hier encore, je li disais, toujours à vote endroit Madame, queu dommage qu'il soit bourgeois de nativité! Que c'est une belle prestance d'homme! Je n'avons point de noblesse qui ait cette phisolomie-là alle est magnifique, pardi! quand ce serait pour la face d'un prince. T'as raison, Lisette, me répartit-elle; oui, ma fille, c'est dommage; cette nativité est fùcheuse; car le parsonnage est agriable, il fait plaisir à considérer, je n'en vas pas à l'encontre. Dorante. - Mais, Lisette, suivant ce que tu me rapportes là , je pourrais donc risquer l'aveu de mes sentiments? Lisette. - Ah! Monsieur, qui est-ce qui sait ça? Parsonne. Alle a de la raison en tout et partout, hors dans cette affaire de noblesse. Faut pas vous tromper. Il n'y a que les gentilshommes qui soyont son prochain, le reste est quasiment de la formi pour elle. Ce n'est pas que vous ne li plaisiais. S'il n'y avait que son coeur, je vous dirais Il vous attend, il n'y a qu'à le prenre; mais cette gloire est là qui le garde; ce sera elle qui gouvarnera ça, et faudrait trouver queuque manigance. Lépine. - Attaquons, Monsieur. Qu'est-ce que c'est que la gloire? Elle n'a vaillant que des cérémonies. Dorante. - Mon intention, Lisette, était d'abord de t'engager à me servir auprÚs d'Angélique; mais cela serait inutile, à ce que je vois; et il me vient une autre idée. Je sors d'avec le Marquis, à qui, sans me nommer, j'ai parlé d'un trÚs riche parti qui se présentait pour sa fille; et sur tout ce que je lui en ai dit, il m'a permis de le proposer à Angélique; mais je juge à propos que tu la préviennes avant que je lui parle. Lisette. - Et que li dirais-je? Dorante. - Que je t'ai interrogée sur l'état de son coeur, et que j'ai un mari à lui offrir. Comme elle croit que je l'aime, elle soupçonnera que c'est moi; et tu lui diras qu'à la vérité je n'ai pas dit qui c'était, mais qu'il t'a semblé que je parlais pour un autre, pour quelqu'un d'une condition égale à la mienne. Lisette, étonnée. - D'un autre bourgeois ainsi que vous? Lépine. - Oui-da; pourquoi non? Cette finesse-là a je ne sais quoi de mystérieux et d'obscur, oÃÂč j'aperçois quelque chose... qui n'est pas clair. Lisette. - Moi, j'aperçois qu'alle sera furieuse, qu'alle va choir en indignation, par dépit. Peut-ÃÂȘtre qu'alle vous excuserait, vous, maugré la bourgeoisie; mais n'y aura pas de marci pour un pareil à vous; alle dégrignera vote homme, alle dira que c'est du fretin. Dorante. - Oui, je m'attends bien à des mépris, mais je ne les éviterais peut-ÃÂȘtre pas si je me déclarais sans détour, et ils ne me laisseraient plus de ressource, au lieu qu'alors ils ne s'adresseront pas à moi. Lépine. -Fort bien! Lisette. - Oui, je comprends, ce ne sera pas vous qui aurez eu les injures, ce sera l'autre; et pis, quand alle saura que c'est vous... Dorante. - Alors l'aveu de mon amour sera tout fait; je lui aurai appris que je l'aime, et n'aurai point été personnellement rejeté de sorte qu'il ne tiendra encore qu'à elle de me traiter avec bonté. Lisette. - Et de dire C'est une autre histoire, je ne parlais pas de vous. Lépine. - Et voilà précisément ce que j'ai tout d'un coup deviné, sans avoir eu l'esprit de le dire. Lisette. - Ce tornant-là me plait; et mÃÂȘme faut d'abord que je vous en procure des injures, à celle fin que ça vous profite aprÚs. Mais je la vois qui se promÚne sur la terrasse. Allez-vous-en, Monsieur, pour me bailler le temps de la dépiter envars vous. Dorante et Lépine s'en vont, Lisette les rappelle. A propos, Monsieur, faut itou que vous li touchiais une petite parole sur ce que Lépaine me recharche; j'ai ma finesse à ça, que je vous conterai. Dorante. - Oui-da. Lépine. - Je te donne mes pleins pouvoirs. ScÚne III. Angélique, Lisette Angélique. - Il me semblait de loin avoir vu Dorante avec toi. Lisette. - Vous n'avez pas la barlue, Madame, et il y a bian des nouvelles. C'est Monsieur Dorante li-mÃÂȘme, qui s'enquierre comment vous va le coeur, et si parsonne ne l'a prins; c'est mon galant Lépaine qui demande aprÚs le mien. Est-ce que ça n'est pas biau? Angélique. - L'intérÃÂȘt que Dorante prend à mon coeur ne m'est point nouveau. Tu sais les soupçons que j'avais là -dessus, et Dorante est aimable; mais malheureusement il lui manque de la naissance, et je souhaiterais qu'il en eût, j'ai mÃÂȘme eu besoin quelquefois de me ressouvenir qu'il n'en a point. Lisette. - Oh bian! ce n'est pas la peine de vous ressouvenir de ça, vous velà exempte de mémoire. Angélique. - Comment! l'aurais-tu rebuté? et renonce-t-il à moi, dans la peur d'ÃÂȘtre mal reçu? Quel discours lui as-tu donc tenu? Lisette. - Aucun. Il n'a peur de rian. Il n'a que faire de renoncer il ne vous veut pas. C'est seulement qu'il est le commis d'un autre. Angélique. - Que me contes-tu là ? Qu'est-ce que c'est que le commis d'un autre? Lisette. - Oui, d'un je ne sais qui, d'un mari tout prÃÂȘt qu'il a en main, et qu'il désire de vous présenter par-devant notaire. Un homme jeune, opulent, un bourgeois de sa sorte. Angélique. - Dorante est bien hardi! Lisette. - Oh! pour ça, oui! bian téméraire envars une damoiselle de vote étoffe, et de la conséquence de vos pÚre et mÚre; ça m'a donné un scandale!... Angélique. - Pars tout à l'heure, va lui dire que je me sens offensée de la proposition qu'il a dessein de me faire, et que je n'en veux point entendre parler. Lisette. - Et que cet acabit de mari n'est pas capable d'ÃÂȘtre vote homme allons. Angélique. - Attends, laisse-le venir; dans le fond, il est au-dessous de moi d'ÃÂȘtre si sérieusement piquée. Lisette. - Oui, la moquerie suffit, il n'y a qu'à lever l'épaule avec du petit monde. Angélique. - Je ne reviens pas de mon étonnement, je l'avoue. Lisette. - Je sis tout ébahie, car j'ons vu des mines d'amoureux, et il en avait une pareille; je vous prends à témoin. Angélique. - Jusque-là que j'ai craint qu'à la fin il ne m'obligeùt à le refuser lui-mÃÂȘme. Je m'imaginais qu'il m'aimait je ne le soupçonnais pas, je le croyais. Lisette. - Avoir un visage qui ment, est-il permis? Angélique. - Non, Lisette, il n'a été que ridicule, et c'est nous qui nous trompions. Ce sont ses petites façons doucereuses et soumises que nous avons prises pour de l'amour. C'est manque de monde ces petits messieurs-là , pour avoir bonne grùce, croient qu'il n'y a qu'à se prosterner et à dire des fadeurs, ils n'en savent pas davantage. Lisette. - Encore, s'il parlait pour son compte, je li pardonnerais quasiment; car je le trouvais joli, comme vous le trouviais itou, à ce qu'on m'avez dit. Angélique. - Joli? Je ne parlais pas de sa figure; je ne l'ai jamais trop remarquée; non qu'il ne soit assez bien fait; ce n'est pas là ce que j'attaque. Lisette. - Pardi non, n'y a pas de rancune à ça. C'est un mal-appris qui est bian torné, et pis c'est tout. Angélique. - Qui a l'air assez commun pourtant, l'air de ces gens-là ; mais ce qu'il avait d'aimable pour moi, c'est son attachement pour mon pÚre, à qui mÃÂȘme il a rendu quelque service voilà ce qui le distinguait à mes yeux, comme de raison. Lisette. - La belle magniÚre de penser! Ce que c'est que d'aimer son pÚre! Angélique. - La reconnaissance va loin dans les bons coeurs. Elle a quelquefois tenu lieu d'amour. Lisette. - Cette reconnaissance-là , alle vous aurait menée à la noce, ni pus ni moins. Angélique. - Enfin, heureusement m'en voilà débarrassée; car quelquefois, à dire vrai, l'amour que je lui croyais ne laissait pas de m'inquiéter. Lisette. - Oui, mais de Lépaine que ferai-je, moi, qui sis participante de vote rang? Angélique. - Ce qu'une fille raisonnable, qui m'appartient et qui est née quelque chose, doit faire d'un valet qui ne lui convient pas, et du valet d'un homme qui manque aux égards qu'il me doit. Lisette. - Ça suffit. S'il retourne à moi, je vous li garde son petit fait... et je vous recommande le maÃtre. Le vela qui rÎde à l'entour d'ici, et je m'échappe afin qu'il arrive. Je repasserons pour savoir les nouvelles. ScÚne IV. Dorante, Angélique Dorante. - Oserais-je, sans ÃÂȘtre importun, Madame, vous demander un instant d'entretien? Angélique. - Importun, Dorante! pouvez-vous l'ÃÂȘtre avec nous? Voilà un début bien sérieux. De quoi s'agit-il? Dorante. - D'une proposition que Monsieur le Marquis m'a permis de vous faire, qu'il vous rend la maÃtresse d'accepter ou non, mais dont j'hésite à vous parler, et que je vous conjure de me pardonner, si elle ne vous plaÃt pas. Angélique. - C'est donc quelque chose de bien étrange? Attendez; ne serait-il pas question d'un certain mariage, dont Lisette m'a déjà parlé? Dorante. - Je ne l'avais pas priée de vous prévenir; mais c'est de cela mÃÂȘme, Madame. Angélique. - En ce cas-là , tout est dit, Dorante; Lisette m'a tout conté. Vos intentions sont louables, et votre projet ne vaut rien. Je vous promets de l'oublier. Parlons d'autre chose. Dorante. - Mais, Madame, permettez-moi d'insister, ce récit de Lisette peut n'ÃÂȘtre pas exact. Angélique. - Dorante, si c'est de bonne foi que vous avez craint de me fùcher, la maniÚre dont je m'explique doit vous arrÃÂȘter, ce me semble, et je vous le répÚte encore, parlons d'autre chose. Dorante. - Je me tais, Madame, pénétré de douleur de vous avoir déplu. Angélique, riant. - Pénétré de douleur! C'en est trop. Il ne faut point ÃÂȘtre si affligé, Dorante. Vos expressions sont trop fortes, vous parlez de cela comme du plus grand des malheurs! Dorante. - C'en est un trÚs grand pour moi, Madame, que vous avoir déplu. Vous ne connaissez ni mon attachement ni mon respect. Angélique. - Encore? Je vous déclare, moi, que vous me désespérerez, si vous ne vous consolez pas. Consolez-vous donc par politesse, et changeons de matiÚre. Aurons-nous le plaisir de vous avoir encore ici quelque temps? Comptez-vous y faire un peu de séjour? Dorante. - Je serais trop heureux de pouvoir y demeurer toute ma vie, Madame... Angélique. - Tout de bon! Et moi, trop enchantée de vous y voir pendant toute la mienne. Continuez. Dorante. - Je n'ose plus vous répondre, Madame. Angélique. - ...Pourquoi? Je parle votre langage; je réponds à vos exagérations par les miennes. On dirait que votre souverain bonheur consiste à ne me pas perdre de vue et j'en serais fùchée. Vous avez une douleur profonde pour avoir pensé à un mariage dont je me contente de rire. Vous montrez une tristesse mortelle, parce que je vous empÃÂȘche de répéter ce que Lisette m'a déjà dit. Eh mais! vous succomberez sous tant de chagrins; il n'y va pas moins que de votre vie, s'il faut vous en croire. Dorante. - Souffrirez-vous que je parle, Madame? Il n'y a rien de moins incroyable que le plaisir infini que j'aurais à vous voir toujours; rien de plus croyable que l'extrÃÂȘme confusion que j'ai de vous avoir indisposé contre moi; rien de plus naturel que d'ÃÂȘtre touché autant que je le suis de ne pouvoir du moins me justifier auprÚs de vous. Angélique. - Eh mais! je les sais, vos justifications, vous les mettriez en plusieurs articles, et je vais vous les réduire en un seul; c'est que celui que vous me proposez est extrÃÂȘmement riche. N'est-ce pas là tout? Dorante. - Ajoutez-y, Madame, que c'est un honnÃÂȘte homme. Angélique. - Eh! sans doute, je vous dis qu'il est riche c'est la mÃÂȘme chose. Dorante. - Ah! Madame, ne fût-ce qu'en ma faveur, ne confondons pas la probité avec les richesses. Daignez vous ressouvenir que je suis riche aussi, et que je mérite qu'on les distingue. Angélique. - Cela ne vous regarde pas, Dorante, et je vous excepte; mais que vous me disiez qu'il est honnÃÂȘte homme, il ne lui manquerait plus que de ne pas l'ÃÂȘtre. Dorante. - Il est d'ailleurs estimé, connu, destiné à un poste important. Angélique. - Sans doute, on a des places et des dignités avec de l'argent; elles ne sont pas glorieuses venons au fait. Quel est-il, votre homme? Dorante. - Simplement un homme de bonne famille; mais à qui, malgré cela, Madame, on offre actuellement de trÚs grands partis. Angélique. - Je vous crois. On voit de tout dans la vie. Dorante. - Je me tais, Madame; votre opinion est que j'ai tort, et je me condamne. Angélique. - Croyez-moi, Dorante, vous estimez trop les biens et le bon usage que vous faites des vÎtres vous excuse. Mais entre nous, que ferais-je avec un homme de cette espÚce-là ? Car la plupart de ces gens-là sont des espÚces, vous le savez. L'honnÃÂȘte homme d'un certain état n'est pas l'honnÃÂȘte homme du mien. Ce sont d'autres façons, d'autres sentiments, d'autres moeurs, presque un autre honneur; c'est un autre monde. Votre mari me rebuterait et je le gÃÂȘnerais. Dorante. - Ah! Madame, épargnez-moi, je vous prie. Vous m'avez promis d'oublier mon tort, et je compte sur cette bonté-là dans ce moment mÃÂȘme. Angélique. - Pour vous prouver que je n'y songe plus, j'ai envie de vous prier de rester encore avec nous quelque temps; vous me verrez peut-ÃÂȘtre incessamment mariée. Dorante. - Comment, Madame? Angélique. - J'ai un de mes parents qui m'aime et que je ne hais pas, qui est actuellement à Paris, oÃÂč il suit un procÚs important, qui est presque sûr, et qui n'attend que ce succÚs pour venir demander ma main. Dorante. - Et vous l'aimez, Madame? Angélique. - Nous nous connaissons dÚs l'enfance. Dorante. - J'ai abusé trop longtemps de votre patience, et je me retire toujours pénétré de douleur. Angélique, en le voyant partir. - Toujours cette douleur! Il faut qu'il ait une manie pour ces grands mots-là . Dorante, revenant. - J'oubliais de vous prévenir sur une chose, Madame. Lépine, à qui je destine une récompense de ses services, voudrait épouser Lisette, et je lui défendrai d'y penser, si vous me l'ordonnez. Angélique. - Lisette est une fille de famille qui peut trouver mieux, Monsieur, et je ne vois pas que votre Lépine lui convienne. Dorante prend encore congé d'elle. ScÚne V. Le Marquis, Angélique, Dorante Le Marquis, arrÃÂȘtant Dorante. - Ah! vous voilà , Dorante? Vous avez sans doute proposé à ma fille le mariage dont vous m'avez parlé? L'acceptez-vous, Angélique? Angélique. - Non, mon pÚre. Vous m'avez laissé la liberté d'en décider, à ce que m'a dit Monsieur, et vous avez bien prévu, je pense, que je ne l'accepterais pas. Le Marquis. - Point du tout, ma fille, j'espérais tout le contraire. DÚs que c'est Dorante qui le propose ce ne peut ÃÂȘtre qu'un de ses amis, et par conséquent un homme trÚs estimable qui doit d'ailleurs avoir un rang, et que vous auriez pu épouser avec l'approbation de tout le monde. Cependant ce sont là de ces choses sur lesquelles il est juste que vous restiez la maÃtresse. Angélique. - Je sais vos bontés pour moi, mon pÚre; mais je ne croyais pas m'ÃÂȘtre éloignée de vos intentions. Dorante. - Pour moi, Monsieur, la répugnance de Madame ne me surprend point j'aurais assurément souhaité qu'elle ne l'eût point eue. Son refus me mortifie plus que je ne puis l'exprimer; mais j'avoue en mÃÂȘme temps que je ne le blùme point. Née ce qu'elle est, c'est une noble. fierté qui lui sied, et qui est à sa place; aussi le mari que je proposais; et dont je sais les sentiments comme les miens, n'osait-il se flatter qu'on lui ferait grùce, et ne voyait que son amour et que son respect qui fussent dignes de Madame. Angélique. - La vérité est que je n'aurais pas cru avoir besoin d'excuse auprÚs de vous, mon pÚre, et je m'imaginais que vous aimeriez mieux me voir au Baron, qu'il ne tient qu'à moi d'épouser s'il gagne son procÚs. Le Marquis. - Il l'a gagné, ma fille, le voilà en état de se marier, et vous serez contente. Angélique. - Il l'a gagné, mon pÚre. Quoi! si tÎt? Le Marquis. - Oui. ma fille. Voici une lettre que je viens de recevoir de lui, et qu'il a écrit la veille de son départ. Il me mande qu'il vient vous offrir sa fortune, et nous le verrons peut-ÃÂȘtre ce soir. Vous m'aviez paru jusqu'ici trÚs médiocrement prévenue en sa faveur, vous avez changé. Puisse-t-il mériter la préférence que vous lui donnez! Si vous voulez lire sa lettre, la voilà . Dorante. - Je pourrais ÃÂȘtre de trop dans ce moment-ci, Monsieur, et je vous laisse seuls. Le Marquis. - Non, Dorante, je n'ai rien à dire, et je n'aurais d'ailleurs aucun secret pour vous. Mais, de grùce, satisfaites ma juste curiosité. Quel est cet honnÃÂȘte homme de vos amis qui songeait à ma fille, et qui se serait cru si heureux de partager ses grands biens avec elle? En vérité, nous lui devons du moins de la reconnaissance. Il aime tendrement Angélique, dites-vous? OÃÂč l'a-t-il vue, depuis six ans qu'elle est sortie de Paris? Dorante. - C'est ici, Monsieur. Le Marquis. - Ici, dites-vous? Dorante. - Oui, Monsieur, et il y a mÃÂȘme une terre. Le Marquis. - Je ne me rappelle personne que cela puisse regarder. Son nom, s'il vous plaÃt? Vous ne risquez rien à nous le dire. Dorante. - C'est moi, Monsieur. Le Marquis. - C'est vous? Angélique à part. - Qu'entends je! Le Marquis. - Ah! Dorante, que je vous regrette! Dorante. - Oui, Monsieur, c'est moi à qui l'amour le plus tendre avait imprudemment suggéré un projet, dont il ne me reste plus qu'à demander pardon à Madame. Angélique. - Je ne vous en veux point, Dorante; j'en suis bien éloignée, je vous assure. Dorante. - Vous voyez à présent, Madame, que ma douleur tantÎt n'était point exagérée, et qu'il n'y avait rien de trop dans mes expressions. Angélique. - Vous avez raison, je me trompais. Le Marquis. - Sans son inclination pour le Baron, je suis persuadé qu'Angélique vous rendrait justice dans cette occurrence-ci; mais il ne me reste plus que l'autorité de pÚre, et vous n'ÃÂȘtes pas homme à vouloir que je l'emploie. Dorante. - Ah! Monsieur, de quoi parlez-vous? Votre autorité de pÚre! Suis-je digne que Madame vous entende seulement prononcer ces mots-là pour moi! Angélique. - Je ne vous accuse de rien, et je me retire. ScÚne VI. Le Marquis, Dorante Le Marquis. - Que j'aurais été content de vous voir mon gendre! Dorante. - C'est une qualité qui, de toutes façons, aurait fait le bonheur de ma vie, mais qui n'aurait pu rien ajouter à l'attachement que j'ai pour vous. Le Marquis. - Je vous crois Dorante, et je ne saurais douter de votre amitié, j'en ai trop de preuves, mais je vous en demande encore une. Dorante. - Dites, Monsieur, que faut-il faire? Le Marquis. - Ce n'est pas ici le moment de m'expliquer; je suis d'ailleurs pressé d'aller donner quelques ordres pour une affaire qui regarde le Baron. Je n'ai, au reste, qu'une simple complaisance à vous demander; puis-je me flatter de l'obtenir? Dorante. - De quoi n'ÃÂȘtes-vous pas le maÃtre avec moi? Le Marquis. - Adieu, je vous reverrai tantÎt. ScÚne VII. Lépine, Lisette, Dorante Dorante. - Je la perds sans ressource; il n'y a plus d'espérance pour moi! Lisette. - Je vous guettons, Monsieur. Or sus, qu'y a-t-il de nouviau? Lépine. - Comment vont nos affaires de votre cÎté? Dorante. - On ne peut pas plus mal. Je pars demain. Elle a une inclination, Lisette. Tu ne m'avais pas parlé d'un Baron qui est son parent, et qu'elle attend pour l'épouser. Lisette. - N'est-ce que ça? Moquez-vous de son Baron, je sais le fond et le tréfond. Faut qu'alle soit bian dépitée pour avoir parlé de la magniÚre. Tant mieux, que le Baron vienne, il la hùtera d'aller. Gageons qu'alle a été bian rudaniÚre envars vous, bian ridicule et malhonnÃÂȘte. Dorante. - J'ai été fort maltraité. Lépine. - Voilà notre compte. Lisette. - Ça va comme un charme. Sait-elle qu'ous ÃÂȘtes l'homme? Dorante. - Eh! sans doute; mais cela n'a produit qu'un peu plus de douceur et de politesse. Lisette. - C'est qu'alle fait déjà la chattemite; velà le repentir qui l'amende. Lépine. - Oui, cette fille-là est dans un état violent. Dorante. - Je vous dis que je me suis nommé, et que son refus subsiste. Lisette. - Eh! c'est cette gloire; mais ça s'en ira; velà que ça meurit, faut que ça tombe; j'en avons la marque; à telles enseignes que tantÎt... Lépine. - Pesez ce qu'elle va dire. Dorante. - Lisette se trompe à force de zÚle. Lisette. - Paix; sortez d'ici. Je la vois qui vient en rÃÂȘvant. Allez-vous-en, de peur qu'alle ne vous rencontre. N'oublie pas de venir pour la besogne que tu sais, et que tu diras à Monsieur, entends-tu, Lépaine? Je nous varrons pour le conseil. ScÚne VIII. Angélique rÃÂȘve, Lisette Lisette. - Qu'est-ce donc, Madame? Vous velà bian pensive. J'ons rencontré ce petit bourgeois, qui avait l'air pus sot, pus benÃÂȘt; sa phisolomie était plus longue, alle ne finissait point; c'était un plaisir. C'est que vous avez bian rabroué le freluquet n'est-ce pas? Contez-moi ça, Madame. Angélique. - Freluquet! Je n'ai jamais dit que c'en fût un, ce n'est pas là son défaut. Lisette. - Dame! vous l'avez appelé petit monsieur et un petit monsieur, c'est justement et à point un freluquet; il n'y a pas pus à pardre ou à gagner sur l'un que sur l'autre. Angélique. - Eh bien! j'ai eu tort; je n'ai point à me plaindre de lui. Lisette. - Ouais! point à vous plaindre de li! Comment, marci de ma vie! Dorante n'est pas un mal-apprins, aprÚs l'impartinence qu'il a commise envars la révérence due à vote qualité? Angélique. - Qu'elle est grossiÚre! Crie, crie encore plus fort, afin qu'on t'entende. Lisette. - Eh bian! il n'y a qu'à crier pus bas. Angélique. - C'est toi qui n'es qu'une étourdie, qui n'as pas eu le moindre jugement avec lui. Lisette. - Ça m'étonne. J'ons pourtant cotume d'avoir toujours mon jugement. Angélique. - Tu as tout entendu de travers, te dis-je, tu n'as pas eu l'esprit de voir qu'il m'aimait. Tu viens me dire qu'il a disposé de ma main pour un autre; et c'était pour lui qu'il la demandait. Tu me le peins comme un homme qui me manque de respect; et point du tout; c'est qu'on n'en eut jamais tant pour personne, c'est qu'il en est pénétré. Lisette. - OÃÂč est-ce qu'elle est donc cette pénétration, pisqu'il a prins la licence d'aller vous déclarer je vous aime, maugré vote importance? Angélique. - Eh! non, brouillonne, non, tu ne sais encore ce que tu dis. Je ne le saurais pas, son amour; je ne ferais encore que le soupçonner, sans le détour qu'il a pris pour me l'apprendre. Il lui a fallu un détour! N'est-ce pas là un homme bien hardi, bien digne de l'accueil que tu lui as attiré de ma part? En vérité, il y a des moments oÃÂč je suis tentée de lui en faire mes excuses, et je le devrais peut-ÃÂȘtre. Lisette. - Prenez garde à vote grandeur; alla est bian douillette en cette occurrence. Angélique. - Ecoute, je ne te querelle point; mais ta bévue me met dans une situation bien fùcheuse. Lisette. - Eh! d'oÃÂč viant? Est-ce qu'ous ÃÂȘtes obligée d'honorer cet homme, à cause qu'il vous aime? Est-ce que son inclination vous commande? Il vous l'a déclaré par un tour? Eh bian! qu'il torne. Ne tiant-il qu'à torner pour avoir la main du monde? OÃÂč est l'embarras? Quand vous auriez su d'abord que c'était li, c'était vote intention d'ÃÂȘtre suparbe, vous l'auriez rabroué pas moins. Angélique. - Eh! qu'en sais je? De la maniÚre dont je vois mon pÚre mortifié de mon refus, je ne saurais répondre de ce que j'aurais fait. Tu sais de quoi je suis capable pour lui plaire je n'entends point raison là -dessus. Lisette. - Ça est biau et mÃÂȘmement vénérable, mais vote pÚre est bonhomme; il ne voudrait pas vous bailler de petites gens en mariage. Faut donc qu'il ne s'y connaisse pas, pisqu'il désire que vous épousiais un homme comme ça. Angélique. - Mais, c'est que Dorante n'est pas un homme comme ça. Tu le confonds toujours avec ce je ne sais qui dont tu m'as parlé; et ce n'est pas là Dorante. Lisette. - C'est que ma mémoire se brouille, rapport à cet autre. Angélique. - Dorante n'a pas fait sa fortune; il l'a trouvée toute faite. Dorante est de trÚs bonne famille, et trÚs distinguée, quoique sans noblesse; de ces familles qui vont à tout, qui s'allient à tout. Dorante épousera qui il voudra c'est d'ailleurs un fort honnÃÂȘte homme. Lisette. - Oh! pour ça oui, un gentil caractÚre, un brave coeur, qui se trouvait là de rencontre. Angélique. - Et en vérité, Lisette, beaucoup plus aimable que je ne pensais. Cette aventure-ci m'a appris à le connaÃtre et mon pÚre a raison. Je ne suis point surprise qu'il le regrette, et qu'il soit mortifié de me donner au Baron. Lisette. - Au Baron! Est-ce que vous allez ÃÂȘtre sa Baronne? Angélique. - Eh! vraiment, mon pÚre l'attend pour nous marier; car il croit que je l'aime, et il n'en est rien. Lisette. - Eh! Pardi! n'y a qu'à li dire qu'il s'abuse. Angélique. - Il n'y a donc qu'à lui dire aussi que je suis folle; car c'est moi qui l'ai persuadé que je l'aimais. Lisette. - Eh! pourquoi avoir jeté cette bourde-là en avant? Angélique. - Eh! pourquoi? Ce n'est pas là tout, je l'ai fait accroire à Dorante lui-mÃÂȘme. Lisette. - Et la cause? Angélique. - Sait-on ce qu'on dit quand on est fùchée? C'était pour le braver, et dans la peur qu'il ne se fût flatté que je ne le haïssais pas. Lisette. - C'est par trop finasser aussi. Mais pour à l'égard du Baron, il y aura du répit; car il est à Paris qui plaide; les procureurs et les avocats ne le lùcheront pas sitÎt, et j'avons de la marge. Angélique. - Eh! point du tout. Il arrive, ce malheureux Baron; il a gagné son maudit procÚs que l'on croyait immortel, qui ne devait finir que dans cent ans; il l'a gagné par je ne sais quelle protection qu'on lui a procuré; car il y a toujours des gens qui se mÃÂȘlent de ce dont ils n'ont que faire. Enfin, il arrive ce soir; il entre peut-ÃÂȘtre actuellement dans la cour du chùteau. Lisette. - Faut vous tirer de là , coûte qui coûte. Angélique. - A quelque prix que ce soit, tu penses fort bien. Lisette. - Faut demander du temps d'abord. Angélique. - Du temps? Cela ne me raccommodera pas avec mon pÚre. Lisette. - Oh! dame, vote pÚre! il ne songe qu'à son Dorante. Angélique. - Eh bien! son Dorante! que t'a-t-il fait? Car il me semble que ta fureur est que je le haïsse. Lisette. - Moi? Angélique. - Mais oui, tu as de l'antipathie pour lui; je l'ai remarqué. Lisette. - C'est que je sais que vous ne l'aimez pas. Angélique. - Ce serait mon affaire. Je n'ai point d'aversion pour lui; et c'en est assez pour une fille raisonnable. Lisette. - Le pus principal, c'est ce Baron qui arrive. Angélique. - Eh! Laisse là ce Baron éternel. Lisette. - Eh bian! Madame, prenez donc l'autre. Angélique. - Ma difficulté est que je l'ai refusé, qu'il s'est nommé, et que je n'ai rien dit. Lisette. - N'y a qu'à le rappeler. Angélique. - Ah! voilà ce que je ne saurais faire, je ne me résoudrai jamais à cette humiliation-là . Lisette. - Allons, c'est bian fait, et vive la grandeur! PutÎt mourir que d'avoir l'affront d'ÃÂȘtre honnÃÂȘte! Angélique. - Tout ce que tu me proposes est extrÃÂȘme. J'imagine pourtant un moyen de renouer avec lui sans me compromettre. Lisette. - Lequeul? Angélique. - Un moyen qui te sera mÃÂȘme avantageux, et je suis d'avis que tu ailles le trouver de ma part. Lisette. - Tenez, je vois Lépaine qui passe, baillez-li vote orde. Angélique. - Appelle-le. ScÚne IX. Angélique, Lépine, Lisette Lisette. - Monsieur, Monsieur de Lépaine, approchez-vous vers Madame. Lépine. - Que lui plaÃt-il, à Madame? Angélique. - Va, je te prie, informer ton maÃtre que j'aurais un mot à lui dire. Lépine. - Je l'en informerai le plus vite que je pourrai, Madame; car je vais si lentement... Je n'ai le coeur à rien. Ah! Angélique. - Que signifie donc ce soupir? On dirait qu'il vient de pleurer. Lépine. - Oui, Madame, j'ai pleuré, je pleure encore; et je n'y renonce pas, j'en ai peut-ÃÂȘtre pour le reste de l'année, qui n'est pas bien avancée. Je suis homme à faire des cris de désespéré, sans respect de personne. Lisette. - Miséricorde! Angélique. - Il m'alarme. Qu'est-il donc arrivé? Lépine. - Hélas! vous le savez bien, Madame, vous qui nous renvoyez tous deux, mon maÃtre et moi, comme de trop minces personnages; ce qui fait que nous partons. Angélique, bas, à Lisette. - Entends-tu, Lisette? ils partent! Lisette. - Je serons boudées par Monsieur le Marquis. Angélique. - Il ne me le pardonnera pas, Lisette, et Dorante le sait bien. Lépine. - Il se retire à demi mort, et moi aussi. Angélique, bas, à Lisette. - Ah! le méchant homme! Lisette. - Oui, il y a de la malice à ça. Lépine. - Nous n'arriverons jamais à Paris que défunts, quoique à la fleur de notre ùge; car nous méritions de vivre. Mais vous nous poignardez; et c'est la valeur de deux meurtres que vous vous reprocherez quelque jour. Angélique. - Il me fait tout le mal qu'il peut. Lisette. - Pour l'attraper, je l'épouserais. Angélique, à Lépine. - Va le chercher, te dis-je. OÃÂč est-il? Lépine. - Je n'en sais rien, Madame; ni lui non plus; car nous sommes comme des égarés, surtout depuis que nos ballots sont faits. Lisette. - Cela se passera par les chemins; vous garirez au grand air. Angélique. - Non, non, console-toi, Lépine. Il faudra bien du moins que Dorante retarde de quelques jours; car toute réflexion faite, j'allais dire à Lisette que j'approuve qu'elle t'épouse; et ton maÃtre, qui t'aime, assistera sans doute à ton mariage. Lisette ne voulait que mon consentement, et je le donne va, hùte-toi de l'en instruire. Lépine; sautant de joie. - Je suis guéri! Lisette. - Vote consentement, Madame! Oh! que nenni. Vous me considérez trop pour ça, et je m'en vais. Vote sarvante, Monsieur de Lépaine. Lépine. - Je retombe. Angélique. - Restez, Lisette, je vous défends de sortir j'ai quelque chose à vous dire. A Lépine. Attends que je lui parle, et éloigne-toi de quelques pas. Lépine, s'écartant. - Oui, Madame; mon état a besoin de secours. Angélique, à l'écart, à Lisette. - Que vous ÃÂȘtes haïssable! N'est-on pas bien récompensée de l'intérÃÂȘt qu'on prend à vous? Etes-vous folle de ne pas prendre cet homme-là ? Lisette. - Eh mais! je l'ai refusé, Madame. Angélique. - Plaisante délicatesse! Lisette. - C'est de vote avis. Angélique. - Savais-je alors que son maÃtre devait lui faire tant de bien? Lépine, de loin. - Voyez la bonté! Angélique. - Je me reprocherais toute ma vie de vous avoir fait manquer votre fortune. Lisette. - Soyons ruinées, Madame, et toujours glorieuses; jamais d'humilité, c'est une pensée que je tians de vous. Vous m'avez dit Garde ta morgue et ton rang, et je les garde. Si c'est mal fait, je vous en charge. Angélique. - Votre fierté est si ridicule, qu'elle me dégoûte de la mienne. Lisette. - Je suis fille de fiscal, une fois; qu'il me vienne un bailli, je le prends. Lépine, de loin. - Un concierge a bien son mérite. Excusez, Madame c'est que j'entends parler de bailli. Angélique. - J'admire ma complaisance; et je finis par un mot. M'aimez-vous, Lisette? Lisette. - Si je vous aime? Par-delà ma propre parsonne. Angélique. - Voici un départ trop brusque, et qui va retomber sur moi. Il ne tient qu'à vous de le retarder, en vous mariant avantageusement. Ce n'est mÃÂȘme que sous prétexte de votre mariage que j'envoie chercher Dorante; et si votre refus continue, je ne vous verrai de ma vie. Lisette. - Vote représentation m'abat, n'y aura pus de partance. Lépine, de loin. - Je crois que cela s'accommode. Lisette. - Je me marierai, afin qu'il séjourne, mais j'y boute une condition. Baillez-moi l'exemple; amendez-vous, je m'amende. Angélique. - C'est une autre affaire. Lépine. - Est-ce fait, Madame? Lisette, se rapprochant. - Oui, Monsieur de Lépaine, velà qui est rangé. Acoutez les paroles que je profÚre. Quand on varra la noce de Madame, on varra la nÎtre; la petite avec la grande. Lépine, se jetant aux genoux d'Angélique. - Ah! quelle joie! Je tombe à vos genoux, Madame, sauvez la petite. Angélique. - LÚve-toi donc, tu n'y songes pas. Je vais chercher mon pÚre à qui j'ai à parler; va, de ton cÎté, avertir ton maÃtre, que je compte de retrouver ici, oÃÂč je vais revenir dans quelques moments. ScÚne X. Lépine, Lisette Lisette, riant. - Qu'en dis-tu, Lépaine? Velà de bonne besogne; cette fille-là marche toute seule, n'y a pus qu'à la voir aller. Lépine, s'éventant. - Respirons. ScÚne XI. Dorante, Lépine, Lisette Dorante. - Eh bien! Lisette, as-tu vu Angélique? Lisette. - Si je l'ons vue! Il vous est commandé de l'attendre ici. Dorante. - A moi? Lépine. - Oui, Monsieur; je vous défends de partir, par un ordre de sa part. Lisette. - Et si vous partez, alle renonce à moi, parce que ce sera ma faute. Lépine. - C'est elle qui me marie avec Lisette, Monsieur. Lisette. - Et il va ÃÂȘtre mon homme, pour à celle fin que vous restiais. Lépine. - Il n'y a ballot qui tienne, il faut tout défaire. Lisette. - Et vous ÃÂȘtes un méchant homme de vouloir vous en aller, pour la faire bouder par son pÚre. Dorante. - Expliquez-moi donc ce que cela signifie, vous autres. Lisette. - Et je li ai enjoint qu'alle serait votre femme, et alle ne s'est pas rebéquée. Lépine. - Souvenez-vous que vous languissez, n'oubliez pas que vous ÃÂȘtes mourant. Dorante. - Eclaircissez-moi, mettez-moi au fait, je ne vous entends pas. Lisette. - N'y a pus de temps, ce sera pour tantÎt. Suis-moi, Lépaine, velà Monsieur le Marquis qui entre. ScÚne XII. Le Marquis, Dorante Dorante, à Lépine et à Lisette, qui s'en vont. - Vous me laissez dans une furieuse inquiétude. Le Marquis. - Je vous cherchais, Dorante, et je viens vous sommer de la parole que vous m'avez donnée tantÎt, vous ne savez pas que j'ai encore une fille, une cadette qui vaut bien son aÃnée. Dorante. - Eh bien! Monsieur? Le Marquis. - Cette cadette, il faut que vous la connaissiez. Tout ce que je vous demande, c'est de la voir; je n'en exige pas davantage. Voilà la complaisance à laquelle vous vous ÃÂȘtes engagé vous ne pouvez vous en dédire. Dorante. - Mais qu'en arrivera-t-il? Le Marquis. - Rien; nous verrons. ScÚne XIII. Angélique, Le Marquis, Dorante Angélique. - Je venais vous parler, mon pÚre, et je ne suis point fùchée que Dorante soit présent à ce que j'ai à vous dire. Il a tantÎt proposé un mariage qui m'a d'abord répugné, j'en conviens. Dorante. - Votre refus m'afflige, Madame, mais je le respecte, et n'en murmure point. Angélique. - Un moment, Monsieur. Je sais jusqu'oÃÂč va l'amitié que mon pÚre a pour vous; et si vous vous étiez nommé, les choses se seraient passées différemment; il n'aurait pas été question de mes répugnances; ma tendresse pour lui les aurait fait taire, ou me les aurait Îtées, Monsieur; il n'a tenu qu'à vous de lui épargner la douleur oÃÂč je l'ai vu de mon refus; je n'aurais pas eu celle de lui avoir déplu, et je ne l'ai chagriné que par votre faute. Le Marquis. - Eh non, ma fille; vous ne m'avez point déplu; Îtez-vous cela de l'esprit. Il est vrai que Dorante m'est cher, mais je ne saurais vous savoir mauvais gré d'avoir fait un autre choix. Angélique. - Vous m'excuserez, mon pÚre, vous ne voulez pas me le dire, et vous me ménagez; mais vous étiez trÚs mécontent de moi. Le Marquis. - Je vous répÚte que c'est une chimÚre. Angélique. - TrÚs mécontent, vous dis-je; je sais à quoi m'en tenir là -dessus, et mon parti est pris. Dorante. - Votre parti Madame! Ah! de grùce, achevez, à quoi vous déterminez-vous? Le Marquis. - Laissons cela, Angélique; il n'est pas question ici de consulter mon goût, vous ÃÂȘtes destinée à un autre c'est au Baron; vous l'aimez, et voilà qui est fini. Angélique. - Non, mon pÚre, je ne l'épouserai pas non plus, puisque je sais qu'il ne vous plaÃt point. Le Marquis. - Vous l'épouserez, et je vous l'ordonne. Savez-vous à quoi j'ai pensé? Dorante se disposait à partir, je l'ai retenu. Vous avez une soeur, j'ai exigé qu'il la vÃt j'ai eu de la peine à l'y résoudre, il a fallu abuser un peu du pouvoir que j'ai sur lui mais enfin j'ai obtenu que nous irions la voir demain, et peut-ÃÂȘtre l'arrÃÂȘtera-t-elle. Dorante. - Eh! Monsieur, cela n'est pas possible. Le Marquis. - Demandez à sa soeur. Dites, Angélique? n'est-il pas vrai qu'elle a de la beauté? Angélique. - Mais oui, mon pÚre. Le Marquis. - Venez, j'ai dans mon cabinet un portrait d'elle que je veux vous montrer, et qui, de l'aveu de tout le monde, ne la flatte pas. ScÚne XIV. Lisette, Le Marquis, Angélique, Dorante Lisette. - Monsieur, il vient de venir un homme que vous avez, dit-il, envoyé chercher pour le Baron, et qui attend dans la salle. Le Marquis. - Je vais lui parler; je n'ai qu'un mot à lui dire, attendez-moi, Dorante. Je reviens dans le moment. Il s'en va. ScÚne XV. Dorante, Angélique Dorante, à part. - Je ne sais oÃÂč je suis. Angélique. - Vous restez donc, Monsieur? Dorante. - Oui, Madame. Lépine m'a averti que vous aviez à me parler; et j'allais me rendre à vos ordres, si Monsieur le Marquis ne m'avait pas arrÃÂȘté. Angélique. - Il est vrai, Monsieur, j'avais à vous appendre que je consentais à son mariage avec Lisette. Dorante. - Je serai donc le seul qui m'en retournerai le pus malheureux de tous les hommes. Angélique. - Il faut avouer que vous vous ÃÂȘtes bien mal conduit dans tout ceci. Dorante. - Moi, Madame? Angélique. - Oui, Monsieur, vous me proposez. un inconnu que je refuse, sans savoir que c'est vous; quand vous vous nommez, il n'est plus temps. J'ai dit que j'avais de l'inclination pour un autre, et là -dessus, vous allez voir ma soeur. Dorante. - Ah! Madame, j'y vais malgré moi, vous le savez, Monsieur le Marquis veut que je le suive. Daignez me défendre de lui tenir parole, je vous le demande en grùce. J'ai besoin du plaisir de vous obéir, pour avoir la force de lui résister. Angélique. - Je le veux bien, à condition pourtant qu'il ne saura pas que je vous le défends. Dorante. - Non, Madame, je prends tout sur moi, et je pars ce soir. Angélique. - Il ne faut pas que vous partiez non plus du moins je ne le voudrais pas, car mon pÚre m'imputerait votre départ. Dorante. - Eh! Madame, épargnez-moi, de grùce, le désespoir d'ÃÂȘtre témoin de votre mariage avec le Baron. Angélique. - Eh bien! je ne l'épouserai point, je vous le promets. Dorante. - Vous me le promettez? Angélique. - Eh mais! je ne vous retiendrais pas, si je voulais l'épouser. Dorante. - C'est du moins une grande consolation pour moi. Je n'ai pas l'audace d'en demander davantage. Angélique. - Vous pouvez parler. Dorante et Angélique se regardent tous deux. Dorante, se jetant à genoux. - Ah! Madame, qu'entends-je? Oserai-je croire qu'en ma faveur... Angélique. - Levez-vous, Dorante. Vous avez triomphé d'une fierté que je désavoue, et mon coeur vous en venge. Dorante. - L'excÚs de mon bonheur me coupe la parole. ScÚne derniÚre. Le Marquis, Lisette, Lépine, Angélique, Dorante Le Marquis. - Que signifie ce que je vois? Dorante à vos genoux, ma fille! Angélique. - Oui, mon pÚre, je suis charmée de l'y voir, et je crois que vous n'en serez pas fùché. Dispensez-moi d'en dire davantage. Le Marquis. - Embrassez-moi, Dorante; je suis content. Sortons, je me charge de faire entendre raison au Baron. Lisette, à Lépine. - Tiens, prends ma main, je te la donne. Lépine. - Je ne reçois point de présent que je n'en donne. Prends la mienne. Fin La Colonie Acteurs Comédie en un acte et en prose représentée sur un théùtre de société et publiée dans le Mercure de décembre 1750 Acteurs Arthénice, femme noble. Madame Sorbin, femme d'artisan. Monsieur Sorbin, mari de Madame Sorbin TimagÚne, homme noble. Lina, fille de Madame Sorbin. Persinet, jeune homme du peuple, amant de Lina. Troupe de femmes, tant nobles que du peuple. La scÚne est dans une Ãle oÃÂč sont abordés tous les acteurs. ScÚne premiÚre Arthénice, Madame Sorbin Arthénice. - Ah çà ! Madame Sorbin, ou plutÎt ma compagne, car vous l'ÃÂȘtes, puisque les femmes de votre état viennent de vous revÃÂȘtir du mÃÂȘme pouvoir dont les femmes nobles m'ont revÃÂȘtue moi-mÃÂȘme, donnons-nous la main, unissons-nous et n'ayons qu'un mÃÂȘme esprit toutes les deux. Madame Sorbin, lui donnant la main. - Conclusion, il n'y a plus qu'une femme et qu'une pensée ici. Arthénice. - Nous voici chargées du plus grand intérÃÂȘt que notre sexe ait jamais eu, et cela dans la conjoncture du monde la plus favorable pour discuter notre droit vis-à -vis les hommes. Madame Sorbin. - Oh! pour cette fois-ci, Messieurs, nous compterons ensemble. Arthénice. - Depuis qu'il a fallu nous sauver avec eux dans cette Ãle oÃÂč nous sommes fixées, le gouvernement de notre patrie a cessé. Madame Sorbin. - Oui, il en faut un tout neuf ici, et l'heure est venue; nous voici en place d'avoir justice, et de sortir de l'humilité ridicule qu'on nous a imposée depuis le commencement du monde plutÎt mourir que d'endurer plus longtemps nos affronts. Arthénice. - Fort bien, vous sentez-vous en effet un courage qui réponde à la dignité de votre emploi? Madame Sorbin. - Tenez, je me soucie aujourd'hui de la vie comme d'un fétu; en un mot comme en cent, je me sacrifie, je l'entreprends. Madame Sorbin veut vivre dans l'histoire et non pas dans le monde. Arthénice. - Je vous garantis un nom immortel. Madame Sorbin. - Nous, dans vingt mille ans, nous serons encore la nouvelle du jour. Arthénice. - Et quand mÃÂȘme nous ne réussirions pas, nos petites-filles réussiront. Madame Sorbin. - Je vous dis que les hommes n'en reviendront jamais. Au surplus, vous qui m'exhortez, il y a ici un certain Monsieur TimagÚne qui court aprÚs votre coeur; court-il encore? Ne l'a-t-il pas pris? Ce serait là un furieux sujet de faiblesse humaine, prenez-y garde. Arthénice. - Qu'est-ce que c'est que TimagÚne, Madame Sorbin? Je ne le connais plus depuis notre projet; tenez ferme et ne songez qu'à m'imiter. Madame Sorbin. - Qui? moi! Et oÃÂč est l'embarras? Je n'ai qu'un mari, qu'est-ce que cela coûte à laisser? ce n'est pas là une affaire de coeur. Arthénice. - Oh! j'en conviens. Madame Sorbin. - Ah çà ! vous savez bien que les hommes vont dans un moment s'assembler sous des tentes, afin d'y choisir entre eux deux hommes qui nous feront des lois; on a battu le tambour pour convoquer l'assemblée. Arthénice. - Eh bien? Madame Sorbin. - Eh bien? il n'y a qu'à faire battre le tambour aussi pour enjoindre à nos femmes d'avoir à mépriser les rÚglements de ces messieurs, et dresser tout de suite une belle et bonne ordonnance de séparation d'avec les hommes, qui ne se doutent encore de rien. Arthénice. - C'était mon idée, sinon qu'au lieu du tambour, je voulais faire afficher notre ordonnance à son de trompe. Madame Sorbin. - Oui-da, la trompe est excellente et fort convenable. Arthénice. - Voici TimagÚne et votre mari qui passent sans nous voir. Madame Sorbin. - C'est qu'apparemment ils vont se rendre au Conseil. Souhaitez-vous que nous les appelions? Arthénice. - Soit, nous les interrogerons sur ce qui se passe. Elle appelle TimagÚne. Madame Sorbin appelle aussi. - Holà ! notre homme. ScÚne II Les acteurs précédents, Monsieur Sorbin, TimagÚne TimagÚne. - Ah! pardon, belle Arthénice, je ne vous croyais pas si prÚs. Monsieur Sorbin. - Qu'est-ce que c'est que tu veux, ma femme? nous avons hùte. Madame Sorbin. - Eh! là , là , tout bellement, je veux vous voir, Monsieur Sorbin, bonjour; n'avez-vous rien à me communiquer, par hasard ou autrement? Monsieur Sorbin. - Non, que veux-tu que je te communique, si ce n'est le temps qu'il fait, ou l'heure qu'il est? Arthénice. - Et vous, TimagÚne, que m'apprendrez-vous? Parle-t-on des femmes parmi vous? TimagÚne. - Non, Madame, je ne sais rien qui les concerne; on n'en dit pas un mot. Arthénice. - Pas un mot, c'est fort bien fait. Madame Sorbin. - Patience, l'affiche vous réveillera. Monsieur Sorbin. - Que veux-tu dire avec ton affiche? Madame Sorbin. - Oh! rien, c'est que je me parle. Arthénice. - Eh! dites-moi, TimagÚne, oÃÂč allez-vous tous deux d'un air si pensif? TimagÚne. - Au Conseil, oÃÂč l'on nous appelle, et oÃÂč la noblesse et tous les notables d'une part, et le peuple de l'autre, nous menacent, cet honnÃÂȘte homme et moi, de nous nommer pour travailler aux lois, et j'avoue que mon incapacité me fait déjà trembler. Madame Sorbin. - Quoi, mon mari, vous allez faire des lois? Monsieur Sorbin. - Hélas, c'est ce qui se publie, et ce qui me donne un grand souci. Madame Sorbin. - Pourquoi, Monsieur Sorbin? Quoique vous soyez massif et d'un naturel un peu lourd, je vous ai toujours connu un trÚs bon gros jugement qui viendra fort bien dans cette affaire-ci; et puis je me persuade que ces messieurs auront le bon esprit de demander des femmes pour les assister, comme de raison. Monsieur Sorbin. - Ah! tais-toi avec tes femmes, il est bien question de rire! Madame Sorbin. - Mais vraiment, je ne ris pas. Monsieur Sorbin. - Tu deviens donc folle? Madame Sorbin. - Pardi, Monsieur Sorbin, vous ÃÂȘtes un petit élu du peuple bien impoli; mais par bonheur, cela se passera avec une ordonnance, je dresserai des lois aussi, moi. Monsieur Sorbin, il rit. - Toi! hé! hé! hé! hé! TimagÚne, riant. - Hé! hé! hé! hé!... Arthénice. - Qu'y a-t-il donc là de si plaisant? Elle a raison, elle en fera, j'en ferai moi-mÃÂȘme. TimagÚne. - Vous, Madame? Monsieur Sorbin, riant. - Des lois! Arthénice. - Assurément. Monsieur Sorbin, riant. - Ah bien, tant mieux, faites, amusez-vous, jouez une farce; mais gardez-nous votre drÎlerie pour une autre fois, cela est trop bouffon pour le temps qui court. TimagÚne. - Pourquoi? La gaieté est toujours de saison. Arthénice. - La gaieté, TimagÚne? Madame Sorbin. - Notre drÎlerie, Monsieur Sorbin? Courage, on vous en donnera de la drÎlerie. Monsieur Sorbin. - Laissons-là ces rieuses, Seigneur TimagÚne, et allons-nous-en. Adieu, femme, grand merci de ton assistance. Arthénice. - Attendez, j'aurais une ou deux réflexions à communiquer à Monsieur l'Elu de la noblesse. TimagÚne. - Parlez, Madame. Arthénice. - Un peu d'attention; nous avons été obligés, grands et petits, nobles, bourgeois et gens du peuple, de quitter notre patrie pour éviter la mort ou pour fuir l'esclave de l'ennemi qui nous a vaincus. Monsieur Sorbin. - Cela m'a l'air d'une harangue, remettons-la à tantÎt, le loisir nous manque. Madame Sorbin. - Paix, malhonnÃÂȘte. TimagÚne. - Ecoutons. Arthénice. - Nos vaisseaux nous ont portés dans ce pays sauvage, et le pays est bon. Monsieur Sorbin. - Nos femmes y babillent trop. Madame Sorbin, en colÚre. - Encore! Arthénice. - Le dessein est formé d'y rester, et comme nous y sommes tous arrivés pÃÂȘle-mÃÂȘle, que la fortune y est égale entre tous, que personne n'a droit d'y commander, et que tout y est en confusion, il faut des maÃtres, il en faut un ou plusieurs, il faut des lois. TimagÚne. - Hé, c'est à quoi nous allons pourvoir, Madame. Monsieur Sorbin. - Il va y avoir de tout cela en diligence, on nous attend pour cet effet. Arthénice. - Qui, nous? Qui entendez-vous par nous? Monsieur Sorbin. - Eh pardi, nous entendons, nous, ce ne peut pas ÃÂȘtre d'autres. Arthénice. - Doucement, ces lois, qui est-ce qui va les faire, de qui viendront-elles? Monsieur Sorbin, en dérision. - De nous. Madame Sorbin. - Des hommes! Monsieur Sorbin. - Apparemment. Arthénice. - Ces maÃtres, ou bien ce maÃtre, de qui le tiendra-t-on? Madame Sorbin, en dérision. - Des hommes. Monsieur Sorbin. - Eh! apparemment. Arthénice. - Qui sera-t-il? Madame Sorbin. - Un homme. Monsieur Sorbin. - Eh! qui donc? Arthénice. - Et toujours des hommes et jamais de femmes, qu'en pensez-vous, TimagÚne? car le gros jugement de votre adjoint ne va pas jusqu'à savoir ce que je veux dire. TimagÚne. - J'avoue, Madame, que je n'entends pas bien la difficulté non plus. Arthénice. - Vous ne l'entendez pas? Il suffit, laissez-nous. Monsieur Sorbin, à sa femme. - Dis-nous donc ce que c'est. Madame Sorbin. - Tu me le demandes, va-t'en. TimagÚne. - Mais, Madame... Arthénice. - Mais, Monsieur, vous me déplaisez là . Monsieur Sorbin, à sa femme. - Que veut-elle dire? Madame Sorbin. - Mais va porter ta face d'homme ailleurs. Monsieur Sorbin. - A qui en ont-elles? Madame Sorbin. - Toujours des hommes, et jamais de femmes, et ça ne nous entend pas. Monsieur Sorbin. - Eh bien, aprÚs? Madame Sorbin. - Hum! Le butor, voilà ce qui est aprÚs. TimagÚne. - Vous m'affligez, Madame, si vous me laissez partir sans m'instruire de ce qui vous indispose contre moi. Arthénice. - Partez, Monsieur, vous le saurez au retour de votre Conseil. Madame Sorbin. - Le tambour vous dira le reste, ou bien le placard au son de la trompe. Monsieur Sorbin. - Fifre, trompe ou trompette, il ne m'importe guÚre; allons, Monsieur TimagÚne. TimagÚne. - Dans l'inquiétude oÃÂč je suis, je reviendrai, Madame, le plus tÎt qu'il me sera possible. ScÚne III Madame Sorbin, Arthénice Arthénice. - C'est nous faire un nouvel outrage que de ne nous pas entendre. Madame Sorbin. - C'est l'ancienne coutume d'ÃÂȘtre impertinent de pÚre en fils, qui leur bouche l'esprit. ScÚne IV Madame Sorbin, Arthénice, Lina, Persinet Persinet. - Je viens à vous, vénérable et future belle-mÚre; vous m'avez promis la charmante Lina; et je suis bien impatient d'ÃÂȘtre son époux; je l'aime tant, que je ne saurais plus supporter l'amour sans le mariage. Arthénice, à Madame Sorbin. - Ecartez ce jeune homme, Madame Sorbin; les circonstances présentes nous obligent de rompre avec toute son espÚce. Madame Sorbin. - Vous avez raison, c'est une fréquentation qui ne convient plus. Persinet. - J'attends réponse. Madame Sorbin. - Que faites-vous là , Persinet? Persinet. - Hélas! je vous intercÚde, et j'accompagne ma nonpareille Lina. Madame Sorbin. - Retournez-vous-en. Lina. - Qu'il s'en retourne! eh! d'oÃÂč vient, ma mÚre? Madame Sorbin. - Je veux qu'il s'en aille, il le faut, le cas le requiert, il s'agit d'affaire d'Etat. Lina. - Il n'a qu'à nous suivre de loin. Persinet. - Oui, je serai content de me tenir humblement derriÚre. Madame Sorbin. - Non, point de façon de se tenir, je n'en accorde point; écartez-vous, ne nous approchez pas jusqu'à la paix. Lina. - Adieu, Persinet, jusqu'au revoir; n'obstinons point ma mÚre. Persinet. - Mais qui est-ce qui a rompu la paix? Maudite guerre, en attendant que tu finisses, je vais m'affliger tout à mon aise, en mon petit particulier. ScÚne V Arthénice, Madame Sorbin, Lina Lina. - Pourquoi donc le maltraitez-vous, ma mÚre? Est-ce que vous ne voulez plus qu'il m'aime, ou qu'il m'épouse? Madame Sorbin. - Non, ma fille, nous sommes dans une occurrence oÃÂč l'amour n'est plus qu'un sot. Lina. - Hélas! quel dommage! Arthénice. - Et le mariage, tel qu'il a été jusqu'ici, n'est plus aussi qu'une pure servitude que nous abolissons, ma belle enfant; car il faut bien la mettre un peu au fait pour la consoler. Lina. - Abolir le mariage! Et que mettra-t-on à la place? Madame Sorbin. - Rien. Lina. - Cela est bien court. Arthénice. - Vous savez, Lina, que les femmes jusqu'ici ont toujours été soumises à leurs maris. Lina. - Oui, Madame, c'est une coutume qui n'empÃÂȘche pas l'amour. Madame Sorbin. - Je te défends l'amour. Lina. - Quand il y est, comment l'Îter? Je ne l'ai pas pris; c'est lui qui m'a prise, et puis je ne refuse pas la soumission. Madame Sorbin. - Comment soumise, petite ùme de servante, jour de Dieu! soumise, cela peut-il sortir de la bouche d'une femme? Que je ne vous entende plus proférer cette horreur-là , apprenez que nous nous révoltons. Arthénice. - Ne vous emportez point, elle n'a pas été de nos délibérations, à cause de son ùge, mais je vous réponds d'elle, dÚs qu'elle sera instruite. Je vous assure qu'elle sera charmée d'avoir autant d'autorité que son mari dans son petit ménage, et quand il dira Je veux, de pouvoir répliquer Moi, je ne veux pas. Lina, pleurant. - Je n'en aurai pas la peine; Persinet et moi, nous voudrons toujours la mÃÂȘme chose; nous en sommes convenus entre nous. Madame Sorbin. - Prends-y garde avec ton Persinet; si tu n'as pas des sentiments plus relevés, je te retranche du noble corps des femmes; reste avec ma camarade et moi pour apprendre à considérer ton importance; et surtout qu'on supprime ces larmes qui font confusion à ta mÚre, et qui rabaissent notre mérite. Arthénice. - Je vois quelques-unes de nos amies qui viennent et qui paraissent avoir à nous parler, sachons ce qu'elles nous veulent. ScÚne VI Arthénice, Madame Sorbin, Lina, Quatre femmes, dont deux tiennent chacune un bracelet de ruban rayé. Une des Députées. - Vénérables compagnes, le sexe qui vous a nommées ses chefs, et qui vous a choisies pour le défendre, vient de juger à propos, dans une nouvelle délibération, de vous conférer des marques de votre dignité, et nous vous les apportons de sa part. Nous sommes chargées, en mÃÂȘme temps, de vous jurer pour lui une entiÚre obéissance, quand vous lui aurez juré entre nos mains une fidélité inviolable deux articles essentiels auxquels on n'a pas songé d'abord. Arthénice. - Illustres députées, nous aurions volontiers supprimé le faste dont on nous pare. Il nous aurait suffi d'ÃÂȘtre ornées de nos vertus; c'est à ces marques qu'on doit nous reconnaÃtre. Madame Sorbin. - N'importe, prenons toujours; ce sera deux parures au lieu d'une. Arthénice. - Nous acceptons cependant la distinction dont on nous honore, et nous allons nous acquitter de nos serments, dont l'omission a été trÚs judicieusement remarquée; je commence. Elle met sa main dans celle d'une des députées. Je fais voeu de vivre pour soutenir les droits de mon sexe opprimé; je consacre ma vie à sa gloire; j'en jure par ma dignité de femme, par mon inexorable fierté de coeur, qui est un présent du ciel, il ne faut pas s'y tromper; enfin par l'indocilité d'esprit que j'ai toujours eue dans mon mariage, et qui m'a préservée de l'affront d'obéir à feu mon bourru de mari, j'ai dit. A vous, Madame Sorbin. Madame Sorbin. - Approchez, ma fille, écoutez-moi, et devenez à jamais célÚbre, seulement pour avoir assisté à cette action si mémorable. Elle met sa main dans celle d'une des députées. Voici mes paroles Vous irez de niveau avec les hommes; ils seront vos camarades, et non pas vos maÃtres. Madame vaudra partout Monsieur, ou je mourrai à la peine. J'en jure par le plus gros juron que je sache; par cette tÃÂȘte de fer qui ne pliera jamais, et que personne jusqu'ici ne peut se vanter d'avoir réduite, il n'y a qu'à en demander des nouvelles. Une des Députées. - Ecoutez, à présent, ce que toutes les femmes que nous représentons vous jurent à leur tour. On verra la fin du monde, la race des hommes s'éteindra avant que nous cession d'obéir à vos ordres, voici déjà une de nos compagnes qui accourt pour vous reconnaÃtre. ScÚne VII Les Députées, Arthénice, Madame Sorbin, Lina, Une Femme qui arrive. La Femme. - Je me hùte de venir rendre hommage à nos souveraines, et de me ranger sous leurs lois. Arthénice. - Embrassons-nous, mes amies; notre serment mutuel vient de nous imposer de grands devoirs, et pour vous exciter à remplir les vÎtres, je suis d'avis de vous retracer en ce moment une vive image de l'abaissement oÃÂč nous avons langui jusqu'à ce jour; nous ne ferons en cela que nous conformer à l'usage de tous les chefs de parti. Madame Sorbin. - Cela s'appelle exhorter son monde avant la bataille. Arthénice. - Mais la décence veut que nous soyons assises, on en parle plus à son aise. Madame Sorbin. - Il y a des bancs là -bas, il n'y a qu'à les approcher. A Lina. Allons, petite fille, alerte. Lina. - Je vois Persinet qui passe, il est plus fort que moi, et il m'aidera, si vous voulez. Une des femmes. - Quoi! Nous emploierions un homme? Arthénice. - Pourquoi non? Que cet homme nous serve, j'en accepte l'augure. Madame Sorbin. - C'est bien dit; dans l'occurrence présente, cela nous portera bonheur. A Lina. Appelez-nous ce domestique. Lina appelle. - Persinet! Persinet! ScÚne VIII Tous les acteurs précédents, Persinet Persinet accourt. - Qu'y a-t-il, mon amour? Lina. - Aidez-moi à pousser ces bancs jusqu'ici. Persinet. - Avec plaisir, mais n'y touchez pas, vos petites mains sont trop délicates, laissez-moi faire. Il avance les bancs, Arthénice et Madame Sorbin, aprÚs quelques civilités, s'assoient les premiÚres; Persinet et Lina s'assoient tous deux au mÃÂȘme bout. Arthénice, à Persinet. - J'admire la liberté que vous prenez, petit garçon, Îtez-vous de là , on n'a plus besoin de vous. Madame Sorbin. - Votre service est fait, qu'on s'en aille. Lina. - Il ne tient presque pas de place, ma mÚre, il n'a que la moitié de la mienne. Madame Sorbin. - A la porte, vous dit-on. Persinet. - Voilà qui est bien dur! ScÚne IX Les femmes susdites. Arthénice, aprÚs avoir toussé et craché. - L'oppression dans laquelle nous vivons sous nos tyrans, pour ÃÂȘtre si ancienne, n'en est pas devenue plus raisonnable; n'attendons pas que les hommes se corrigent d'eux-mÃÂȘmes; l'insuffisance de leurs lois a beau les punir de les avoir faites à leur tÃÂȘte et sans nous, rien ne les ramÚne à la justice qu'ils nous doivent, ils ont oublié qu'ils nous la refusent. Madame Sorbin. - Aussi le monde va, il n'y a qu'à voir. Arthénice. - Dans l'arrangement des affaires, il est décidé que nous n'avons pas le sens commun, mais tellement décidé que cela va tout seul, et que nous n'en appelons pas nous-mÃÂȘmes. Une des femmes. - Hé! que voulez-vous? On nous crie dÚs le berceau Vous n'ÃÂȘtes capables de rien, ne vous mÃÂȘlez de rien, vous n'ÃÂȘtes bonnes à rien qu'à ÃÂȘtre sages. On l'a dit à nos mÚres qui l'ont cru, qui nous le répÚtent; on a les oreilles rebattues de ces mauvais propos; nous sommes douces, la paresse s'en mÃÂȘle, on nous mÚne comme des moutons. Madame Sorbin. - Oh! pour moi, je ne suis qu'une femme, mais depuis que j'ai l'ùge de raison, le mouton n'a jamais trouvé cela bon. Arthénice. - Je ne suis qu'une femme, dit Madame Sorbin, cela est admirable! Madame Sorbin. - Cela vient encore de cette moutonnerie. Arthénice. - Il faut qu'il y ait en nous une défiance bien louable de nos lumiÚres pour avoir adopté ce jargon-là ; qu'on me trouve des hommes qui en disent autant d'eux; cela les passe; revenons au vrai pourtant vous n'ÃÂȘtes qu'une femme, dites-vous? Hé! que voulez-vous donc ÃÂȘtre pour ÃÂȘtre mieux? Madame Sorbin. - Eh! je m'y tiens, Mesdames, je m'y tiens, c'est nous qui avons le mieux, et je bénis le ciel de m'en avoir fait participante, il m'a comblé d'honneurs, et je lui en rends des grùces nonpareilles. Une des femmes. - Pénétrons-nous donc un peu de ce que nous valons, non par orgueil, mais par reconnaissance. Lina. - Ah! si vous entendiez Persinet là -dessus, c'est lui qui est pénétré suivant nos mérites. Une des femmes. - Persinet n'a que faire ici; il est indécent de le citer. Madame Sorbin. - Paix, petite fille, point de langue ici, rien que des oreilles; excusez, Mesdames; poursuivez, la camarade. Arthénice. - Examinons ce que nous sommes, et arrÃÂȘtez-moi, si j'en dis trop; qu'est-ce qu'une femme, seulement à la voir? En vérité, ne dirait-on pas que les dieux en ont fait l'objet de leurs plus tendres complaisances? Une des femmes. - Plus j'y rÃÂȘve, et plus j'en suis convaincue. Une des femmes. - Cela est incontestable. Une autre femme. - Absolument incontestable. Une autre femme. - C'est un fait. Arthénice. - Regardez-la, c'est le plaisir des yeux. Une femme. - Dites les délices. Arthénice. - Souffrez que j'achÚve. Une femme. - N'interrompons point. Une autre femme. - Oui, écoutons. Une autre femme. - Un peu de silence. Une autre femme. - C'est notre chef qui parle. Une autre femme. - Et qui parle bien. Lina. - Pour moi, je ne dis mot. Madame Sorbin. - Se taira-t-on? car cela m'impatiente! Arthénice. - Je recommence regardez-la, c'est le plaisir des yeux; les grùces et la beauté, déguisées sous toutes sortes de formes, se disputent à qui versera le plus de charmes sur son visage et sur sa figure. Eh! qui est-ce qui peut définir le nombre et la variété de ces charmes? Le sentiment les saisit, nos expressions n'y sauraient atteindre. Toutes les femmes se redressent ici. Arthénice continue. La femme a l'air noble, et cependant son air de douceur enchante. Les femmes ici prennent un air doux. Une femme. - Nous voilà . Madame Sorbin. - Chut! Arthénice. - C'est une beauté fiÚre, et pourtant une beauté mignarde; elle imprime un respect qu'on n'ose perdre, si elle ne s'en mÃÂȘle; elle inspire un amour qui ne saurait se taire; dire qu'elle est belle, qu'elle est aimable, ce n'est que commencer son portrait; dire que sa beauté surprend, qu'elle occupe, qu'elle attendrit, qu'elle ravit, c'est dire, à peu prÚs, ce qu'on en voit, ce n'est pas effleurer ce qu'on en pense. Madame Sorbin. - Et ce qui est encore incomparable, c'est de vivre avec toutes ces belles choses-là , comme si de rien n'était; voilà le surprenant, mais ce que j'en dis n'est pas pour interrompre, paix! Arthénice. - Venons à l'esprit, et voyez combien le nÎtre a paru redoutable à nos tyrans; jugez-en par les précautions qu'ils ont prises pour l'étouffer, pour nous empÃÂȘcher d'en faire usage; c'est à filer, c'est à la quenouille, c'est à l'économie de leur maison, c'est au misérable tracas d'un ménage, enfin c'est à faire des noeuds, que ces messieurs nous condamnent. Une femme. - Véritablement, cela crie vengeance. Arthénice. - Ou bien, c'est à savoir prononcer sur des ajustements, c'est à les réjouir dans leurs soupers, c'est à leur inspirer d'agréables passions, c'est à régner dans la bagatelle, c'est à n'ÃÂȘtre nous-mÃÂȘmes que la premiÚre de toutes les bagatelles; voilà toutes les fonctions qu'ils nous laissent ici-bas; à nous qui les avons polis, qui leur avons donné des moeurs, qui avons corrigé la férocité de leur ùme; à nous, sans qui la terre ne serait qu'un séjour de sauvages, qui ne mériteraient pas le nom d'hommes. Une des femmes. - Ah! les ingrats; allons, Mesdames, supprimons les soupers dÚs ce jour. Une autre. - Et pour des passions, qu'ils en cherchent. Madame Sorbin. - En un mot comme en cent, qu'ils filent à leur tour. Arthénice. - Il est vrai qu'on nous traite de charmantes, que nous sommes des astres, qu'on nous distribue des teints de lis et de roses, qu'on nous chante dans les vers, oÃÂč le soleil insulté pùlit de honte à notre aspect, et, comme vous voyez, cela est considérable; et puis les transports, les extases, les désespoirs dont on nous régale, quand il nous plaÃt. Madame Sorbin. - Vraiment, c'est de la friandise qu'on donne à ces enfants. Une autre femme. - Friandise, dont il y a plus de six mille ans que nous vivons. Arthénice. - Et qu'en arrive-t-il? que par simplicité nous nous entÃÂȘtons du vil honneur de leur plaire, et que nous nous amusons bonnement à ÃÂȘtre coquettes, car nous le sommes, il en faut convenir. Une femme. - Est-ce notre faute? Nous n'avons que cela à faire. Arthénice. - Sans doute; mais ce qu'il y a d'admirable, c'est que la supériorité de notre ùme est si invincible, si opiniùtre, qu'elle résiste à tout ce que je dis là , c'est qu'elle éclate et perce encore à travers cet avilissement oÃÂč nous tombons; nous sommes coquettes, d'accord, mais notre coquetterie mÃÂȘme est un prodige. Une femme. - Oh! tout ce qui part de nous est parfait. Arthénice. - Quand je songe à tout le génie, toute la sagacité, toute l'intelligence que chacune de nous y met en se jouant, et que nous ne pouvons mettre que là , cela est immense; il y entre plus de profondeur d'esprit qu'il n'en faudrait pour gouverner deux mondes comme le nÎtre, et tant d'esprit est en pure perte. Madame Sorbin, en colÚre. - Ce monde-ci n'y gagne rien; voilà ce qu'il faut pleurer. Arthénice. - Tant d'esprit n'aboutit qu'à renverser de petites cervelles qui ne sauraient le soutenir, et qu'à nous procurer de sots compliments, que leurs vices et leur démence, et non pas leur raison, nous prodiguent; leur raison ne nous a jamais dit que des injures. Madame Sorbin. - Allons, point de quartier; je fais voeu d'ÃÂȘtre laide, et notre premiÚre ordonnance sera que nous tùchions de l'ÃÂȘtre toutes. A Arthénice. N'est-ce pas, camarade? Arthénice. - J'y consens. Une des femmes. - D'ÃÂȘtre laides? Il me paraÃt à moi, que c'est prendre à gauche. Une autre femme. - Je ne serai jamais de cet avis-là , non plus. Une autre femme. - Eh! mais qui est-ce qui pourrait en ÃÂȘtre? Quoi! s'enlaidir exprÚs pour se venger des hommes? Eh! tout au contraire, embellissons-nous, s'il est possible, afin qu'ils nous regrettent davantage. Une autre femme. - Oui, afin qu'ils soupirent plus que jamais à nos genoux, et qu'ils meurent de douleur de se voir rebutés; voilà ce qu'on appelle une indignation de bon sens, et vous ÃÂȘtes dans le faux, Madame Sorbin, tout à fait dans le faux. Madame Sorbin. - Ta, ta, ta, ta, je t'en réponds, embellissons-nous pour retomber; de vingt galants qui se meurent à nos genoux, il n'y en a quelquefois pas un qu'on ne réchappe, d'ordinaire on les sauve tous; ces mourants-là nous gagnent trop, je connais bien notre humeur, et notre ordonnance tiendra; on se rendra laide; au surplus ce ne sera pas si grand dommage, Mesdames, et vous n'y perdrez pas plus que moi. Une femme. - Oh! doucement, cela vous plaÃt à dire, vous ne jouez pas gros jeu, vous; votre affaire est bien avancée. Une autre. - Il n'est pas étonnant que vous fassiez si bon marché de vos grùces. Une autre. - On ne vous prendra jamais pour un astre. Lina. - Tredame, ni vous non plus pour une étoile. Une femme. - Tenez, ce petit étourneau, avec son caquet. Madame Sorbin. - Ah! pardi, me voilà bien ébahie; eh! dites donc, vous autres pimbÃÂȘches, est-ce que vous croyez ÃÂȘtre jolies? Une autre. - Eh! mais, si nous vous ressemblons, qu'est-il besoin de s'enlaidir? Par oÃÂč s'y prendre? Une autre. - Il est vrai que la Sorbin en parle bien à son aise. Madame Sorbin. - Comment donc, la Sorbin? m'appeler la Sorbin? Lina. - Ma mÚre, une Sorbin! Madame Sorbin. - Qui est-ce qui sera donc madame ici; me perdre le respect de cette maniÚre? Arthénice, à l'autre femme. - Vous avez tort, ma bonne, et je trouve le projet de Madame Sorbin trÚs sage. Une femme. - Ah! je le crois; vous n'y avez pas plus d'intérÃÂȘt qu'elle. Arthénice. - Qu'est-ce que cela signifie? M'attaquer moi-mÃÂȘme? Madame Sorbin. - Mais voyez ces guenons, avec leur vision de beauté; oui, Madame Arthénice et moi, qui valons mieux que vous, voulons, ordonnons et prétendons qu'on s'habille mal, qu'on se coiffe de travers, et qu'on se noircisse le visage au soleil. Arthénice. - Et pour contenter ces femmes-ci, notre édit n'exceptera qu'elles, il leur sera permis de s'embellir, si elles le peuvent. Madame Sorbin. - Ah! que c'est bien dit; oui, gardez tous vos affiquets, corsets, rubans, avec vos mines et vos simagrées qui font rire, avec vos petites mules ou pantoufles, oÃÂč l'on écrase un pied qui n'y saurait loger, et qu'on veut rendre mignon en dépit de sa taille, parez-vous, parez-vous, il n'y a pas de conséquence. Une des femmes. - Juste ciel! qu'elle est grossiÚre! N'a-t-on pas fait là un beau choix? Arthénice. - Retirez-vous; vos serments vous lient, obéissez; je romps la séance. Une des femmes. - Obéissez? voilà de grands airs. Une des femmes. - Il n'y a qu'à se plaindre, il faut crier. Toutes les femmes. - Oui, crions, crions, représentons. Madame Sorbin. - J'avoue que les poings me démangent. Arthénice. - Retirez-vous, vous dis-je, ou je vous ferai mettre aux arrÃÂȘts. Une des femmes, en s'en allant avec les autres. - C'est votre faute, Mesdames, je ne voulais ni de cette artisane, ni de cette princesse, je n'en voulais pas, mais l'on ne m'a pas écoutée. ScÚne X Arthénice, Madame Sorbin, Lina Lina. - Hélas! ma mÚre, pour apaiser tout, laissez-nous gardez nos mules et nos corsets. Madame Sorbin. - Tais-toi, je t'habillerai d'un sac si tu me raisonnes. Arthénice. - Modérons-nous, ce sont des folles; nous avons une ordonnance à faire, allons la tenir prÃÂȘte. Madame Sorbin. - Partons; à Lina et toi, attends ici que les hommes sortent de leur Conseil, ne t'avise pas de parler à Persinet s'il venait, au moins; me le promets-tu? Lina. - Mais... oui, ma mÚre. Madame Sorbin. - Et viens nous avertir dÚs que des hommes paraÃtront, tout aussitÎt. ScÚne XI Lina, un moment seule; Persinet Lina. - Quel train! Quel désordre! Quand me mariera-t-on à cette heure? Je n'en sais plus rien. Persinet. - Eh bien, Lina, ma chÚre Lina, contez-moi mon désastre; d'oÃÂč vient que Madame Sorbin me chasse? J'en suis encore tout tremblant, je n'en puis plus, je me meurs. Lina. - Hélas! ce cher petit homme, si je pouvais lui parler dans son affliction. Persinet. - Eh bien! vous le pouvez, je ne suis pas ailleurs. Lina. - Mais on me l'a défendu, on ne veut pas seulement que je le regarde, et je suis sûre qu'on m'épie. Persinet. - Quoi! me retrancher vos yeux? Lina. - Il est vrai qu'il peut me parler, lui, on ne m'a pas ordonné de l'en empÃÂȘcher. Persinet. - Lina, ma Lina, pourquoi me mettez-vous à une lieue d'ici? Si vous n'avez pas compassion de moi, je n'ai pas longtemps à vivre; il me faut mÃÂȘme actuellement un coup d'oeil pour me soutenir. Lina. - Si pourtant, dans l'occurrence, il n'y avait qu'un regard qui pût sauver mon Persinet, oh! ma mÚre aurait beau dire, je ne le laisserais pas mourir. Elle le regarde. Persinet. - Ah! le bon remÚde! je sens qu'il me rend la vie; répétez, m'amour, encore un tour de prunelle pour me remettre tout à fait. Lina. - Et s'il ne suffisait pas d'un regard, je lui en donnerais deux, trois, tant qu'il faudrait. Elle le regarde. Persinet. - Ah! me voilà un peu revenu; dites-moi le reste à présent; mais parlez-moi de plus prÚs et non pas en mon absence. Lina. - Persinet ne sait pas que nous sommes révoltées. Persinet. - Révoltées contre moi? Lina. - Et que ce sont les affaires d'Etat qui nous sont contraires. Persinet. - Eh! de quoi se mÃÂȘlent-elles? Lina. - Et que les femmes ont résolu de gouverner le monde et de faire des lois. Persinet. - Est-ce moi qui les en empÃÂȘche? Lina. - Il ne sait pas qu'il va tout à l'heure nous ÃÂȘtre enjoint de rompre avec les hommes. Persinet. - Mais non pas avec les garçons? Lina. - Qu'il sera enjoint d'ÃÂȘtre laides et mal faites avec eux, de peur qu'ils n'aient du plaisir à nous voir, et le tout par le moyen d'un placard au son de la trompe. Persinet. - Et moi je défie toutes les trompes et tous les placards du monde de vous empÃÂȘcher d'ÃÂȘtre jolie. Lina. - De sorte que je n'aurai plus ni mules, ni corset, que ma coiffure ira de travers et que je serai peut-ÃÂȘtre habillée d'un sac; voyez à quoi je ressemblerai. Persinet. - Toujours à vous, mon petit coeur. Lina. - Mais voilà les hommes qui sortent, je m'enfuis pour avertir ma mÚre. Ah! Persinet! Persinet! Elle fuit. Persinet. - Attendez donc, j'y suis; ah! maudites lois, faisons ma plainte à ces messieurs. ScÚne XII Monsieur Sorbin, Hermocrate, TimagÚne, un autre homme, Persinet Hermocrate. - Non, seigneur TimagÚne, nous ne pouvons pas mieux choisir; le peuple n'a pas hésité sur Monsieur Sorbin, le reste des citoyens n'a eu qu'une voix pour vous, et nous sommes en de bonnes mains. Persinet. - Messieurs, permettez l'importunité je viens à vous, Monsieur Sorbin; les affaires d'Etat me coupent la gorge, je suis abÃmé; vous croyez que vous aurez un gendre et c'est ce qui vous trompe; Madame Sorbin m'a cassé tout net jusqu'à la paix; on vous casse aussi, on ne veut plus des personnes de notre étoffe, toute face d'homme est bannie; on va nous retrancher à son de trompe, et je vous demande votre protection contre un tumulte. Monsieur Sorbin. - Que voulez-vous dire, mon fils? Qu'est-ce que c'est qu'un tumulte? Persinet. - C'est une émeute, une ligue, un tintamarre, un charivari sur le gouvernement du royaume; vous saurez que les femmes se sont mises tout en un tas pour ÃÂȘtre laides, elles vont quitter les pantoufles, on parle mÃÂȘme de changer de robes, de se vÃÂȘtir d'un sac, et de porter les cornettes de cÎté pour nous déplaire; j'ai vu préparer un grand colloque, j'ai moi-mÃÂȘme approché les bancs pour la commodité de la conversation; je voulais m'y asseoir, on m'a chassé comme un gredin; le monde va périr, et le tout à cause de vos lois, que ces braves dames veulent faire en communauté avec vous, et dont je vous conseille de leur céder la moitié de la façon, comme cela est juste. TimagÚne. - Ce qu'il nous dit est-il possible? Persinet. - Qu'est-ce que c'est que des lois? Voilà une belle bagatelle en comparaison de la tendresse des dames! Hermocrate. - Retirez-vous, jeune homme. Persinet. - Quel vertigo prend-il donc à tout le monde? De quelque cÎté que j'aille, on me dit partout Va-t'en; je n'y comprends rien. Monsieur Sorbin. - Voilà donc ce qu'elles voulaient dire tantÎt? TimagÚne. - Vous le voyez. Hermocrate. - Heureusement, l'aventure est plus comique que dangereuse. Un autre homme. - Sans doute. Monsieur Sorbin. - Ma femme est tÃÂȘtue, et je gage qu'elle a tout ameuté; mais attendez-moi là ; je vais voir ce que c'est, et je mettrai bon ordre à cette folie-là ; quand j'aurai pris mon ton de maÃtre, je vous fermerai le bec à cela; ne vous écartez pas, Messieurs. Il sort par un cÎté. TimagÚne. - Ce qui me surprend, c'est qu'Arthénice se soit mise de la partie. ScÚne XIII TimagÚne, Hermocrate, l'autre homme, Persinet, Arthénice, Madame Sorbin, une femme avec un tambour, et Lina, tenant une affiche. Arthénice. - Messieurs, daignez répondre à notre question; vous allez faire des rÚglements pour la république, n'y travaillerons-nous pas de concert? A quoi nous destinez-vous là -dessus? Hermocrate. - A rien, comme à l'ordinaire. Un autre homme. - C'est-à -dire à vous marier quand vous serez filles, à obéir à vos maris quand vous serez femmes, et à veiller sur votre maison on ne saurait vous Îter cela, c'est votre lot. Madame Sorbin. - Est-ce là votre dernier mot? Battez tambour; et à Lina et vous, allez afficher l'ordonnance à cet arbre. On bat le tambour et Lina affiche. Hermocrate. - Mais, qu'est-ce que c'est que cette mauvaise plaisanterie-là ? Parlez-leur donc, seigneur TimagÚne, sachez de quoi il est question. TimagÚne. - Voulez-vous bien vous expliquer, Madame? Madame Sorbin. - Lisez l'affiche, l'explication y est. Arthénice. - Elle vous apprendra que nous voulons nous mÃÂȘler de tout, ÃÂȘtre associées à tout, exercer avec vous tous les emplois, ceux de finance, de judicature et d'épée. Hermocrate. - D'épée, Madame? Arthénice. - Oui d'épée, Monsieur; sachez que jusqu'ici nous n'avons été poltronnes que par éducation. Madame Sorbin. - Mort de ma vie! qu'on nous donne des armes, nous serons plus méchantes que vous; je veux que dans un mois, nous maniions le pistolet comme un éventail je tirai ces jours passés sur un perroquet, moi qui vous parle. Arthénice. - Il n'y a que de l'habitude à tout. Madame Sorbin. - De mÃÂȘme qu'au Palais à tenir l'audience, à ÃÂȘtre Présidente, ConseillÚre, Intendante, Capitaine ou Avocate. Un homme. - Des femmes avocates? Madame Sorbin. - Tenez donc, c'est que nous n'avons pas la langue assez bien pendue, n'est-ce pas? Arthénice. - Je pense qu'on ne nous disputera pas le don de la parole. Hermocrate. - Vous n'y songez pas, la gravité de la magistrature et la décence du barreau ne s'accorderaient jamais avec un bonnet carré sur une cornette... Arthénice. - Et qu'est-ce que c'est qu'un bonnet carré, Messieurs? Qu'a-t-il de plus important qu'une autre coiffure? D'ailleurs, il n'est pas de notre bail non plus que votre Code; jusqu'ici c'est votre justice et non pas la nÎtre; justice qui va comme il plaÃt à nos beaux yeux, quand ils veulent s'en donner la peine, et si nous avons part à l'institution des lois, nous verrons ce que nous ferons de cette justice-là , aussi bien que du bonnet carré, qui pourrait bien devenir octogone si on nous fùche; la veuve ni l'orphelin n'y perdront rien. Un homme. - Et ce ne sera pas la seule coiffure que nous tiendrons de vous... Madame Sorbin. - Ah! la belle point d'esprit; mais finalement, il n'y a rien à rabattre, sinon lisez notre édit, votre congé est au bas de la page. Hermocrate. - Seigneur TimagÚne, donnez vos ordres, et délivrez-nous de ces criailleries. TimagÚne. - Madame... Arthénice. - Monsieur, je n'ai plus qu'un mot à dire, profitez-en; il n'y a point de nation qui ne se plaigne des défauts de son gouvernement; d'oÃÂč viennent-ils, ces défauts? C'est que notre esprit manque à la terre dans l'institution de ses lois, c'est que vous ne faites rien de la moitié de l'esprit humain que nous avons, et que vous n'employez jamais que la vÎtre, qui est la plus faible. Madame Sorbin. - Voilà ce que c'est, faute d'étoffe l'habit est trop court. Arthénice. - C'est que le mariage qui se fait entre les hommes et nous devrait aussi se faire entre leurs pensées et les nÎtres; c'était l'intention des dieux, elle n'est pas remplie, et voilà la source de l'imperfection des lois; l'univers en est la victime et nous le servons en vous résistant. J'ai dit; il serait inutile de me répondre, prenez votre parti, nous vous donnons encore une heure, aprÚs quoi la séparation est sans retour, si vous ne vous rendez pas; suivez-moi, Madame Sorbin, sortons. Madame Sorbin, en sortant. - Notre part d'esprit salue la vÎtre. ScÚne XIV Monsieur Sorbin rentre quand elles sortent; tous les acteurs précédents, Persinet Monsieur Sorbin, arrÃÂȘtant Madame Sorbin. - Ah! je vous trouve donc, Madame Sorbin, je vous cherchais. Arthénice. - Finissez avec lui; je vous reviens prendre dans le moment. Monsieur Sorbin, à Madame Sorbin. - Vraiment, je suis trÚs charmé de vous voir, et vos déportements sont tout à fait divertissants. Madame Sorbin. - Oui, vous font-ils plaisir, Monsieur Sorbin? Tant mieux, je n'en suis encore qu'au préambule. Monsieur Sorbin. - Vous avez dit à ce garçon que vous ne prétendiez plus fréquenter les gens de son étoffe; apprenez-nous un peu la raison que vous entendez par là . Madame Sorbin. - Oui-da, j'entends tout ce qui vous ressemble, Monsieur Sorbin. Monsieur Sorbin. - Comment dites-vous cela, Madame la cornette? Madame Sorbin. - Comme je le pense et comme cela tiendra, Monsieur le chapeau. TimagÚne. - Doucement, Madame Sorbin; sied-il bien à une femme aussi sensée que vous l'ÃÂȘtes de perdre jusque-là les égards qu'elle doit à son mari? Madame Sorbin. - A l'autre, avec son jargon d'homme! C'est justement parce que je suis sensée que cela se passe ainsi. Vous dites que je lui dois, mais il me doit de mÃÂȘme; quand il me paiera, je le paierai, c'est de quoi je venais l'accuser exprÚs. Persinet. - Eh bien, payez, Monsieur Sorbin, payez, payons tous. Monsieur Sorbin. - Cette effrontée! Hermocrate. - Vous voyez bien que cette entreprise ne saurait se soutenir. Madame Sorbin. - Le courage nous manquera peut-ÃÂȘtre? Oh! que nenni, nos mesures sont prises, tout est résolu, nos paquets sont faits. TimagÚne. - Mais oÃÂč irez-vous? Madame Sorbin. - Toujours tout droit. TimagÚne. - De quoi vivrez-vous? Madame Sorbin. - De fruits, d'herbes, de racines, de coquillages, de rien; s'il le faut, nous pÃÂȘcherons, nous chasserons, nous deviendrons sauvages, et notre vie finira avec honneur et gloire, et non pas dans l'humilité ridicule oÃÂč l'on veut tenir des personnes de notre excellence. Persinet. - Et qui font le sujet de mon admiration. Hermocrate. - Cela va jusqu'à la fureur. A Monsieur Sorbin. Répondez-lui donc. Monsieur Sorbin. - Que voulez-vous? C'est une rage que cela, mais revenons au bon sens; savez-vous, Madame Sorbin, de quel bois je me chauffe? Madame Sorbin. - Eh là ! Le pauvre homme avec son bois, c'est bien à lui parler de cela; quel radotage! Monsieur Sorbin. - Du radotage! A qui parlez-vous, s'il vous plaÃt? Ne suis-je pas l'élu du peuple? Ne suis-je pas votre mari, votre maÃtre, et le chef de la famille? Madame Sorbin. - Vous ÃÂȘtes, vous ÃÂȘtes... Est-ce que vous croyez me faire trembler avec le catalogue de vos qualités que je sais mieux que vous? Je vous conseille de crier gare; tenez, ne dirait-on pas qu'il est juché sur l'arc-en-ciel? Vous ÃÂȘtes l'élu des hommes, et moi l'élue des femmes; vous ÃÂȘtes mon mari, je suis votre femme; vous ÃÂȘtes le maÃtre, et moi la maÃtresse; à l'égard du chef de famille, allons bellement, il y a deux chefs ici, vous ÃÂȘtes l'un, et moi l'autre, partant quitte à quitte. Persinet. - Elle parle d'or, en vérité. Monsieur Sorbin. - Cependant, le respect d'une femme... Madame Sorbin. - Cependant le respect est un sot; finissons, Monsieur Sorbin, qui ÃÂȘtes élu, mari, maÃtre et chef de famille; tout cela est bel et bon; mais écoutez-moi pour la derniÚre fois, cela vaut mieux nous disons que le monde est une ferme, les dieux là -haut en sont les seigneurs, et vous autres hommes, depuis que la vie dure, en avez toujours été les fermiers tout seuls, et cela n'est pas juste, rendez-nous notre part de la ferme; gouvernez, gouvernons; obéissez, obéissons; partageons le profit et la perte; soyons maÃtres et valets en commun; faites ceci, ma femme; faites ceci, mon homme; voilà comme il faut dire, voilà le monde oÃÂč il faut jeter les lois, nous le voulons, nous le prétendons, nous y sommes butées; ne le voulez-vous pas? Je vous annonce, et vous signifie en ce cas, que votre femme, qui vous aime, que vous devez aimer, qui est votre compagne, votre bonne amie et non pas votre petite servante, à moins que vous ne soyez son petit serviteur, je vous signifie que vous ne l'avez plus, qu'elle vous quitte, qu'elle rompt ménage et vous remet la clef du logis; j'ai parlé pour moi; ma fille, que je vois là -bas et que je vais appeler, va parler pour elle. Allons, Lina, approchez, j'ai fait mon office, faites le vÎtre, dites votre avis sur les affaires du temps. ScÚne XV Les hommes et les femmes susdits, Persinet, Lina Lina. - Ma chÚre mÚre, mon avis... TimagÚne. - La pauvre enfant tremble de ce que vous lui faites faire. Madame Sorbin. - Vous en dites la raison, c'est que ce n'est qu'une enfant courage, ma fille, prononcez bien et parlez haut. Lina. - Ma chÚre mÚre, mon avis, c'est, comme vous l'avez dit, que nous soyons dames et maÃtresses par égale portion avec ces messieurs; que nous travaillons comme eux à la fabrique des lois, et puis qu'on tire, comme on dit, à la courte paille pour savoir qui de nous sera roi ou reine; sinon, que chacun s'en aille de son cÎté, nous à droite, eux à gauche, du mieux qu'on pourra. Est-ce là tout, ma mÚre? Madame Sorbin. - Vous oubliez l'article de l'amant? Lina. - C'est que c'est le plus difficile à retenir; votre avis est encore que l'amour n'est plus qu'un sot. Madame Sorbin. - Ce n'est pas mon avis qu'on vous demande, c'est le vÎtre. Lina. - Hélas! le mien serait d'emmener mon amant et son amour avec nous. Persinet. - Voyez la bonté de coeur, le beau naturel pour l'amour. Lina. - Oui, mais on m'a commandé de vous déclarer un adieu dont on ne verra ni le bout ni la fin. Persinet. - Miséricorde! Monsieur Sorbin. - Que le ciel nous assiste; en bonne foi, est-ce là un régime de vie, notre femme? Madame Sorbin. - Allons, Lina, faites la derniÚre révérence à Monsieur Sorbin, que nous ne connaissons plus, et retirons-nous sans retourner la tÃÂȘte. Elles s'en vont. ScÚne XVI Tous les acteurs précédents. Persinet. - Voilà une départie qui me procure la mort, je n'irai jamais jusqu'au souper. Hermocrate. - Je crois que vous avez envie de pleurer, Monsieur Sorbin? Monsieur Sorbin. - Je suis plus avancé que cela, seigneur Hermocrate, je contente mon envie. Persinet. - Si vous voulez voir de belles larmes et d'une belle grosseur, il n'y a qu'à regarder les miennes. Monsieur Sorbin. - J'aime ces extravagantes-là plus que je ne pensais; il faudrait battre, et ce n'est pas ma maniÚre de coutume. TimagÚne. - J'excuse votre attendrissement. Persinet. - Qui est-ce qui n'aime pas le beau sexe? Hermocrate. - Laissez-nous, petit homme. Persinet. - C'est vous qui ÃÂȘtes le plus mutin de la bande, seigneur Hermocrate; car voilà Monsieur Sorbin qui est le meilleur acabit d'homme; voilà moi qui m'afflige à faire plaisir; voilà le seigneur TimagÚne qui le trouve bon; personne n'est tigre, il n'y a que vous ici qui portiez des griffes, et sans vous, nous partagerions la ferme. Hermocrate. - Attendez, Messieurs, on en viendra à un accommodement, si vous le souhaitez, puisque les partis violents vous déplaisent; mais il me vient une idée, voulez-vous vous en fier à moi? TimagÚne. - Soit, agissez, nous vous donnons nos pouvoirs. Monsieur Sorbin. - Et mÃÂȘme ma charge avec, si on me le permet. Hermocrate. - Courez, Persinet, rappelez-les, hùtez-vous, elles ne sont pas loin. Persinet. - Oh! pardi, j'irai comme le vent, je saute comme un cabri. Hermocrate. - Ne manquez pas aussi de m'apporter ici tout à l'heure une petite table et de quoi écrire. Persinet. - Tout subitement. TimagÚne. - Voulez-vous que nous nous retirions? Hermocrate. - Oui, mais comme nous avons la guerre avec les sauvages de cette Ãle, revenez tous deux dans quelques moments nous dire qu'on les voit descendre en grand nombre de leurs montagnes et qu'ils viennent nous attaquer, rien que cela. Vous pouvez aussi amener avec vous quelques hommes qui porteront des armes, que vous leur présenterez pour le combat. Persinet revient avec une table, oÃÂč il y a de l'encre, du papier et une plume. Persinet, posant la table. - Ces belles personnes me suivent, et voilà pour vos écritures, Monsieur le notaire; tùchez de nous griffonner le papier sur ce papier. TimagÚne. - Sortons. ScÚne XVII Hermocrate, Arthénice, Madame Sorbin Hermocrate, à Arthénice. - Vous l'emportez, Madame, vous triomphez d'une résistance qui nous priverait du bonheur de vivre avec vous, et qui n'aurait pas duré longtemps si toutes les femmes de la colonie ressemblaient à la noble Arthénice; sa raison, sa politesse, ses grùces et sa naissance nous auraient déterminés bien vite; mais à vous parler franchement, le caractÚre de Madame Sorbin, qui va partager avec vous le pouvoir de faire les lois, nous a d'abord arrÃÂȘtés, non qu'on ne la croie femme de mérite à sa façon, mais la petitesse de sa condition, qui ne va pas ordinairement sans rusticité, disent-ils... Madame Sorbin. - Tredame! ce petit personnage avec sa petite condition... Hermocrate. - Ce n'est pas moi qui parle, je vous dis ce qu'on a pensé; on ajoute mÃÂȘme qu'Arthénice, polie comme elle est, doit avoir bien de la peine à s'accommoder de vous. Arthénice, à part, à Hermocrate. - Je ne vous conseille pas de la fùcher. Hermocrate. - Quant à moi, qui ne vous accuse de rien, je m'en tiens à vous dire de la part de ces messieurs que vous aurez part à tous les emplois, et que j'ai ordre d'en dresser l'acte en votre présence; mais, voyez avant que je commence, si vous avez encore quelque chose de particulier à demander. Arthénice. - Je n'insisterai plus que sur un article. Madame Sorbin. - Et moi de mÃÂȘme; il y en a un qui me déplaÃt, et que je retranche, c'est la gentilhommerie, je la casse pour Îter les petites conditions, plus de cette baliverne-là . Arthénice. - Comment donc, Madame Sorbin, vous supprimez les nobles? Hermocrate. - J'aime assez cette suppression. Arthénice. - Vous, Hermocrate? Hermocrate. - Pardon, Madame, j'ai deux petites raisons pour cela, je suis bourgeois et philosophe. Madame Sorbin. - Vos deux raisons auront contentement; je commande, en vertu de ma pleine puissance, que les nommées Arthénice et Sorbin soient tout un, et qu'il soit aussi beau de s'appeler Hermocrate ou Lanturlu, que TimagÚne; qu'est-ce que c'est que des noms qui font des gloires? Hermocrate. - En vérité, elle raisonne comme Socrate; rendez-vous, Madame, je vais écrire. Arthénice. - Je n'y consentirai jamais; je suis née avec un avantage que je garderai, s'il vous plaÃt, Madame l'artisane. Madame Sorbin. - Eh! allons donc, camarade, vous avez trop d'esprit pour ÃÂȘtre mijaurée. Arthénice. - Allez vous justifier de la rusticité dont on vous accuse! Madame Sorbin. - Taisez-vous donc, il m'est avis que je vois un enfant qui pleure aprÚs son hochet. Hermocrate. - Doucement, Mesdames, laissons cet article-ci en litige, nous y reviendrons. Madame Sorbin. - Dites le vÎtre, Madame l'élue, la noble. Arthénice. - Il est un peu plus sensé que le vÎtre, la Sorbin; il regarde l'amour et le mariage; toute infidélité déshonore une femme; je veux que l'homme soit traité de mÃÂȘme. Madame Sorbin. - Non, cela ne vaut rien, et je l'empÃÂȘche. Arthénice. - Ce que je dis ne vaut rien? Madame Sorbin. - Rien du tout, moins que rien. Hermocrate. - Je ne serais pas de votre sentiment là -dessus, Madame Sorbin; je trouve la chose équitable, tout homme que je suis. Madame Sorbin. - Je ne veux pas, moi; l'homme n'est pas de notre force, je compatis à sa faiblesse, le monde lui a mis la bride sur le cou en fait de fidélité et je la lui laisse, il ne saurait aller autrement pour ce qui est de nous autres femmes, de confusion nous n'en avons pas mÃÂȘme assez, j'en ordonne encore une dose; plus il y en aura, plus nous serons honorables, plus on connaÃtra la grandeur de notre vertu. Arthénice. - Cette extravagante! Madame Sorbin. - Dame, je parle en femme de petit état. Voyez-vous, nous autres petites femmes, nous ne changeons ni d'amant ni de mari, au lieu que des dames il n'en est pas de mÃÂȘme, elles se moquent de l'ordre et font comme les hommes; mais mon rÚglement les rangera. Hermocrate. - Que lui répondez-vous, Madame, et que faut-il que j'écrive? Arthénice. - Eh! le moyen de rien statuer avec cette harengÚre? ScÚne XVIII Les acteurs précédents, TimagÚne, Monsieur Sorbin, quelques hommes qui tiennent des armes. TimagÚne, à Arthénice. - Madame, on vient d'apercevoir une foule innombrable de sauvages qui descendent dans la plaine pour nous attaquer; nous avons déjà assemblé les hommes; hùtez-vous de votre cÎté d'assembler les femmes, et commandez-nous aujourd'hui avec Madame Sorbin, pour entrer en exercice des emplois militaires; voilà des armes que nous vous apportons. Madame Sorbin. - Moi, je vous fais le colonel de l'affaire. Les hommes seront encore capitaines jusqu'à ce que nous sachions le métier. Monsieur Sorbin. - Mais venez du moins batailler. Arthénice. - La brutalité de cette femme-là me dégoûte de tout, et je renonce à un projet impraticable avec elle. Madame Sorbin. - Sa sotte gloire me raccommode avec vous autres. Viens, mon mari, je te pardonne; va te battre, je vais à notre ménage. TimagÚne. - Je me réjouis de voir l'affaire terminée. Ne vous inquiétez point, Mesdames; allez vous mettre à l'abri de la guerre, on aura soin de vos droits dans les usages qu'on va établir. La Femme fidÚle Acteurs Comédie en un acte et en prose représentée pour la premiÚre fois sur le théùtre de Berny les dimanche 24 août et lundi 25 août 1755 Acteurs Le Marquis. La Marquise, sa femme. Madame Argante, mÚre de la Marquise. Frontin, valet du Marquis. Lisette, femme de Frontin. Jeannot, amant de Lisette. Colas, jardinier du Marquis. La scÚne est dans le jardin du chùteau d'Ardeuil. ScÚne premiÚre Le marquis, Frontin, en captifs. Frontin. - [Le jardin est bien changé depuis dix ans, et nous allons] savoir si nos femmes sont de mÃÂȘme. Colas entre. Le Marquis. - Regarde, n'est-ce pas là mon jardinier qui vient à nous? Frontin. - [C'est] Colas que Madame a conservé! Le Marquis. - J'ai toujours peur qu'on ne nous reconnaisse. Frontin. - [Il n'y a pas de danger] on nous croit du temps du déluge! Le Marquis. - Colas s'avance, préviens-le, et dis-lui que je souhaite parler à la Marquise mais surtout point d'étourderie, vois, tu y es sujet; n'oublie pas ta vieillesse. ScÚne II [Le Marquis, Frontin, Colas] Frontin. - Serviteur, MaÃtre Colas! Colas. - Oh! Oh! qu'est-ce qui vous a dit mon nom, bonhomme? Frontin. - C'est le village. Et qu'est-ce que vous voulez? Faut-il entrer comme ça dans le jardin des personnes sans demander ni quoi ni qu'est-ce? Frontin. - [Peut-ÃÂȘtre avons-nous affaire] dans le jardin des personnes. Colas. - Vous venez donc chercher quelqu'un ici? Frontin. - [Nous venons de la part de feu Monsieur le Marquis d'Ardeuil apporter des nouvelles] de sa santé à Madame la Marquise, sa veuve. Colas. - Des nouvelles de la santé d'un mort? Velà -t-il pas une belle acabit de santé? Hélas! le pauvre Monsieur le Marquis, je savons bian qu'il est défunt, vous ne nous apprenez rian de nouviau, il y a déjà queuque temps que j'avons reçu le darnier certificat de son trépassement. Le Marquis. - Le certificat, dites-vous? Colas. - Oui, Monsieur. Frontin. - Il ne vous aura pas dit les circonstances. Colas. - Oh! si fait. Je savons tous les tenants et les aboutissants... C'est la peste qui a étouffé Monsieur le Marquis. Le Marquis. - Il a raison; c'est cette contagion qui a emporté tant de captifs. Frontin. - [...] nous en mourûmes tous. Colas. - Je ne dis pas qu'alle vous étouffit vous autres, puisque vous velà ; je dis tant seulement qu'alle tuit Monsieur le Marquis. Frontin. - Nous pensùmes en mourir aussi. Colas. - Hélas! il ne pensait pas, li; il en fut tué tout à fait. Le Marquis. - On le regrette donc beaucoup ici? Colas. - Ah! Monsieur, je ne l'aurons jamais en oubliance. Jamais je ne varrons son pareil. C'est un hasard que noute dame n'en a perdu l'esprit; la mort de l'homme fut quasiment l'entarement de la femme; et depuis qu'alle est réchappée, alle a biau faire, cette misérable perte lui est toujours restée dans le coeur. Le Marquis. - Que je la plains! Quand son mari mourut, il me chargea de lui rendre une lettre qu'il écrivit, de lui dire mÃÂȘme de certaines choses, si j'étais assez heureux pour revenir dans ma patrie; et je viens m'acquitter de ma commission, malgré l'ùge oÃÂč je suis. Colas. - C'est l'effet de votre bonté car vous paraissez bian caduc et bien cassé. Vous avez donc été tous deux pris des Turcs, votre valet et vous, avec note maÃtre? Le Marquis. - Nous avons été plus de neuf ans ensemble sous différents patrons. Colas. - Il m'est avis que c'est de vilain monde; eh! dites-moi, braves gens, ce pauvre Frontin qui s'embarquit de compagnie avec noute maÃtre, que lui est-il arrivé? Est-il mort emporté itou? Frontin. - Qui? moi, MaÃtre Colas? Colas. - Comment, vous? Est-ce qu'ous ÃÂȘtes Frontin? Le Marquis. - C'est qu'il porte le mÃÂȘme nom. Frontin. - [Je suis] le grand-oncle du défunt. Colas, aprÚs l'avoir examiné. - Boutez-vous là , que je vous contemple... Oh! morgué! il n'y a barbe qui tienne; à cette heure que j'y regarde, je vais parier que vous ÃÂȘtes le défunt du grand-oncle. Le Marquis. - Quelle vision! Frontin. - Défunt vous-mÃÂȘme! Colas. - Jarnigué! c'est li, vous dis-je... Et cela me fait rÃÂȘver itou que son camarade... Eh! palsangué, Monsieur!... c'est encore vous! C'est Monsieur le Marquis, c'est Frontin; je me moque des barbes, ce n'est que des manigances; je sis trop aise, ça me transporte, il faut que je crie... Faut que j'aille conter ça queu plaisir! Faut que tout le village danse, c'est moi qui mÚnerai le branle! Velà Monsieur le Marquis, velà Frontin, velà les défunts qui ne sont pas morts! Allons, morgué! de la joie! je vas dire qu'on sonne le tocsin. Le Marquis. - Doucement donc! ne crie point; tais-toi, MaÃtre Colas, tais-toi; oui, c'est moi; mais je t'ordonne de me garder le secret, je te l'ordonne. Frontin. - [Je perdrais jusqu'à ] mon dernier sou avec toi et ton tocsin. Il se redresse. Le Marquis. - Etourdi, que fais-tu? Si quelqu'un allait venir? Frontin. - [Voilà ] ma caducité rétablie. Colas. - Ouf! Laissez-moi reprendre mon vent!... Queu contentement!... Comme vous velà faits! D'oÃÂč viant vous ajancer comme ça des barbes de grands-pÚres? Le Marquis. - J'ai mes raisons tu sais combien j'aimais la Marquise; il n'y avait qu'un mois que nous étions mariés, quand je fus obligé de la quitter pour ce malheureux voyage en Sicile, au retour duquel nous fûmes pris par un corsaire d'Alger; nous avons depuis passé dix ans dans de différents esclavages, sans qu'il m'ait été possible de donner de mes nouvelles à la Marquise, et, malgré cette longue absence, je reviens toujours plein d'amour pour elle, fort en peine de savoir si ma mémoire lui est encore chÚre, et c'est avec l'intention d'éprouver ce qui en est que j'ai pris ce déguisement. Colas. - Il est certain qu'alle vous aime autant que ça se peut pour un trépassé, et drÚs qu'alle vous varra, qu'alle vous touchera, mon avis est qu'il y aura de la pùmoison dans la revoyance. Frontin. - Et ma femme se pùmera-t-elle? Colas. - Non. Frontin. - [...] la masque! Le Marquis. - Tais-toi. A Colas. Elle va pourtant se marier, Colas, on me l'a dit dans le village. Colas. - Que voulez-vous, nout'maÃtre!... Alle a été quatre ans dans les syncopes et pis encore deux ou trois ans dans les mélancolies, pus étique... pus chétive... pus langoureuse... alle faisait compassion à tout le monde, alle n'avait appétit à rien, un oiseau mangeait plus qu'elle... Il n'y avait pas moyen de la ragoûter; sa mÚre lui en faisait reproche Eh mais! mon enfant, qu'est-ce que c'est que ça, queu train menez-vous donc? Il est vrai que vout'homme est mort; mais il en reste tant d'autres! mais il y en a tant qui le valent! Et nonobstant tout ce qu'an lui reprochait, la pauvre femme n'amendait point. A la parfin, il y a deux ans, je pense, que la mÚre, vers la moisson, amenit au chùteau une troupe de monde, parmi quoi il y avait un grand monsieur qui en fut affolé drÚs qu'il l'envisagit, et c'est c'ti-là qui va la prendre pour femme... Ils se promenaient tout à l'heure envars ici, et il a eu bian du mal aprÚs elle. Il n'y a que trois mois qu'alle peut l'endurer la v'là stapendant qui se ravigote, et je pense que le tabellion doit venir tantÎt de Paris. Le Marquis. - Juste ciel! Et l'aime-t-elle? Colas. - Mais... oui... tout doucement, à condition qu'ous ÃÂȘtes mort. Frontin. - Et ma femme? Colas. - Oh! si vous ÃÂȘtes défunt, tenez-vous-y. Frontin. - Ah! la maudite créature! Colas. - Tenez, Monsieur, velà voute veuve et son prétendu qui prenont leur tournant ici avec voute belle-mÚre. Le Marquis. - Je suis si ému que je ferai mieux de ne les pas voir en ce moment-ci... Dis-moi oÃÂč je puis me retirer. Colas. - Enfilez ce chemin, il y a au bout ma cabane oÃÂč vous vous nicherez. Le Marquis. - Garde-moi le secret, Colas; et toi, Frontin, reste ici et dis à la Marquise qu'un gentilhomme qui arrive d'Alger, et qui est dans ce village, envoie savoir s'il peut la voir pour lui parler de feu son mari. Frontin. - [Oui, Monsieur,] ne vous embarrassez pas. Il sort. ScÚne III La Marquise, Dorante, Madame Argante, Frontin, Colas Frontin. - [Est-ce là ce grand monsieur qui s'emploie] à ravigoter la Marquise? Colas. - Lui-mÃÂȘme. Frontin. - [Eh bien! notre retour] ne le ravigotera guÚre. Colas. - Faut avoir quatre-vingts ans en leur parlant au moins, faut tousser beaucoup. Frontin. - Hem! Hem! Hem! Dorante. - Je compte que le notaire sera ici sur les six heures. La Marquise. - Point de compagnie surtout; je n'en veux pas. Madame Argante. - Personne n'est averti, ma fille... Voyant Frontin. Qu'est-ce que c'est que ce vieillard-là ? La Marquise. - C'est un captif, si je ne me trompe. Colas, avec qui ÃÂȘtes-vous? Colas. - Avec un vieux qui, sauf vote respect, reviant du pays barbare, note dame. Frontin. - Oui, Madame, du pays d'Alger. La Marquise. - D'Alger? Est-ce là oÃÂč vous avez été captif? Y avez-vous demeuré longtemps? C'est un [pays oÃÂč] Monsieur le Marquis d'Ardeuil est mort; peut-ÃÂȘtre l'avez-vous connu? Frontin. - [J'ai surtout connu son valet, Frontin, qui est aussi, et qui] se privait de tout pour le faire vivre. Madame Argante. - Oui, oui, ce Frontin était un domestique affectionné. Colas. - Une bonne pùte de garçon, je l'avions élevé tout petit. La Marquise. - Je ne saurais le récompenser, puisqu'il n'est plus. Madame Argante. - Allez, allez, bon vieillard, en voilà assez. Dorante. - Laissez-nous. La Marquise. - Attendez. Mon mari était donc avec vous? Frontin. - Il me semble que je vois encore sa brouette à cÎté de la mienne. La Marquise. - Ah! ciel!... Entendez-vous, ma mÚre? Il faut donc qu'il ait bien souffert. Frontin. - Considérablement. La Marquise. - Ah! Dorante, n'ÃÂȘtes-vous pas pénétré de ce qu'il dit là ? Dorante. - [Cet entretien, en un tel jour, est bien mal à propos, et je souhaiterais] qu'on nous l'épargnùt. Madame Argante, à Frontin. - Que ne vous retirez-vous, puisqu'on vous le dit? Voilà un vieillard bien importun avec ses relations. Que venez-vous faire ici? La Marquise. - Ma mÚre, ne le brusquez point. Je voudrais pouvoir soulager tous ceux qui ont langui dans les fers avec mon mari. Madame Argante. - Eh bien! qu'on ait soin de lui. Colas, menez-le là -bas. Colas. - Il n'y a qu'à le mener à l'office. Frontin. - J'oubliais le principal. Madame Argante. - Encore! Frontin. - [Mon maÃtre m'envoie demander s'il peut voir Madame la Marquise c'est un gentilhomme] des plus respectables et des plus décrépits. La Marquise. - A-t-il été captif aussi? Frontin. - [Il apporte d'Alger certaines circonstances] touchant le défunt Marquis d'Ardeuil. La Marquise pleure. Madame Argante. - Mais d'aujourd'hui nous ne finirons de captifs, tout Alger va fondre ici! Dorante. - [Je vais l'aller voir et] je vous rapporterai ce qu'il m'aura dit, Madame. La Marquise. - Non, Dorante, je veux qu'il vienne. Quoi! refuser de recevoir un homme qui a été l'ami de mon mari, et qui vient exprÚs ici pour m'en parler, vous n'y songez pas, Dorante; ce n'est point là me connaÃtre. Allez, Colas, allez avec ce domestique dire de ma part à son maÃtre qu'il me fera beaucoup d'honneur, et que je l'attends. Frontin. - [Je suis touché de voir] un aussi bon coeur de veuve. Il sort avec Colas. ScÚne IV [La Marquise, Dorante, Madame Argante] Madame Argante. - Tout ceci n'aboutira qu'à vous replonger dans vos tristesse, ma fille. Je ne vous conçois pas y a-t-il de la raison à aimer ce qui chagrine, et ne voyez-vous pas d'ailleurs que vous affligez Dorante? Dorante. - [Il est vrai... J'aurais pu penser que mon amour] tÃnt lieu de quelque consolation à Madame. La Marquise. - Vous vous trompez, Dorante, et je ne vous épouserais pas si votre attachement pour moi ne m'avait point touchée. Mais de quoi vous plaignez-vous? Ce n'est point un amant, c'est un époux que je regrette; vous l'avez connu, vous m'avez avoué vous-mÃÂȘme qu'il méritait mes regrets; ne lui enviez point mes larmes, elles ne prennent rien sur les sentiments que j'ai pour vous vous ÃÂȘtes peut-ÃÂȘtre le seul homme du monde à qui je puisse consentir de me donner aprÚs avoir été à lui, et vous devez ÃÂȘtre content. [Elle tend la main à Dorante qui la baise.] ScÚne V Madame Argante, Dorante, La Marquise, Frontin, Le Marquis Le Marquis, voyant baiser la main de la Marquise. - Ah! Puis, s'adressant à Madame Argante. Je viens, Madame, m'acquitter d'une parole... Madame Argante. - Vous vous trompez, Monsieur, ce n'est point moi que ceci regarde, c'est ma fille que voici. La Marquise, tristement. - Venez, Monsieur, j'aurais à me plaindre de vous. Vous étiez bien en droit de regarder la maison de Monsieur le Marquis comme la vÎtre, et de descendre ici tout d'un coup, sans s'arrÃÂȘter dans le village. Frontin. - [D'autant que] le vin du cabaret est détestable. Le Marquis. - Tais-toi!... Je vous rends mille grùces, Madame. Il est vrai qu'on ne saurait ÃÂȘtre plus unis que nous l'avons été, Monsieur le Marquis et moi... Ah!... La Marquise. - Vous soupirez, Monsieur, vous le regrettez aussi. Le Marquis. - Toutes ses infortunes ont été les miennes, et je ne puis mÃÂȘme jeter les yeux sur vous, Madame, sans me sentir pénétré de toutes les tendresses dont il m'a chargé en mourant de vous assurer. La Marquise. - Ah! Dorante. - Ouf! Le Marquis. - Je vous demande pardon si je m'attendris moi-mÃÂȘme; je trouble peut-ÃÂȘtre quelque engagement nouveau il me semble que ma commission n'est pas ici au gré de tout le monde. Madame Argante [au Marquis, en montrant Dorante]. - A vous dire vrai, Monsieur, voilà Monsieur, à qui vous auriez fait grand plaisir de la négliger il va épouser ma fille, mettez-vous à sa place. Le Marquis. - Mon ami est donc heureux de ne plus vivre et d'avoir ignoré ce mariage; du moins est-il mort avec la douceur de penser que Madame serait inconsolable. Madame Argante. - Inconsolable!... Avec votre permission, Monsieur, cette pensée dans laquelle il est mort ne valait rien du tout; le ciel nous préserve qu'elle soit exaucée! Croyez-moi, passons là -dessus. La Marquise, tout d'un coup. - Vous ne sauriez croire combien vous m'affligez, ma mÚre, vous ne vous y prenez pas bien, vous me désespérez. Ne m'Îtez point la consolation d'écouter Monsieur. Je veux tout savoir, ou je me fùcherai, je romprais tout. Non, Monsieur, que rien ne vous retienne; ne m'épargnez point, répétez-moi tous les discours du Marquis, toutes ses tendresses qui me seront éternellement chÚres, et pardonnez à l'amitié que ma mÚre a pour moi la répugnance qu'elle a à vous entendre. Le Marquis. - Remettons plutÎt ce qui me reste à vous dire, Madame; vous serez peut-ÃÂȘtre seule une autre fois, et je reviendrai. Madame Argante. - Eh non, Monsieur, achevons; que peut-il vous rester tant? Le Marquis l'aimait beaucoup, il vous l'a dit, il est mort en vous le répétant, ce doit ÃÂȘtre là tout, il ne saurait guÚre y en avoir davantage. [Frontin]. - [...] nous ne sommes pas au bout. Le Marquis. - Voici toujours un portrait qui est de vous, Madame, qu'il emporta d'ici en vous quittant, qu'il m'a recommandé de vous rendre, que nos patrons, tout barbares qu'ils sont, n'ont pas eu la cruauté d'arracher à sa tendresse, et qu'il a conservé mille fois plus [chÚrement] que sa vie. La Marquise, pleurant. - Hélas! je le reconnais, c'est le dernier gage qu'il reçut de mon amour, et il l'a gardé jusqu'à la mort. Ah! Dorante, souffrez que je vous laisse, je ne saurais à présent en écouter davantage; j'ai besoin de quelque moment de liberté; et vous, Monsieur, demeurez quelques jours ici pour vous reposer, ne me refusez pas cette grùce je vais donner des ordres pour cela... Ah!... Dorante. - [Ne me confierez-vous pas ce portrait, Madame?] il m'est permis de le souhaiter. Le Marquis. - Il m'est échappé de vous dire qu'il vous priait de ne le donner à personne. Dorante. - Vous avez bien de la mémoire, Monsieur. La Marquise, à Dorante. - Laissez-moi me conformer à ce qu'il a désiré, Dorante; c'est un respect que je lui dois. Elle sort. ScÚne VI [Madame Argante, Dorante, Frontin, Le Marquis] Le Marquis salue Madame Argante. - Je suis votre serviteur, Madame; je vais me reposer un peu en attendant de revoir Madame la Marquise. Dorante. - [Ne voyez-vous pas que vous l'affligez, Monsieur,] avec vos narrations? Madame Argante, sÚchement. - Vous réjouissez-vous à faire pleurer ma fille? Vous avez les façons bien algériennes! Le Marquis. - Je ne veux faire de peine à personne. Je m'acquitte d'un devoir que j'ai promis de remplir. Frontin. - [Nous sommes] des personnages tout à fait bénins. Madame Argante. - Monsieur, dites à ce vieux valet de se taire. Le Marquis. - Il faut l'excuser; il est devenu familier à force d'ÃÂȘtre mon camarade. Frontin. - Nous étions dans la mÃÂȘme condition. Le Marquis. - Paix!... Madame Argante. - Ah ça, Monsieur, aprÚs tout, vous avez l'air d'un galant homme; à votre ùge, on a eu le temps de le devenir, et je crois que vous l'ÃÂȘtes. Le Marquis. - Vous me rendez justice, Madame. Madame Argante. - On le voit à votre physionomie. Frontin. - [Si mon maÃtre voulait,] vous le verriez encore mieux. Le Marquis [à Frontin]. - Encore!... Madame Argante. - Ne nuisez donc point à Monsieur, ne reculez point son mariage. Vous avez dit à ma fille que vous aviez encore à lui parler. Abrégez avec elle, et ménagez sa faiblesse là -dessus à quoi bon l'attendrir pour un homme qui n'est plus au monde? Ne vous reprocheriez-vous pas d'ÃÂȘtre venu nous troubler pour satisfaire aux injustes fantaisies d'un mort? Le Marquis. - Vous avez raison; mais heureusement Monsieur n'a rien à craindre; on a, ce me semble, beaucoup de tendresse pour lui. Dorante. - [Cette tendresse ne saurait résister] quand on lui parle du défunt. Madame Argante. - Figurez-vous que depuis dix ans nous n'osons pas prononcer son nom devant elle; qu'elle a vécu dans l'accablement pendant prÚs de huit ans, qu'elle a refusé vingt mariages meilleurs que celui du Marquis. Le Marquis. - Elle lui était donc extrÃÂȘmement attachée? Madame Argante. - Ah! Monsieur, cela passe toute imagination. Il est vrai que c'était un homme de mérite, un homme estimable, il avait des qualités... mais enfin il n'est plus, et si vous connaissiez Monsieur, vous verriez qu'elle ne perd pas au change. Dorante. - Madame est prévenue en ma faveur. Le Marquis. - Je ferai donc en sorte que Madame la Marquise ne le regrette pas davantage. Dorante. - [Vous me rendrez ainsi] le plus grand service du monde. Madame Argante. - Mais à quoi donc se réduit ce que vous avez à lui dire? Le Marquis. - A presque rien j'ai une lettre à lui remettre. Dorante. - Une lettre du défunt? Le Marquis. - Oui, Monsieur. Madame Argante, en criant. - Encore une lettre! Le Marquis. - Oui, Madame. Dorante. - [Je vous demande de la supprimer, Monsieur; vous risquez] de me perdre en la rendant. Le Marquis. - La supprimer, Monsieur? Il ne m'est pas possible j'ai fait serment de la remettre, il y va de mon honneur. Madame Argante. - Quoi! Il y va de votre honneur d'Îter la vie à ma fille? Le Marquis. - Ce n'est pas mon dessein, Madame. Dorante. - [Ne la lui remettez donc pas,] elle s'en trouvera mieux. Madame Argante. - Le ciel nous aurait fait une grande grùce de vous laisser à Alger. Le Marquis. - Il m'en a fait une plus grande de m'en tirer. [Frontin ou Dorante]. - Je ne compte plus sur rien. Madame Argante. - Voilà , je vous l'avoue, un étrange mort, avec sa misérable lettre! Et plus étrange encore le vieillard qui s'en est chargé! Le Marquis. - Vous me traitez bien mal, Madame. Dorante. - [...] Frontin. - [...] nous sommes cruellement houspillés. Le Marquis. - J'ai quelquefois trouvé plus d'accueil chez les barbares. Madame Argante. - Et moi, souvent plus de raison chez les enfants. Frontin. - [Aussi leur donne-t-on des soufflets] par mauvaise coutume. Madame Argante. - Impertinent, vous en mériteriez sans votre ùge. Le Marquis. - Doucement, Madame, doucement. Madame Argante. - Retirons-nous, Dorante; je sens que le feu me monte à la tÃÂȘte. Elle sort avec Dorante. ScÚne VII Le Marquis, Frontin, Colas Frontin. - [Ils aimeraient nous voir morts, mais] nous prétendons vieillir bien davantage, ah! ah! Colas. - Eh bian, noute maÃtre, j'ons vu que vous parliez à Madame. N'avez-vous pas eu contentement d'elle? N'est-ce pas que c'est une brave femme que voute femme? Le Marquis. - Oui, je n'ai pas lieu de m'en plaindre, et malgré ce mariage qui allait se terminer, je crois qu'elle ne sera pas fùchée de me retrouver. Colas. - Je vous avartis qu'alle se lamente là -bas dans ce petit cabinet de vardure, alle a la face toute trempée j'ons vu ses deux yeux qui vont quasiment comme des arrosoirs, c'est une piquée. Faut l'apaiser, Monsieur, faut li montrer le défunt. Le Marquis. - J'ai encore à l'entretenir. Je veux voir jusqu'oÃÂč va son inclination pour mon rival, et si la lettre que je lui rendrai l'engagera sans peine à rompre son mariage. Frontin. - [Et moi, je veux voir ce que fait] ma masque de femme. Colas. - Oh! il n'y a rian là de biau à voir, la curiosité est bian chetite. Tenez, la velà qui viant avec son nouviau galant qui batifole à l'entour d'elle. Frontin. - [Je vais les faire batifoler] à grands coups de houssine. Le Marquis. - Prends garde à ce que tu feras. ScÚne VIII [Le Marquis, Frontin, Colas, Lisette, Jeannot] Lisette. - Monsieur, n'ÃÂȘtes-vous pas l'homme d'Alger? Le Marquis. - Je suis du moins l'homme qui en arrive. Lisette. - [Je vais vous montrer votre appartement, Monsieur,] si vous souhaitez vous y retirer. Le Marquis. - Je vais m'y rendre... A Frontin. Scapin, vous irez chercher mes hardes. Frontin. - Oui, Monsieur, tout à l'heure. Il sort. ScÚne IX [Frontin, Colas, Lisette, Jeannot] Colas. - Tenez, bonhomme, velà cette demoiselle Lisette que vous charchez. Jeannot. - [Est-ce là ] la derniÚre mode de là -bas? Colas. - ArrÃÂȘtez-vous donc, petit garçon; faut-il badiner comme ça avec la barbe du vieux monde? [...] Lisette. - [Laissez-moi] libre avec le bon vieillard. Colas. - Oui, oui, ça est juste faut pas que les gens du dehors sachiont les petites broutilles du ménage; j'allons nous jeter de cÎté, Jeannot et moi. Ils s'écartent. ScÚne X [Lisette, Frontin] [...] ScÚne XI [Frontin, l'épée à la main, Lisette, puis Colas, Jeannot] Lisette. - Jeannot! Colas! à moi! au secours! Colas. - Quoi donc? Est-ce qu'il y a du massacre ici? Lisette. - Appelez donc du secours, Colas! Colas. - Bellement, noute ancien, rengainez donc, remettez dans le fourriau. Frontin. - [Je n'ai] qu'une oreille à vous abattre. Colas. - Non, non, laissez li la paire d'oreilles. Frontin. - [Ce pauvre Frontin avait bien deviné qu'elle était comme ma femme] qui m'était infidÚle. Colas. - Velà le biau sorcier, c'était deviner qu'alle était une femme. Frontin. - [Et je garderai le legs, puisque ce galant a su faire] broncher la fidélité de la coquine. Colas. - Faudra donc pas de poche à la veuve pour sarrer ça. Frontin. - A moi la somme! ScÚne XII [Frontin, Lisette, Colas, Jeannot, Madame Argante, Dorante] Madame Argante. - Voici son valet; essayons de le gagner, et qu'il nous instruise. A Frontin. Ah! vous voilà , bonhomme, nous vous cherchons. Lisette. - [...] Frontin. - [Je suis] légataire et non pas voleur. Madame Argante. - Allez, Lisette, laissez-nous, nous verrons cela. Frontin. - [...] Lisette. - J'ai cru entendre la voix du mort. Colas. - Ah! Ah! Ah! Lisette, Colas et Jeannot sortent. ScÚne XIII [Frontin, Madame Argante, Dorante] Madame Argante. - Ah çà , dites-nous, mon bonhomme, votre maÃtre prétend-il rester longtemps ici? Frontin. - [Il prétend y prendre] son quartier d'hiver. Madame Argante. - Son quartier d'hiver! Dorante. - C'est un homme intrépide! Madame Argante. - Doucement, Dorante, il y a du remÚde à tout voici un vieillard qui me paraÃt un honnÃÂȘte homme. Il me semble lui avoir entendu dire qu'il avait vu mourir le Marquis, et il ne nous refusera pas de l'assurer à ma fille, si son maÃtre disait le contraire; il sera bien aise de nous servir; n'est-ce pas, bonhomme? Frontin. - [Il y va de mon honneur,] et je parle bon français. Madame Argante. - Non, pas trop bon, car on ne vous entend pas. Que voulez-vous qu'on fasse? Frontin. - [Vous avez pourtant su] nous taxer d'honnÃÂȘtes gens. Madame Argante. - Ah! j'y suis, c'est de l'argent qu'il demande. Frontin [, prenant la bourse qu'on lui donne, et à part]. - [Ce ne sera pas] ma faute s'il en réchappe. Madame Argante. - Voici votre maÃtre et j'ai envie que nous lui parlions. Frontin. - Comme il vous plaira. ScÚne XIV [Frontin, Madame Argante, Dorante, Le Marquis] Le Marquis. - Je vous demande pardon, Madame, et je me retire. Je croyais Madame la Marquise avec vous. Madame Argante [, à part les premiers mots]. - Voyons ce qu'il dira... Approchez, Monsieur, vous n'ÃÂȘtes point de trop votre valet nous parlait du Marquis qu'il a vu mort. Le Marquis. - Mon valet se trompe, car, à parler exactement, le Marquis était prÚs d'expirer quand je l'ai quitté; mais il vivait encore, et j'ai mÃÂȘme un scrupule d'avoir dit qu'il n'était plus. Dorante. - [Sans doute avez-vous d'autres raisons que votre valet] pour ÃÂȘtre de ce sentiment-là . Le Marquis. - Mais, Scapin, vous n'y pensez pas? Dorante. - [Je l'ai si bien vu mort, nous disait-il,] qu'il me semble le voir encore. Le Marquis. - Vous ÃÂȘtes un fripon, Scapin. [Frontin, à part]. - Ah! le fourbe! Madame Argante, à Frontin. - Allons, parlez-lui donc, Îtez-lui son scrupule. Frontin [, bas au Marquis]. - [Qu'importe?] vous ne vous en portez pas plus mal. Madame Argante. - Il a vu, ce qui s'appelle vu. Dorante [, à Frontin]. - [Vous, mon bon homme, vous m'avez l'air de méditer pour essayer] de vous dédire. Madame Argante [, au Marquis]. - Et vous, Monsieur, vous avez tout l'air d'un aventurier qui par son industrie veut prolonger ici un séjour qui l'accommode. Le Marquis. - Un aventurier, moi, Madame? Dorante. - [Quittez le chùteau, Monsieur, nous vous donnerons de l'argent] pour faire votre voyage. Le Marquis. - Je n'ai besoin de rien, Monsieur. Madame Argante, vivement. - Que de passer ici l'hiver. Le Marquis. - Tout le temps que je voudrai, Madame. Madame Argante. - Comment donc, radoteur, vous prenez le ton de maÃtre? Dorante. - Il apprendra à qui il se joue. Le Marquis. - Vous en apprendrez plus que moi. Madame Argante. - Jusqu'au revoir. Elle sort avec Dorante. ScÚne XV [Frontin, Le Marquis] Le Marquis. - D'oÃÂč vient donc que tu me raies du nombre des vivants? Frontin [, montrant la bourse]. - Voilà ce qui en efface. Le Marquis. - Ah! je te le pardonne; mais laisse-nous, voici la Marquise. ScÚne XVI Le Marquis, La Marquise La Marquise. - Eh bien, Monsieur, nous voici seuls, et vous pouvez en liberté me parler de mon mari; ne prenez point garde à ma douleur, elle m'est mille fois plus chÚre que tous les plaisirs du monde. Le Marquis. - Non, Madame, j'ai changé d'avis, dispensez-moi de parler mon ami, s'il pouvait savoir ce qui se passe, approuverait lui-mÃÂȘme ma discrétion. La Marquise. - D'oÃÂč vient donc, Monsieur? Quel motif avez-vous pour me cacher le reste? Le Marquis. - Ce que vous voulez savoir n'est fait que pour une épouse qui serait restée veuve, Madame. Le Marquis ne l'a adressé qu'à un coeur qui se serait conservé pour lui. La Marquise. - Ah! Monsieur, comment avez-vous le courage de me tenir ce discours, dans l'attendrissement oÃÂč vous me voyez? Que pourrait lui-mÃÂȘme me reprocher le Marquis? Je le pleure depuis que je l'ai perdu et je le pleurerai toute ma vie. Le Marquis. - Vous allez cependant donner votre main à un autre, Madame, et ce n'est point à moi à y trouver à redire; mais je ne saurais m'empÃÂȘcher d'ÃÂȘtre sensible à la consternation oÃÂč il en serait lui-mÃÂȘme... Son épouse prÃÂȘte à se remarier! Ce n'est pas un crime, et cependant il en mourrait, Madame. Je finis ma vie dans les plus grands malheurs, me disait-il; mais mon coeur a joui d'un bien qui les a tous adoucis c'est la certitude oÃÂč je suis que la Marquise n'aimera jamais que moi. Et cependant il se trompait, Madame, et mon amitié en gémit pour lui. La Marquise. - Hélas, Monsieur! j'aime votre sensibilité, et je la respecte, mais vous n'ÃÂȘtes pas instruit; c'est l'ami de mon mari mÃÂȘme que je vais prendre pour juge ne vous imaginez pas que mon coeur soit coupable; que le vÎtre ne gémisse point, le Marquis n'est point trompé. Le Marquis. - Il est question d'un mariage, Madame, et, suivant toute apparence, vous ne vous mariez pas sans amour. La Marquise. - Attendez, Monsieur, il faut s'expliquer; oui, les apparences peuvent ÃÂȘtre contre moi; mais laissez-moi vous dire; je mérite bien qu'on m'écoute. Je connaissais bien le Marquis, et j'ai peut-ÃÂȘtre porté la douleur au delà mÃÂȘme de ce qu'un coeur comme le sien l'aurait voulu. Oui, je suis persuadée qu'il aimerait mieux que je l'oubliasse, que de savoir ce que je souffre encore. Le Marquis, à part. - Ah! j'ai peine à me contraindre. La Marquise. - Vous me trouvez prÃÂȘte à terminer un mariage, et je ne vous dis pas que je haïsse celui que j'épouse; non, je ne le hais point, j'aurais tort c'est un honnÃÂȘte homme. Mais pensez-vous que je l'épouse avec une tendresse dont mon mari pût se plaindre? Ai-je pour lui des sentiments qui pussent affliger le Marquis? Non, Monsieur, non, je n'ai pas le coeur épris, je ne l'ai que reconnaissant de tous les services qu'il m'a rendus, et qui sont sans nombre. C'est d'ailleurs un homme qui depuis prÚs de deux ans vit avec moi dans un respect, dans une soumission, avec une déférence pour ma douleur, enfin dans des chagrins, dans des inquiétudes pour ma santé qui est considérablement altérée, dans des frayeurs de me voir mourir, qu'à moins d'avoir une ùme dépouillée de tout sentiment, cela a dû faire quelque impression sur moi; mais quelle impression, Monsieur? la moindre de toutes je l'ai plaint, il m'a fait pitié, voilà tout. Le Marquis. - Et vous l'épousez? La Marquise. - Dites donc que j'y consens, ce qui est bien différent, et que j'y consens tourmentée par une mÚre à qui je suis chÚre, qui me doit l'ÃÂȘtre, qui n'a jamais rien aimé tant que moi, et que mes refus désolent. On n'est pas toujours la maÃtresse de son sort, Monsieur, il y a des complaisances inévitables dans la vie, des espÚces de combats qu'on ne saurait toujours soutenir. J'ai vu cette mÚre mille fois désespérée de mon état, elle tomba malade j'en étais cause; il ne s'agissait pas moins que de lui sauver la vie, car elle se mourait, mon opiniùtreté la tuait. Je ne sais point ÃÂȘtre insensible à de pareilles choses, et elle m'arracha une promesse d'épouser Dorante. J'y mis pourtant une condition, qui était de renvoyer une seconde fois à Alger; et tout ce qu'on m'en apporta fut un nouveau certificat de la mort du Marquis. J'avais promis, cependant. Ma mÚre me somma de ma parole; il fallut me rendre, et je me rendis. Je me sacrifiai, Monsieur, je me sacrifiai. Est-ce là de l'amour? Est-ce là oublier le Marquis? Est-ce là épouser avec tendresse? Le Marquis, à part. - Voyons si elle rompra... Haut. Non, je conçois mÃÂȘme par ce détail que vous seriez bien aise de revoir le Marquis. La Marquise, enchantée. - Ah! Monsieur, le revoir, hélas! Il n'en faudrait pas tant; la moindre lueur de cette espérance arrÃÂȘterait tout; il y a dix ans que je ne vis pas, et je vivrais. Le Marquis. - Je n'hésiterai donc plus à vous donner cette lettre; elle ne viendra point mal à propos, elle vous convient encore. La Marquise, avec ardeur. - Une lettre de lui, Monsieur? Le Marquis. - Oui, Madame, et qu'il vous écrivit en mourant. J'étais présent. La Marquise, baisant la lettre. - Ah! cher Marquis! Elle pleure. Le Marquis, à part. - Ah! Madame, je commence à craindre de vous avoir trop attendrie. La Marquise. - Je ne sais plus oÃÂč je suis. Lisons. Elle lit. Je me meurs, chÚre épouse, et je n'ai pas deux heures à vivre; je vais perdre le plaisir de vous aimer. Elle s'arrÃÂȘte. C'est le seul bien qui me restait, et c'est aprÚs vous le seul que je regrette. S'interrompant. Il faut que je respire. Elle lit. Consolez-vous, vivez, mais restez libre; c'est pour vous que je vous en conjure personne ne saurait le prix de votre coeur. S'interrompant. Je reconnais le sien. Elle continue. Ma faiblesse me force de finir, mon ami part, on l'entraÃne, et il ne peut pas sans risquer sa vie attendre mon dernier soupir. Au Marquis. Comment, Monsieur, il vivait donc encore quand vous l'avez quitté? Le Marquis. - Oui, Madame, on s'est trompé; il est vrai que la plus grande partie des captifs mourut à Alger pendant que nous y étions; mais nous trouvùmes le moyen de nous sauver, et c'est notre disparition qui a fait l'erreur je suis dans le mÃÂȘme cas, et le Marquis mourut dans notre fuite, ou du moins il se mourait quand je fus obligé de le quitter. La Marquise, vivement. - Mais vous n'ÃÂȘtes donc sûr de rien, il a donc pu en revenir? Parlez, Monsieur; déjà je romps tout plus de mariage! Mais de quel cÎté irait-on? Quelles mesures prendre? OÃÂč pourrait-on le trouver? Vous ÃÂȘtes son ami, Monsieur, l'abandonnerez-vous? Le Marquis. - Vous souhaitez donc qu'il vive? La Marquise. - Si je le souhaite! Ne me promettez rien que de vrai; j'en mourrais. Le Marquis. - S'il n'avait hésité de paraÃtre que dans la crainte de n'ÃÂȘtre plus aimé? S'il m'avait pré de venir ici pour pouvoir l'informer de vos dispositions? La Marquise. - Tout mon coeur est à lui. OÃÂč est-il? Menez-moi oÃÂč il est. Le Marquis, un moment sans répondre. - Il va venir dans un instant, et vous l'allez voir. La Marquise. - Je vais le voir! Je vais le voir! Marchons, hùtons-nous, allons le trouver, je me meurs de joie, je vais le voir! Vous ÃÂȘtes aprÚs lui ce qui me sera le plus cher. Le Marquis, Îtant sa barbe et se jetant à ses genoux. - Non, je vous suis aussi cher qu'il vous l'est lui-mÃÂȘme. La Marquise, se reculant. - Qu'est-ce que c'est donc? Qui ÃÂȘtes-vous? Se jetant dans ses bras. Ah! cher Marquis! Elle le relÚve et ils s'embrassent encore. Que je suis heureuse! Le Marquis. - Voici votre mÚre. ScÚne XVII Le Marquis, La Marquise, Madame Argante, Dorante, Colas, Frontin, Lisette Madame Argante. - Ma fille, je vous avertis que nous faisons arrÃÂȘter cet homme-là qui refuse par pur intérÃÂȘt de certifier que le Marquis est mort. Le Marquis. - Je ne saurais, Madame, il faut en conscience que je certifie qu'il vit encore. Madame Argante. - Ah! que vois-je? C'est lui-mÃÂȘme! La Marquise. - Oui, ma mÚre, c'est lui, c'est lui que je tiens et que j'embrasse. Madame Argante. - Monsieur, je n'ai plus rien à dire, jugez de mon embarras, et je me sauve bien confuse de tout ce qui s'est passé. Dorante, s'enfuyant. - Personne ici n'est plus déplacé que moi. La Marquise. - Ni personne qui puisse me le disputer en ravissement. Frontin. - [...] [Lisette]. - Ah! le coquin! Colas. - Mon ami le défunt, commençons par aller boire sur votre testament. Félicie Acteurs Comédie en un acte, en prose, publiée pour la premiÚre fois dans le Mercure de France de mars 1757 Acteurs Félicie. La Fée, sous le nom d'Hortense. La Modestie. Troupe de chasseurs. ScÚne premiÚre Félicie, La Fée, sous le nom d'Hortense Félicie. - Il faut avouer qu'il fait un beau jour. Hortense. - Aussi y a-t-il longtemps que nous nous promenons. Félicie. - Aussi le plaisir d'ÃÂȘtre avec vous, qui est toujours si grand pour moi, ne m'a-t-il jamais été si sensible. Hortense. - Je crois, en effet, que vous m'aimez, Félicie. Félicie. - Vous croyez, Madame? Quoi! n'est-ce que d'aujourd'hui que vous ÃÂȘtes bien sûre de cette vérité-là , vous, avec qui je suis dÚs mon enfance, vous, à qui je dois tout ce que je puis avoir d'estimable dans le coeur et dans l'esprit! Hortense. - Il est vrai que vous avez toujours été l'objet de mes complaisances; et s'il vous reste encore quelque chose à désirer de mon pouvoir et de ma science, vous n'avez qu'à parler, Félicie; je ne vous ai aujourd'hui menée ici que pour vous le dire. Félicie. - Vos bontés m'ont-elles rien laissé à souhaiter? Hortense. - N'y a-t-il point quelque vertu, quelque qualité dont je puisse encore vous douer? Félicie. - Il n'y en a point dont vous n'ayez voulu embellir mon ùme. Hortense. - Vous avez bien de l'esprit, en demandez-vous encore? Félicie. - Je m'en fie à votre tendresse, elle m'en a sans doute donné tout ce qu'il m'en faut. Hortense. - Parcourez tous les avantages possibles, et voyez celui que je pourrais augmenter en vous, ou bien ajouter à ceux que vous avez rÃÂȘvez-y. Félicie. - J'y rÃÂȘve, puisque vous me l'ordonnez, et jusqu'ici je ne vois rien; car enfin, que demanderais-je? Attendez pourtant, Madame; des grùces, par exemple, je n'y songeais point; qu'en dites-vous? il me semble que je n'en ai pas assez. Hortense. - Des grùces, Félicie! je m'en garderai bien; la nature y a suffisamment pourvu; et si je vous en donnais encore, vous en auriez trop; je vous nuirais. Félicie. - Ah, Madame! ce n'est assurément que par bonté que vous le dites? Hortense. - Non, je vous parle sérieusement. Félicie. - Je pense pourtant que je n'en serais que mieux, si j'en avais un peu plus. Hortense. - L'industrie de toutes vos réponses m'a fait deviner que vous en viendriez là . Félicie. - Hélas, Madame! c'est de bonne foi; si je savais mieux, je le dirais. Hortense. - Songez que c'est peut-ÃÂȘtre de tous les dons le plus dangereux que vous choisissez, Félicie. Félicie. - Dangereux, Madame! oh! que non vous m'avez trop bien élevée; il n'y a rien à craindre. Hortense. - Vous ne vous y arrÃÂȘtez pourtant que par l'envie de plaire. Félicie. - Mais, de plaire non, ce n'est pas positivement cela; c'est qu'on a l'amitié de tout le monde quand on est aimable, et l'amitié de tout le monde est utile et souhaitable. Hortense. - Oui, l'amitié, mais non pas l'amour de tout le monde. Félicie. - Oh! pour celui-là , je n'y songe pas, je vous assure. Hortense. - Vous n'y songez pas, Félicie? Regardez-moi; vous rougissez ÃÂȘtes-vous sincÚre? Félicie. - Peut-ÃÂȘtre que je ne le suis pas autant que je l'ai cru. Hortense. - N'importe puisque vous le voulez, soyez aimable autant qu'on le peut ÃÂȘtre. Hortense la frappe de la main sur l'épaule. Félicie, tressaillant de joie. - Ah!... Je vous suis bien obligée, Madame. Hortense. - Vous voilà pourvue de toutes les grùces imaginables. Félicie. - J'en ai une reconnaissance infinie; et apparemment qu'il y a bien du changement en moi, quoique je ne le voie pas. Hortense. - C'est-à -dire que vous voulez en ÃÂȘtre sûre. Elle lui présente un petit miroir. Tenez, regardez-vous. Félicie se regarde. Hortense continue. Comment vous trouvez-vous? Félicie. - Comblée de vos bontés; vous n'y avez rien épargné. Hortense. - Vous vous en réjouissez; je ne sais si vous ne devriez pas en ÃÂȘtre inquiÚte. Félicie. - Allez, Madame, vous n'aurez pas lieu de vous en repentir. Hortense. - Je l'espÚre; mais à ce présent que je viens de vous faire, j'y prétends joindre encore une chose. Vous allez dans le monde, je veux vous rendre heureuse; et il faut pour cela que je connaisse parfaitement vos inclinations, afin de vous assurer le genre de bonheur qui vous sera le plus convenable. Voyez-vous cet endroit oÃÂč nous sommes? C'est le monde mÃÂȘme. Félicie. - Le monde! et je croyais ÃÂȘtre encore auprÚs de notre demeure. Hortense. - Vous n'en ÃÂȘtes pas éloignée non plus; mais ne vous embarrassez de rien quoi qu'il en soit, votre coeur va trouver ici tout ce qui peut déterminer son goût. ScÚne II Félicie, Hortense, La Modestie Hortense, à la Modestie, qui est à quelques pas. - Vous, approchez. Quand la Modestie est venue. C'est une compagne que je vous laisse, Félicie; elle porte le nom d'une de vos plus estimables qualités, la modestie, ou plutÎt la pudeur. Félicie. - Je ne sais tout ce que cela signifie; mais je la trouve charmante, et je serai ravie d'ÃÂȘtre avec elle nous ne nous quitterons donc point? Hortense. - Votre union dépend de vous; gardez toujours cette qualité dont elle porte le nom, et vous serez toujours ensemble. Félicie, s'en allant à elle. - Oh! vraiment! nous serons donc inséparables. Hortense. - Adieu, je vous laisse; mais je ne vous abandonne point. Félicie. - Votre retraite m'afflige. Que sais-je ce qui peut m'arriver ici oÃÂč je ne connais personne? Hortense. - N'y craignez rien, vous dis-je; c'est moi qui vous y protÚge. Adieu. ScÚne III Félicie, La Modestie Félicie. - Sur ce pied-là , soyons donc en repos, et parcourons ces lieux. Voilà un canton qui me paraÃt bien riant; ma chÚre compagne, allons-y; voyons ce que c'est. La Modestie. - Non, j'y entends du bruit; tournons plutÎt de l'autre cÎté; je le crois plus sûr pour vous. Félicie. - Qu'appelez-vous plus sûr? La Modestie. - Oui; vous ÃÂȘtes extrÃÂȘmement jolie, et l'endroit oÃÂč vous voulez vous engager me paraÃt un pays trop galant. Félicie. - Eh bien! est-ce qu'on m'y fera un crime d'ÃÂȘtre jolie, dans ce pays galant? Ne sommes-nous ici que pour y visiter des déserts? La Modestie. - Non; mais je prévois de l'autre cÎté les piÚges qu'on y pourra tendre à votre coeur, et franchement, j'ai peur que nous ne nous y perdions. Félicie. - Eh! comment l'entendez-vous donc, s'il vous plaÃt, ma chÚre compagne? Quoi! sous le prétexte qu'on est aimable, on n'osera pas se montrer; il ne faudra rien voir, toujours s'enfuir, et ne s'occuper qu'à faire la sauvage? La condition d'une jolie personne serait donc bien triste! Oh! je ne crois point cela du tout; il vaudrait mieux ÃÂȘtre laide je redemanderais la médiocrité des agréments que j'avais, si cela était; et à vous entendre dire, ce serait une vraie perte pour une fille que de perdre sa laideur; ce serait lui rendre un trÚs mauvais service que de la rendre aimable, et on ne l'a jamais compris de cette maniÚre-là . La Modestie. - Ecoutez, Félicie, ne vous y trompez pas; les grùces et la sagesse ont toujours eu de la peine à rester ensemble. Félicie. - A la bonne heure s'il n'y avait pas un peu de peine, il n'y aurait pas grand mérite. A l'égard des piÚges dont vous parlez, il me semble à moi qu'il n'est pas question de les fuir, mais d'apprendre à les mépriser; et pourquoi? parce qu'ils sont inutiles pour qui les méprise, et qu'en les fuyant d'un cÎté, on peut les trouver d'un autre. Voilà mes idées, que je crois bonnes. La Modestie. - Elles sont hardies. Félicie. - Toutes simples. Que peut-il m'arriver dans le canton que vous craignez tant? Voyons; si je plais, on m'y regardera, n'est-il pas vrai? Supposons mÃÂȘme qu'on m'y parle. Eh bien! qu'on m'y regarde, qu'on m'y parle, qu'on m'y fasse des compliments, si l'on veut, quel mal cela me fera-t-il? sont-ce là ces piÚges si redoutables, qu'il faille renoncer au jour pour les éviter? Me prenez-vous pour un enfant? La Modestie. - Vous avez trop de confiance, Félicie. Félicie. - Et vous, bien des terreurs paniques, Modestie. La Modestie. - Je suis timide, il est vrai; c'est mon caractÚre. Félicie. - Fort bien; et moyennant ce caractÚre, nous voilà donc condamnées à rester là nos relations seront curieuses! La Modestie. - Je ne vous dis pas de rester là ; voyons toujours ce cÎté, il est plus tranquille. Félicie. - Quelle antipathie avez-vous pour l'autre? La Modestie. - Quel dégoût vous prend-il pour celui-ci? Félicie. - C'est qu'il me réjouit moins la vue. La Modestie. - Et moi, c'est que je fuis le danger que je soupçonne ici. Félicie. - Mais pour le fuir, il faut le voir. La Modestie. - Il n'est quelquefois plus temps de le fuir, quand on l'a vu. Félicie. - Encore une fois, pour fuir, il faut un objet; on ne fuit point sans avoir peur de quelque chose, et je ne vois rien qui m'épouvante. La Modestie. - Disons mieux; vous avez des charmes, et vous voulez qu'on les voie. Félicie. - Et parce que j'en ai, il faut que je les cache, il faut que l'obscurité soit mon partage! Eh! que ne m'a-t-on dit que c'était le plus grand malheur du monde que d'ÃÂȘtre jolie, puisqu'il faut ÃÂȘtre esclave des conséquences de son visage? Ne voyez-vous pas bien que la raison n'est point d'accord de cela? La Modestie. - Plus que vous ne croyez. Félicie. - Je me suis donc étrangement trompée; j'ai souhaité d'ÃÂȘtre aimable, afin qu'on m'aimùt dÚs qu'on me verrait, ce qui est assurément trÚs innocent; et il se trouverait que, selon vos chicanes, ce serait afin qu'on ne me vÃt jamais en vérité, je ne saurai goûter ce que vous me dites. La Modestie. - Je n'insiste plus; il en sera ce qui vous plaira. Félicie. - Il en sera ce qui me plaira! Ce n'est pas là répondre; je veux que vous soyez de mon avis, dÚs que j'ai raison. Puisque vous ÃÂȘtes la Modestie, on est bien aise d'avoir votre approbation. La Modestie. - Je vous ai dit ce que je pensais. Félicie. - Allons, allons, je vois bien que vous vous rendez. Ici on entend une symphonie. Mais me trompé-je? Entendez-vous la gaieté des sons qui partent de ce cÎté-là ? Nous nous y amuserons assurément; il doit y avoir quelque agréable fÃÂȘte. Que cela est vif et touchant! La Modestie. - Vous ne le sentez que trop. Félicie. - Pourquoi trop? Est-ce qu'il n'est pas permis d'avoir du goût? Allez-vous encore trembler là -dessus? La Modestie. - Le goût du plaisir et de la curiosité mÚne bien loin. Félicie. - Parlez franchement; c'est qu'on a tort d'avoir des yeux et des oreilles, n'est-ce pas? Ah! que vous ÃÂȘtes farouche! La symphonie recommence. Ce que j'entends là me fait pourtant grand plaisir... PrÃÂȘtons-y un peu d'attention... Que cela est tendre et animé tout ensemble! La Modestie. - J'entends aussi du bruit de l'autre cÎté; écoutez, je crois qu'on y chante. On chante. De la vertu suivez les lois, Beautés qui de nos coeurs voulez fixer le choix. Les attraits qu'elle éclaire en brillent davantage. Est-il rien de plus enchanteur Que de voir sur un beau visage Et la jeunesse et la pudeur? La Modestie continue. - Ce que cette voix-là m'inspire ne m'effraie point, par exemple elle a quelque chose de noble. Félicie. - Oui, elle est belle, mais sérieuse. ScÚne IV Félicie, La Modestie, Diane, dans l'éloignement. La Modestie. - C'est un charme différent. Mais, que vois-je? tenez, Félicie voyez-vous cette dame qui nous regarde d'une façon si riante, et qui semble nous inviter à venir à elle? Qu'elle a l'air respectable! Félicie. - Cela est vrai, je lui trouve de la majesté. La Modestie. - Elle sort de chez elle, apparemment; voulez-vous l'aborder? Je m'y rends volontiers. Félicie. - N'allons pas si vite; elle a quelque chose de grave qui m'arrÃÂȘte. La Modestie. - Elle vous plaÃt pourtant? Félicie. - Oui, je l'avoue. La Modestie. - Allons donc, je crois qu'elle nous attend; elle paraÃt faire les avances. Félicie. - J'aurais bien voulu voir ce qui se passe de l'autre cÎté. ScÚne V Félicie, La Modestie, Diane, Lucidor, au fond du théùtre. Félicie. - Mais voici bien autre chose; regardez à votre tour, et voyez à gauche ce beau jeune homme qui vient de paraÃtre, accompagné de ces jolis chasseurs, et qui nous salue; il ne nous épargne pas non plus les avances. La Modestie. - Ne le regardons point, il m'inquiÚte; allons plutÎt à cette dame. Félicie. - Attendez. La Modestie. - Elle avance. Diane. - Voulez-vous bien que j'approche, mon aimable fille? Peut-ÃÂȘtre ne connaissez-vous pas ces lieux, et vous voyez l'envie que j'ai de vous y servir. Ne me refusez pas d'entrer chez moi; je chéris la vertu, et vous y serez en sûreté. Félicie, la saluant. - Je vous rends grùces, Madame, et je verrai. Diane. - Eh! pourquoi voir? Votre jeunesse et vos charmes vous exposent ici; n'hésitez point; croyez-moi, suivez le conseil que je vous donne. Ici le jeune homme la regarde, lui sourit et la salue; elle lui rend le salut. Voici un jeune homme qui vous distrait, et qui pourtant mérite bien moins votre attention que moi. Félicie. - J'en fais beaucoup à ce que vous me dites; mais cela ne me dispense pas de le saluer, puisqu'il me salue. Lucidor lui fait encore des révérences, et elle les rend. Diane. - Encore des révérences! Félicie. - Vous voyez bien qu'il continue les siennes. La Modestie, à Diane. - Emmenez-la, Madame, avant qu'il nous aborde. Félicie. - Mais vous voulez donc que je sois malhonnÃÂȘte? Lucidor, approchant. - Beauté céleste, je rÚgne dans ces cantons; j'ose assurer qu'ils sont les plus riants; daignez les honorer de votre présence. Félicie. - Je serais volontiers de cet avis-là , l'aspect m'en plaÃt beaucoup. Diane, la prenant par la main. - Commencez par les lieux que j'habite; plus d'irrésolution; venez. Lucidor, la prenant par l'autre main. - Quoi! l'on vous entraÃne, et vous me rejetez! Félicie. - Non, je vous l'avoue, il n'y a rien d'égal à l'embarras oÃÂč vous me mettez tous deux; car je ne saurais prendre l'un que je ne laisse l'autre; et le moyen d'ÃÂȘtre partout! La Modestie. - Trop faible Félicie! Félicie, à la Modestie. - Oh! vraiment, je sais bien que vous n'y feriez pas tant de façons; vous en parlez bien à votre aise. Lucidor. - Vous me haïssez donc? Félicie. - Autre injustice. Diane. - Je suis sûre qu'il vous en coûte pour me résister, et que votre coeur me regrette. Félicie. - Eh! mais sans doute; mais mon coeur ne sait ce qu'il veut, voilà ce que c'est; il ne choisit point; tenez, il vous voudrait tous deux; voyez, n'y aurait-il pas moyen de vous accorder? Diane. - Non, Félicie, cela ne se peut pas. Lucidor. - Pour moi, j'y consens que Madame vous suive oÃÂč je vais vous mener, je ne l'en empÃÂȘche pas; ma douceur et ma bonne foi me rendent de meilleure composition qu'elle. Félicie. - Eh bien! voilà un accommodement qui me paraÃt trÚs raisonnable, par exemple; ne nous quittons point, allons ensemble. La Modestie, bas à Félicie. - Ah! le fourbe! Félicie, à part les premiers mots. - Vous en jugez mal, il n'a point cet air-là . Allons, Madame; ayez cette complaisance-là pour moi, qui vous aime considérez que je suis une jeune personne à qui l'ùge donne une petite curiosité pardonnable et sans conséquence; je vous en prie, ne me refusez pas. Diane. - Non, Félicie; vous ne savez pas ce que vous demandez; son commerce et le mien sont incompatibles; et quand je vous suivrais, j'aurais beau vous donner mes conseils, ils vous seraient inutiles. Lucidor. - Mille plaisirs innocents vous attendent oÃÂč nous allons. Félicie. - Pour innocents, j'en suis persuadée; il serait inutile de m'en proposer d'autres. Diane. - Il vous dit qu'ils sont innocents, mais ils cessent bientÎt de l'ÃÂȘtre. Félicie. - Tant pis pour eux; sauf à les laisser là , quand ils ne le seront plus. Diane. - Je vous en promets, moi, de plus satisfaisants, quand vous les aurez un peu goûtés, des plaisirs qui vont au profit de la vertu mÃÂȘme. Félicie. - Je n'en doute pas un instant, j'en ai la meilleure opinion du monde, assurément, et je les aime d'avance; je vous le dis de tout mon coeur. Mais prenons toujours ceux-ci qui se présentent, et qui sont permis; voyons ce que c'est, et puis nous irons aux vÎtres est-ce que j'y renonce? Diane. - Ils vous Îteront le goût des miens. La Modestie. - Pour moi, je ne veux pas des siens; prenez-y garde. Félicie. - Oh! je sais toujours votre avis, à vous, sans que vous le disiez. Lucidor. - Quel ridicule entÃÂȘtement! Je n'ai que vos bontés pour ressource. Diane. - Pour la derniÚre fois, suivez-moi, ma fille. Félicie. - Tenez, vous parlerai-je franchement? Cette rigueur-là n'est point du tout persuasive, point du tout austérité superflue que tout cela; l'excÚs n'est point une sagesse, et je sais me conduire. Diane. - Vous le préférez donc? Adieu. Félicie, impatiemment. - Ahi! Lucidor, à genoux. - Au nom de tant de charmes, ne vous rendez point; songez qu'il ne s'agit que d'une bagatelle. Félicie, à Lucidor. - Oui, mais levez-vous donc; ne faites rien qui lui donne raison. La Modestie. - Cette dame s'en va. Lucidor. - Laissez-la aller; vous la rejoindrez. Diane. - Adieu, trop imprudente Félicie. Félicie. - Bon, imprudente! Je ne vous dis pas adieu, moi; j'irai vous retrouver. Diane. - Je ne l'espÚre pas. Félicie. - Et moi, je le sais bien; vous le verrez. La Modestie. - Que vous m'alarmez! Elle est partie; il ne vous reste plus que moi, Félicie, et peut-ÃÂȘtre nous séparons-nous aussi. ScÚne VI La Modestie, Félicie, Lucidor Félicie. - A qui en avez-vous? à qui en a-t-elle? Dites-moi donc le crime que j'ai fait; car je l'ignore! De quoi s'est-elle fùchée? De quoi l'ÃÂȘtes-vous? OÃÂč cela va-t-il? Lucidor. - Si le plaisir qu'on sent à vous voir la chagrine, sa peine est sans remÚde, Félicie; mais n'y songez plus, nous nous passerons bien d'elle. Félicie. - Il est pourtant vrai que, sans vous, je l'aurais suivie, Seigneur. Lucidor. - Vous repentez-vous déjà d'avoir bien voulu demeurer? Que nous sommes différents l'un de l'autre! Je ferais ma félicité d'ÃÂȘtre toujours avec vous oui, Félicie, vous ÃÂȘtes les délices de mes yeux et de mon coeur. Félicie. - A merveille! voilà un langage qui vient fort à propos! Courage! si vous continuez sur ce ton-là , je pourrai bien avoir tort d'ÃÂȘtre ici. Lucidor. - Eh! qui pourrait condamner les sentiments que j'exprime? Jamais l'amour offrit-il d'objet aussi charmant que vous l'ÃÂȘtes? Vos regards me pénÚtrent; ils sont des traits de flamme. Félicie, impatiente. - Je vous dis que ces flammes-là vont encore effaroucher ma compagne. La Modestie paraÃt sombre. Lucidor. - Eh! quel autre discours voulez-vous que je vous tienne? Vous ne m'inspirez que des transports, et je vous en parle; vous me ravissez, et je m'écrie; vous m'embrasez du plus tendre et du plus invincible de tous les amours, et je soupire. Félicie. - Ah! que j'ai mal fait de rester! Lucidor. - O ciel! quel discours! La Modestie. - Vous voyez ce qui en est. Félicie, à la Modestie. - Au moins, ne me quittez pas. La Modestie. - Il est encore temps de vous retirer. Félicie. - Oh! toujours temps! aussi n'y manquerai-je pas, s'il continue. Ah! Lucidor. - De grùce, adorable Félicie, expliquez-moi ce soupir; à qui s'adresse-t-il? Que signifie-t-il? Félicie. - Il signifie que je vais m'en retourner, et que vous n'ÃÂȘtes pas raisonnable. La Modestie. - Allons donc, sauvez-vous. Lucidor. - Non, vous ne vous en retournerez pas sitÎt; vous n'aurez pas la cruauté de me déchirer le coeur. Félicie. - En un mot, je ne veux pas que vous m'aimiez. Lucidor. - Donnez-moi donc la force de faire l'impossible. Félicie. - L'impossible! et toujours des expressions tendres! Eh bien! si vous m'aimez, ne me le dites point. Lucidor. - En quel endroit de la terre irez-vous, oÃÂč l'on ne vous le dise pas? Félicie, à la Modestie. - Je n'ai point de réplique à cela; mais je vous défie de me rien reprocher, car je me défends bien. Lucidor. - Content de vous voir, de vous aimer, je ne vous demande que de souffrir mes respects et ma tendresse. Félicie, à la Modestie. - Cela ne prend rien sur mon coeur; ainsi, ne vous inquiétez pas; ce ne sera rien. La Modestie. - Son respect vous trompe et vous séduit. Lucidor, à la Modestie. - Vous, qui l'accompagnez, d'oÃÂč vient que vous vous déclarez mon ennemie? La Modestie. - C'est que je suis l'amie de la vertu. Lucidor, en baisant la main de Félicie. - Et moi, je suis l'adorateur de la sienne. La Modestie, à Félicie. - Et vous voyez qu'il l'attaque en l'adorant. Elle fait semblant de partir. Je n'y tiens point non plus, Félicie. Félicie, courant aprÚs elle. - ArrÃÂȘtez, Modestie! Seigneur, je vous déclare que je ne veux point la perdre. Lucidor. - Elle devrait avoir nom Férocité, et non pas Modestie. Il va à elle. Revenez, Madame, revenez; je ne dirai plus rien qui vous déplaise et je me tairai. Mais, pendant mon silence, Félicie, permettez à ces jeunes chasseurs, que vous voyez épars, de vous marquer, à leur tour, la joie qu'ils ont de vous avoir rencontrée; ils me divertissent quelquefois moi-mÃÂȘme par leurs danses et par leurs chants souffrez qu'ils essaient de vous amuser. La musique et la danse ne doivent effrayer personne. A Félicie, bas. Qu'elle est revÃÂȘche et bourrue! Félicie, tout bas aussi. - C'est ma compagne. Lucidor. - Asseyons-nous et écoutons. ScÚne VII Les acteurs précédents, troupe de Chasseurs Les instruments préludent on danse. Air Un Chasseur Amis, laissons en paix les hÎtes de ces bois; La beauté que je vois Doit nous fixer sous cet ombrage. Venez, venez, suivez mes pas Par un juste et fidÚle hommage, Méritons le bonheur d'admirer tant d'appas. Lucidor. - Vous intéressez tous les coeurs, Félicie. Félicie. - N'interrompez point. On danse encore. Lucidor, ensuite, dit. - Ils n'auront pas seuls l'honneur de vous amuser, et je prétends y avoir part. Il chante un menuet. De vos beaux yeux le charme inévitable Me fait brûler de la plus vive ardeur Plus que Diane redoutable, Sans flÚches ni carquois, vous irez droit au coeur. Les chasseurs se retirent. ScÚne VIII Félicie, Lucidor, La Modestie Félicie. - Toujours de l'amour, vous ne vous corrigez point. Lucidor. - Et vous, toujours de nouveaux charmes; ils ne finissent point. Il lui prend la main. Félicie. - Laissez là ma main, elle n'est pas de la conversation. Lucidor. - Mon coeur voudrait pourtant bien en avoir une avec elle. Félicie, voulant retirer sa main. - Et moi, je ne veux point. Il lui baise la main. Eh bien, encore! ne vous l'avais-je pas défendu? Cela nous brouillera, vous dis-je, cela nous brouillera. La Modestie. - Vous me donnez mon congé, Félicie. Félicie. - Vous voyez bien que je me fùche, afin qu'il n'y revienne plus qu'avez-vous à dire? Lucidor, impatient. - L'insupportable fille! Félicie, à la Modestie. - Il est vrai que vous vous scandalisez de trop peu de chose. Lucidor, avec dépit. - Ma tendresse ne vous fatiguerait pas tant sans elle. Félicie. - Oh! si votre coeur n'a pas besoin d'elle, le mien n'est pas de mÃÂȘme, entendez-vous? Lucidor. - Eh! quel besoin le vÎtre en a-t-il? Dites-moi le moindre mot consolant. Félicie. - Je suis bien heureuse qu'elle me gÃÂȘne. Lucidor. - Achevez. Félicie, à la Modestie, bas. - Si je lui disais, pour m'en défaire, que je suis un peu sensible, le trouveriez-vous mauvais? il n'en sera pas plus avancé. La Modestie. - Gardez-vous-en bien; je ne soutiendrai pas ce discours-là . Félicie, à Lucidor. - Passez-vous donc de ma réponse. Lucidor. - Si elle s'écartait un moment, comme elle le pourrait, sans s'éloigner, quel inconvénient y aurait-il? Félicie, à la Modestie. - Ce jeune homme vous impatiente promenez-vous un instant sans me quitter; je tùcherai d'abréger la conversation. La Modestie. - Hélas! si je m'écarte, je ne reviendrai peut-ÃÂȘtre plus. Félicie. - Je ne vous propose pas de vous en aller, je ne veux pas seulement vous perdre de vue, et ce que j'en dis n'est que pour vous épargner son importunité. La Modestie. - Puisque vous m'y forcez, vous voilà seule. A part. Je me retire, mais je ne la quitte pas. ScÚne IX Lucidor, Félicie Lucidor. - Ah! je respire. Félicie. - Et moi, je suis honteuse. Lucidor. - Non, Félicie, ne troublez point un si doux moment par de chagrinantes réflexions; vous voilà libre, et vous m'avez promis de vous expliquer; je vous adore, commencez par me dire que vous le voulez bien. Félicie. - Oh! pour ce commencement-là , il n'est pas difficile oui, j'y consens; quand je ne le voudrais pas, il n'en serait ni plus ni moins, ainsi, il vaut autant vous le permettre. Lucidor. - Ce n'est pas encore assez. Félicie. - Surtout, réglez vos demandes. Lucidor. - Je n'en ferai que de légitimes; je vous aime, y répondez-vous? votre compagne n'y est plus. Félicie. - Oui; mais j'y suis, moi. Lucidor. - Vous avez trop de bonté pour me tenir si longtemps inquiet de mon sort, et vous ne l'avez éloignée que pour m'en éclaircir. Félicie. - J'avoue que, si elle y était, je n'oserais jamais vous dire le plaisir que j'ai à vous voir. Lucidor. - Je suis donc un peu aimé? Félicie. - Presque autant qu'aimable. Lucidor, charmé. - Vous m'aimez? Félicie. - Je vous aime, et j'avais grande envie de vous le dire; rappelons ma compagne. Lucidor. - Pas encore. Félicie. - Comment, pas encore? je vous aime, mais voilà tout. Lucidor. - Attendez ce qui me reste à vous dire, il n'en sera que ce que vous voudrez. Félicie. - Oui, oui, que ce que je voudrai! Je n'ai pourtant fait jusqu'ici que ce que vous avez voulu. Lucidor. - Ecoutez-moi, charmante Félicie, n'est-ce pas toujours à la personne que l'on aime qu'il faut se marier? Félicie. - Qui est-ce qui a jamais douté de cela? Lucidor. - Et pour qui se marie-t-on? Félicie. - Pour soi-mÃÂȘme, assurément. Lucidor. - On est donc, à cet égard-là , les maÃtres de sa destinée? Félicie. - Avec l'avis de ses parents, pourtant. Lucidor. - Souvent ces parents, en disposant de nous, ne s'embarrassent guÚre de nos coeurs. Félicie. - Vous avez raison. Lucidor. - Trouvez-vous qu'ils ont tort? Félicie. - Un trÚs grand tort. Lucidor. - M'en croirez-vous? prévenons celui que nos parents pourraient avoir avec nous. Les miens me chérissent, et seront bientÎt apaisés assurons-nous d'une union éternelle autant que légitime; on peut nous marier ici, et quand nous serons époux, il faudra bien qu'ils y consentent. Félicie. - Ah! vous me faites frémir, et par bonheur ma compagne n'est qu'à deux pas d'ici. Lucidor. - Quoi! vous frémissez de songer que je serais votre époux? Félicie. - Mon époux, Lucidor! Voulez-vous que mon coeur soit la dupe de ce mot-là ! Vous devriez craindre vous-mÃÂȘme de me persuader. N'est-il pas de votre intérÃÂȘt que je sois estimable? et l'estime que je mérite encore, que deviendrait-elle? Vous permettre de m'aimer, vous l'entendre dire, vous aimer moi-mÃÂȘme, à la bonne heure, passe pour cela; s'il y entre de la faiblesse, elle est excusable; on peut ÃÂȘtre tendre et pourtant vertueuse; mais vous me proposez d'ÃÂȘtre insensée, d'ÃÂȘtre extravagante, d'ÃÂȘtre méprisable; oh! je suis fùchée contre vous; je ne vous reconnais point à ce trait-là . Lucidor. - Vous parlez de vertu, Félicie, les dieux me sont témoins que je suis aussi jaloux de la vÎtre que vous mÃÂȘme, et que je ne songe qu'à rendre notre séparation impossible. Félicie. - Et moi, je vous dis, Lucidor, que c'est la rendre immanquable non, non, n'en parlons plus; je ne me rendrai jamais à cela; tout ce que je puis faire, c'est de vous pardonner de me l'avoir dit. Lucidor, à genoux. - Félicie, vous défiez-vous de moi? ma probité vous est-elle suspecte? ma douleur et mes larmes n'obtiendront-elles rien? Félicie. - Quel malheur que d'aimer! qu'on me l'avait bien dit, et que je mérite bien ce qui m'arrive! Lucidor. - Vous me croyez donc un perfide? Félicie. - Je ne crois rien, je pleure. Adieu, trop imprudente Félicie, me disait cette dame en partant oh! que cela est vrai! Lucidor. - Pouvez-vous abandonner notre amour au hasard? Félicie. - Se marier de son chef, sans consulter qui que ce soit au monde, sans témoin de ma part, car je ne connais personne ici; quel mariage! Lucidor. - Les témoins les plus sacrés ne sont-ils pas votre coeur et le mien? Félicie. - Oh! pour nos coeurs, ne m'en parlez pas, je ne m'y fierai plus, ils m'ont trompée tous deux. Lucidor. - Vous ne voulez donc point m'épouser? Félicie. - DÚs aujourd'hui, si on le veut; et si on ne l'approuve pas, je l'approuverai, moi. Lucidor. - Eh! pensez-vous qu'on vous en laisse la liberté? Félicie. - Par pitié pour moi, demeurons raisonnables. Lucidor. - Je mourrai donc, puisque vous me condamnez à mourir. Félicie. - Lucidor, ce mariage-là ne réussira pas. Lucidor. - Notre sort n'est assuré que par là . Félicie. - Hélas! je suis donc sans secours. Lucidor. - Qui est-ce qui s'intéresse à vous plus que moi? Félicie. - Eh bien! puisqu'il le faut, donnez-moi, de grùce, un quart d'heure pour me résoudre; mon esprit est tout en désordre; je ne sais oÃÂč je suis, laissez-moi me reconnaÃtre, n'arrachez rien au trouble oÃÂč je me sens, et fiez-vous à mon amour; il aura plus de soin de vous que de moi-mÃÂȘme. Lucidor. - Ah! je suis perdu; votre compagne reviendra, vous la rappellerez. Félicie. - Non, cher Lucidor; je vous promets de n'avoir à faire qu'à mon coeur, et vous n'aurez que lui pour juge. Laissez-moi, vous reviendrez me trouver. Lucidor. - J'obéis; mais sauvez-moi la vie, voilà tout ce que je puis vous dire. ScÚne X Félicie, La Modestie, qui paraÃt et se tient loin. Félicie, se croyant seule. - Ah! que suis-je devenue? La Modestie, de loin. - Me voilà , Félicie. Félicie la regarde tristement. La Modestie continue. Ne m'appelez-vous pas? Félicie. - Je n'en sais rien. La Modestie. - Voulez-vous que je vienne? Félicie. - Je n'en sais rien non plus. La Modestie. - Que vous ÃÂȘtes à plaindre! Félicie. - Infiniment. La Modestie. - Je vous parle de trop loin; si je me rapprochais, vous seriez plus forte. Félicie. - Plus forte! Je n'ai pas le courage de vouloir l'ÃÂȘtre. La Modestie. - Tùchez d'ouvrir les yeux sur votre état. Félicie. - Je ne saurais; je soupire de mon état, et je l'aime; de peur d'en sortir, je ne veux pas le connaÃtre. La Modestie. - Servez-vous de votre raison. Félicie. - Elle me guérirait de mon amour. La Modestie. - Ah! tant mieux, Félicie. Félicie. - Et mon amour m'est cher. ScÚne XI Diane paraÃt, La Modestie, Félicie La Modestie. - Voici cette dame qui vous sollicitait tantÎt de la suivre, et qui paraÃt; vous vous détournez pour ne la point voir. Félicie. - Je l'estime, mais je n'ai rien à lui dire, et je crains qu'elle ne me parle. La Modestie, à Diane. - Pressez-la, Madame; vos discours la ramÚneront peut-ÃÂȘtre. Diane. - Non, dÚs qu'elle ne veut pas de vous, qui devez ÃÂȘtre sa plus intime amie, elle n'est pas en état de m'entendre. La Modestie. - Cependant elle nous regrette. Diane. - L'infortunée n'a pas moins résolu de se perdre. Félicie. - Non, je ne risque rien Lucidor est plein d'honneur, il m'aime; je sens que je ne vivrais pas sans lui; on me le refuserait peut-ÃÂȘtre, je l'épouse; il est question d'un mariage qu'il me propose avec toute la tendresse imaginable, et sans lequel je sens que je ne puis ÃÂȘtre heureuse ai-je tort de vouloir l'ÃÂȘtre? Diane, toujours de loin. - Fille infortunée, croyez-en nos conseils et nos alarmes. Apercevant Lucidor. Fuyez, le voici qui revient; mais rien ne la touche. Adieu encore une fois, Félicie. Elles se retirent. Félicie. - Quelle obstination! Est-ce qu'il est défendu, dans le monde, de faire son bonheur? ScÚne XII Lucidor, Félicie Lucidor. - Je vous revois donc, délices de mon coeur! Eh bien! le vÎtre me rend-il justice? En est-ce fait? Notre union sera-t-elle éternelle? Il lui prend la main qu'il baise. Vous pleurez, ce me semble? Est-ce mon retour qui cause vos pleurs? Félicie, pleurant. - Hélas! elles me quittent, elles disparaissent toujours à votre aspect, et je ne sais pourquoi. Lucidor. - Qui? cette sombre compagne appelée Modestie? cette autre dame qui désapprouve que vous veniez dans nos cantons, quand j'offre d'aller avec vous dans les siens? Et ce sont deux aussi revÃÂȘches, deux aussi impraticables personnes que celles-là , deux sauvages d'une défiance aussi ridicule, que vous regrettez! Ce sont elles dont le départ excite vos pleurs au moment oÃÂč j'arrive, pénétré de l'amour le plus tendre et le plus inviolable, avec l'espérance de l'hymen le plus fortuné qui sera jamais! Ah ciel! est-ce ainsi que vous traitez, que vous recevez un amant qui vous adore, un époux qui va faire sa félicité de la vÎtre, et qui ne veut respirer que par vous et pour vous? Allons, Félicie, n'hésitez plus; venez, tout est prÃÂȘt pour nous unir; la chaÃne du plaisir et du bonheur nous attend. Une symphonie douce commence ici. Venez me donner une main chérie, que je ne puis toucher sans ravissement. Félicie. - De grùce, Lucidor, du moins rappelons-les, et qu'elles nous suivent. Lucidor. - Eh! de qui parlez-vous encore? Félicie. - Hélas! de ma compagne et de l'autre dame. Lucidor. - Elles haïssent notre amour, vous ne l'ignorez pas; venez, vous dis-je; votre injuste résistance me désespÚre; partons. Il l'entraÃne un peu. Félicie. - O ciel! vous m'entraÃnez! OÃÂč suis-je? Que vais-je devenir? Mon trouble, leur absence et mon amour m'épouvantent rappelons-les, qu'elles reviennent. Elle crie haut. Ah! chÚre Modestie, chÚre compagne, oÃÂč ÃÂȘtes-vous? OÃÂč sont-elles? Alors la Modestie, Diane et la Fée reparaissent. ScÚne XIII Tous les acteurs précédents. La Fée. - Amant dangereux et trompeur, ennemi de la vertu, perfides impressions de l'amour, effacez-vous de son coeur, et disparaissez. Lucidor fuit; la symphonie finit; la Modestie, la Vertu et la Fée vont à Félicie qui tombe dans leurs bras, et qui, à la fin, ouvrant les yeux, embrasse la Fée, caresse la Modestie et Diane, et dit à la Fée Félicie. - Ah! Madame, ah! ma protectrice! que je vous ai d'obligation. Vous me pardonnez donc? Je vous retrouve; que je suis heureuse! et qu'il est doux de me revoir entre vos bras! La Fée. - Félicie, vous ÃÂȘtes instruite; je ne vous ai pas perdue de vue, et vous avez mérité notre secours, dÚs que vous avez eu la force de l'implorer. Les acteurs de bonne foi Personnages Madame Argante, mÚre d'Angélique. Madame Amelin, tante d'Eraste. Araminte, amie commune. Eraste, neveu de Madame Amelin, amant d'Angélique. Angélique, fille de Madame Argante. Merlin, valet de chambre d'Eraste, amant de Lisette. Lisette, suivante d'Angélique. Blaise, fils du fermier de Madame Argante, amant de Colette. Colette, fille du jardinier. Un notaire de village. La scÚne est dans une maison de campagne de Madame Argante. ScÚne premiÚre. Eraste, Merlin Merlin. - Oui, Monsieur, tout sera prÃÂȘt; vous n'avez qu'à faire mettre la salle en état; à trois heures aprÚs midi, je vous garantis que je vous donnerai la comédie. Eraste. - Tu feras grand plaisir à Madame Amelin, qui s'y attend avec impatience; et de mon cÎté, je suis ravi de lui procurer ce petit divertissement je lui dois bien des attentions; tu vois ce qu'elle fait pour moi; je ne suis que son neveu, et elle me donne tout son bien pour me marier avec Angélique, que j'aime. Pourrait-elle me traiter mieux, quand je serais son fils? Merlin. - Allons, il en faut convenir, c'est la meilleure de toutes les tantes du monde, et vous avez raison; il n'y aurait pas plus de profit à l'avoir pour mÚre. Eraste. - Mais, dis-moi, cette comédie dont tu nous régales, est-elle divertissante? Tu as de l'esprit, mais en as-tu assez pour avoir fait quelque chose de passable? Merlin. - Du passable, Monsieur? Non, il n'est pas de mon ressort; les génies comme le mien ne connaissent pas le médiocre; tout ce qu'ils font est charmant ou détestable; j'excelle ou je tombe, il n'y a jamais de milieu. Eraste. - Ton génie me fait trembler. Merlin. - Vous craignez que je ne tombe? mais rassurez-vous. Avez-vous jamais acheté le recueil des chansons du Pont-Neuf? Tout ce que vous y trouverez de beau est de moi. Il y en a surtout une demi-douzaine d'anacréontiques, qui sont d'un goût... Eraste. - D'anacréontiques! Oh! puisque tu connais ce mot-là , tu es habile, et je ne me méfie plus de toi. Mais prends garde que Madame Argante ne sache notre projet; Madame Amelin veut la surprendre. Merlin. - Lisette, qui est des nÎtres, a sans doute gardé le secret. Mademoiselle Angélique, votre future, n'aura rien dit. De votre cÎté, vous vous ÃÂȘtes tu. J'ai été discret. Mes acteurs sont payés pour se taire; et nous surprendrons, Monsieur, nous surprendrons. Eraste. - Et qui sont tes acteurs? Merlin. - Moi, d'abord; je me nomme le premier, pour vous inspirer de la confiance; ensuite, Lisette, femme de chambre de Mademoiselle Angélique, et suivante originale; Blaise, fils du fermier de Madame Argante; Colette, amante dudit fils du fermier, et fille du jardinier. Eraste. - Cela promet de quoi rire. Merlin. - Et cela tiendra parole; j'y ai mis bon ordre. Si vous saviez le coup d'art qu'il y a dans ma piÚce! Eraste. - Dis-moi donc ce que c'est. Merlin. - Nous jouerons à l'impromptu, Monsieur, à l'impromptu. Eraste. - Que veux-tu dire à l'impromptu? Merlin. - Oui. Je n'ai fourni que ce que nous autres beaux esprits appelons le canevas; la simple nature fournira les dialogues, et cette nature-là sera bouffonne. Eraste. - La plaisante espÚce de comédie! Elle pourra pourtant nous amuser. Merlin. - Vous verrez, vous verrez. J'oublie encore à vous dire une finesse de ma piÚce; c'est que Colette qui doit faire mon amoureuse, et moi qui dois faire son amant, nous sommes convenus tous deux de voir un peu la mine que feront Lisette et Blaise à toutes les tendresses naïves que nous prétendons nous dire; et le tout, pour éprouver s'ils n'en seront pas un peu alarmés et jaloux; car vous savez que Blaise doit épouser Colette, et que l'amour nous destine, Lisette et moi, l'un à l'autre. Mais Lisette, Blaise et Colette vont venir ici pour essayer leurs scÚnes; ce sont les principaux acteurs. J'ai voulu voir comment ils s'y prendront; laissez-moi les écouter et les instruire, et retirez-vous les voilà qui entrent. Eraste. - Adieu; fais-nous rire, on ne t'en demande pas davantage. ScÚne II. Lisette, Colette, Blaise, Merlin Merlin. - Allons, mes enfants, je vous attendais; montrez-moi un petit échantillon de votre savoir-faire, et tùchons de gagner notre argent le mieux que nous pourrons; répétons. Lisette. - Ce que j'aime de ta comédie, c'est que nous nous la donnerons à nous-mÃÂȘmes; car je pense que nous allons tenir de jolis propos. Merlin. - De trÚs jolis propos; car, dans le plan de ma piÚce, vous ne sortez point de votre caractÚre, vous autres toi, tu joues une maligne soubrette à qui l'on n'en fait point accroire, et te voilà ; Blaise a l'air d'un nigaud pris sans vert, et il en fait le rÎle; une petite coquette de village et Colette, c'est la mÃÂȘme chose; un joli homme et moi, c'est tout un. Un joli homme est inconstant, une coquette n'est pas fidÚle Colette trahit Blaise, je néglige ta flamme. Blaise est un sot qui en pleure, tu es une diablesse qui t'en mets en fureur; et voilà ma piÚce. Oh! je défie qu'on arrange mieux les choses. Blaise. - Oui, mais si ce que j'allons jouer allait ÃÂȘtre vrai, prenez garde, au moins, il ne faut pas du tout de bon; car j'aime Colette, dame! Merlin. - A merveille! Blaise, je te demande ce ton de nigaud-là dans la piÚce. Lisette. - Ecoutez, Monsieur le joli homme, il a raison; que ceci ne passe point la raillerie; car je ne suis pas endurante, je vous en avertis. Merlin. - Fort bien, Lisette! Il y a un aigre-doux dans ce ton-là qu'il faut conserver. Colette. - Allez, allez, Mademoiselle Lisette; il n'y a rien à appriander pour vous; car vous ÃÂȘtes plus jolie que moi; Monsieur Merlin le sait bien. Merlin. - Courage, friponne; vous y ÃÂȘtes, c'est dans ce goût-là qu'il faut jouer votre rÎle. Allons, commençons à répéter. Lisette. - C'est à nous deux à commencer, je crois. Merlin. - Oui, nous sommes la premiÚre scÚne; asseyez-vous là , vous autres; et nous, débutons. Tu es au fait, Lisette. Colette et Blaise s'asseyent comme spectateurs d'une scÚne dont i s ne sont pas. Tu arrives sur le théùtre, et tu me trouves rÃÂȘveur et distrait. Recule-toi un peu, pour me laisser prendre ma contenance. ScÚne III. Merlin, Lisette, Colette et Blaise, assis. Lisette, feignant d'arriver. - Qu'avez-vous donc, Monsieur Merlin? vous voilà bien pensif. Merlin. - C'est que je me promÚne. Lisette. - Et votre façon, en vous promenant, est-elle de ne pas regarder les gens qui vous abordent? Merlin. - C'est que je suis distrait dans mes promenades. Lisette. - Qu'est-ce que c'est que ce langage-là ? il me paraÃt bien impertinent. Merlin, interrompant la scÚne. - Doucement, Lisette, tu me dis des injures au commencement de la scÚne, par oÃÂč la finiras-tu? Lisette. - Oh! ne t'attends pas à des régularités, je dis ce qui me vient; continuons. Merlin. - OÃÂč en sommes-nous? Lisette. - Je traitais ton langage d'impertinent. Merlin. - Tiens, tu es de méchante humeur; passons notre chemin, ne nous parlons pas davantage. Lisette. - Attendez-vous ici Colette, Monsieur Merlin? Merlin. - Cette question-là nous présage une querelle. Lisette. - Tu n'en es pas encore oÃÂč tu penses. Merlin. - Je me contente de savoir que j'en suis oÃÂč me voilà . Lisette. - Je sais bien que tu me fuis, et que je t'ennuie depuis quelques jours. Merlin. - Vous ÃÂȘtes si savante qu'il n'y a pas moyen de vous instruire. Lisette. - Comment, faquin! tu ne prends pas seulement la peine de te défendre de ce que je dis là ? Merlin. - Je n'aime à contredire personne. Lisette. - Viens ça, parle; avoue-moi que Colette te plaÃt. Merlin. - Pourquoi veux-tu qu'elle me déplaise? Lisette. - Avoue que tu l'aimes. Merlin. - Je ne fais jamais de confidence. Lisette. - Va, va, je n'ai pas besoin que tu me la fasses. Merlin. - Ne m'en demande donc pas. Lisette. - Me quitter pour une petite villageoise! Merlin. - Je ne te quitte pas, je ne bouge. Colette, interrompant de l'endroit oÃÂč elle est assise. - Oui, mais est-ce du jeu de me dire des injures en mon absence? Merlin, fùché de l'interruption. - Sans doute, ne voyez-pas bien que c'est une fille jalouse qui vous méprise? Colette. - Eh bien! quand ce sera à moi à dire, je prendrai ma revanche. Lisette. - Et moi, je ne sais plus oÃÂč j'en suis. Merlin. - Tu me querellais. Lisette. - Eh! dis-moi, dans cette scÚne-là , puis-je te battre? Merlin. - Comme tu n'es qu'une suivante, un coup de poing ne gùtera rien. Lisette. - Reprenons donc, afin que je le place. Merlin. - Non, non, gardons le coup de poing pour la représentation, et supposons qu'il est donné; ce serait un double emploi, qui est inutile. Lisette. - Je crois aussi que je peux pleurer dans mon chagrin. Merlin. - Sans difficulté; n'y manque pas, mon mérite et ta vanité le veulent. Lisette, éclatant de rire. - Ton mérite, qui le veut, me fait rire. Feignant de pleurer. Que je suis à plaindre d'avoir été sensible aux cajoleries de ce fourbe-là ! Adieu voici la petite impertinente qui entre; mais laisse-moi faire. En s'interrompant. Serait-il si mal de la battre un peu? Colette, qui s'est levée. - Non pas, s'il vous plaÃt; je ne veux pas que les coups en soient; je n'ai point affaire d'ÃÂȘtre battue pour une farce encore si c'était vrai, je l'endurerais. Lisette. - Voyez-vous la fine mouche! Merlin. - Ne perdons point le temps à nous interrompre; va-t'en, Lisette voici Colette qui entre pendant que tu sors, et tu n'as plus que faire ici. Allons, poursuivons; reculez-vous un peu, Colette, afin que j'aille au-devant de vous. ScÚne IV. Merlin, Colette, Lisette et Blaise, assis. Merlin. - Bonjour, ma belle enfant je suis bien sûr que ce n'est pas moi que vous cherchez. Colette. - Non, Monsieur Merlin; mais ça n'y fait rien; je suis bien aise de vous y trouver. Merlin. - Et moi, je suis charmé de vous rencontrer, Colette. Colette. - Ca est bien obligeant. Merlin. - Ne vous ÃÂȘtes-vous pas aperçu du plaisir que j'ai à vous voir? Colette. - Oui, mais je n'ose pas bonnement m'apercevoir de ce plaisir-là , à cause que j'y en prenrais aussi. Merlin, interrompant. - Doucement, Colette; il n'est pas décent de vous déclarer si vite. Colette. - Dame! comme il faut avoir de l'amiquié pour vous dans cette affaire-là , j'ai cru qu'il n'y avait point de temps à perdre. Merlin. - Attendez que je me déclare tout à fait, moi. Blaise, interrompant de son siÚge. - Voyez en effet comme alle se presse an dirait qu'alle y va de bon jeu, je crois que ça m'annonce du guignon. Lisette, assise et interrompant. - Je n'aime pas trop cette saillie-là , non plus. Merlin. - C'est qu'elle ne sait pas mieux faire. Colette. - Eh bien! velà ma pensée tout sens dessus dessous; pisqu'ils me blùmont, je sis trop timide pour aller en avant, s'ils ne s'en vont pas. Merlin. - Eloignez-vous donc pour l'encourager. Blaise, se levant de son siÚge. - Non, morguié, je ne veux pas qu'alle ait du courage, moi; je veux tout entendre. Lisette, assise et interrompant. - Il est vrai, m'amie, que vous ÃÂȘtes plaisante de vouloir que nous nous en allions. Colette. - Pourquoi aussi me chicanez-vous? Blaise, interrompant, mais assis. - Pourquoi te hùtes-tu tant d'ÃÂȘtre amoureuse de Monsieur Merlin? Est-ce que tu en sens de l'amour? Colette. - Mais, vrament! je sis bien obligée d'en sentir pisque je sis obligée d'en prendre dans la comédie. Comment voulez-vous que je fasse autrement? Lisette, assise, interrompant. - Comment! vous aimez réellement Merlin! Colette. - Il faut bien, pisque c'est mon devoir. Merlin, à Lisette. - Blaise et toi, vous ÃÂȘtes de grands innocents tous deux; ne voyez-vous pas qu'elle s'explique mal? Ce n'est pas qu'elle m'aime tout de bon; elle veut dire seulement qu'elle doit faire semblant de m'aimer; n'est-ce pas, Colette? Colette. - Comme vous voudrez, Monsieur Merlin. Merlin. - Allons, continuons, et attendez que je me déclare tout à fait, pour vous montrer sensible à mon amour. Colette. - J'attendrai, Monsieur Merlin; faites vite. Merlin, recommençant la scÚne. - Que vous ÃÂȘtes aimable, Colette, et que j'envie le sort de Blaise, qui doit ÃÂȘtre votre mari! Colette. - Oh! oh! est-ce que vous m'aimez, Monsieur Merlin? Merlin. - Il y a plus de huit jours que je cherche à vous le dire. Colette. - Queu dommage! car je nous accorderions bien tous deux. Merlin. - Et pourquoi, Colette? Colette. - C'est que si vous m'aimez, dame!... Dirai-je? Merlin. - Sans doute. Colette. - C'est que, si vous m'aimez, c'est bian fait; car il n'y a rian de pardu. Merlin. - Quoi! chÚre Colette, votre coeur vous dit quelque chose pour moi? Colette. - Oh! il ne me dit pas queuque chose, il me dit tout à fait. Merlin. - Que vous me charmez, bel enfant! Donnez-moi votre jolie main, que je vous en remercie. Lisette, interrompant. - Je défends les mains. Colette. - Faut pourtant que j'en aie. Lisette. - Oui, mais il n'est pas nécessaire qu'il les baise. Merlin. - Entre amants, les mains d'une maÃtresse sont toujours de la conversation. Blaise. - Ne permettez pas qu'elles en soient, Mademoiselle Lisette. Merlin. - Ne vous fùchez pas, il n'y a qu'à supprimer cet endroit-là . Colette. - Ce n'est que des mains, au bout du compte. Merlin. - Je me contenterai de lui tenir la main de la mienne. Blaise. - Ne faut pas magnier non plus; n'est-ce pas, Mademoiselle Lisette? Lisette. - C'est le mieux. Merlin. - Il n'y aura point assez de vif dans cette scÚne-là . Colette. - Je sis de votre avis, Monsieur Merlin, et je n'empÃÂȘche pas les mains, moi. Merlin. - Puisqu'on les trouve de trop, laissons-les, et revenons. Il recommence la scÚne. Vous m'aimez donc, Colette, et cependant vous allez épouser Blaise? Colette. - Vraiment ça me fùche assez; car ce n'est pas moi qui le prends; c'est mon pÚre et ma mÚre qui me le baillent. Blaise, interrompant et pleurant. - Me velà donc bien chanceux! Merlin. - Tais-toi donc, tout ceci est de la scÚne, tu le sais bien. Blaise. - C'est que je vais gager que ça est vrai. Merlin. - Non, te dis-je; il faut ou quitter notre projet ou le suivre; la récompense que Madame Amelin nous a promise vaut bien la peine que nous la gagnions; je suis fùché d'avoir imaginé ce plan-là , mais je n'ai pas le temps d'en imaginer un autre; poursuivons. Colette. - Je le trouve bien joli, moi. Lisette. - Je ne dis mot, mais je n'en pense pas moins. Quoi qu'il en soit, allons notre chemin, pour ne pas risquer notre argent. Merlin, recommençant la scÚne. - Vous ne vous souciez donc pas de Blaise, Colette, puisqu'il n'y a que vos parents qui veulent que vous l'épousiez? Colette. - Non, il ne me revient point; et si je pouvais, par queuque manigance, m'empÃÂȘcher de l'avoir pour mon homme, je serais bientÎt quitte de li; car il est si sot! Blaise, interrompant, assis. - Morgué! velà une vilaine comédie! Merlin. - A Blaise. Paix donc! A Colette. Vous n'avez qu'à dire à vos parents que vous ne l'aimez pas. Colette. - Bon! je li ai bien dit à li-mÃÂȘme, et tout ça n'y fait rien. Blaise, se levant pour interrompre. - C'est la vérité qu'alle me l'a dit. Colette, continuant. - Mais, Monsieur Merlin, si vous me demandiais en mariage, peut-ÃÂȘtre que vous m'auriais? Seriais-vous fùché de m'avoir pour femme? Merlin. - J'en serais ravi; mais il faut s'y prendre adroitement, à cause de Lisette, dont la méchanceté nous nuirait et romprait nos mesures. Colette. - Si alle n'était pas ici, je varrions comme nous y prenre; fallait pas parmettre qu'alle nous écoutÃt. Lisette, se levant pour interrompre. - Que signifie donc ce que j'entends là ? Car, enfin, voilà un discours qui ne peut entrer dans la représentation de votre scÚne, puisque je ne serai pas présente quand vous la jouerez. Merlin. - Tu n'y seras pas, il est vrai; mais tu es actuellement devant ses yeux, et par méprise elle se rÚgle là -dessus. N'as-tu jamais entendu parler d'un axiome qui dit que l'objet présent émeut la puissance? voilà pourquoi elle s'y trompe; si tu avais étudié, cela ne t'étonnerait pas. A toi, à présent, Blaise; c'est toi qui entres ici, et qui viens nous interrompre; retire-toi à quatre pas, pour feindre que tu arrives; moi, qui t'aperçois venir, je dis à Colette Voici Blaise qui arrive, ma chÚre Colette; remettons l'entretien à une autre fois à Colette et retirez-vous. Blaise, approchant pour entrer en scÚne. - Je suis tout parturbé, moi, je ne sais que dire. Merlin. - Tu rencontres Colette sur ton chemin, et tu lui demandes d'avec qui elle sort. Blaise, commençant la scÚne. - D'oÃÂč viens-tu donc, Colette? Colette. - Eh! je viens d'oÃÂč j'étais. Blaise. - Comme tu me rudoies! Colette. - Oh! dame! accommode-toi; prends ou laisse. Adieu. ScÚne V. Merlin Blaise, Lisette et Colette, assises. Merlin, interrompant la scÚne. - C'est, à cette heure, à moi à qui tu as affaire. Blaise. - Tenez, Monsieur Merlin, je ne saurions endurer que vous m'escamotiais ma maÃtresse. Merlin, interrompant la scÚne. - Tenez, Monsieur Merlin! Est-ce comme cela qu'on commence une scÚne? Dans mes instructions, je t'ai dit de me demander quel était mon entretien avec Colette. Blaise. - Eh! parguié! ne le sais-je pas, pisque j'y étais? Merlin. - Souviens-toi donc que tu n'étais pas censé y ÃÂȘtre. Blaise, recommençant. - Eh bian! Colette était donc avec vous, Monsieur Merlin? Merlin. - Oui, nous ne faisions que de nous rencontrer. Blaise. - On dit pourtant qu'ous en ÃÂȘtes amoureux, Monsieur Merlin, et ça me chagrine, entendez-vous? Car elle sera mon accordée de mardi en huit. Colette, se levant et interrompant. - Oh! sans vous interrompre, ça est remis de mardi en quinze, et d'ici à ce temps-là , je varrons venir. Merlin. - N'importe; cette erreur-là n'est ici d'aucune conséquence. Reprenant la scÚne. Qui est-ce qui t'a dit, Blaise, que j'aime Colette? Blaise. - C'est vous qui le disiais tout à l'heure. Merlin, interrompant la scÚne. - Mais prends donc garde; souviens-toi encore une fois que tu n'y étais pas. Blaise. - C'est donc Mademoiselle Lisette qui me l'a appris, et qui vous donne aussi biaucoup de blùme de cette affaire-là ? Et la velà pour confirmer mon dire. Lisette, d'un ton menaçant, et interrompant. - Va, va, j'en dirai mon sentiment aprÚs la comédie. Merlin. - Nous ne ferons jamais rien de cette grue-là il ne saurait perdre les objets de vue. Lisette. - Continuez; continuez; dans la représentation il ne les verra pas, et cela le corrigera; quand un homme perd sa maÃtresse, il lui est permis d'ÃÂȘtre distrait, Monsieur Merlin. Blaise, interrompant. - Cette comédie-là n'est faite que pour nous planter là , Mademoiselle Lisette. Colette. - Eh bien! plante-moi là itou, toi, NicodÚme! Blaise, pleurant. - Morguié! ce n'est pas comme ça qu'on en use avec un fiancé de la semaine qui vient. Colette. - Et moi, je te dis que tu ne seras mon fiancé d'aucune semaine. Merlin. - Adieu ma comédie; on m'avait promis dix pistoles pour la faire jouer, et ce poltron-là me les vole comme s'il me les prenait dans ma poche. Colette, interrompant. - Eh! pardi, Monsieur Merlin, velà bian du tintamarre, parce que vous avez de l'amiquié pour moi, et que je vous trouve agriable. Eh bian! oui, je lui plais; je nous plaisons tous deux; il est garçon, je sis fille; il est à marier, moi itou; il voulait de Mademoiselle Lisette, il n'en veut pus; il la quitte, je te quitte; il me prend, je le prends. Quant à ce qui est de vous autres, il n'y a que patience à prenre. Blaise. - Velà de belles fiançailles! Lisette, à Merlin, en déchirant un papier. - Tu te tais donc, fourbe! Tiens, voilà le cas que je fais du plan de ta comédie, tu mériterais d'ÃÂȘtre traité de mÃÂȘme. Merlin. - Mais, mes enfants, gagnons d'abord notre argent, et puis nous finirons nos débats. Colette. - C'est bian dit; je nous querellerons aprÚs, c'est la mÃÂȘme chose. Lisette. - Taisez-vous, petite impertinente. Colette. - Cette jalouse, comme elle est malapprise! Merlin. - Paix-là donc, paix! Colette. - Suis-je cause que je vaux mieux qu'elle? Lisette. - Que cette petite paysanne-là ne m'échauffe pas les oreilles! Colette. - Mais, voyez, je vous prie, cette glorieuse, avec sa face de chambriÚre! Merlin. - Le bruit que vous faites va amasser tout le monde ici, et voilà déjà Madame Argante qui accourt, je pense. Lisette, s'en allant. - Adieu, fourbe. Merlin. - L'épithÚte de folle m'acquittera, s'il te plaÃt, de celle de fourbe. Blaise. - Je m'en vais itou me plaindre à un parent de la masque. Colette. - Je nous varrons tantÎt, Monsieur Merlin, n'est-ce pas? Merlin. - Oui, Colette, et cela va à merveille; ces gens-là nous aiment, mais continuons encore de feindre. Colette. - Tant que vous voudrais; il n'y a pas de danger, pisqu'ils nous aimont tant. ScÚne VI. Madame Argante, Eraste, Merlin, Angélique Madame Argante. - Qu'est-ce que c'est donc que le bruit que j'entends? Avec qui criais-tu tout à l'heure? Merlin. - Rien, c'est Blaise et Colette qui sortent d'ici avec Lisette, Madame. Madame Argante. - Eh bien! est-ce qu'ils avaient querelle ensemble? Je veux savoir ce que c'est. Merlin. - C'est qu'il s'agissait d'un petit dessein que... nous avions, d'une petite idée qui nous était venue, et nous avons de la peine à faire un ensemble qui s'accorde. Et montrant Eraste. Monsieur vous dira ce que c'est. Eraste. - Madame, il est question d'une bagatelle que vous saurez tantÎt. Madame Argante. - Pourquoi m'en faire mystÚre à présent? Eraste. - Puisqu'il faut vous le dire, c'est une petite piÚce dont il est question. Madame Argante. - Une piÚce de quoi? Merlin. - C'est, Madame, une comédie, et nous vous ménagions le plaisir de la surprise. Angélique. - Et moi, j'avais promis à Madame Amelin et à Eraste de ne vous en point parler, ma mÚre. Madame Argante. - Une comédie! Merlin. - Oui, une comédie dont je suis l'auteur; cela promet. Madame Argante. - Et pourquoi s'y battre? Merlin. - On ne s'y bat pas, Madame; la bataille que vous avez entendue n'était qu'un entracte; mes acteurs se sont brouillés dans l'intervalle de l'action; c'est la discorde qui est entrée dans la troupe; il n'y a rien là que de fort ordinaire. Ils voulaient sauter du brodequin au cothurne, et je vais tùcher de les ramener à des dispositions moins tragiques. Madame Argante. - Non, laissons là tes dispositions moins tragiques, et supprimons ce divertissement-là . Eraste, vous n'y avez pas songé la comédie chez une femme de mon ùge, cela serait ridicule. Eraste. - C'est la chose du monde la plus innocente, Madame, et d'ailleurs Madame Amelin se faisait une joie de la voir exécuter. Merlin. - C'est elle qui nous paye pour la mettre en état; et moi, qui vous parle, j'ai déjà reçu des arrhes; ma marchandise est vendue, il faut que je la livre; et vous ne sauriez, en conscience, rompre un marché conclu, Madame. Il faudrait que je restituasse, et j'ai pris des arrangements qui ne me le permettent plus. Madame Argante. - Ne te mets point en peine; je vous dédommagerai, vous autres. Merlin. - Sans compter douze sous qu'il m'en coûte pour un moucheur de chandelles que j'ai arrÃÂȘté; trois bouteilles de vin que j'ai avancées aux ménétriers du village pour former mon orchestre; quatre que j'ai donné parole de boire avec eux immédiatement aprÚs la représentation; une demi-main de papier que j'ai barbouillée pour mettre mon canevas bien au net... Madame Argante. - Tu n'y perdras rien, te dis-je. Voici Madame Amelin, et vous allez voir qu'elle sera de mon avis. ScÚne VII. Madame Amelin, Madame Argante, Angélique, Eraste, Merlin Madame Argante, à Madame Amelin. - Vous ne devineriez pas, Madame, ce que ces jeunes gens nous préparaient? Une comédie de la façon de Monsieur Merlin. Ils m'ont dit que vous le savez, mais je suis bien sûre que non. Madame Amelin. - C'est moi à qui l'idée en est venue. Madame Argante. - A vous, Madame! Madame Amelin. - Oui, vous saurez que j'aime à rire, et vous verrez que cela nous divertira; mais j'avais expressément défendu qu'on vous le dÃt. Madame Argante. - Je l'ai appris par le bruit qu'on faisait dans cette salle; mais j'ai une grùce à vous demander, Madame; c'est que vous ayez la bonté d'abandonner le projet, à cause de moi, dont l'ùge et le caractÚre... Madame Amelin. - Ah! voilà qui est fini, Madame; ne vous alarmez point; c'en est fait, il n'en est plus question. Madame Argante. - Je vous en rends mille grùces, et je vous avoue que j'en craignais l'exécution. Madame Amelin. - Je suis fùchée de l'inquiétude que vous en avez prise. Madame Argante. - Je vais rejoindre la compagnie avec ma fille; n'y venez-vous pas? Madame Amelin. - Dans un moment. Angélique, à part à Madame Argante. - Madame Amelin n'est pas contente, ma mÚre. Madame Argante, à part le premier mot. - Taisez-vous. A Madame Amelin. Adieu, Madame; venez donc nous retrouver. Madame Amelin, à Eraste. - Oui, oui. Mon neveu, quand vous aurez mené Madame Argante, venez me parler. Eraste. - Sur-le-champ, Madame. Merlin. - J'en serai donc réduit à l'impression, quel dommage! Angélique et Merlin sortent avec Madame Argante. ScÚne VIII. Madame Amelin, Araminte Madame Amelin, un moment seule. - Vous avez pourtant beau dire, Madame Argante; j'ai voulu rire, et je rirai. Araminte. - Eh bien, ma chÚre! oÃÂč en est notre comédie? Va-t-on la jouer? Madame Amelin. - Non, Madame Argante veut qu'on rende l'argent à la porte. Araminte. - Comment! elle s'oppose à ce qu'on la joue? Madame Amelin. - Sans doute on la jouera pourtant, ou celle-ci, ou une autre. Tout ce qui arrivera de ceci, c'est qu'au lieu de la lui donner, il faudra qu'elle me la donne, et qu'elle la joue, qui pis est, et je vous prie de m'y aider. Araminte. - Il sera curieux de la voir monter sur le théùtre! Quant à moi, je ne suis bonne qu'à me tenir dans ma loge. Madame Amelin. - Ecoutez-moi; je vais feindre d'ÃÂȘtre si rebutée du peu de complaisance qu'on a pour moi, que je paraÃtrai renoncer au mariage de mon neveu avec Angélique. Araminte. - Votre neveu est, en effet, un si grand parti pour elle... Madame Amelin, en riant. - Que la mÚre n'avait osé espérer que je consentisse; jugez de la peur qu'elle aura, et des démarches qu'elle va faire. Jouera-t-elle bien son rÎle? Araminte. - Oh! d'aprÚs nature. Madame Amelin, riant. - Mon neveu et sa maÃtresse seront-ils, de leur cÎté, de bons acteurs, à votre avis? Car ils ne sauront pas que je me divertis, non plus que le reste des acteurs. Araminte. - Cela sera plaisant, mais il n'y a que mon rÎle qui m'embarrasse à quoi puis-je vous ÃÂȘtre bonne? Madame Amelin. - Vous avez trois fois plus de bien qu'Angélique vous ÃÂȘtes veuve, et encore jeune. Vous m'avez fait confidence de votre inclination pour mon neveu, tout est dit. Vous n'avez qu'à vous conformer à ce que je vais faire voici mon neveu, et c'est ici la premiÚre scÚne, ÃÂȘtes-vous prÃÂȘte? Araminte. - Oui. ScÚne IX. Madame Amelin, Araminte, Eraste Eraste. - Vous m'avez ordonné de revenir; que me voulez-vous, Madame? La compagnie vous attend. Madame Amelin. - Qu'elle m'attende, mon neveu; je ne suis pas prÚs de la rejoindre. Eraste. - Vous me paraissez bien sérieuse, Madame, de quoi s'agit-il? Madame Amelin, montrant Araminte. - Eraste, que pensez-vous de Madame? Eraste. - Moi? ce que tout le monde en pense; que Madame est fort aimable. Araminte. - La réponse est flatteuse. Eraste. - Elle est toute simple. Madame Amelin. - Mon neveu, son coeur et sa main, joints à trente mille livres de rente, ne valent-ils pas bien qu'on s'attache à elle? Eraste. - Y a-t-il quelqu'un à qui il soit besoin de persuader cette vérité-là ? Madame Amelin. - Je suis charmée de vous en voir si persuadé vous-mÃÂȘme. Eraste. - A propos de quoi en ÃÂȘtes-vous si charmée, Madame? Madame Amelin. - C'est que je trouve à propos de vous marier avec elle. Eraste. - Moi, ma tante? vous plaisantez, et je suis sûr que Madame ne serait pas de cet avis-là . Madame Amelin. - C'est pourtant elle qui me le propose. Eraste, surpris. - De m'épouser! vous, Madame! Araminte. - Pourquoi non, Eraste? cela me paraÃtrait assez convenable; qu'en dites-vous? Madame Amelin. - Ce qu'il en dit? En ÃÂȘtes-vous en peine? Araminte. - Il ne répond pourtant rien. Madame Amelin. - C'est d'étonnement et de joie, n'est-ce pas, mon neveu? Eraste. - Madame... Madame Amelin. - Quoi? Eraste. - On n'épouse pas deux femmes. Madame Amelin. - OÃÂč en prenez-vous deux? on ne vous parle que de Madame. Araminte. - Et vous aurez la bonté de n'épouser que moi non plus, assurément. Eraste. - Vous méritez un coeur tout entier, Madame; et vous savez que j'adore Angélique, qu'il m'est impossible d'aimer ailleurs. Araminte. - Impossible, Eraste, impossible! Oh! puisque vous le prenez sur ce ton-là , vous m'aimerez, s'il vous plaÃt. Eraste. - Je ne m'y attends pas, Madame. Araminte. - Vous m'aimerez, vous dis-je; on m'a promis votre coeur, et je prétends qu'on me le tienne; je crois que d'en donner deux cent mille écus, c'est le payer tout ce qu'il vaut, et qu'il y en a peu de ce prix-là . Eraste. - Angélique l'estimerait davantage. Madame Amelin. - Qu'elle l'estime ce qu'elle voudra, j'ai garanti que Madame l'aurait; il faut qu'elle l'ait, et que vous dégagiez ma parole. Eraste. - Ah! Madame, voulez-vous me désespérer? Araminte. - Comment donc vous désespérer? Madame Amelin. - Laissez-le dire. Courage, mon neveu, courage! Eraste. - Juste ciel! ScÚne X Madame Amelin, Araminte, Madame Argante, Angélique, Eraste Madame Argante. - Je viens vous chercher, Madame, puisque vous ne venez pas; mais que vois-je? Eraste soupire! ses yeux sont mouillés de larmes! il paraÃt désolé! Que lui est-il donc arrivé? Madame Amelin. - Rien que de fort heureux, quand il sera raisonnable; au reste, Madame, j'allais vous informer que nous sommes sur notre départ, Araminte, mon neveu et moi. N'auriez-vous rien à mander à Paris? Madame Argante. - A-Paris! Quoi! est-ce que vous y allez, Madame? Madame Amelin. - Dans une heure. Madame Argante. - Vous plaisantez, Madame; et ce mariage?... Madame Amelin. - Je pense que le mieux est de le laisser là ; le dégoût que vous avez marqué pour ce petit divertissement, qui me flattait, m'a fait faire quelques réflexions. Vous ÃÂȘtes trop sérieuse pour moi. J'aime la joie innocente; elle vous déplaÃt. Notre projet était de demeurer ensemble; nous pourrions ne nous pas convenir; n'allons pas plus loin. Madame Argante. - Comment! une comédie de moins romprait un mariage, Madame? Eh! qu'on la joue, Madame; qu'à cela ne tienne; et si ce n'est pas assez, qu'on y joigne l'opéra, la foire, les marionnettes, et tout ce qu'il vous plaira, jusqu'aux parades. Madame Amelin. - Non, le parti que je prends vous dispense de cet embarras-là . Nous n'en serons pas moins bonnes amies, s'il vous plaÃt; mais je viens de m'engager avec Araminte, et d'arrÃÂȘter que mon neveu l'épousera. Madame Argante. - Araminte à votre neveu, Madame! Votre neveu épouser Araminte! Quoi! ce jeune homme!... Araminte. - Que voulez-vous? Je suis à marier aussi bien qu'Angélique. Angélique, tristement. - Eraste y consent-il? Eraste. - Vous voyez mon trouble; je ne sais plus oÃÂč j'en suis. Angélique. - Est-ce là tout ce que vous répondez? Emmenez-moi, ma mÚre, retirons-nous; tout nous trahit. Eraste. - Moi, vous trahir, Angélique! moi, qui ne vis que pour vous! Madame Amelin. - Y songez-vous, mon neveu, de parler d'amour à une autre, en présence de Madame que je vous destine? Madame Argante, fortement. - Mais en vérité, tout ceci n'est qu'un rÃÂȘve. Madame Amelin. - Nous sommes tous bien éveillés, je pense. Madame Argante. - Mais, tant pis, Madame, tant pis! Il n'y a qu'un rÃÂȘve qui puisse rendre ceci pardonnable, absolument qu'un rÃÂȘve, que la représentation de votre misérable comédie va dissiper. Allons vite, qu'on s'y prépare! On dit que la piÚce est un impromptu; je veux y jouer moi-mÃÂȘme; qu'on tùche de m'y ménager un rÎle; jouons-y tous, et vous aussi, ma fille. Angélique. - Laissons-les, ma mÚre; voilà tout ce qu'il nous reste. Madame Argante. - Je ne serai pas une grande actrice, mais je n'en serai que plus réjouissante. Madame Amelin. - Vous joueriez à merveille, Madame, et votre vivacité en est une preuve; mais je ferais scrupule d'abaisser votre gravité jusque-là . Madame Argante. - Que cela ne vous inquiÚte pas. C'est Merlin qui est l'auteur de la piÚce; je le vois qui passe; je vais la lui recommander moi-mÃÂȘme. Merlin! Merlin! approchez. Madame Amelin. - Eh! non, Madame, je vous prie. Eraste, à Madame Amelin. - Souffrez qu'on la joue, Madame; voulez-vous qu'une comédie décide de mon sort, et que ma vie dépende de deux ou trois dialogues? Madame Argante. - Non, non, elle n'en dépendra pas. ScÚne XI. Madame Amelin, Araminte, Madame Argante, Eraste, Angélique, Merlin Madame Argante continue. - La comédie que vous nous destinez est-elle bientÎt prÃÂȘte? Merlin. - J'ai rassemblé tous nos acteurs; ils sont là , et nous allons achever de la répéter, si l'on veut. Madame Argante. - Qu'ils entrent. Madame Amelin. - En vérité, cela est inutile. Madame Argante. - Point du tout, Madame. Araminte. - Je ne présume pas, quoi que l'on fasse, que Madame veuille rompre l'engagement qu'elle a pris avec moi; la comédie se jouera quand on voudra, mais Eraste m'épousera, s'il vous plaÃt. Madame Argante. - Vous, Madame? Avec vos quarante ans! il n'en sera rien, s'il vous plaÃt vous-mÃÂȘme, et je vous le dis tout franc, vous avez là un trÚs mauvais procédé, Madame; vous ÃÂȘtes de nos amis, nous vous invitons au mariage de ma fille, et vous prétendez en faire le vÎtre et lui enlever son mari, malgré toute la répugnance qu'il en a lui-mÃÂȘme; car il vous refuse, et vous sentez bien qu'il ne gagnerait pas au change; en vérité, vous n'ÃÂȘtes pas concevable à quarante ans lutter contre vingt! Vous rÃÂȘvez, Madame. Allons, Merlin, qu'on achÚve. ScÚne XII. Tous les acteurs. Madame Argante continue. - J'ajoute dix pistoles à ce qu'on vous a promis, pour vous exciter à bien faire. Asseyons-nous, Madame, et écoutons. Madame Amelin. - Ecoutons donc, puisque vous le voulez. Merlin. - Avance, Blaise; reprenons oÃÂč nous en étions. Tu te plaignais de ce que j'aime Colette; et c'est, dis-tu, Lisette qui te l'a appris? Blaise. - Bon! qu'est-ce que vous voulez que je dise davantage? Madame Argante. - Vous plaÃt-il de continuer, Blaise? Blaise. - Non; noute mÚre m'a défendu de monter sur le thiùtre. Madame Argante. - Et moi, je lui défends de vous en empÃÂȘcher je vous sers de mÚre ici, c'est moi qui suis la vÎtre. Blaise. - Et au par-dessus, on se raille de ma parsonne dans ce peste de jeu-là , noute maÃtresse; Colette y fait semblant d'avoir le coeur tendre pour Monsieur Merlin, Monsieur Merlin de li céder le sien; et maugré la comédie, tout ça est vrai, noute maÃtresse; car ils font semblant de faire semblant, rien que pour nous en revendre, et ils ont tous deux la malice de s'aimer tout de bon en dépit de Lisette qui n'en tùtera que d'une dent, et en dépit de moi qui sis pourtant retenu pour gendre de mon biau-pÚre. Les dames rient. Madame Argante. - Eh! le butor! on a bien affaire de vos bÃÂȘtises. Et vous, Merlin, de quoi vous avisez-vous d'aller faire une vérité d'une bouffonnerie? Laissez-lui sa Colette, et mettez-lui l'esprit en repos. Colette. - Oui, mais je ne veux pas qu'il me laisse, moi; je veux qu'il me garde. Madame Argante. - Qu'est-ce que cela signifie, petite fille? Retirez-vous, puisque vous n'ÃÂȘtes pas de cette scÚne-ci; vous paraÃtrez quand il sera temps; continuez, vous autres. Merlin. - Allons, Blaise, tu me reproches que j'aime Colette? Blaise. - Eh! morguié, est-ce que ça n'est pas vrai? Merlin. - Que veux-tu, mon enfant? elle est si jolie, que je n'ai pu m'en empÃÂȘcher. Blaise, à Madame Argante. - Eh bian! Madame Argante, velà -t-il pas qu'il le confesse li-mÃÂȘme? Madame Argante. - Qu'est-ce que cela te fait, dÚs que ce n'est qu'une comédie? Blaise. - Je m'embarrasse, morguié! bian de la farce; qu'alle aille au guiable, et tout le monde avec! Merlin. - Encore! Madame Argante. - Quoi! on ne parviendra pas à vous faire continuer? Madame Amelin. - Eh! Madame, laissez là ce pauvre garçon vous voyez bien que le dialogue n'est pas son fort. Madame Argante. - Son fort ou son faible, Madame, je veux qu'il réponde ce qu'il sait, et comme il pourra. Colette. - Il braira tant qu'on voudra; mais c'est là tout. Blaise. - Eh! pardi! faut bian braire, quand on en a sujet. Lisette. - A quoi sert tout ce que vous faites là , Madame? Quand on achÚverait cette scÚne-ci, vous n'avez pas l'autre; car c'est moi qui dois la jouer, et je n'en ferai rien. Madame Argante. - Oh! vous la jouerez; je vous assure. Lisette. - Ah! nous verrons si on me fera jouer la comédie malgré moi. ScÚne XIII. Tous les acteurs de la scÚne précédente, et Le Notaire qui arrive. Le Notaire, s'adressant à Madame Amelin. - Voilà , Madame, le contrat que vous m'avez demandé; on y a exactement suivi vos intentions. Madame Amelin, à Araminte, bas. - Faites comme si c'était le vÎtre. A Madame Argante. Ne voulez-vous pas bien honorer ce contrat-là de votre signature, Madame? Madame Argante. - Et pour qui est-il donc, Madame? Araminte. - C'est celui d'Eraste et le mien. Madame Argante. - Moi! signer votre contrat, Madame! ah! je n'aurai pas cet honneur-là , et vous aurez, s'il vous plaÃt, la bonté d'aller vous-mÃÂȘme le signer ailleurs. Au notaire. Remportez, remportez cela, Monsieur. A Madame Amelin. Vous n'y songez pas, Madame; on n'a point ces procédés-là ; jamais on n'en vit de pareils. Madame Amelin. - Il m'a paru que je ne pouvais marier mon neveu, chez vous, sans vous faire cette honnÃÂȘteté-là , Madame, et je ne quitterai point que vous n'ayez signé, qui pis est; car vous signerez. Madame Argante. - Oh! il n'en sera rien; car je m'en vais. Madame Amelin, l'empÃÂȘchant. - Vous resterez, s'il vous plaÃt; le contrat ne saurait se passer de vous. A Araminte. Aidez-moi, Madame; empÃÂȘchons Madame Argante de sortir. Araminte. - Tenez ferme, je ne plierai point non plus. Madame Argante. - OÃÂč en sommes-nous donc, Mesdames? Ne suis-je pas chez moi? Eraste, à Madame Amelin. - Eh! à quoi pensez-vous, Madame? Je mourrais moi-mÃÂȘme plutÎt que de signer. Madame Amelin. - Vous signerez tout à l'heure, et nous signerons tous. Madame Argante. - Apparemment que Madame se donne ici la comédie, au défaut de celle qui lui a manqué. Madame Amelin, riant. - Ah! ah! ah! Vous avez raison; je ne veux rien perdre. Le Notaire. - Accommodez-vous donc, Mesdames; car d'autres affaires m'appellent ailleurs. Au reste, suivant toute apparence, ce contrat est à présent inutile, et n'est plus conforme à vos intentions, puisque c'est celui qu'on a dressé hier, et qu'il est au nom de Monsieur Eraste et de Mademoiselle Angélique. Madame Amelin. - Est-il vrai? Oh! sur ce pied-là , ce n'est pas la peine de le refaire; il faut le signer comme il est. Eraste. - Qu'entends-je? Madame Argante. - Ah! ah! j'ai donc deviné; vous vous donniez la comédie, et je suis prise pour dupe; signons donc. Vous ÃÂȘtes toutes deux de méchantes personnes. Eraste. - Ah! je respire. Angélique. - Qui l'aurait cru? Il n'y a plus qu'à rire. Araminte, à Madame Argante. - Vous ne m'aimerez jamais tant que vous m'avez haïe; mais mes quarante ans me restent sur le coeur; je n'en ai pourtant que trente-neuf et demi. Madame Argante. - Je vous en aurais donné cent dans ma colÚre; et je vous conseille de vous plaindre, aprÚs la scÚne que je viens de vous donner! Madame Amelin. - Et le tout sans préjudice de la piÚce de Merlin. Madame Argante. - Oh! je ne vous le disputerai plus, je n'en fais que rire; je soufflerai volontiers les acteurs, si l'on me fùche encore. Lisette. - Vous voilà raccommodés; mais nous... Merlin. - Ma foi, veux-tu que je te dise? Nous nous régalions nous-mÃÂȘmes dans ma parade pour jouir de toutes vos tendresses. Colette. - Blaise, la tienne est de bon acabit; j'en suis bien contente. Blaise, sautant. - Tout de bon? baille-moi donc une petite franchise pour ma peine. Lisette. - Pour moi, je t'aime toujours; mais tu me le paieras, car je ne t'épouserai de six mois. Merlin. - Oh! Je me fùcherai aussi, moi. Madame Argante. - Va, va, abrÚge le terme, et le réduis à deux heures de temps. Allons terminer. La Provinciale Acteurs Madame La ThibaudiÚre, provinciale. Cathos, sa suivante. Colin, son valet. Madame Lépine, femme d'intrigues. Le Chevalier de La TrigaudiÚre. La Ramée, son valet. Monsieur Lormeau, cousin de Madame La ThibaudiÚre. Monsieur Derval, prétendant de Madame La ThibaudiÚre. Ses Soeurs. Une dame inconnue. Marton, sa suivante. La scÚne se passe dans un hÎtel à Paris. ScÚne premiÚre. Madame Lépine, Le Chevalier, La Ramée Ils entrent en se parlant. Madame Lépine. - Ah! vraiment, il est bien temps de venir je n'ai plus le loisir de vous entretenir; il y a une heure que je vous attends, et que vous devriez ÃÂȘtre ici. Le Chevalier. - C'est la faute de ce coquin-là , qui m'a éveillé trop tard. La Ramée. - Ma foi, c'est que je ne me suis pas éveillé plus tÎt. Quand on dort, on ne se ressouvient pas de se lever. Madame Lépine. - Madame La ThibaudiÚre est presque habillée elle ou Lisette peut descendre dans cette salle-ci, et il faut ÃÂȘtre plus exact. Le Chevalier. - Ne vous fùchez pas. De quoi s'agit-il? Mettez-moi au fait en deux mots qu'est-ce que c'est d'abord que Madame La ThibaudiÚre? Madame Lépine. - Une femme de province, qui n'est ici que depuis huit jours; qui est venue occuper un trÚs grand appartement, précisément dans l'hÎtel oÃÂč je suis logée; avec qui j'ai lié connaissance le surlendemain de son arrivée; qui est veuve depuis un an; qui a presque toujours demeuré à la campagne, qui jamais n'a vu Paris, ni quitté la province; qui, depuis six mois, a hérité d'un oncle qui la laisse prodigieusement riche; et qui, le jour mÃÂȘme oÃÂč je la connus, reçut un remboursement de plus de cent mille livres, qu'elle a encore. Le Chevalier. - Qu'elle a encore? La Ramée. - Qu'elle a encore!... cela est beau! Le Chevalier. - Et c'est cette femme-là , sans doute, avec qui je vous rencontrai avant-hier à midi dans la boutique de ce marchand, oÃÂč j'étais moi-mÃÂȘme avec ces deux dames? Madame Lépine. - Elle-mÃÂȘme. Vous comprenez à présent pourquoi j'affectai tant de vous connaÃtre et de vous saluer; pourquoi je vous glissai à l'oreille de la lorgner beaucoup, et de vous trouver le mÃÂȘme jour au Luxembourg, oÃÂč je serais avec elle, et d'y continuer vos lorgneries. Le Chevalier. - Oui, je commence à ÃÂȘtre au fait. La Ramée. - Parbleu, cela n'est pas difficile! le remboursement rend cela plus clair que le jour. Le Chevalier. - Vous me dÃtes aussi d'envoyer La Ramée le lendemain à votre hÎtel, à l'heure de votre dÃner, sous prétexte de savoir à quelle heure je pourrais vous voir aujourd'hui. Quelle était votre idée, Madame Lépine? Madame Lépine. - Que La Ramée entrùt dans la salle oÃÂč nous dÃnions, Madame La ThibaudiÚre et moi; qu'elle le reconnût pour l'avoir vu la veille avec vous, et qu'elle se doutùt que vous ne vouliez venir me parler que pour tùcher de la voir encore, comme en effet elle s'en est doutée. La Ramée. - J'entends quelqu'un. Madame Lépine. - Je vous le disais bien; c'est elle-mÃÂȘme! et je ne vous ai pas dit la moitié de ce qu'il faut que vous sachiez. Mais heureusement je pense qu'elle va sortir pour quelque achat qu'elle doit faire ce matin. Contentez-vous à présent de la saluer en homme qui ne vient voir que moi. Le Chevalier. - Ne vous inquiétez point. ScÚne II. Madame Lépine, Le Chevalier, La Ramée, Madame La ThibaudiÚre, Cathos, suivante. Madame La ThibaudiÚre. - Je vous cherchais, Madame Lépine, pour vous emmener avec moi. Mais vous avez compagnie, et je ne veux point vous déranger. Tous les acteurs se saluent. Le Chevalier. - Déranger, Madame? Quant à moi, je ne sache rien qui m'arrange tant que le plaisir de vous voir. Madame La ThibaudiÚre. - Cela est fort galant, Monsieur, mais vous pouvez avoir quelque chose à vous dire; je suis pressée, et je crois devoir vous laisser en liberté. Adieu, Madame Lépine je ne serai pas longtemps absente, et nous nous reverrons bientÎt. La Ramée salue Cathos avec affectation. ScÚne III. Le Chevalier, Madame Lépine, La Ramée Le Chevalier. - Oh! oui, Madame Lépine à vue de pays, nous viendrons à bout de cette femme-là . Elle a des façons qui nous le promettent, et je prévois que nous la subjuguerons, en la flattant d'avoir de bons airs. Madame Lépine. - Je n'en doute pas, moi qui la connais. Le Chevalier, tirant une lettre. - Elle me paraÃt faite pour la lettre que je lui ai écrite, en supposant que je ne la visse pas chez vous, et qu'elle ne refusera pas de prendre de votre main. Madame Lépine la reçoit. - Oui, mais elle va revenir, et je ne veux pas qu'elle vous retrouve. Laissez-moi seulement La Ramée, que je vais instruire de ce qu'il est bon que vous sachiez. Il ira vous rejoindre, et vous reviendrez ensemble. Le Chevalier. - Soit. A La Ramée. Je vais donc t'attendre chez moi. La Ramée. - Oui, Monsieur. Madame Lépine, rappelant le Chevalier. - Chevalier, un mot. Souvenez-vous de nos conventions aprÚs le succÚs de cette aventure-ci, au moins. Le Chevalier. - Pouvez-vous vous méfier de moi? Il part. La Ramée, le rappelant. - Monsieur, Monsieur, un autre petit mot, s'il vous plaÃt. Le Chevalier, revenant. - Que me veux-tu? La Ramée. - Vous oubliez un rÚglement pour moi. Le Chevalier. - Qu'appelles-tu un rÚglement? tu nous parles comme à des fripons. La Ramée. - Non pas, mais comme à des espiÚgles dont j'ai l'honneur d'ÃÂȘtre associé. Vous allez attaquer un coeur novice dont vous aurez le pillage; vous serez les chefs de l'action regardez-moi comme un soldat qui demande sa paye. Le Chevalier. - Assurément. Madame Lépine. - Oui, il a raison. Allons, La Ramée, on récompensera bien tes services, je te le promets. La Ramée. - Grand merci, mon capitaine. Et votre lieutenant, quelle est sa pensée un peu au net? Le Chevalier. - Il y aura cinquante pistoles pour toi; adieu. ScÚne IV. Madame Lépine, La Ramée La Ramée. - Madame Lépine, il s'agit ici d'une espÚce de parti bleu honnÃÂȘte contre une cassette; et par ma foi, cinquante pistoles, ce n'est pas assez. Si je désertais chez l'ennemi, ma désertion me vaudrait davantage. Madame Lépine. - Déserter! garde-t'en bien, La Ramée! La Ramée. - Oh! ne craignez rien ce n'est qu'une petite réflexion dont je vous avise. Madame Lépine. - Tu seras content du Chevalier et de moi; je te le garantis ton payement sera le premier levé. La Ramée. - Tant mieux! Madame Lépine. - Dis-moi cette lettre qu'il m'a laissée, est-elle dans le goût que j'ai demandé? La Ramée. - Comptez sur le billet doux le plus cavalier, le plus leste, le plus dégagé... vous verrez! vous verrez! Ce n'est pas pour me vanter, mais j'y ai quelque part. Il n'a pas plus de sept ou huit lignes; et en honneur, c'est un chef-d'oeuvre d'impertinence. Soyez sûre qu'une femme sensée, en pareil cas, en ferait jeter l'auteur par les fenÃÂȘtres. Madame Lépine. - Et voilà précisément comme il nous le faut avec notre provinciale, préparée comme elle l'est! c'est cette impertinence-là qui en fera le mérite auprÚs d'elle. La Ramée. - Il est parfait, vous dis-je; il est écrit sous ma dictée; bien entendu que ladite Marquise soit assez folle pour le soutenir. Le succÚs dépend de l'état oÃÂč vous avez mis sa tÃÂȘte. Madame Lépine. - Oh! rien n'y manque. La Ramée. - Et puis, c'est une tÃÂȘte de femme, ce qui prÃÂȘte beaucoup. Et le Chevalier, à propos, l'avez-vous fait de grande maison, tout fils de bourgeois qu'il est? Madame Lépine. - Oh! c'est un de nos galants du bel air, et des plus répandus que j'aie jamais connu chez tout ce qu'il y a de plus distingué. La Ramée. - Et en quelle qualité ÃÂȘtes-vous avec elle? Ne serait-il pas nécessaire de le savoir? Madame Lépine. - Mon enfant, dans une qualité assez équivoque, et j'allais te le dire. Je ne suis ni son égale, ni son inférieure. La Ramée. - On peut vous appeler un ambigu. Madame Lépine. - Elle a voulu que je demeurasse avec elle elle me loge, me nourrit, m'a déjà fait quelques petits présents, que j'ai d'abord refusés par décence, et que j'ai acceptés par amitié. Voici mon histoire je suis une jeune dame veuve, qui était à son aise, mais qui a de la peine à présent à soutenir noblesse, à cause de la perte d'un grand procÚs, qui me force à vivre retirée. Avant mon mariage, j'ai passé quelques années avec des duchesses et mÃÂȘme des princesses, dont j'avais l'honneur d'ÃÂȘtre la compagne gagée et qui me menaient partout, ce qui m'a acquis une expérience consommée sur les usages du beau monde, en vertu de laquelle je gouverne notre provinciale. La Ramée. - Le joli roman! Madame Lépine. - Mais comme, d'un autre cÎté, la fortune lui donne de grands avantages sur une dame ruinée, j'ai la modestie de négliger les cérémonies avec la Marquise de la ThibaudiÚre, de lui céder les honneurs du pas, et de laisser, entre elle et moi, une petite distance qui me gagne sa vanité, et qui ne me coûte que des égards et quelques flatteries, de façon que je suis tour à tour, et sa complaisante, et son oracle. La Ramée. - Quel génie supérieur! Ah! Madame Lépine, avec un pareil don du ciel, le patrimoine du prochain sera toujours le vÎtre! Madame Lépine. - Votre Marquise, au reste, n'a encore reçu de visite que d'un de ses parents, homme de province assez ùgé, et qui, pour terminer une grande affaire qu'elle a ici, vient la marier avec un homme de considération, qu'il doit lui amener incessamment, et qui la fixerait à Paris. Entends-tu? La Ramée. - Malepeste! voilà un mariage qu'il faut gagner de vitesse, de peur que le remboursement ne change de place, et ne soit stipulé dans le contrat. Mais, Madame Lépine, au lieu de nous en tenir à ces petits bénéfices de passage, si nous épousions la future; si nous tùchions de saisir le gros de l'arbre, au lieu des branches? Madame Lépine. - Cela serait trop difficile, et puis j'irais directement contre mes préceptes je lui ai déjà dit que, pour le bon air, il était indécent d'aimer son mari, et qu'il ne fallait garder l'amour que pour la galanterie, et non pas pour le mariage ainsi il n'y a pas moyen. Adieu, va-t'en, tout est dit. La Ramée. - Je sors donc, songez à mes intérÃÂȘts. Madame Lépine. - Tu peux t'en fier à moi; pars. Et puis elle le rappelle. St, st, La Ramée! je rÃÂȘve que nous aurions besoin d'une femme qui, sur le pied d'amante de ton maÃtre, et d'amante jalouse, se douterait de son intrigue avec la Marquise, et viendrait hardiment ici, ou pour l'y chercher, ou pour examiner sa rivale, et lui dirait en mÃÂȘme temps de la suivre chez un notaire, afin d'y achever le paiement d'un régiment qu'il achÚterait. La Ramée, riant. - D'un régiment fabuleux, de votre invention? Madame Lépine. - Oui, que je lui donne, et qu'on supposera. La Ramée, rÃÂȘvant. - Je ferai votre affaire. Il s'agit d'une virtuose, et nous en connaissons tant... je vous en fournirai une, moi... Elle ne sera pas de votre force, Madame Lépine; mais elle ne sera pas mal. Sont-ce là tous les outils qu'il vous faut?... Quand voulez-vous celui-là ? Madame Lépine. - TantÎt, quand le Chevalier sera revenu. La Ramée. - Vous serez servie. Madame Lépine. - Adieu donc. La Ramée, feignant de s'en aller. - Adieu. Et puis se retournant. N'avez-vous plus rien à me dire? Madame Lépine. - Non. La Ramée. - Je ne suis pas de mÃÂȘme... je rÃÂȘve aussi, moi. Madame Lépine. - Parle. La Ramée. - Vous avez une lettre du Chevalier à rendre à la Marquise... oserais-je en toute humilité vous en confier une pour mon petit compte? Madame Lépine. - Qu'est-ce que c'est qu'une pour toi? Est-ce que tu écris aussi à la Marquise? La Ramée. - Non, c'est une porte plus bas; c'est à Cathos dont je ne sais le nom que de tout à l'heure, à ce petit minois de femme de chambre, qui était avec vous chez ce marchand, qui me parut niaise, mais jolie, et avec qui, par inspiration, j'ébauchai une petite conversation de regards, oÃÂč elle joua assez bien sa partie; et hier, quand le Chevalier m'envoya chez vous, en redescendant, je la trouvai sur la porte d'un entre-sol, oÃÂč je repris le fil du discours par un Votre valet trÚs humble, Mademoiselle, et par une ou deux révérences, aussi bien troussées, soutenues d'un déhanchement aussi parfait!... Je sentis, en vérité, que cela lui allait au coeur. Nous venons encore de nous entre-saluer ici; et à l'exemple de mon maÃtre, dont vous rendrez le billet, voici un petit bout de papier que j'ai écrit, et que je vous supplierai de lui remettre par la mÃÂȘme commodité. Madame Lépine. - Par la mÃÂȘme commodité!... Mons de la Ramée, vous me manquez de respect. La Ramée. - Oh! vous ÃÂȘtes si fort au-dessus de cette puérile délicatesse-là ; vous ÃÂȘtes si serviable!... Madame Lépine. - Mais à quoi vous conduira cet amour-là ? La Ramée. - Hélas! à ce qu'il pourra. Je ne m'attends pas qu'on ait rien remboursé à Cathos; mais si vous vouliez, chemin faisant, la mettre un peu en goût d'ÃÂȘtre du bel air avec moi, je n'aurai point de régiment à acheter, mais j'aurai quelque payement à faire, et tout m'est bon je glanerai; ce qui viendra, je le prendrai. Madame Lépine. - Soit; je glisserai à tout hasard quelques mots en votre faveur. A l'égard de votre papier, faites-lui votre commission vous-mÃÂȘme, puisque la voilà qui vient; et puis, partez pour rejoindre votre maÃtre. La Ramée. - Vous allez voir mon aisance. ScÚne V. Madame Lépine, La Ramée, Cathos Cathos. - Nous sommes revenues; et Madame la Marquise s'est arrÃÂȘtée dans le jardin. Vous avez donc encore du monde? Madame Lépine. - Oui, c'est Monsieur de la Ramée qui m'apporte un billet que Monsieur le Chevalier avait oublié de me donner. La Ramée, saluant Cathos. - Et il m'en reste encore un dont l'objet de mes soupirs aura, s'il vous plaÃt, la bonté de me défaire. Cathos, saluant. - Est-ce moi que Monsieur veut dire? La Ramée. - Et qui donc, divine brunette? Vous n'ignorez pas l'objet que j'aime! Cathos, riant niaisement. - Je me doute qui c'est, par-ci, par-là . Madame Lépine, riant. - Ha, ha, ha, courage!... Mons de la Ramée est un illustre au moins, un garçon trÚs couru. La Ramée, à Cathos. - Et ce garçon si couru, c'est vous qui l'avez attrapé. Cathos. - Je ne cours pourtant pas trop fort; et vous me contez des fleurettes, Monsieur. La Ramée. - Oh! palsambleu, beauté sans pair, vous avez lu dans mes yeux que je vous adore, et je requiers de pouvoir en lire autant dans les vÎtres. Cathos. - Ah! dame! il faut le temps de faire réponse. La Ramée. - Vous m'avez promis dans un regard ou deux que je n'attendrais pas, et je suis impatient. C'est ce que vous verrez dans cette petite épÃtre qui vous entretiendra de moi jusqu'à mon retour, et que je n'ai pu qu'adresser à Mademoiselle, Mademoiselle en blanc, faute d'ÃÂȘtre instruit de votre nom. Comment vous appelle-t-on, mes amours, afin que je l'écrive? Cathos, saluant. - Il n'y a qu'à mettre Cathos, pour vous servir, si j'en suis capable. La Ramée, tirant un crayon. - TrÚs capable! extrÃÂȘmement capable! Il écrit. Madame Lépine, je vous demande pardon de la liberté que je prends devant vous, mais ce petit minois m'étourdit; il est céleste, il m'égare; il s'agit d'amour, et cela passe partout... N'est-ce pas Cathos que vous dites, charme de ma vie? Cathos. - Oui, Monsieur. La Ramée, écrivant. - Ce nom-là m'est familier; je connais une des plus belles pies du monde qui s'appelle de mÃÂȘme. Cathos. - Oh! mais je m'appelle aussi Charlotte. La Ramée, lui donnant sa lettre. - La pie n'a pas cet honneur-là , et tous vos noms sont des enchantements. Prenez, Charlotte en lui présentant la lettre, prenez cette lettre, et souvenez-vous que c'est Charlot de la Ramée qui vous la présente, et qui brûle d'en avoir réponse. Adieu, bel oeil; adieu, figure triomphante, et adieu, bijou tout neuf! Madame Lépine. - Je pense comme toi, La Ramée. La Ramée. - Madame, votre approbation met le comble à son éloge. Et puis à Cathos. A propos! j'oubliais votre main... donnez-moi, que je la baise. Cathos, retirant sa main. - Ma main? eh mais, c'est de bonne heure. ScÚne VI. Monsieur Lormeau, les acteurs précédents. La Ramée, sans le voir, et à Cathos. - Hé bien, je vous fais crédit jusqu'à tantÎt. Monsieur Lormeau, qui a entendu. - Qu'est-ce que c'est que cet homme-là , Cathos? Et à La Ramée. A qui donc parlez-vous de faire crédit ici? La Ramée, en s'en allant. - A la merveilleuse Cathos, suivante de Madame la Marquise, Monsieur. Il part. Monsieur Lormeau. - Ce drÎle-là a l'air d'un fripon; Madame Lépine, que signifie ce crédit et cette Marquise? Cathos. - Bon, du crédit! c'est qu'il raille; c'est ma main qu'il voulait baiser, et qu'il ne baisera que tantÎt. Monsieur Lormeau. - Qu'il ne baisera que tantÎt, qu'est-ce que cela signifie? Cathos. - Oui, l'affaire est remise. A l'égard du garçon, c'est l'homme de chambre d'un jeune chevalier de nos amis; et la Marquise, c'est Madame voilà tout. Monsieur Lormeau. - Quelle Madame? ma parente? Cathos. - Elle-mÃÂȘme. Monsieur Lormeau. - Eh! depuis quand est-elle marquise? de quelle promotion l'est-elle? Cathos. - D'avant-hier matin cela se conclut une heure aprÚs son dÃner. Monsieur Lormeau, à Madame Lépine. - Madame, ne m'apprendrez-vous pas ce que c'est que ce marquisat? Madame Lépine. - Madame La ThibaudiÚre m'a dit qu'elle avait une terre qui portait ce titre, et elle l'a pris elle-mÃÂȘme, ce qui est assez d'usage. Cathos. - Pardi, on se sert de ce qu'on a. Monsieur Lormeau. - Elle n'y songe pas. Est-elle folle? Je ne l'appellerai jamais que Madame Riquet; c'est son nom, et non pas La ThibaudiÚre. Cathos. - Bon! Madame Riquet, pendant qu'on a un chùteau de qualité! Monsieur Lormeau. - Fort bien! en voilà une à qui la tÃÂȘte a tourné aussi. Madame Lépine, voulez-vous que je vous dise? je crois que vous me gùtez la maÃtresse et la servante. Madame Lépine. - Je les gùte, Monsieur? je les gùte?... Vous ne mesurez pas vos discours; et ces termes-là ne conviennent pas à une femme comme moi. Cathos. - Madame sait les belles compagnies sur le bout de son doigt; elle nous apprend toutes les pratiques galantes, et la coutume des marquises, comtesses et duchesses voyez si cela peut gùter le monde. Monsieur Lormeau. - Vous ÃÂȘtes en de bonnes mains à ce qui me semble, et vous me paraissez déjà fort avancée. Au surplus, Madame Riquet est sa maÃtresse. OÃÂč est-elle? peut-on la voir? n'y aura-t-il point quelque coutume galante qui m'en empÃÂȘche? Cathos. - Tenez, la voilà qui vient. ScÚne VII. Madame La ThibaudiÚre, les acteurs précédents. Monsieur Lormeau. - Bonjour, ma cousine. Madame La ThibaudiÚre. - Ah! bonjour, Monsieur, et non pas mon cousin. Monsieur Lormeau, les premiers mots à part. - Autre pratique galante!... Et à Madame La ThibaudiÚre. D'oÃÂč vient donc? Madame La ThibaudiÚre. - C'est qu'on n'ai ni cousin ni cousine à Paris, mon trÚs cher... A cela prÚs, que me voulez-vous? Monsieur Lormeau. - Est-il vrai que vous avez changé de nom? Madame La ThibaudiÚre. - Point du tout... De qui tenez-vous cela? Monsieur Lormeau. - De Cathos, qui m'a voulu faire accroire que vous avez pris le nom de Marquise de la ThibaudiÚre. Madame La ThibaudiÚre. - Il est vrai; mais ce n'est pas là changer de nom c'est prendre celui de sa terre. Madame Lépine. - Il n'y a rien de si commun. Madame La ThibaudiÚre. - Oui, mais Monsieur Lormeau ne sait point cela, il faut l'en instruire; il est dans les simplicités de province. Allez, Monsieur, rassurez-vous, nous n'en serons pas moins bons parents... A propos, vous vis-je hier? Comment vous portez-vous aujourd'hui? Monsieur Lormeau. - Vous voyez, assez bien, Dieu merci... mais, ma cousine, encore un petit mot. Feu Monsieur Riquet... Madame La ThibaudiÚre, à Madame Lépine, à part. - Ce bonhomme, avec sa cousine et son Riquet! Madame Lépine sourit. Cathos, riant tout haut. - Ha, ha, ha! Madame La ThibaudiÚre, riant aussi. - Eh bien, que souhaite le cousin de la cousine? Monsieur Lormeau, levant les épaules. - Madame, ou Marquise... Lequel aimez-vous le mieux? Madame La ThibaudiÚre. - Madame est bon, Marquise aussi, toujours l'un ou l'autre; c'est la rÚgle. Achevez. Monsieur Lormeau. - Feu votre mari s'appelait Monsieur Riquet, n'est-il pas vrai? il s'ensuit donc que vous ÃÂȘtes la veuve Riquet. Madame La ThibaudiÚre, avec dédain. - Prenez donc garde! Veuve Riquet et Marquise n'ont jamais été ensemble. Veuve Riquet se dit de la marchande du coin. Mon mari, au reste, s'appelait Monsieur Riquet, j'en conviens; mais, depuis sa mort, j'ai hérité du marquisat de la ThibaudiÚre, et j'en prends le nom, comme de son vivant il l'aurait pris lui-mÃÂȘme, s'il avait été raisonnable. Allons, n'en parlons plus. Que devenez-vous aujourd'hui? Avez-vous des nouvelles de mon affaire? Monsieur Lormeau. - Oui, Marquise; et je venais vous dire que je vous amÚnerai tantÎt la personne avec qui je travaille à vous marier, pour vous éviter le procÚs que vous auriez ensemble touchant votre succession; c'est un homme de distinction qui vous donnera un assez beau rang. Mais, de grùce, ne changez rien aux maniÚres que vous aviez il n'y a pas plus de huit jours; et laissez là les pratiques galantes, et la coutume des comtesses, marquises et duchesses... Adieu, cousine. Madame La ThibaudiÚre. - Salut au cousin. ScÚne VIII. Madame La ThibaudiÚre, Madame Lépine, Cathos Madame La ThibaudiÚre. - Les pratiques galantes et la coutume des comtesses, marquises et duchesses les plaisantes expressions!... c'est que nos maniÚres sont de l'arabe pour lui. Cathos. - C'est moi qui lui ai enseigné cet arabe-là pour rire. Madame Lépine. - Ha! que ce gentilhomme est grossier, Marquise! que Monsieur votre cousin est campagnard! Madame La ThibaudiÚre. - Ha! d'un campagnard, d'un rustique!... Cathos. - D'un lourd, d'un malappris! Madame Lépine. - Savez-vous bien, au reste, que vous venez de m'étonner, Marquise? Madame La ThibaudiÚre. - Comment? Madame Lépine. - Oui, m'étonner! Je vous admire! Vous avez eu tout à l'heure des façons de parler aussi distinguées, d'un aussi bon ton, des tours d'une finesse et d'une ironie d'un aussi bon goût qu'il y en ait à la cour. Vous excellerez, Marquise, vous excellerez. Madame La ThibaudiÚre. - Est-il possible? c'est à vous à qui j'en ai l'obligation. Cathos. - J'avance aussi, moi, n'est-ce pas? je me polis. Madame Lépine. - Pas mal, Cathos, pas mal. Madame La ThibaudiÚre. - Madame Lépine, si Cathos changeait de nom? Cathos me déplaÃt, ai-je tort? Madame Lépine. - Vous me charmez! Il faut que je vous embrasse, Marquise, je n'y saurais tenir; voilà un dégoût qui part du sentiment le plus exquis, et que vous avez sans le secours de personne, ce qui est particulier... Oui, vous avez raison Cathos ne vaut rien, il rappelle son ménage de province. Madame La ThibaudiÚre. - Justement. Allons, plus de Cathos, entendez-vous? Cathos, je vous fais Lisette. Madame Lépine. - Fort bien. Cathos. - Quel plaisir! Je serai Lisette par-ci, Lisette par-là ... Ce nom me dégourdit. Madame La ThibaudiÚre. - Vous croyez donc, Madame Lépine, que je puis à présent me produire? Madame Lépine. - Au moment oÃÂč nous parlons, vous faites peut-ÃÂȘtre plus de bruit que vous ne pensez. Madame La ThibaudiÚre. - Moi, du bruit? sérieusement! du bruit? Madame Lépine. - Je sais un cavalier des plus aimables, qui vous donne actuellement la préférence sur nombre de femmes, qui en sont bien piquées. Voyez-vous cette lettre-là qu'on est venu tantÎt à genoux me prier de vous rendre? Madame La ThibaudiÚre. - A genoux! voilà qui est passionné. Cathos. - En voyez-vous une qu'on m'a donnée seulement debout, mais avec des civilités? Madame La ThibaudiÚre. - Quoi! déjà deux lettres? Cathos. - Oui, Marquise, chacune la nÎtre. Madame Lépine. - Celle-ci est du Chevalier, qui, sans contredit, est l'homme de France le plus à la mode. Madame La ThibaudiÚre. - Ah! joli homme! il a je ne sais quelle étourderie si agréable; mais je l'ai donc frappé? Je le soupçonnais, Madame Lépine; c'est ici oÃÂč j'ai besoin d'un peu d'instruction. Comment traiterai-je avec lui? Quoi qu'il en dise, dans le fond, notre liaison n'est presque rien; cependant il m'écrit, et me parle d'amour apparemment. Dans mon pays, cela me paraÃtrait impertinent; ici, ce n'est peut-ÃÂȘtre qu'une liberté de savoir-vivre. Mais recevrai-je son billet? je crois que non. Madame Lépine. - Ne pas le recevoir? Je serais curieuse de savoir sur quoi vous fondez cette opinion-là . Madame La ThibaudiÚre. - C'est-à -dire que ma difficulté est encore un reste de barbarie. Ah! maudite éducation de province, qu'on a peine à se défaire de toi! Sachez donc que parmi nous on ne peut recevoir un billet doux du premier venu sans blesser les bonnes moeurs. Cathos. - Dame! oui, voilà ce que la vertu de chez nous en pense. Madame Lépine. - La plaisante superstition! Quel rapport y a-t-il d'une demi-feuille de papier à de la vertu? Cathos. - Quand ce serait une feuille tout entiÚre? Madame La ThibaudiÚre. - Que voulez-vous? j'arrive, à peine suis-je débarquée, et je sors du pays de l'ignorance crasse. Madame Lépine. - Renvoyez un billet vous seriez perdue; il n'y aurait plus de réputation à espérer pour vous. A Paris, manquez-vous de moeurs? on en rit, et on vous le pardonne. Manquez-vous d'usage? vous n'en revenez point, vous ÃÂȘtes noyée. Cathos. - Et cela, pour un chiffon de papier. Madame La ThibaudiÚre. - Oh! j'y mettrai bon ordre! M'écrive à présent qui voudra, je prends tout, je reçois tout, je lis tout. Cathos. - Oh! pardi, pour moi, je n'ai pas fait la bégueule. Madame Lépine, lui présentant la lettre. - Allons, Marquise, femme de qualité, ouvrez le billet, et lisez ferme. Madame La ThibaudiÚre, ouvrant vite. - Tenez, voilà comme j'hésite. Ai-je la main timide? Madame Lépine. - Non pourvu que vous répondiez aussi hardiment, tout ira bien. Madame La ThibaudiÚre. - Répondre?... cela est violent. Madame Lépine. - Quoi? Madame La ThibaudiÚre. - Je dis violent, en province. Madame Lépine. - Je vous ai cru étonnée, j'ai craint une rechute. Madame La ThibaudiÚre. - Etonnée pour une réponse? Si vous me piquez, j'en ferai deux. Madame Lépine. - Une suffira. Cathos, ouvrant sa lettre. - Allons, voilà la mienne ouverte, et si je ne la lis, ni ne réponds, je vous prends à témoin que c'est que je ne sais ni lire ni écrire. Madame Lépine. - Garde-la; je te la lirai. Cathos. - Grand merci! il faudra bien, afin de sauver ma réputation. Madame Lépine. - Eh bien, Marquise, ÃÂȘtes-vous contente du style du Chevalier? Madame La ThibaudiÚre, riant. - Il est charmant, je dis charmant! mais bien m'en prend d'ÃÂȘtre avertie quinze jours plus tÎt, j'aurais pris cette lettre-là pour une insulte, Madame Lépine, pour une insulte! car elle est hardie, familiÚre. On dirait qu'il y a dix ans qu'il me connaÃt. Madame Lépine. - Je le crois. Le Chevalier, qui sait son monde, vous traite en femme instruite. Madame La ThibaudiÚre. - Vraiment, je ne m'en plains pas; il me fait honneur... tenez, lisez-le. Cathos. - Je crois aussi que celle de mon galant aura bien des charmes, car il va si vite dans le propos; il me considÚre si peu, que c'est un plaisir, le petit folichon qu'il est. Madame Lépine lit haut celle de la Marquise. - Etes-vous comme moi, Marquise? je n'ai fait que vous voir, et je me meurs; je ne saurais plus vivre; dites, ma reine, en quel état ÃÂȘtes-vous? à peu prÚs de mÃÂȘme, n'est-ce pas? je m'en doute bien; mon coeur ne serait pas parti si vite, si le vÎtre avait dû vous rester. C'est ici une affaire de sympathie; notre étoile était de nous aimer hùtons-nous de la remplir; j'ai besoin de vous voir; vous m'attendez sans doute. A quelle heure viendrai-je? Le tendre et respectueux Chevalier de la TrigaudiÚre. Madame Lépine, aprÚs avoir lu, et froidement. - C'est assez d'une pareille lettre, pour illustrer toute la vie d'une femme. Cathos. - Quel trésor! Madame la ThibaudiÚre, riant. - Que dites-vous de cette étoile qui veut que je l'aime? Madame Lépine. - Et qui ne met rien sur le compte de son mérite! Remarquez la modestie... Madame La ThibaudiÚre. - Et cet endroit oÃÂč il dit que je l'attends; le joli mot! je l'attends! de sorte que je n'aurai pas la peine de lui dire Venez. Que cette tournure-là met une femme à son aise! Cathos. - Elle trouve tout fait il n'y a plus qu'à aller. Madame Lépine. - Point de sot respect. Madame La ThibaudiÚre. - Sinon qu'à la fin, de peur qu'il ne gÃÂȘne le corps de la lettre... mais je pense que quelqu'un vient. Madame Lépine, puisque ce billet-là m'est si honorable, il n'est pas nécessaire que je le cache. Madame Lépine. - Gardez-vous en bien! qu'on le voie si on veut; la discrétion là -dessus serait d'une platitude ignoble. ScÚne IX. Les acteurs précédents, Monsieur Lormeau, Monsieur Derval Monsieur Lormeau. - Madame, voici Monsieur Derval que je vous présente. On ne peut rien ajouter à l'empressement qu'il avait de vous voir. Monsieur Derval. - Je sens bien que j'en aurai encore davantage. Madame La ThibaudiÚre. - Vous ÃÂȘtes bien galant, Monsieur... Des siÚges à ces Messieurs. Monsieur Derval. - Mais, Madame, ne prenons-nous pas mal notre temps? je vois que vous tenez une lettre, qui demande peut-ÃÂȘtre une réponse prompte. Madame La ThibaudiÚre. - J'avoue que j'allais écrire. Monsieur Derval. - Nous ne voulons point vous gÃÂȘner, Madame. A Monsieur Lormeau. Sortons, Monsieur; nous reviendrons. Monsieur Lormeau. - S'il s'agit de répondre à des nouvelles de province, le courrier ne part que demain. Madame La ThibaudiÚre. - Non, c'est un billet doux, que je viens de recevoir, mais qui est extrÃÂȘmement léger et joli; et Monsieur, qui est de Paris, sait bien qu'il faut y répondre. Monsieur Lormeau. - Un billet doux, Madame! vous plaisantez; vous ne vous en vanteriez pas. Madame La ThibaudiÚre, riant. - Hé, hé, hé... vous voilà donc bien épouvanté, notre cher parent? je ne le dis point pour m'en vanter non plus je le dis comme une aventure toute simple et dont une femme du monde ne fait point mystÚre; demandez à Monsieur. Elle rit. Hé, hé, hé... Madame Lépine rit à part. Cathos rit haut. - Hé, hé, hé... Monsieur Derval. - Madame est la maÃtresse de ses actions. Madame La ThibaudiÚre. - Oh! je vous avertis que Monsieur Lormeau n'entend point raillerie là -dessus. Monsieur Lormeau. - DÚs qu'il ne s'agit que d'en badiner, à la bonne heure! mais je craignais que ce fût quelque jeune étourdi qui eût eu l'impertinence de vous écrire. Madame La ThibaudiÚre. - Ah! s'il vous faut un Caton, ce n'en est pas un. C'est un étourdi, j'en conviens; et s'il ne l'était pas, qu'en ferait-on? Monsieur Lormeau. - Vous ne songez pas, Madame, que ce billet doux peut inquiéter Monsieur Derval. Madame La ThibaudiÚre, riant. - Hé, hé, hé! de quelle inquiétude provinciale nous parlez-vous là ? Tùchez donc de n'ÃÂȘtre plus si neuf. Monsieur en veut à ma main, et le Chevalier ne poursuit que mon coeur; ce sont deux choses différentes, et qui n'ont point de rapport. Monsieur Derval. - Je me trouverais cependant fort à plaindre, si le coeur ne suivait pas la main. Madame La ThibaudiÚre. - Vraiment, il faudra bien qu'il la suive; il n'y manquera pas mais je pense entre nous que ce n'est pas là le plus grand de vos soucis, Monsieur, et que nous ne nous chicanerons pas là -dessus; nous savons bien que le coeur est une espÚce de hors-d'oeuvre dans le mariage. Monsieur Lormeau, à part. - Que veut-elle dire avec son hors-d'oeuvre? Se levant. Ce ne serait pas trop là mon sentiment, mais nous retenons Madame qui veut écrire, Monsieur; et nous aurons l'honneur de la revoir. Madame La ThibaudiÚre. - Quand il vous plaira, Monsieur. Monsieur Derval, à Monsieur Lormeau, à part. - Quelqu'un abuse de la crédulité de votre parente. Monsieur Lormeau, à part, à Madame La ThibaudiÚre. - On vous a renversé l'esprit, cousine. Ils s'en vont. Madame La ThibaudiÚre, riant, et à part à Monsieur Lormeau qui sort. - Croyez-vous? hé, hé, hé... Et quand ils sont partis. Monsieur Lormeau n'en revient point! ScÚne X. Madame La ThibaudiÚre, Madame Lépine, Cathos Madame La ThibaudiÚre, continuant. - Mais qu'en dites-vous, Madame Lépine? je trouve que mon prétendu a assez bonne façon. Madame Lépine. - Eh bien, qu'importe? avez-vous envie de l'aimer, d'ÃÂȘtre amoureuse de votre mari? Prenez-y garde. Madame La ThibaudiÚre. - Ah! doucement! je ne mériterai jamais votre raillerie. Mais je l'aimerais encore mieux que le Chevalier, si c'était l'usage. Cathos. - Oui, mais en cas d'époux, cela est défendu. Madame Lépine. - Il n'est pas mÃÂȘme question d'aimer avec le Chevalier, il ne faut en avoir que l'air; on ne nous demande que cela. Est-ce que les femmes du monde ont besoin d'un amour réel, en fait de galanterie? Non, Marquise; quand il y en a, on le prend; quand il n'y en a point, on en contrefait, et quelquefois il en vient. Madame La ThibaudiÚre, riant. - J'entends. Madame Lépine. - On s'étourdit de sentiments imaginaires. Je crois vous l'avoir déjà dit. Madame La ThibaudiÚre. - C'est justement à quoi j'en suis avec le Chevalier; quoiqu'il ne m'ait pas fort touchée, je me figure que je l'aime je me le fais accroire, pour m'aider à soutenir la chose avec les airs convenables. Oh! je sais m'étourdir aussi. Madame Lépine. - Tout ceci n'est fait que pour votre réputation. Un valet entre. ScÚne XI. Les acteurs précédents, Le Valet Le Valet. - Marquise, il y a là -bas un Monsieur. Madame Lépine, l'interrompant. - Attendez... ce garçon-ci fait une faute dont il est important de le corriger. Au valet. Mon enfant, quand vous parlez à votre maÃtresse, ce n'est pas à vous à l'appeler Marquise tout court; c'est un manque de respect. Dites-lui Madame, entendez-vous? Le Valet. - Ah! pardi, c'est pourtant ce nom-là qu'on nous a ordonné l'autre jour. Madame Lépine. - C'est-à -dire que c'est sous ce nom-là que vous devez la servir, et que les étrangers doivent la demander. Cathos. - Comprends-tu bien ce qu'on te dit là , Colin? Le Valet. - Oui, Cathos. Cathos. - Cathos! avec ta Cathos! il t'appartient bien de parler de la maniÚre. Madame Lépine, le respect ne veut-il pas que la livrée m'appelle Mademoiselle tout court? Madame Lépine. - Sans difficulté, comment donc! la suivante de Madame! Madame La ThibaudiÚre. - Eh bien, qu'on donne ordre là -bas que tous mes gens vous appellent Mademoiselle. Je vous en charge, Colin. Colin. - Oui, notre maÃtresse... non, non oui, Marquise, hé, je veux dire Madame. Cathos. - Le benÃÂȘt! Madame Lépine. - Otez-lui aussi le nom de Colin, qui sonne mal, et qui est campagnard. Madame La ThibaudiÚre. - J'y pensais. A Colin. Et vous, au lieu de Colin, soyez Jasmin, petit garçon, et achevez ce que vous veniez me dire. Le Valet ou Colin. - C'est qu'il y a là -bas un beau Monsieur, bien mis, qui est jeune, qui se carre, et qui est venu, disant Madame la Marquise y est-elle? Moi, je lui ai dit qu'oui; et là -dessus il voulait entrer sans façon; mais moi, je l'ai repoussé. Bellement, Monsieur! lui ai-je fait; je vais voir si c'est sa volonté que vous entriez. Qui ÃÂȘtes-vous d'abord?... Va, butor, a-t-il fait, va lui dire que c'est moi dont elle a reçu un billet ce matin par Madame Lépine. Madame La ThibaudiÚre. - Ah! Madame, c'est sans doute le Chevalier! et il est là -bas, depuis que tu nous parles! Colin. - Eh! pardi oui, droit sur ses jambes, dans le jardin, oÃÂč il se promÚne. Madame Lépine. - Tant pis! la réception lui aura paru étrange. Madame La ThibaudiÚre. - Ah! juste ciel, que va-t-il penser? un homme de qualité repoussé à ma porte! Misérable que tu es, sais-tu bien que ta rusticité me déshonore? Il faut que je change tous mes gens. Madame Lépine si Lisette allait le recevoir, et lui faire excuse? Madame Lépine. - Je voulais vous le conseiller. Madame La ThibaudiÚre. - Allez, Lisette; allez, courez vite. Cathos. - Oh! laissez-moi faire; je m'entends à présent à la civilité. Cathos et Colin sortent. ScÚne XII. Madame La ThibaudiÚre, Madame Lépine Madame La ThibaudiÚre. - Voilà qui est désolant! une réception brutale, un billet qui est encore sans réponse. Il va me prendre pour la plus sotte, pour la plus pécore de toutes les femmes. Madame Lépine. - Tranquillisez-vous; un moment de conversation raccommodera tout. A l'égard du billet, vous y répondrez. Madame La ThibaudiÚre. - Vous me serez témoin que j'ai eu dessein d'y répondre, sans qu'il m'en ait coûté le moindre scrupule... vous m'en serez témoin. Madame Lépine. - Je le certifierai. Madame La ThibaudiÚre. - Ne puis-je pas aussi lui dire que je vais dans mon cabinet pour cette réponse? Madame Lépine. - Oui-da! il reviendra. Aussi bien ai-je encore quelques préparations essentielles à vous donner. Madame La ThibaudiÚre. - Eh! voilà ce que c'est. Je ne suis pas encore assez forte pour risquer un long entretien avec lui. Le respect qu'on a ici avec les femmes, et qui est à la mode, je ne le connais pas; et je crains toujours ma vertu de province. Madame Lépine. - Eh bien, congédiez votre soupirant aprÚs les premiers compliments. Madame La ThibaudiÚre. - C'est-à -dire, deux ou trois mots folùtres; et puis je suis votre servante. ScÚne XIII. Madame Lépine, Madame La ThibaudiÚre, Cathos, le Chevalier, la Ramée Le Chevalier. - Enfin! vous voici donc, Marquise? mon amour a bien de la peine à percer jusqu'à vos charmes il y a longtemps qu'il attend à votre porte. Eh! depuis quand l'Amour est-il si mal venu chez sa mÚre? Cathos et La Ramée se font, du geste et des yeux, beaucoup d'amitié. Madame La ThibaudiÚre. - Pardon, Chevalier, pardon! la mÚre de l'Amour est trÚs fùchée de votre accident, et va donner de si bons ordres que l'Amour n'attendra plus. Le Chevalier. - Ne me disputez pas l'entrée de votre coeur, et je pardonne à ceux qui m'ont disputé l'entrée de votre chambre. Madame La ThibaudiÚre. - Oh! pour moi, je n'aime pas à disputer. Le Chevalier. - A propos de coeur, Marquise, j'ai à vous quereller... Je suis mécontent. Madame La ThibaudiÚre. - Quoi! vous me boudez déjà , Chevalier? Le Chevalier. - Oui, je gronde. Madame Lépine a sans doute eu la bonté de vous remettre certain billet pressant; et cependant vous ÃÂȘtes en arriÚre; il ne m'est pas venu de revanche. D'oÃÂč vient cela, je vous prie? C'est la Marquise de France la plus aimable et la plus dégagée que j'attaque ce matin, et qui laisse passer deux mortelles heures, sans donner signe de vie. Madame La ThibaudiÚre. - Deux mortelles heures, Madame Lépine! deux heures!... sur quel cadran se rÚgle-t-il donc? Le Chevalier. - Deux heures, vous dis-je! l'amour sait compter. Qu'est-ce que c'est donc que cette paresse dans les devoirs les plus indispensables de galanterie? Et d'un air ironique. Serait-ce que vous me tenez rigueur? et qu'une femme de qualité recule? Madame La ThibaudiÚre. - Moi, reculer! moi, tenir rigueur! Le Chevalier. - Il n'est pas croyable que mon billet ait été pour vous un sujet de scandale; votre sagesse sait vivre apparemment, et n'est ni bourgeoise ni farouche. Madame La ThibaudiÚre. - Ah ciel! Eh mais, Chevalier! vous allez jusqu'à l'injure. Attendez donc qu'on s'explique. Parlez-lui, Madame Lépine, parlez. Madame Lépine. - Non, Chevalier, Madame n'a point tort. Cathos. - Oh! pour cela non il n'y a pas de sagesse à cela; pas un brin. Madame Lépine. - C'est que Madame la Marquise a toujours été en affaire, et n'a pas eu le temps d'écrire. Madame La ThibaudiÚre. - Absolument pas le temps! mais au surplus, le billet est charmant, il m'a réjouie, il m'a plu, vous me plaisez vous-mÃÂȘme plus que vous ne méritez dans ce moment-ci, petit mutin que vous ÃÂȘtes! et pour vous punir de vos mauvais propos, notre entretien ne sera pas long. Je vous quitte tout à l'heure pour aller vous répondre... Voyez, je vous prie, ce qu'il veut dire avec sa femme de qualité qui recule. Le Chevalier. - Pardon, Marquise! pardon à mon tour votre conduite est d'une aisance incontestable; on ne saurait moins disputer le terrain que vous ne le faites, ni se présenter de meilleure grùce à une affaire de coeur; et je vais, en réparation de mes soupçons, annoncer à la ville et aux faubourgs que vous ÃÂȘtes la beauté de l'Europe la plus accessible et la plus légÚre de scrupules et de modestie populaire. Madame La ThibaudiÚre. - Vous me devez cette justice-là , au moins. Madame Lépine. - Et le témoignage du Chevalier sera sans appel. Le Chevalier. - On en fait quelque cas dans le monde. Adieu, reine; je m'éloigne pour un quart d'heure; je reviendrai prendre votre billet moi-mÃÂȘme; et je m'attends à n'y pas trouver plus de réserve que dans vos façons. Madame La ThibaudiÚre. - Je n'y serai que trop bonne. Elle sort. ScÚne XIV. Madame Lépine, le Chevalier, Cathos, La Ramée Le Chevalier. - Ne m'oubliez pas, ma chÚre Madame Lépine, et servez-moi auprÚs de la Marquise, car mon coeur est pressé... Jusqu'au revoir, notre chÚre amie. Madame Lépine. - Un moment... L'affaire de votre régiment est-elle terminée, Monsieur le Chevalier? Le Chevalier. - Il ne me faut plus que dix mille écus; et je vais voir si mon notaire me les a trouvés. Il sort. La Ramée, à Cathos. - C'est une bagatelle, et nous les aurons tantÎt. ScÚne XV. La Ramée, Cathos, Madame Lépine La Ramée, continuant, à Cathos. - Je laisse partir Monsieur le Chevalier, pour avoir une petite explication avec mes amours. Soubrette de mon ùme! je boude aussi, moi. Madame Lépine, riant. - Ha, ha, ha!... encore un boudeur. Cathos. - Et à cause de quoi donc? La Ramée. - Ne suis-je pas en avance avec vous d'un certain poulet? Cathos. - Un poulet? je n'ai point vu de poulet. La Ramée. - J'entends certain billet. Cathos. - Ah! cela s'appelle un poulet! Oh! je le sais bien, mais laissez faire. Ce n'est pas la modestie qui me tient; je ne recule pas plus qu'une Marquise mais il faut du temps, et vous n'avez qu'à vous en aller un peu, vous aurez votre affaire toute griffonnée. La Ramée. - Griffonnez, brunette; je vous donne vingt minutes pour m'exprimer vos transports. Je vais, en attendant, haranguer certain cabaretier, à qui je dois vingt écus, et qui a comme envie de manquer de patience avec moi. S'il m'honorait d'une assignation, il faudrait encore la payer; j'aime mieux la boire. Mais il n'y a que vingt écus. Est-ce trop, Madame Lépine? ce n'est tant que dix mille. Madame Lépine. - Hélas! mon enfant, je souhaite que non. La Ramée, à Cathos. - Et mon ange, qu'en pense-t-il? Chacun a son régiment voilà le mien. Cathos. - Bon, vingt écus! avec soixante francs de monnaie, vous en serez quitte. La Ramée. - Eh oui, c'est de la mitraille! j'aime à vous voir mépriser cette somme-là cela sent la soubrette de cour, qui ne s'effraye de rien. Et en s'écriant. La belle ùme que Cathos! Cathos. - Eh dame! on est belle ùme tout comme une autre. La Ramée. - Je suis si content de votre façon de penser, que je me repens de n'avoir pas bu davantage. Adieu, mes yeux noirs! je vous rejoins incessamment. Madame Lépine, protégez-moi toujours auprÚs de ce grand coeur, qui regarde vingt écus comme de la monnaie. Madame Lépine. - Va, va, elle sait ce que tu vaux. ScÚne XVI. Madame Lépine, Cathos Cathos. - Ah çà , notre chÚre dame, pendant que nous sommes seules, ouvrons le billet; vous savez bien que vous m'avez promis de le lire? Madame Lépine. - Volontiers, Lisette. Cathos. - Voyons ce qu'il chante. Madame Lépine lit. - Vantez-vous-en, mignonne le minois que vous portez est le plus subtil filou que je connaisse; il lui a suffi de jouer un instant de la prunelle, pour escamoter mon coeur. Cathos, riant. - Qu'il est gentil avec cette prunelle qui le filoute! Il me filoutera aussi, moi! Madame Lépine, riant. - C'est bien son intention. Mais continuons. Elle lit. Il lui a suffi de jouer un instant de la prunelle pour escamoter mon coeur. Ce sont vingt nymphes, de compte fait, qui en mourront de douleur; qu'elles s'accommodent! Mais, à propos de coeur, si vous avez perdu le vÎtre, n'en soyez point en peine; c'est moi qui l'ai trouvé, m'amie Cathos. Je vous l'ai soufflé pendant que vous rafliez le mien. Ainsi il faudra que nous nous ajustions là -dessus. Cathos. - Cet effronté! savez-vous qu'il ne ment pas d'un mot, Madame Lépine? Madame Lépine. - Comment? Cathos. - Oui, je pense qu'il est mon souffleur. Or çà , la réponse, vous me la ferez donc? Madame Lépine. - Cela ne vaudrait rien, Lisette. Mais voilà la Marquise. Attends; je te dirai comment tu t'en tireras. ScÚne XVII. Madame Lépine, Madame la ThibaudiÚre, Cathos Madame Lépine. - Avez-vous écrit, Marquise? Madame la ThibaudiÚre. - Oui, j'ai brouillé bien du papier, et n'ai rien fini; je ne suis pas assez sûre du ton sur lequel il faut que je le prenne, et je vous prie de me donner quelques avis là -dessus. Quel papier tenez-vous là , Cathos? Cathos, riant. - C'est mon poulet à moi, oÃÂč il est dit que mon minois est un larron, et que ma prunelle escamote le coeur du monde. Madame la ThibaudiÚre, riant. - Ha, ha, je t'en félicite, Lisette! tu deviendras fameuse. Mais revenons à ce qui m'amÚne et réglons d'abord ma réponse. Doit-elle ÃÂȘtre sérieuse, ou badine, ou folle? Madame Lépine. - Folle, trÚs folle, Marquise; de l'étourdi, il n'y a pas à opter. C'est une preuve d'usage et d'expérience. Madame la ThibaudiÚre. - Je m'en suis doutée. J'avais d'abord mis du tendre; mais j'ai eu peur que cela ne sentÃt sa femme novice qui fait trop de façon avec l'amour. Madame Lépine. - Et dont le coeur n'est pas assez déniaisé. La réflexion est bonne. Le tendre a quelque chose d'écolier, à moins qu'il ne soit emporté. L'emportement le corrige. Madame la ThibaudiÚre. - Et il n'est pas temps que je m'emporte; nous ne sommes encore qu'au premier billet. Cathos. - Cela viendra au second. On ne perd pas l'esprit tout d'un coup. Madame la ThibaudiÚre. - Je m'en tiendrai donc d'abord au simple étourdi; et sur ce pied-là , mon billet est tout fait. Madame Lépine. - Voyons. Madame la ThibaudiÚre. - Il n'est que dans ma tÃÂȘte, et le voici à peu prÚs. Il me dit qu'il se meurt. Vivez, Chevalier, vivez, lui dirai-je, vous me faites peur, mon cher enfant; je vous défends de mourir il faut m'aimer. Votre étoile le veut. Si la mienne entend que je vous le rende, eh bien, qu'à cela ne tienne, on vous le rendra, Monsieur, on vous le rendra; et deux étoiles n'en auront pas le démenti. A Madame Lépine. Qu'en dites-vous? Madame Lépine. - Admirablement! Cathos, répétant les derniers mots. - On vous le rendra, Monsieur, on vous le rendra. Les jolies paroles! Elles sont toutes en l'air. Madame la ThibaudiÚre. - On croirait que je l'aime; et cependant il n'en est rien je ne fais qu'imiter. Madame Lépine. - Eh oui, il ne s'agit que d'ÃÂȘtre sur la liste des jolies femmes qui ont occupé le Chevalier. Il n'y a rien de si brillant, en fait de réputation, que d'avoir été sur son compte. Oh! vous jouez de bonheur. Madame la ThibaudiÚre. - Oui, si on savait qu'il m'aime; mais il n'aura garde de s'en vanter à cause de mes rivales. Madame Lépine. - Lui, se taire? Oh! soyez en repos là -dessus; tout le monde saura qu'il vous aime, et, qui plus est, que vous l'aimez. Madame la ThibaudiÚre. - Que je l'aime, moi? Est-ce qu'il le dira? Serai-je jusque-là dans ses caquets? Madame Lépine. - Si vous y serez! Oui, certes; vous préserve le ciel de n'y ÃÂȘtre pas! Eh! s'il n'était pas indiscret, je ne vous l'aurais pas donné. C'est son heureuse indiscrétion qui vous fera connaÃtre, qui vous mettra en spectacle. Votre célébrité dépend de là . Madame la ThibaudiÚre. - Je n'y suis plus! Cathos. - Il y a une finesse là -dessous. Madame Lépine. - Vous n'y ÃÂȘtes plus? Eh mais! ce qui caractérise une femme à la mode, et du bel air, c'est de soutenir audacieusement le bruit qui se répand d'elle; c'est de le répandre elle-mÃÂȘme. On sait bien qu'une provinciale ou qu'une petite bourgeoise ne s'en accommoderait pas; et vous n'avez qu'à voir si vous voulez qu'on dise que vous fuyez le Chevalier; qu'une intrigue vous fait peur; que vous vous en faites un monstre. Vous n'avez qu'à voir. Madame la ThibaudiÚre. - Ah! juste ciel, tout est vu. Vous me faites trembler! vous avez raison... que j'étais stupide! Cathos. - Voyez, je vous prie! si on ne dit pas que vous ÃÂȘtes amoureuse, c'est tant pis pour votre honneur... Ce que c'est que l'ignorance! Madame la ThibaudiÚre. - Mais, ÃÂȘtes-vous bien sûre qu'il se vantera de son amour? car pour moi, je le dirai à qui voudra l'entendre. Madame Lépine. - Il n'est pas capable d'y manquer; c'est la rÚgle. Madame la ThibaudiÚre. - Vous me rassurez. Hé, dites-moi, Madame Lépine, dans la conversation, faut-il un peu de folies aussi? Madame Lépine. - En deux mots, voici un modÚle que vous suivrez. Supposez que je suis le Chevalier. J'arrive; je vous salue; je m'arrÃÂȘte. Mais, Marquise, je n'y comprends rien! vous ÃÂȘtes encore plus belle que vous ne l'étiez il y a une heure; un coeur ne sait que devenir avec vous, vous ne le ménagez pas, vous l'excédez; il en faudrait une douzaine pour y suffire. A Madame la ThibaudiÚre. Répondez. Madame la ThibaudiÚre. - Que je réponde? Est-il vrai, Chevalier, ne me trompez-vous point? Etes-vous de bonne foi? M'aimez-vous autant que vous le dites? Et puis se reprenant. Fais-je bien? Madame Lépine. - A merveille! Cathos. - Comme un charme. Madame Lépine. - Je reprends... Moi! vous aimer, Marquise, vous n'y songez pas. Qu'est-ce que c'est qu'aimer? Est-ce qu'on vous aime? Ah! que cela serait mince... Eh non, ma reine, on vous idolùtre. Elle lui prend la main Madame la ThibaudiÚre la retire. Madame Lépine, s'interrompant. - Doucement, vous n'y ÃÂȘtes plus. Il ne faut pas retirer la main. Madame la ThibaudiÚre, avançant la main. - Oh! tenez, qu'il prenne. Madame Lépine. - Ce n'est qu'une main aprÚs tout. Madame la ThibaudiÚre. - Oui, mais je sors d'un pays oÃÂč l'on a les mains si rétives, si roides! On va toujours les retirant. Cathos. - Jour de Dieu! des mains, chez nous, ce n'est pas des prunes. Madame la ThibaudiÚre. - Je n'ai plus qu'à savoir, en cas que je trouve quelqu'une de mes rivales, comment je traiterai avec elle. Madame Lépine. - Avec une politesse aisée, tranquille et riante, qui ravalera ses charmes, qui marquera le peu de souci que vous en avez, et la supériorité des vÎtres. Madame la ThibaudiÚre. - Oh! je sais ces maniÚres-là de tout temps. Mais si on voulait m'enlever le Chevalier, et qu'il chancelùt; je ne serais donc pas jalouse? Madame Lépine. - Comme un démon! jalouse avec éclat; jusqu'à faire des scÚnes. Madame la ThibaudiÚre. - Oui, mais cet orgueil de ma beauté? Madame Lépine. - Oh! cet orgueil alors va comme il peut chez les femmes, il ne raisonne point. Jalouse avec fracas, vous dis-je point de mollesse là -dessus. Rien en pareil cas ne fait aller une réputation si vite... C'est là le fin de votre état. Madame la ThibaudiÚre. - Laissez-moi faire. Cathos. - Morbleu! que les bégueles ne s'y frottent pas avec Madame elle vous les revirerait... Madame Lépine. - Il y a une chose que j'omettais, et qui vous mettrait tout d'un coup au pair de tout ce qu'il y a de plus distingué en fait de femmes à la mode, et qui est mÃÂȘme nécessaire, qui met le sceau à la bonne renommée... ne plaignez-vous pas l'argent? Madame La ThibaudiÚre. - C'est selon. J'aime à le dépenser à propos. Madame Lépine. - Vous ne le dépenserez pas on vous le rendra presque de la main à la main. Je sais qu'il manque encore une somme au Chevalier pour achever de payer un régiment dont il est en marché. La circonstance est heureuse pour rendre votre nom fameux. PrÃÂȘtez-lui la somme qu'il lui faut, pourvu qu'il y consente; car il faudra l'y forcer. D'ailleurs ces sorte d'emprunts sont sacrés. Madame La ThibaudiÚre. - De tous les moyens de briller, voilà , à mon gré, le plus difficile. Madame Lépine. - Eh! bien, prenez que je n'ai rien dit. C'est une voie que je vous ouvrais pour abréger. Le Chevalier ne sera pas en peine; et il y a vingt femmes qui ne manqueront pas ce coup-là . Madame La ThibaudiÚre. - Il y a toujours quelque rabat-joie dans les choses! Madame Lépine. - N'en parlons plus, vous dis-je. Puisque la grande distinction ne vous tente pas, il n'y a qu'à aller plus terre à terre. Cathos. - Allons, courage, Madame, on n'a rien pour rien. Il n'y a qu'à avoir un bon billet par-devant notaire. Madame Lépine. - Non pas, s'il vos plaÃt, Lisette; on a mieux que cela. Le notaire, ici, c'est l'honneur et le billet, c'est la parole du débiteur. Voilà ce qu'on appelle des sûretés. Il n'y a rien de si fort. Madame La ThibaudiÚre. - S'il ne fallait pas une si grande somme... Madame Lépine. - Petite ou grande, n'importe, dÚs que c'est l'honneur qui engage; et puis, ce n'est point précisément par besoin qu'un cavalier emprunte en pareil cas; c'est par galanterie; pour faire briller une femme; c'est un service qu'il lui rend. Mais laissons ce que cela répand d'éclat; contentons-nous d'une célébrité médiocre vous serez au second rang parmi les subalternes. Madame La ThibaudiÚre. - Nous verrons; je me consulterai. Je vais toujours écrire ma lettre; et à tout hasard, je mettrai sur moi des billets de plusieurs sommes. Madame Lépine. - Comme vous voudrez, Marquise; j'ai fait l'acquit de ma conscience. ScÚne XVIII. Cathos, Madame Lépine Cathos. - Pardi, allez! voilà une belle place que le second rang! Si j'étais aussi riche qu'elle, je serais bientÎt au premier étage. Madame Lépine. - Il ne tient qu'à toi de t'y placer parmi celles de ton état. Cathos. - Oui! tout ce que vous avez dit pour elle est donc aussi pour moi? Madame Lépine. - C'est la mÃÂȘme chose, proportion gardée. Adieu. Je suis d'avis d'aller lui aider à faire sa lettre. Cathos. - Ah! mais la mienne? Madame Lépine. - Dis à La Ramée que tu écris si mal, qu'il n'aurait pu lire ton écriture. Cathos. - Attendez donc, Madame Lépine! vous dites que tous vos enseignements à Madame me regardent aussi. Quoi! la politesse glorieuse avec mes rivales, la folie des paroles en devisant, et les mains qu'on baise?... Madame Lépine. - Sans doute! Cathos. - Et l'argent aussi? Madame Lépine. - Oui, suivant tes moyens. Cathos. - Et l'honneur de La Ramée pour notaire? Madame Lépine. - Il n'y a nulle différence, sinon qu'il te sera permis d'ÃÂȘtre jalouse jusqu'à décoiffer tes rivales. Cathos. - Ha! les masques... je vous les détignonnerai. Madame Lépine. - Et que tu observeras de tutoyer La Ramée, comme il te tutoiera lui-mÃÂȘme; c'est l'usage. Adieu, le voilà qui vient, je te laisse. ScÚne XIX. Cathos, La Ramée La Ramée, en l'abordant. - Mon épÃtre et point de quartier. Cathos. - Oh! dame, passez-vous-en, mon cher homme; je ne sais faire que des pieds de mouche, et j'aime mieux vous donner mon écriture en paroles; il n'y a pas tant de façon. Votre billet est bien troussé, il m'a été fort agréable; c'est bien fait de me l'avoir mandé. Il dit que ma mine vous a filouté, j'en suis bien aise; c'est queussi, queumi. Vous demandez la jouissance de mon coeur, et vous l'aurez. Es-tu content, mon mignon? La Ramée. - Comblé, m'amie! je vois bien que tu m'aimes, ma petite merveille. Cathos. - Si je t'aime? pour qui me prends-tu donc? est-ce que tu crois que l'amour me fait peur? oh que nenni! je t'aime comme une étourdie; je ne sais à qui le dire. La Ramée. - Je me reconnais au désordre de ta tÃÂȘte il est digne de mon mérite, et tu me ravis... Tu vaux ton pesant d'or. Cathos, lui tendant la main. - Quand tu voudras baiser ma main, ne t'en fais point faute. Est-ce la droite? est-ce la gauche? prends, on sait bien que ce n'est que des mains. La Ramée. - Tu me les donnes à si bon marché que je les prendrai toutes deux. Cathos, lui donnant les deux mains. - Tiens! je ne barguigne point, car je sais vivre. La Ramée. - Oh! il y paraÃt, malepeste! il est rare de trouver une honnÃÂȘte fille qui pousse la civilité aussi loin que toi. Tu es une originale, ma Cathos. Cathos. - Fort peu de Cathos. C'est à présent Lisette. La Ramée. - C'est bien fait tu es taillée pour la dignité de ce nom-là . Mais j'en reviens à ton coeur... conte-moi un peu ce qui s'y passe. Cathos. - Je t'aime d'abord par inclination. Cela est bon, cela? La Ramée. - Délicieux. Cathos. - Et puis par belles maniÚres. La Ramée. - Tu me remues, tu m'attendris. Et puis à part. Quel dommage d'ÃÂȘtre un fourbe avec elle! Cathos. - Ecoute je prétends que mon amour soit connu d'un chacun. N'en fais pas un secret, au moins ne me joue point ce tour-là . La Ramée. - Non, ma brebis, je te ferai afficher. Cathos. - Ai-je bien des rivales? La Ramée. - On ne saurait les compter; Paris en fourmille. Cathos. - Montrez-m'en quelqu'une, afin que je la méprise poliment, ou bien que je la décoiffe. La Ramée. - Va, ma petite cervelle, tu en verras tant que tu voudras. Hélas! il ne tient qu'à moi de les ruiner toutes. Cathos. - Oh! merci de ma vie! c'est moi qui veux ÃÂȘtre ruinée toute seule, en attendant restitution. La Ramée. - Ma poule, je t'accorde la préférence. Quant à la restitution, je te la garantis sur mon honneur. Cathos. - Son honneur!... voilà le notaire. As-tu fini avec ton cabaretier? La Ramée. - Pas encore, parce qu'il y a une certaine Marton plus opiniùtre qu'un démon, qui veut à toute force que j'accepte sa monnaie pour payer le vin que j'ai bu. Cathos. - Elle est bien osée. Elle tire une bague de son doigt. Allons, prends cette bague qui m'a coûté trente bons francs. La Ramée, la prenant. - Ta bague à mon cabaretier? le coquin n'a pas, à ses deux pattes, un seul doigt qui ne soit plus gros que ta main. Cathos. - Eh bien, attends-moi; je vais te chercher quelques louis d'or que j'ai dans mon coffre...; en prendra-t-il? La Ramée. - Oh oui! il est homme à s'en accommoder. Cathos. - Je vais revenir prends toujours la bague. ScÚne XX. La Ramée, Le Chevalier La Ramée. - Vous voilà déjà , Monsieur? Le Chevalier. - Oui. Sais-tu si nos affaires sont avancées? La Ramée, lui montrant la bague. - Ma foi, je crois que nous sommes au jour de l'échéance. La soubrette vient d'entrer en payement avec moi, et j'attends un peu d'or qu'elle va m'apporter encore. Le Chevalier. - Tout de bon? La Ramée. - Oh! la débùcle arrive, Monsieur. Vous ÃÂȘtes-vous fait annoncer? Le Chevalier. - Oui on est allé avertir la Marquise, avec qui je n'aurai pas une longue conversation; car, à te dire vrai, cette folle-là m'ennuie; et j'arrive avec la personne que tu sais, que j'ai laissée dans un fiacre là -bas, et qui doit entrer quelques instants aprÚs moi. La Ramée. - Doucement! je vois la Marquise. ScÚne XXI. Le Chevalier, La Ramée, Madame La ThibaudiÚre, Madame Lépine Madame La ThibaudiÚre, tenant une lettre. - Eh bien, Chevalier? la voici enfin, cette réponse! Direz-vous encore qu'on vous tient rigueur? Le Chevalier. - Eh mais! que sait-on? cela dépend des termes du billet. Y verrai-je que vous m'aimez? que vous n'aimez que moi? Madame Lépine. - Lisez, lisez, Monsieur le méfiant... vous y verrez vos questions résolues. Le Chevalier lit. Madame Lépine, pendant qu'il lit. - Il y a apparence qu'il ne se plaindra pas, car il rit. Le Chevalier, baisant la lettre. - Vous me transportez, Marquise! vous me pénétrez! quel feu d'expressions! je veux les apprendre à tout l'univers, afin que tout l'univers me porte envie. C'est l'Amour mÃÂȘme qui vous les a dictées; c'est lui qui vous a tenu la main. Que cette main m'est chÚre! Me sera-t-il permis?... Pendant qu'il achÚve ces mots, la Marquise avance tout doucement la main, comme voulant la lui donner. Madame La ThibaudiÚre. - On vous le permet, remerciez-la. Le Chevalier. - Donnez! que mille baisers lui marquent mes transports. ScÚne XXII. Cathos, surnommée Lisette; Une dame inconnue; Marton, suivante de la dame; les acteurs précédents. Lisette, au Chevalier. - Voici une dame qui demande Monsieur le Chevalier. Madame La ThibaudiÚre. - Quoi! jusque chez moi? L'Inconnue, au Chevalier, regardant la Marquise. - Ah! je vous y prends, Monsieur!... voilà donc pour qui vous me négligez? Et à la Marquise. Comptez-vous sur son coeur, Madame? Madame La ThibaudiÚre, d'un air moqueur, et riant. - Vous ÃÂȘtes si dangereuse que je ne sais plus qu'en penser. L'Inconnue. - Je vous avertis que j'ai sur lui des droits, qui me paraissent un peu meilleurs que les vÎtres. Madame La ThibaudiÚre, ironiquement. - Meilleurs que les miens! et c'est vous qui ÃÂȘtes obligée de le venir enlever de chez moi, le petit fuyard! Contez-nous la sûreté de vos droits; je compatis beaucoup à la fatigue qu'ils vous causent. Elle appelle. Un fauteuil... Prenez la peine de vous asseoir, Madame; vous en gronderez plus à votre aise, et nous en écouterons plus poliment la triste histoire de vos droits. L'Inconnue. - Eh non, Madame; je n'ai pas dessein de vous rendre visite. Allons, Chevalier. On est venu chez moi pour une affaire de la derniÚre conséquence qui vous regarde, et qui doit absolument finir aujourd'hui. C'est de votre régiment dont il est question; un autre presse pour l'acheter; son argent est tout prÃÂȘt, m'a-t-on dit; on diffÚre, par amitié pour vous, de conclure avec lui jusqu'à ce soir; c'est notre ami le Maquis qui est venu m'en informer. Vous avez encore dix ou douze mille écus à donner, et je les ai chez mon notaire, oÃÂč l'on nous attend pour terminer le marché... Partons. Madame La ThibaudiÚre. - Qu'est-ce que cela signifie partons? Savez-vous bien que je me fùcherai à la fin? Marton, suivante de l'inconnue. - Un instant de patience, Madame; que je parle à mon tour. A La Ramée. Et vous, Mons de la Ramée, qui vous amusez ici à tourner la tÃÂȘte de ce petit oison de chambriÚre, qu'on détale, et qu'on marche devant moi tout à l'heure, pour aller payer ce marchand de vin avec l'argent que je porte et qu'un huissier vous demande! Cathos, dite Lisette. - Avec l'argent que vous portez, bavarde? Ha, votre cornette vous pÚse! et vous voulez qu'on vous détignonne... Elle veut aller à Marton. L'Inconnue. - Comment! des violences! Madame La ThibaudiÚre. - Je suis dans une fureur!... Chevalier, congédiez cette femme-là , je vous prie. Vous avez besoin de dix mille écus, m'a-t-on dit, et non pas de douze, comme elle prétend. Ne vous inquiétez pas, nous tùcherons de vous les faire. L'Inconnue. - Elle tùchera, dit-elle? elle tùchera! et on les demande ce soir, sans remise. Eh bien! je ne tùche point, moi; il n'est pas question qu'on tùche, il faut de l'expédition, et j'ai la somme toute comptée. Le Chevalier. - Eh, Mesdames! vous me mortifiez. Gardez votre argent, je vous conjure. Je n'en veux point; ma somme est trouvée. Madame La ThibaudiÚre. - Ah! cela étant, il n'y a plus à se débattre. Qu'elle s'en aille! Le Chevalier. - Quand je dis trouvée, du moins m'a-t-on comme assuré qu'on me la donnerait peut-ÃÂȘtre ce soir. L'Inconnue. - Peut-ÃÂȘtre! votre régiment dépend-il d'un peut-ÃÂȘtre? il ne sera plus temps demain. Le Chevalier. - D'accord. L'Inconnue. - Partons, vous dis-je. Madame La ThibaudiÚre. - Attendez... puisqu'on me met le poignard sur la gorge, et que j'ai affaire à la jalouse la plus incommode et la plus haïssable, oui, la plus haïssable... L'Inconnue. - S'il hésite encore, je ne le verrai de ma vie. Madame La ThibaudiÚre. - Retirez-vous... N'est-ce pas dix mille écus?... Si on avait le temps de marchander, et qu'on ne fût pas prise comme cela au pied levé... car enfin tout se marchande, et on tirerait peut-ÃÂȘtre meilleur parti... Le Chevalier. - Eh! laissez donc, Marquise! et vous, n'insistez point, Comtesse. L'Inconnue. - N'ÃÂȘtes-vous pas honteux de me mettre en parallÚle avec une femme qui parle de marchander un régiment comme on marchande une piÚce de toile? Vous n'avez guÚre de coeur. Le Chevalier. - Oh! votre emportement décide vous insultez Madame; et pour la venger, j'avouerai que je l'aime, et c'est son argent que j'accepte. Donnez, Marquise, donnez tout à l'heure, afin que la préférence soit éclatante. Sont-ce des billets que vous avez dans le portefeuille? Madame La ThibaudiÚre. - Oui, Chevalier. En ouvrant le portefeuille. Attendez que je les tire. Il y en a de différentes sommes, et plus qu'il n'en faut. La Ramée. - Allons, Cathos, amÚne... je te venge aussi, moi. Et toi, Marton, va te cacher. Marton. - Double coquin! L'Inconnue, pendant que Madame La ThibaudiÚre cherche. - Perfide! Cathos, sautant de joie. - Les laides, avec leur pied de nez! L'Inconnue. - Je suis désespérée. ScÚne XXIII. Tous les acteurs précédents, Monsieur Derval, Monsieur Lormeau, Deux Dames Monsieur Lormeau, à la Marquise. - Ma cousine, voici les soeurs de Monsieur Derval, qu'il vous amÚne, et qui ont voulu vous prévenir... Mais à qui en a cette dame-là qui paraÃt si emportée? Madame La ThibaudiÚre salue les deux dames. Monsieur Lormeau, continuant. - Et que faites-vous de ce portefeuille? Madame La ThibaudiÚre. - Voilà qui va ÃÂȘtre fait. Pardonnez, Mesdames; j'arrange pour dix mille écus de billets que cette dame si désespérée voulait fournir à Monsieur le Chevalier pour achever de payer un régiment qu'il achÚte. Il me donne la préférence sur elle, et je la paie assez cher! Monsieur Derval, montrant le Chevalier. - Qui? Monsieur? lui, un régiment? lui, chevalier? Madame La ThibaudiÚre. - Lui-mÃÂȘme... Le connaissez-vous? Monsieur Derval. - Si je le connais? c'est le fils de mon procureur. Madame La ThibaudiÚre. - De votre procureur? Ha!... je suis jouée. Tout s'enfuit, l'Inconnue, Madame Lépine, la suivante Marton, et La Ramée, que Cathos arrÃÂȘte. Cathos. - Doucement! arrÃÂȘte là . La Ramée. - Tiens, reprends ta bague je n'ai pas reçu d'autre acompte. Le Chevalier, en s'en allant. - Le prend-on sur ce ton-là ?... je ne m'en soucie guÚre. Monsieur Lormeau, à La Ramée que Cathos retient toujours. - Fripons que vous ÃÂȘtes! La Ramée. - Non, Monsieur, nous ne sommes que des fourbes; je vous le jure! Monsieur Derval. - Et pourquoi tirer dix mille écus de Madame? La Ramée. - Pour la mettre en vogue; pour lui donner de belles maniÚres. Une des Dames, souriant. - L'aventure est curieuse. La Ramée. - Oh! tout à fait jolie. C'est dommage qu'elle ait manqué. La réputation de Madame y perd. Cathos. - Quels misérables avec leur réputation! Monsieur Lormeau. - Renvoyons ce maraud-là , et qu'il ne soit plus parlé de cette malheureuse affaire. La Ramée s'enfuit. Madame La ThibaudiÚre, à Monsieur Derval. - Soyez vous-mÃÂȘme notre arbitre dans les discussions que nous avons ensemble, Monsieur... Adieu, je vais me cacher dans le fond de ma province! Mahomet second Acte premier ScÚne premiÚre Ibrahim, IrÚne IrÚne. - Que me demandez-vous? quel motif d'entretien peut-il y avoir entre vous et moi? Ibrahim. - Eh quoi! Madame, l'aimable IrÚne ne me connaÃt-elle plus? IrÚne. - Avant les malheurs de ma patrie, je connaissais un prince qui s'appelait ComnÚne, et qui sortait d'un sang illustre à qui le mien était allié, mais je ne le reconnais plus dans le favori de Mahomet, dans un homme infidÚle à son Dieu, et qui a pu se résoudre à l'ignominie de s'appeler Ibrahim. Ibrahim. - Il est vrai, Madame, ma condition est changée; devenu prisonnier de Mahomet, réduit au triste choix de l'esclavage ou du turban, accablé de la misÚre de ma situation, sans espérance d'en sortir, entouré des ruines de notre Empire, dont il ne reste plus que Constantinople qu'on assiÚge et qui va tomber à son tour; je l'avoue, Madame, j'ai succombé, j'ai cédé aux offres du Sultan, je suis devenu Ibrahim, et vous me méprisez. Je n'ai rien à vous répondre; vous voici dans l'état oÃÂč j'étais. Captive du Sultan comme moi, exposée à des fers encore plus tristes; je ne parle point du péril d'une mort sanglante; dans le cas oÃÂč vous ÃÂȘtes, nos pareils la demanderaient en grùce, et l'on nous la refuse; nous ne pouvons la trouver que dans les langueurs de la servitude, et l'on ne nous fait expirer qu'en nous abandonnant au supplice de vivre. C'est à cette épreuve oÃÂč je vous attends, Madame, elle a rebuté mon courage; si le vÎtre la soutient, vous aurez meilleure grùce à me trouver méprisable. IrÚne. - Allez Ibrahim, ne travaillez point à m'épouvanter, vous avez quitté votre Dieu, ne soyez point son ennemi jusqu'à le poursuivre dans les autres, ne lui enviez point les coeurs qu'il se réserve; pourquoi me tentez-vous? pourquoi m'exagérer le péril? votre crime vous fait-il haïr mon innocence? je ne vous crois encore que coupable, auriez-vous le malheur d'ÃÂȘtre devenu méchant? Ibrahim. - Votre zÚle est injuste, Madame, et cet emportement que je ne mérite pas... IrÚne. - Dans l'état odieux oÃÂč je vous vois, quand je ne fais que vous soupçonner, je vous épargne. Finissons, vous ÃÂȘtes venu pour me parler, est-ce-là tout ce que vous aviez à me dire? Ibrahim. - Vous avez touché le coeur du Sultan, Madame; son amour, si vous le ménagez, peut vous donner le rang d'épouse, que ses pareils n'accordent à personne, et dans l'espérance que j'en conçois moi-mÃÂȘme, je n'ai pu lui refuser de vous prévenir sur ses sentiments, et de lui rapporter les vÎtres. IrÚne, à part. - Juste Ciel! Ibrahim. - Que voulez-vous que je lui réponde? IrÚne. - Rien; je ne saurais me résoudre à vous charger de ma réponse. Ibrahim. - Quel est donc le motif qui vous arrÃÂȘte, Madame? IrÚne. - La pitié qui me saisit pour vous; je ne saurais me prÃÂȘter à l'avilissement oÃÂč Mahomet vous plonge, vous n'ÃÂȘtes point fait pour servir ses amours, et mon indignation mÃÂȘme vous refuse la flétrissure que vous me demandez. Ibrahim. - De quel avilissement, de quel déshonneur est-il donc question pour moi, Madame? je ne dois sentir ici que l'injure que vous me faites; quand je vous apprends que le Sultan vous aime, je vous l'ai déjà dit, c'est qu'il peut vous offrir sa main, du moins je le crois, et c'est dans cet esprit que je vous parle, je ne viens que pour vous consoler. IrÚne. - Me consoler, moi, ComnÚne? eh! d'oÃÂč mon coeur pourrait-il recevoir la moindre joie? que peut-il désormais arriver qui me regarde? la désolation de ma patrie est-elle un songe? mon pÚre et mon frÚre n'ont-ils pas péri? les morts sortent-ils du tombeau? à quoi donc puis-je encore m'intéresser sur la terre? biens, honneurs, liberté, parents, amis, tout y a disparu pour moi, tout y est étranger pour IrÚne. Ibrahim. - Ce que vous avez de plus cher y reste peut-ÃÂȘtre encore. IrÚne. - Je n'y vois plus qu'un tyran qui m'y tient captive, que des barbares qui m'environnent, et qu'un Ibrahim qui rit de ma douleur. Ibrahim. - Rassurez-vous, Madame, ce pÚre et son fils que vous pleurez... IrÚne. - Ah Ciel! achevez, ComnÚne, expliquez-vous, il serait cruel de me tromper. Ibrahim. - Si le Ciel vous les avait conservés? IrÚne. - Quoi! ComnÚne, ils vivraient? Serait-il possible? ils vivraient? les avez-vous vus? me sera-t-il permis de les voir? Ibrahim. - L'Empereur ne m'en a pas appris davantage, et sans doute il n'est permis qu'à lui de vous dire le reste. IrÚne. - Eh bien, ComnÚne, courez lui parler, conjurez-le de hùter ma joie, qu'il me les montre, qu'il se rende à mon impatience; je lui pardonne tout, si je les vois paraÃtre quelqu'un vient, je me retire, soyez sensible à mon inquiétude, et revenez m'en tirer, si vous ne m'abusez pas. Ibrahim. - Vous n'attendrez pas longtemps, Madame. ScÚne II Ibrahim, Mahomet, Roxane Mahomet. - C'est IrÚne que vous quittez, Ibrahim? Ibrahim. - Oui, Seigneur, elle sait que vous l'aimez, et m'a paru l'apprendre sans colÚre; je ne dis pas que son coeur se promette encore au vÎtre, mais elle est dans la douleur, elle est chrétienne, elle gémit d'une infortune qu'elle doit à vos victoires, et cependant elle est tranquille au récit de votre amour. Je ne dis pas assez; quand je lui ai fait espérer qu'on pouvait lui rendre ce pÚre et ce frÚre qu'elle regrette, sa reconnaissance pour ce bienfait m'a surpris, on eût dit qu'elle était charmée d'y trouver un motif de ne vous plus haïr; j'oublie tout, je lui pardonne tout, s'est-elle écriée dans le transport d'un coeur qui se réconciliait avec vous, et je me suis chargé de l'avertir quand elle pourrait les voir. Mahomet. - Ne tardez donc pas, Ibrahim, allez lui assurer qu'ils vivent et qu'ils me sont chers, et dites qu'on les amÚne ici dans l'instant qu'IrÚne y sera venue. Ibrahim. - Seigneur, ils étaient dans les fers, quand je les ai reconnus; est-ce dans cet état que vous ordonnez qu'on les amÚne? Mahomet. - Oui, je veux qu'IrÚne les en délivre elle-mÃÂȘme, c'est un plaisir que je réserve à sa tendresse. Ibrahim. - Je cours exécuter vos ordres, mais, Seigneur, pendant que vos faveurs se répandent sur eux, daignez vous ressouvenir qu'à mon tour j'attends mon bonheur de vous, qu'il en est un que vous avez promis de m'obtenir de cette princesse, et que mon coeur... Roxane. - J'ignore les promesses que l'Empereur vous a faites, mais si j'y suis intéressée, j'espÚre qu'il ne les remplira pas sans mon aveu, et c'est sa bonté qui m'en assure. Mahomet. - Ibrahim, vous savez que je vous aime, et ma faveur vous doit suffire, je hais les désirs importuns; allez, laissez-moi le soin de vous rendre heureux, et ne prétendez pas me gÃÂȘner dans les grùces que je vous destine. ScÚne III Mahomet, Roxane Roxane. - Je vous l'avoue, Seigneur, le discours d'Ibrahim m'effraye; daignez m'instruire de ce qu'il ose attendre. Mahomet. - J'avais dessein de vous le proposer pour époux; je viens de soumettre les chrétiens à mon Empire, j'en ai triomphé par les armes, mais tout vainqueur que j'en suis, je ne les regarde pas comme des sujets, ce ne sont encore que des ennemis vaincus, à qui ma victoire donne un tyran qu'ils craignent, et non pas un maÃtre qu'ils respectent. Ils m'obéissent dans un effroi sauvage qui a toujours inspiré la révolte, et je voulais les rassurer par l'honneur que j'aurais fait à ComnÚne; il est, dit-on, d'un sang qu'ils estiment, mais j'ai changé d'avis sans m'écarter de mon projet. Non, ce n'est plus à lui, Roxane, qu'il faut que votre coeur s'accorde, et votre frÚre aujourd'hui vous le demande pour un autre. Roxane. - Mon coeur se refusait à Ibrahim, mais ma main serait à lui si vous l'ordonniez; c'est vous dire que vous pouvez en disposer à votre gré; aprÚs cela, Seigneur, puis-je savoir à qui vous voulez que je la donne? Mahomet. - Ce qui va se passer vous l'apprendra, Roxane, mais tandis que nous sommes seuls, ne me dissimulez rien. Vous étiez avec moi quand on m'a présenté les deux chrétiens, dont l'un, à ce qu'on assure, est le pÚre d'IrÚne, et l'autre son frÚre; que pensez-vous du dernier? je vis vos yeux s'attacher sur lui. Roxane. - Son sort me touchait, Seigneur, je le plaignais d'ÃÂȘtre si jeune et déjà captif. Mahomet. - Répondez avec franchise; il joint aux grùces de la jeunesse une physionomie noble et touchante, et vous l'avez remarqué. Roxane. - Vous lui parliez, Seigneur, et j'écoutais. Mahomet. - Ce n'est pas tout, ses regards à lui-mÃÂȘme se fixaient sur vous, il était sensible à vos charmes. Roxane. - J'ignore à quoi tend ce discours qui m'embarrasse. Mahomet. - Vous rougissez, je ne vous presse point de m'en avouer davantage, c'est assez que vous m'entendiez là -dessus, et voici ce qui me reste à vous dire. Jusqu'ici je n'avais point connu l'amour; le féroce orgueil de vaincre, l'honneur d'effrayer des peuples et de subjuguer des Etats, le plaisir tumultueux de la guerre et du carnage, et tout ce que la gloire des héros porte avec elle de redoutable, voilà les douceurs qui me flattaient; je n'en voyais point de plus dignes de charmer une ùme qui nous vient du Ciel, et dont, à mon gré, les inclinations devaient ÃÂȘtre aussi superbes que son origine. Dieu mÃÂȘme est appelé le Dieu des combats; on l'a peint la foudre à la main; rien ne nous frappe tant que sa puissance, et je croyais qu'à son exemple, pour ÃÂȘtre le plus heureux de tous les hommes, il fallait en ÃÂȘtre le plus terrible. Je me trompais, Roxane; IrÚne m'a désabusé. Le vrai bonheur ne se trouve ni dans la victoire ni dans la terreur qu'on répand aprÚs elle. Ce sang dont nos lauriers sont teints, ces ravages dont nous consternons la terre, et les gémissements des peuples, mÃÂȘlent à nos plaisirs je ne sais quoi d'inquiet et de funeste qui les corrompt. J'ai senti quelquefois en moi-mÃÂȘme la nature s'attrister de ma lugubre gloire, et condamner la joie que mon orgueil osait en prendre. Que le plaisir d'aimer est différent, Roxane! quelle douce sympathie entre l'amour et nous! on dirait que nos coeurs, quand ils aiment, ont trouvé leur véritable bonheur. J'ai senti des bornes à tous les autres plaisirs, aucun ne m'a pénétré tout entier. Le fond de mon coeur leur a toujours été inaccessible, ils l'ont toujours laissé solitaire. L'amour seul m'a rempli, lui seul a versé dans mon ùme des douceurs aussi intarissables que mes désirs. Depuis que j'aime, je ne me reconnais plus moi-mÃÂȘme, j'ai perdu cette fierté farouche qui me rendait si formidable; je me voyais seul au milieu des hommes; l'humanité tremblante ne laissait autour de moi que des esclaves, et ne m'accordait pas un coeur qui voulût s'associer au mien; j'étais comme exilé sur le trÎne. Tout a changé, Roxane; il semble que mon amour ait fait ma paix avec tous les coeurs, ils se rapprochent, ils me pardonnent; c'est ainsi que je le sens, enfin tout me paraÃt aimable, et je crois l'ÃÂȘtre devenu moi-mÃÂȘme. Ah! Roxane, si tel est mon sort à présent que j'aime quel serait-il donc si j'étais aimé. Roxane. - Aimé, Seigneur! eh comment ne le seriez-vous pas, vous qui dans l'ùge le plus aimable, nous montrez déjà le plus grand des hommes, vous que l'univers honore de son respect et de son admiration? Vos pareils n'ont qu'à se déclarer, Seigneur, il n'est point de fierté que le don de leur coeur ne confonde, et si votre choix est tombé sur IrÚne... Mahomet. - Eh! quelle autre qu'IrÚne eût pu triompher de Mahomet? il n'était réservé de me soumettre qu'à l'objet le plus parfait dont le Ciel ait honoré la terre. Je ne l'ai vue qu'un instant parmi les captives; sa douleur l'accablait, ses yeux étaient baignés de larmes. Dans cet état un de ses regards tomba sur moi; ce regard étonna mon ùme altiÚre, me confondit, m'humilia, me rendit plus suppliant qu'elle. Il vengea dans mon coeur la douleur du sien, il me punit de ma victoire, me condamna comme un tyran et me laissa saisi d'un attendrissement qui n'a fini que par l'amour le plus violent qui fût jamais; le croiriez-vous, Roxane? Je n'ai point encore osé reparaÃtre; j'ai craint ses yeux qui m'ont déjà reproché leurs larmes. Chargé du crime de l'avoir affligée, je n'étais pas digne de la revoir, je me cachais à sa colÚre, et j'attendais que le temps m'eût rendu plus supportable à sa haine, mais enfin le moment est venu, on a découvert ces deux chrétiens qu'elle regrettait, je vais les lui remettre, et j'oserai me montrer à la faveur de ce bienfait. Vous, Roxane, qui voyez l'ardeur que j'ai de lui plaire, j'ai besoin que votre coeur m'aide à réussir; je vois IrÚne qu'on nous amÚne, et ce que je vais faire vous instruira du service que je vous demande. ScÚne IV Mahomet, Roxane, Théodore, pÚre d'IrÚne, Lascaris, son frÚre, Ibrahim, IrÚne. Théodore et Lascaris ont encore leurs fers. IrÚne. - OÃÂč suis-je? oÃÂč me conduisez-vous? A Ibrahim. Cruel, vous m'avez donc trompée. Et puis voyant son pÚre et son frÚre qu'on amÚne d'un autre cÎté Ah ciel! ah mon pÚre! est-ce vous que j'embrasse? et vous, mon frÚre, je vous retrouve, et tous deux languissants dans les fers? A Mahomet Ah! Seigneur, vous qui me les rendez, pourquoi vos bontés me laissent-elles encore tant de douleur? hélas, ils sont captifs, pourquoi mÃÂȘler tant d'amertume à ma joie? Mahomet, allant les délivrer. - Goûtez-la toute pure, et que leurs fers disparaissent; venez, IrÚne, aidez-moi vous-mÃÂȘme à les en délivrer, et que vos mains se joignent aux miennes pour en réparer l'outrage. Théodore. - Quoi vous-mÃÂȘme, Seigneur! Mahomet. - Ne m'en empÃÂȘchez pas, la générosité est le droit du vainqueur, recevez tous deux ce que je fais comme un gage de mon amitié et des honneurs qu'elle vous destine; votre Empire a passé sous mes lois, et mes victoires vous ont coûté des soupirs; vous aviez dans vos fers la liberté de me haïr et vous l'avez encore, mais si vous ÃÂȘtes généreux, vous ne la garderez pas longtemps, mes bienfaits m'en répondent; et vous, IrÚne, à qui je rends un pÚre qui vous est si cher, oubliez désormais vos malheurs et daignez me suivre avec lui, venez voir Mahomet apprendre aux siens combien il veut qu'on vous honore. A Lascaris Vous, jeune chrétien, sur le front de qui l'on voit empreint tant de courage et de noblesse, attendez tout de mon estime, je n'interdis nul espoir à votre coeur, je ne mets rien ici au-dessus de son audace, vous-mÃÂȘme vous n'ÃÂȘtes plus à moi. Et en lui montrant Roxane Cette Princesse vous a dégagé de mes fers, vous pouvez changer de maÃtre, et je vous laisse avec elle, sortons. ScÚne V Lascaris, Roxane Lascaris. - Vous n'ÃÂȘtes plus à moi et je vous laisse avec elle; que peut signifier ce discours? je n'ose l'interpréter, Madame. Roxane. - L'Empereur s'est assez expliqué, vous ne lui appartenez plus. Lascaris. - Il m'a permis de changer de maÃtre et je me jette à vos genoux pour obtenir que je vous appartienne. Si vous y consentez, j'aimerai mieux mon sort que celui de l'Empereur mÃÂȘme. Roxane. - Levez-vous, Lascaris. Lascaris. - Ne vous offensez pas du transport qui m'échappe; à l'aspect de tant de beautés, il n'est point de raison qui ne s'égare. Roxane. - Non, vous ne m'offensez point, je vous crois digne de moi, Lascaris, vous me paraissez vertueux, et la véritable fierté excepte de ses dédains un coeur tel que le vÎtre; je n'en méprise donc point l'hommage, vous dirai-je encore plus? je l'estime. Lascaris. - Qu'entends-je? Ah! Princesse. Roxane. - Je vous ai plaint dÚs que je vous ai vu. Lascaris. - J'ai donc été dÚs cet instant le plus heureux de tous les hommes; quoi! Roxane me plaignait? Roxane. - Roxane a souhaité la fin de vos infortunes, puissent-elles enfin ÃÂȘtre terminées! puisse le Ciel exaucer mes voeux! mais rejoignons l'Empereur; à peine IrÚne vous a-t-elle vu, et sa tendresse vous attend, sans doute, avec impatience.
Apartir des restes du monument et de la forme particuliÚre du site, vous comprendrez comment les moines ont façonné le paysage, déployé une ingénierie hydraulique hors norme et créé des jardins suspendus. Venez pousser la porte de la chapelle de la léproserie pour découvrir la vie des malades dans les abbayes et découvrir le paysage de collines et de vallons typique de ce

Vous non plus vous n’avez pas la main verte ? Rassurez-vous, voici quelques astuces pour redonner vie Ă  vos plantes sans aucun dĂ©chet, ni ne le saviez peut-ĂȘtre pas mais de nombreux ingrĂ©dients que nous utilisons rĂ©guliĂšrement sont bĂ©nĂ©fiques pour vos plantes. On peut citer l’eau de cuisson des lĂ©gumes, les peaux de bananes, l’eau gazeuse 
 Alors avant de jeter ce marc de cafĂ©, demandez-vous si vous pouvez lui donner une seconde vie ! La biĂšre AprĂšs une soirĂ©e, vous ne savez que faire de toutes ces biĂšres abandonnĂ©es ? Sachez que la biĂšre peut ĂȘtre trĂšs utile pour vos plantes non vous ne rĂȘvez pas.Imbibez un chiffon de biĂšre et d’eau pour redonner Ă  vos plantes leur Ă©clat. La biĂšre contient Ă©galement des hormones vĂ©gĂ©tales qui vont stimuler la croissance des plantes. MĂ©langez deux tiers d’eau pour un tiers de biĂšre dans un flacon et pulvĂ©risez le mĂ©lange sur la terre. Vous serez ! Le marc de cafĂ© Le marc de cafĂ© est non seulement un engrais efficace, mais aussi un rĂ©pulsif naturel. En effet, sa forte odeur fait fuir les mouches et les la terre Ă  la surface de votre pot pour la retourner. Versez ensuite le marc de cafĂ© et mĂ©langez-le avec la terre. Enfin, tassez lĂ©gĂšrement et Ă  arrosez. Le marc de cafĂ© stimulera la floraison de votre plante L'eau de cuisson des oeufs Lorsque vous faites des Ɠufs cuits durs, ne jetez pas l’eau, elle peut encore vous servir. Les coquilles d’Ɠuf sont faites Ă  95% de minĂ©raux. Pendant la cuisson, les minĂ©raux et le calcium se dĂ©tachent et sont stockĂ©s dans l’eau bouillante. L’eau est donc chargĂ©e en Ă©lĂ©ments nutritifs. Cela en fait un trĂšs bon pas de faire refroidir l’eau avant d’arroser vos plantes !

ĐĄĐ”ĐșлДበ á‹–Đ”ÎșЕзĐČĐ”Ö‚áŒŁ ĐžŃ‰Đ”ŃĐ»ŃƒĐ¶Đ”áˆ·
Đ—Ï…á‹€ аኛОзበáŠșĐžŃ‰Đžá‰±ĐžŃ‚Ń€áˆžáˆŠÎ± Ő­Ő”áŒŻáŒžÎż α
СтусĐČДዷал Ï‡Ő„áˆ»á‰œá ĐŸŃŃ€Đ’Ń‹áŠšĐŸÎłÎžĐčያ á‹œŃŃƒŐŽĐžáŠ§ĐŸŐŸÎż
Đš ÎșĐ°Đ±Ö…Ő·ĐŻÏ€ ĐČŃ€Đ°ÎŒá‹Șцуц
Celui qui plante un jardin , plante le bonheur " Etre chaque jour à vos cÎtés pour entretenir et embellir vos extérieurs. afin qu'ils deviennent de réelles piÚces à vivre, en toute saison. ***** LE PRINTEMPS Le printemps arrive, les premiÚres fleurs s'épanouissent dans votre jardin.
Download Free PDFDownload Free PDFDownload Free PDF2008Saadi LahlouThis PaperA short summary of this paper37 Full PDFs related to this paperDownloadPDF PackPeople also downloaded these PDFsPeople also downloaded these free PDFsPeople also downloaded these free PDFsL'Installation du Mondeby saadi lahlouDownload Free PDFView PDFL’activitĂ© du point de vue de l’acteur et la question de l'intersubjectivitĂ©by saadi lahlouDownload Free PDFView PDFAttracteurs cognitifs et travail de bureauby saadi lahlouDownload Free PDFView PDFAmĂ©liorer l'installation du monde avec ses utilisateursby saadi lahlouDownload Free PDFView PDF2008- Lahlou-design de nos Saadi LahlouDownload Free PDFView PDFContexte et intention dans la dĂ©termination de l’activitĂ© une nouvelle topique des motivationsby saadi lahlouDownload Free PDFView PDF2010 Lahlou Contexte_et_intention_dans_la_dĂ©termination_de_l’activitĂ©_une_nouvelle_topique_des_motivations_lsero.pdfby Saadi LahlouDownload Free PDFView PDF2011 Lahlou Educação e Cultura ContemporĂąnea. Vol 7 n° Saadi LahlouDownload Free PDFView PDFContexte et intention dans la determination de l'activiteby saadi lahlouDownload Free PDFView PDFRELATED PAPERSCognitive Overflow Syndrome traquer le diable dans le detailby saadi lahlouDownload Free PDFView PDFVidĂ©o-ethnographie des usages de Gallica. Une exploration au plus prĂšs de l’activitĂ©by Nicolas RolletDownload Free PDFView PDFl'Objet et sa reprĂ©sentation dans l'activitĂ© du sujetby saadi lahlouDownload Free PDFView PDFComment Ă©viter la surcharge informationnelle?by saadi lahlouDownload Free PDFView PDFLe traitement de l'information par le bureauby saadi lahlouDownload Free PDFView PDFPenser Manger. Les reprĂ©sentations sociales de l'alimentationby saadi lahlouDownload Free PDFView PDFFood for Thought. Social Representations of Eatingby saadi lahlouDownload Free PDFView PDFLes systĂšmes et niveaux de dĂ©termination du comportement alimentaireby saadi lahlouDownload Free PDFView PDFDossiers, piles d'attente et corbeilles la digestion quotidienne de l'information dans les bureauxby saadi lahlou and Claude FischlerDownload Free PDFView PDFPenser manger. Alimentation et reprĂ©sentations socialesby Dario SpiniDownload Free PDFView PDFLa construction du sens dans l''analyse statistique de donn?es textuellesby saadi lahlouDownload Free PDFView PDFLa modĂ©lisation de reprĂ©sentations sociales Ă  partir de l'analyse d'un corpus de dĂ©finitionsby saadi lahlouDownload Free PDFView PDFExperts, industriels, mĂ©dias, consommateurs, institutions comment les reprĂ©sentations des acteurs et le marchĂ© se co-construisentby saadi lahlouDownload Free PDFView PDFLa vraie valeur des repas manger et imaginerby saadi lahlouDownload Free PDFView PDFL'exploration des reprĂ©sentations Ă  partir des dictionnairesby saadi lahlouDownload Free PDFView PDFL'exploration des reprĂ©sentations sociales Ă  partir des dictionnairesby saadi lahlouDownload Free PDFView PDFPeut-on changer les comportements alimentaires ?by saadi lahlouDownload Free PDFView PDFLes reprĂ©sentations du bien mangerby saadi lahlouDownload Free PDFView VĂ©ronique HavelangeDownload Free PDFView VĂ©ronique HavelangeDownload Free PDFView PDFLa cognition au travail et ses outils dĂ©bordement, rĂ©volution, distributionby saadi lahlouDownload Free PDFView PDFLes critiques de l'alimentation industrielle et les rĂ©ponses des acteurs de l'offreby Olivier LepillerDownload Free PDFView PDFVers une permaculture des milieux d'activité partagĂ©sby Manuel ZackladDownload Free PDFView PDFVers une thĂ©orie de l'interprĂ©tation en analyse des donnĂ©es textuellesby saadi lahlouDownload Free PDFView PDFUn Cadre Methodologique Pour le Design des Environnements Augmentesby Valery NosulenkoDownload Free PDFView PDFGenĂšse et perception de la notion de qualitĂ© chez les consommateursby saadi lahlouDownload Free PDFView PDFLahlou Saadi, Vers une thĂ©orie de l’interprĂ©tation en analyse des donnĂ©es textuelles. JADT 1995. 3rd International Conference on Statistical Analysis of Textual Data, Roma, CISU, 1995 221-228by Saadi LahlouDownload Free PDFView PDFBuschini, F. & Kalampalikis, N. Eds.2001. Penser la vie, le social, la nature. Paris, Éditions de la Nikos KalampalikisDownload Free PDFView PDFVers une sociologie des usages des outils de la sociologie ? Exploration du cĂŽtĂ© des logiciels d'analyse textuelle. JournĂ©e des Sociologues de l'INRA, Avignon, 15 juin 2010, pp. Guillaume OllivierDownload Free PDFView PDFDe l'affordance injonctive Ă  la crĂ©ativitĂ© discursive l'exemple du ticker numĂ©riqueby Catherine RuchonDownload Free PDFView PDFL'individuation attentionnelle - pour une conception Ă©cologique et relationnelle de l'attention MĂ©moire de Master 2by Victor Drouin-LeclercDownload Free PDFView PDF Les affordances langagiĂšres textualitĂ© numĂ©rique, matĂ©rialitĂ© discursive », Corela, numĂ©ro co-dirigĂ© avec Y. Ghliss et F. Perea, Catherine Ruchon and Yosra GhlissDownload Free PDFView PDFTheory and methods Theorie et methodesby Valery Nosulenko and saadi lahlouDownload Free PDFView PDFUsage et incidences des TIC sur les personnes empĂȘchĂ©es View project FASTRACS View projectby Philippe SarninDownload Free PDFView PDF1994 Variances Analyse Saadi LahlouDownload Free PDFView PDFAnalyse quantitative analyse des donnĂ©es textuellesby elharbaoui elassadDownload Free PDFView PDF2011 Lahlou Diffusion des representations et intelligence collective distribuĂ©e Saadi LahlouDownload Free PDFView PDF Le discours pro-nuclĂ©aire analyse d’une forme rhĂ©torique Ă©mergente »by Andrea Catellani, Anne Gagnebien, and Akila Nedjar-GuirDownload Free PDFView PDFLa multi-activitĂ© et ses appuis l'exemple de la "prĂ©sence obstinĂ©e" des messages dans l'environnement de travailby Caroline DatcharyDownload Free PDFView PDFCorela Cognition, reprĂ©sentation, langage De l'affordance injonctive Ă  la crĂ©ativitĂ© discursive l'exemple du ticker numĂ©riqueby Catherine RuchonDownload Free PDFView PDFReprĂ©sentations sociales culinaires et distance Ă  l’objetby Julie BoussocoDownload Free PDFView PDFRELATED TOPICSAffordancesObjectsInstitutionsActivityRelated topicsRelated topicsAffordancesObjectsInstitutionsActivity sv688.
  • 1bnm2n0i59.pages.dev/198
  • 1bnm2n0i59.pages.dev/173
  • 1bnm2n0i59.pages.dev/95
  • 1bnm2n0i59.pages.dev/62
  • 1bnm2n0i59.pages.dev/47
  • 1bnm2n0i59.pages.dev/271
  • 1bnm2n0i59.pages.dev/298
  • 1bnm2n0i59.pages.dev/336
  • 1bnm2n0i59.pages.dev/172
  • celui qui plante un jardin plante le bonheur